CHAPITRE II.

1692

Mariage de M. le duc de Chartres. — Cause de la préséance des princes lorrains sur les ducs à la promotion de 1688. — Premiers commencements de l'abbé Dubois, depuis cardinal et premier ministre. — Appartement. — Fortune de Villars père. — Maréchale de Rochefort. — Comte et comtesse de Mailly. — Marquis d'Arcy, et comte de Fontaine-Martel et sa femme.

Le roi, occupé de l'établissement de ses bâtards, qu'il agrandissait de jour en jour, avait marié deux de ses filles à deux princes du sang. Mme la princesse de Conti, seule fille du roi et de Mme de La Vallière, était veuve sans enfants; l'autre, fille aînée du roi et de Mme de Montespan, avait épousé M. le Duc [11] . Il y avait longtemps que Mme de Maintenon, encore plus que le roi, ne songeait qu'à les élever de plus en plus; et que tous deux voulaient marier Mlle de Blois, seconde fille du roi et de Mme de Montespan, à M. le duc de Chartres. C'était le propre et l'unique neveu du roi, et fort au-dessus des princes du sang par son rang de petit-fils de France et par la cour que tenait Monsieur. Le mariage des deux princes du sang, dont je viens de parler, avait scandalisé tout le monde. Le roi ne l'ignorait pas, et il jugeait par là de l'effet d'un mariage sans proportion plus éclatant. Il y avait déjà quatre ans qu'il le roulait dans son esprit, et qu'il en avait pris les premières mesures. Elles étaient d'autant plus difficiles que Monsieur était infiniment attaché à tout ce qui était de sa grandeur, et que Madame était d'une nation qui abhorrait la bâtardise et les mésalliances, et d'un caractère à n'oser se promettre de lui faire jamais goûter ce mariage.

Pour vaincre tant d'obstacles, le roi s'adressa à M. le Grand [12] , qui était de tout temps dans sa familiarité, pour gagner le chevalier de Lorraine, son frère, qui de tout temps aussi gouvernait Monsieur. Sa figure avait été charmante. Le goût de Monsieur n'était pas celui des femmes, et il ne s'en cachait même pas; ce même goût lui avait donné le chevalier de Lorraine pour maître, et il le demeura toute sa vie. Les deux frères ne demandèrent pas mieux que de faire leur cour au roi par un endroit si sensible, et d'en profiter pour eux-mêmes en habiles gens. Cette ouverture se faisait dans l'été 1688. Il ne restait pas au plus une douzaine de chevaliers de l'ordre; chacun voyait que la promotion ne se pouvait plus guère reculer. Les deux frères demandèrent d'en être, et d'y précéder les ducs. Le roi, qui pour cette prétention n'avait encore donné l'ordre à aucun Lorrain, eut peine à s'y résoudre; mais les deux frères surent tenir ferme; ils l'emportèrent, et le chevalier de Lorraine, ainsi payé d'avance, répondit du consentement de Monsieur au mariage, et des moyens d'y faire venir Madame et M. le duc de Chartres.

Ce jeune prince avait été mis entre les mains de Saint-Laurent au sortir de celles des femmes. Saint-Laurent était un homme de peu, sous-introducteur des ambassadeurs chez Monsieur et de basse mine, mais, pour tout dire en un mot, l'homme de son siècle le plus propre à élever un prince et à former un grand roi. Sa bassesse l'empêcha d'avoir un titre pour cette éducation; son extrême mérite l'en fit laisser seul maître; et quand la bienséance exigea que le prince eût un gouverneur, ce gouverneur ne le fut qu'en apparence, et Saint-Laurent toujours dans la même confiance et dans la même autorité.

Il était ami du curé de Saint-Eustache et lui-même grand homme de bien. Ce curé avait un valet qui s'appelait Dubois, et qui l'ayant été du sieur.... [13] qui avait été docteur de l'archevêque de Reims Le Tellier, lui avait trouvé de l'esprit, l'avait fait étudier, et ce valet savait infiniment de belles-lettres et même d'histoire; mais c'était un valet qui n'avait rien, et qui après la mort de ce premier maître était entré chez le curé de Saint-Eustache. Ce curé, content de ce valet pour qui il ne pouvait rien faire, le donna à Saint-Laurent, dans l'espérance qu'il pourrait mieux pour lui. Saint-Laurent s'en accommoda, et peu à peu s'en servit pour l'écritoire d'étude de M. le duc de Chartres; de là, voulant s'en servir à mieux, il lui fit prendre le petit collet pour le décrasser, et de cette sorte l'introduisit à l'étude du prince pour lui aider à préparer ses leçons, à écrire ses thèmes, à le soulager lui-même, à chercher les mots dans le dictionnaire. Je l'ai vu mille fois dans ces commencements, lorsque j'allais jouer avec M. de Chartres. Dans les suites Saint-Laurent devenant infirme, Dubois faisait la leçon, et la faisait fort bien, et néanmoins plaisant au jeune prince.

Cependant Saint-Laurent mourut et très brusquement. Dubois, par intérim, continua à faire la leçon; mais depuis qu'il fut devenu presque abbé, il avait trouvé moyen de faire sa cour au chevalier de Lorraine et au marquis d'Effiat, premier écuyer de Monsieur, amis intimes, et ce dernier ayant aussi beaucoup de crédit sur son maître. De faire Dubois précepteur, cela ne se pouvait proposer de plein saut; mais ses protecteurs, auxquels il eut recours, éloignèrent le choix d'un précepteur, puis se servirent des progrès du jeune prince pour ne le point changer de main, et laisser faire Dubois; enfin ils le bombardèrent précepteur. Je ne vis jamais homme si aise ni avec plus de raison. Cette extrême obligation, et plus encore le besoin de se soutenir, l'attacha de plus en plus à ses protecteurs, et ce fut de lui que le chevalier de Lorraine se servit pour gagner le consentement de M. de Chartres à son mariage.

Dubois avait gagné sa confiance; il lui fut aisé en cet âge, et avec ce peu de connaissance et d'expérience, de lui faire peur du roi et de Monsieur, et, d'un autre côté, de lui faire voir les cieux ouverts. Tout ce qu'il put mettre en oeuvre n'alla pourtant qu'à rompre un refus; mais cela suffisait au succès de l'entreprise. L'abbé Dubois ne parla à M. de Chartres que vers le temps de l'exécution; Monsieur était déjà gagné, et dès que le roi eut réponse de l'abbé Dubois, il se hâta de brusquer l'affaire. Un jour ou deux auparavant, Madame en eut le vent. Elle parla à M. son fils de l'indignité de ce mariage avec toute la force dont elle ne manquait pas, et elle en tira parole qu'il n'y consentirait point. Ainsi faiblesse envers son précepteur, faiblesse envers sa mère, aversion d'une part, crainte de l'autre, et grand embarras de tous côtés.

Une après-dînée de fort bonne heure que je passais dans la galerie haute, je vis sortir M. le duc de Chartres d'une porte de derrière de son appartement, l'air fort empêtré, triste, suivi d'un seul exempt des gardes de Monsieur; et, comme je me trouvais là, je lui demandai où il allait ainsi si vite et à cette heure-là. Il me répondit d'un air brusque et chagrin qu'il allait chez le roi qui l'avait envoyé quérir. Je ne jugeai pas à propos de l'accompagner, et, me tournant à mon gouverneur, je lui dis que je conjecturais quelque chose du mariage, et qu'il allait éclater. Il m'en avait depuis quelques jours transpiré quelque chose, et comme je jugeai bien que les scènes seraient fortes, la curiosité me rendit fort attentif et assidu.

M. de Chartres trouva le roi seul avec Monsieur dans son cabinet, où le jeune prince ne savait pas devoir trouver M. son père. Le roi fit des amitiés à M. de Chartres, lui dit qu'il voulait prendre soin de son établissement, que la guerre allumée de tous côtés lui ôtait des princesses qui auraient pu lui convenir; que, de princesses du sang, il n'y en avait point de son âge; qu'il ne lui pouvait mieux témoigner sa tendresse qu'en lui offrant sa fille dont les deux soeurs avaient épousé deux princes du sang, que cela joindrait en lui la qualité de gendre à celle de neveu, mais que, quelque passion qu'il eût de ce mariage, il ne le voulait point contraindre et lui laissait là-dessus toute liberté. Ce propos, prononcé avec cette majesté effrayante si naturelle au roi, à un prince timide et dépourvu de réponse, le mit hors de mesure. Il crut se tirer d'un pas si glissant en se rejetant sur Monsieur et Madame, et répondit en balbutiant que le roi était le maître, mais que sa volonté dépendait de la leur. « Cela est bien à vous, répondit le roi, mais dès que vous y consentez, votre père et votre mère ne s'y opposeront pas; » et se tournant à Monsieur: « Est-il pas vrai, mon frère? » Monsieur consentit comme il l'avait déjà fait seul avec le roi, qui tout de suite dit qu'il n'était donc plus question que de Madame, et qui sur-le-champ l'envoya chercher; et cependant se mit à causer avec Monsieur, qui tous deux ne firent pas semblant de s'apercevoir du trouble et de l'abattement de M. de Chartres.

Madame arriva, à qui d'entrée le roi dit qu'il comptait bien qu'elle ne voudrait pas s'opposer à une affaire que Monsieur désirait, et que M. de Chartres y consentait: que c'était son mariage avec Mlle de Blois, qu'il avouait qu'il désirait avec passion, et ajouta courtement les mêmes choses qu'il venait de dire à M. le duc de Chartres, le tout d'un air imposant, mais comme hors de doute que Madame pût n'en pas être ravie, quoique plus que certain du contraire. Madame, qui avait compté sur le refus dont M. son fils lui avait donné parole, qu'il lui avait même tenue autant qu'il avait pu par sa réponse si embarrassée et si conditionnelle, se trouva prise et muette. Elle lança deux regards furieux à Monsieur et à M. de Chartres, dit que, puisqu'ils le voulaient bien, elle n'avait rien à y dire, fit une courte révérence et s'en alla chez elle. M. son fils l'y suivit incontinent, auquel, sans donner le moment de lui dire comment la chose s'était passée, elle chanta pouille avec un torrent de larmes, et le chassa de chez elle.

Un peu après, Monsieur, sortant de chez le roi, entra chez elle, et excepté qu'elle ne l'en chassa pas comme son fils, elle ne le ménagea pas davantage; tellement qu'il sortit de chez elle très confus, sans avoir eu loisir de lui dire un seul mot. Toute cette scène était finie sur les quatre heures de l'après-dînée, et le soir il y avait appartement, ce qui arrivait l'hiver trois fois la semaine, les trois autres jours comédie, et le dimanche rien.

Ce qu'on appelait appartement était le concours de toute la cour, depuis sept heures du soir jusqu'à dix que le roi se mettait à table, dans le grand appartement, depuis un des salons du bout de la grande galerie jusque vers la tribune de la chapelle. D'abord, il y avait une musique; puis des tables par toutes les pièces toutes prêtes pour toutes sortes de jeux; un lansquenet où Monseigneur et Monsieur jouaient toujours; un billard: en un mot, liberté entière de faire des parties avec qui on voulait, et de demander des tables si elles se trouvaient toutes remplies; au delà du billard, il y avait une pièce destinée aux rafraîchissements, et tout parfaitement éclairé. Au commencement que cela fut établi, le roi y allait et y jouait quelque temps, mais dès lors il y avait longtemps qu'il n'y allait plus, mais il voulait qu'on y fût assidu, et chacun s'empressait à lui plaire. Lui cependant passait les soirées chez Mme de Maintenon à travailler avec différents ministres les uns après les autres.

Fort peu après la musique finie, le roi envoya chercher à l'appartement Monseigneur et Monsieur, qui jouaient déjà au lansquenet; Madame qui à peine regardait une partie d'hombre auprès de laquelle elle s'était mise; M. de Chartres qui jouait fort tristement aux échecs, et Mlle de Blois qui à peine avait commencé à paraître dans le monde, qui ce soir-là était extraordinairement parée et qui pourtant ne savait et ne se doutait même de rien, si bien que, naturellement fort timide et craignant horriblement le roi, elle se crut mandée pour essuyer quelque réprimande, et était si tremblante que Mme de Maintenon la prit sur ses genoux où elle la tint toujours la pouvant à peine rassurer. À ce bruit de ces personnes royales mandées chez Mme de Maintenon et Mlle de Blois avec elle, le bruit du mariage éclata à l'appartement, en même temps que le roi le déclara dans ce particulier. Il ne dura que quelques moments, et les mêmes personnes revinrent à l'appartement, où cette déclaration fut rendue publique. J'arrivai dans ces premiers instants. Je trouvai le monde par pelotons, et un grand étonnement régner sur tous les visages. J'en appris bientôt la cause qui ne me surprit pas, par la rencontre que j'avais faite au commencement de l'après-dînée.

Madame se promenait dans la galerie avec Châteauthiers, sa favorite et digne de l'être; elle marchait à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et représentant bien Cérès après l'enlèvement de sa fille Proserpine, la cherchant en fureur et la redemandant à Jupiter. Chacun, par respect, lui laissait le champ libre et ne faisait que passer pour entrer dans l'appartement. Monseigneur et Monsieur s'étaient remis au lansquenet. Le premier me parut tout à son ordinaire. Jamais rien de si honteux que le visage de Monsieur, ni de si déconcerté que toute sa personne, et ce premier état lui dura plus d'un mois. M. son fils paraissait désolé, et sa future dans un embarras et une tristesse extrême. Quelque jeune qu'elle fût, quelque prodigieux que fût ce mariage, elle en voyait et en sentait toute la scène, et en appréhendait toutes les suites. La consternation parut générale, à un très petit nombre de gens près. Pour les Lorrains ils triomphaient. La sodomie et le double adultère les avaient bien servis en les servant bien eux-mêmes. Ils jouissaient de leurs succès, comme ils en avaient toute honte bue; ils avaient raison de s'applaudir.

La politique rendit donc cet appartement languissant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire; il finit par le souper du roi, duquel je ne voulus rien perdre. Le roi y parut tout comme à son ordinaire. M. de Chartres était auprès de Madame qui ne le regarda jamais, ni Monsieur. Elle avait les yeux pleins de larmes qui tombaient de temps en temps, et qu'elle essuyait de même, regardant tout le monde comme si elle eût cherché à voir quelle mine chacun faisait. M. son fils avait aussi les yeux bien rouges, et tous deux ne mangèrent presque rien. Je remarquai que le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui étaient devant lui, et qu'elle les refusa tous d'un air de brusquerie qui jusqu'au bout ne rebuta point l'air d'attention et de politesse du roi pour elle.

Il fut encore fort remarqué qu'au sortir de table et à la fin de ce cercle debout d'un moment dans la chambre du roi, il fit à Madame une révérence très marquée et basse, pendant laquelle elle fit une pirouette si juste, que le roi en se relevant ne trouva plus que son dos, et [elle] avancée d'un pas vers la porte.

Le lendemain toute la cour fut chez Monsieur, chez Madame et chez M. le duc de Chartres, mais sans dire une parole; on se contentait de faire la révérence, et tout s'y passa en parfait silence. On alla ensuite attendre à l'ordinaire la levée du conseil dans la galerie et la messe du roi. Madame y vint. M. son fils s'approcha d'elle comme il faisait tous les jours pour lui baiser la main. En ce moment Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu'il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion ce pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j'étais, d'un prodigieux étonnement. Ce même jour l'immense dot fut déclarée, et le jour suivant le roi alla rendre visite à Monsieur et à Madame, qui se passa fort tristement, et depuis on ne songea plus qu'aux préparatifs de la noce.

Le dimanche gras, il y eut grand bal réglé chez le roi, c'est-à-dire ouvert par un branle, suivant lequel chacun dansa après. J'allai ce matin-là chez Madame qui ne put se tenir de me dire, d'un ton aigre et chagrin, que j'étais apparemment bien aise des bals qu'on allait avoir, et que cela était de mon âge, mais qu'elle qui était vieille voudrait déjà les voir bien loin. Mgr le duc de Bourgogne y dansa pour la première fois, et mena le branle avec Mademoiselle. Ce fut aussi la première fois que je dansai chez le roi, et je menai Mlle de Sourches, fille du grand prévôt, qui dansait très bien. Tout le monde y fut fort magnifique.

Ce fut, un peu après, les fiançailles et la signature du contrat de mariage, dans le cabinet du roi, en présence de toute la cour. Ce même jour la maison de la future duchesse de Chartres fui déclarée; le roi lui donna un chevalier d'honneur et une dame d'atours, jusqu'alors réservés aux filles de France, et une dame d'honneur qui répondit à une si étrange nouveauté. M. de Villars fut chevalier d'honneur, la maréchale de Rochefort dame d'honneur, la comtesse de Mailly dame d'atours, et le comte de Fontaine-Martel, premier écuyer.

Villars était petit-fils d'un greffier de Coindrieu, l'homme de France le mieux fait et de la meilleure mine. On se battait fort de son temps; il était brave et adroit aux armes, et avait acquis de la réputation fort jeune en des combats singuliers. Cela couvrit sa naissance aux yeux de M. de Nemours, qui aimait à s'attacher des braves, et qui le prit comme gentilhomme. Il l'estima même assez pour le prendre pour second au duel qu'il eut contre M. de Beaufort, son beau-frère, qui le tua, tandis que Villars avait tout l'avantage sur son adversaire.

Cette mort renvoya Villars chez lui; il n'y fut pas longtemps que M. le prince de Conti se l'attacha aussi comme un gentilhomme à lui. Il venait de quitter le petit collet. Il était faible et contrefait, et souvent en butte aux trop fortes railleries de M. le Prince son frère; il projeta de s'en tirer par un combat, et ne sachant avec qui, il imagina d'appeler le duc d'York, maintenant le roi Jacques d'Angleterre, qui est à Saint-Germain et qui pour lors était en France. Cette belle idée et le souvenir du combat de M. de Nemours lui fit prendre Villars. Il ne put tenir son projet si caché qu'il ne fût découvert, et aussitôt rompu par la honte qui lui en fut faite, n'ayant jamais eu la plus petite chose à démêler avec le duc d'York. Dans les suites il prit confiance en Villars, alors que le cardinal Mazarin songea à lui donner sa nièce. Ce fut de Villars dont il se servit, et par qui il fit ce mariage. On sait combien il fut heureux et sage ensuite. Villars devint le confident des deux époux et leur lien avec le cardinal, et tout cela avec toute la sagacité et la probité possible.

Une telle situation le mit fort dans le monde, et dans un monde fort au-dessus de lui, parmi lequel quelque fortune qu'il ait faite depuis, il ne s'est jamais méconnu. Sa figure lui donna entrée chez les dames; il était galant et discret, et cette voie ne lui fut pas inutile. Il plut à Mme Scarron qui, sur le trône où elle sut régner longtemps depuis, n'a jamais oublié ces sortes d'amitiés si librement intimes. Villa fut employé auprès des princes d'Allemagne et d'Italie, et fut après ambassadeur en Savoie, en Danemark et en Espagne, et réussit et se fit estimer et aimer partout. Il eut ensuite une place de conseiller d'État d'épée, et, au scandale de l'ordre du Saint-Esprit, il fut de la promotion de 1698. Sa femme était soeur du père du maréchal de Bellefonds, qui avait de l'esprit infiniment, plaisante, salée, ordinairement méchante: tous deux fort pauvres, toujours à la cour, où ils avaient beaucoup d'amis et d'amies considérables.

La maréchale de Rochefort était d'une autre étoffe et de la maison de Montmorency, de la branche de Laval. Son père, second fils du maréchal de Boisdauphin, avec très peu de bien, épousa pour sa bonne mine la marquise de Coislin, veuve du colonel général des Suisses et mère du duc et du chevalier de Coislin, et de l'évêque d'Orléans, premier aumônier du roi. Elle était fille aînée du chancelier Séguier et soeur aînée de la duchesse de Verneuil, mère en premières noces du duc de Sully et de la duchesse du Lude. La maréchale de Rochefort naquit posthume, seule de son lit, en 1646, et M. de Boisdauphin, frère aîné de son père, n'eut point de postérité. Elle épousa en 1662 le marquis, depuis maréchal, de Rochefort-Alloigny, peu de mois après que l'héritière de Souvré, sa cousine issue de germaine, eut épousé M. de Louvois.

Cette héritière était fille du fils de M. de Courtenvaux, lequel était fils du maréchal de Souvré et frère de la célèbre Mme de Sablé, mère de M. de Laval, père de la maréchale de Rochefort. M. de Rochefort, qu'elle épousa, était ami intime de M. Le Tellier et de M. de Louvois qui lui firent rapidement sa fortune. Il mourut capitaine des gardes du corps, gouverneur de Lorraine, et désigné général d'armée, en allant en prendre le commandement au printemps de 1676. Il n'y avait pas un an qu'il était maréchal de France de la promotion qui suivit la mort de M. de Turenne. Cette même protection avait fait sa femme dame du palais de la reine.

Elle était belle, encore plus piquante, toute faite pour la cour, pour les galanteries, pour les intrigues, l'esprit du monde à force d'en être, peu ou point d'ailleurs, et toute la bassesse nécessaire pour être de tout et en quelque sorte que ce fût. M. de Louvois la trouva fort à son gré, et elle s'accommoda fort de sa bourse et de figurer par cette intimité. Lorsque le roi eut et changea de maîtresses, elle fut toujours leur meilleure amie; et quand il lia avec Mme de Soubise, c'était chez la maréchale qu'elle allait, et chez qui elle attendait Bontems à porte fermée, qui la menait par des détours chez le roi. La maréchale elle-même me l'a conté, et comme quoi elle fut un jour embarrassée à se défaire du monde que Mme de Soubise trouva chez elle, qui n'avait pas eu le temps de l'avertir; et comme elle mourait de peur que Bontems ne s'en retournât, et que le rendez-vous ne manquât, s'il arrivait avant qu'elle se fût défaite de sa compagnie.

Elle fut donc amie de Mmes de La Vallière, de Montespan et de Soubise, et surtout de la dernière, jusqu'au temps où j'ai connu la maréchale, et le sont toujours demeurées intimement. Elle le devint après de Mme de Maintenon, qu'elle avait connue chez Mme de Montespan, et à qui elle s'attacha à mesure qu'elle vit arriver et croître sa faveur. Elle était telle au mariage de Monseigneur que le roi n'eut pas honte de la faire dame d'atours de la nouvelle Dauphine; mais n'osant aussi l'y mettre en plein, il ne put trouver mieux que la maréchale de Rochefort pour y être en premier, et pour s'accommoder d'une compagne si étrangement inégale, et avoir cependant pour elle toutes les déférences que sa faveur exigeait. Elle y remplit parfaitement les espérances qu'on en avait conçues, et sut néanmoins avec cela se concilier l'amitié et la confiance de Mme la Dauphine jusqu'à sa mort, quoiqu'elle ne pût souffrir Mme de Maintenon, ni Mme de Maintenon cette pauvre princesse.

Une femme si connue du roi, et si fort à toutes mains, était son vrai fait pour mettre auprès de Mme la duchesse de Chartres qui entrait si fort de traverse dans une famille tellement au-dessus d'elle, et avec une belle-mère outrée, et qui n'était pas femme à contraindre ses mépris. Si une maréchale de France, et de cette qualité, avait surpris le monde dans la place de dame d'atours de Mme la Dauphine, ce fut bien un autre étonnement de la voir dame d'honneur d'une bâtarde, petite-fille de France. Aussi se fit-elle prier avec cette pointe de gloire qui lui prenait quelquefois, mais qui pliait le moment d'après. Elle était fort tombée par la mort de M. de Louvois, quoique M. de Barbezieux eût pour elle les mêmes égards qu'avait eus son père. Tout ce qu'elle gagna à ce premier refus fut une promesse d'être dame d'atours lorsqu'on marierait Mgr le duc de Bourgogne.

Mme de Mailly était une demoiselle de Poitou qui n'avait pas de chausses, fille de Saint-Hermine, cousin issu de germain de Mme de Maintenon. Elle l'avait fait venir de sa province demeurer chez elle à Versailles, et l'avait mariée, moitié gré, moitié force, au comte de Mailly, second fils du marquis et de la marquise de Mailly, héritiers de Montcavrel qui, mariés avec peu de biens, étaient venus à bout avec l'âge, à force d'héritages et de procès, d'avoir ce beau marquisat de Nesle, de bâtir l'hôtel de Mailly, vis-à-vis le pont Royal, et de faire une très puissante maison. Le marquis de Nesle, leur fils aîné, avait épousé malgré eux la dernière de l'illustre maison de Coligny. Il était mort devant Philippsbourg en 1688, maréchal de camp, et n'avait laissé qu'un fils et fine fille. C'était à ce fils que les marquis et marquise de Mailly voulaient laisser leurs grands biens. Ils avaient troqué un fils et une fille, et fait prêtre malgré lui un autre fils; une autre fille avait épousé malgré eux l'aîné de la maison de Mailly.

Le comte de Mailly qui leur avait échappé, ils ne voulaient lui rien donner ni le marier. C'était un homme de beaucoup d'ambition, qui se présentait à tout, aimable s'il n'avait pas été si audacieux, et qui avait le nez tourne la fortune. C'était une manière de favori de Monseigneur. Avec ces avances il se voulut appuyer de Mme de Maintenon pour sa fortune et pour obtenir un patrimoine de son père: c'est ce qui fit le mariage en faisant espérer monts et merveilles aux vieux Mailly qui voulaient du présent, et sentaient en gens d'esprit que le mariage fait, on les laisserait là, comme il arriva. Mais quand on a compté sur un mariage de cette autorité, il ne se trouve plus de porte de derrière, et il leur fallut sauter le bâton d'assez mauvaise grâce. La nouvelle comtesse de Mailly avait apporté tout le gauche de sa province dont, faute d'esprit, elle ne sut se défaire; et enta dessus toute la gloire de la toute-puissante faveur de Mme de Maintenon: bonne femme et sûre amie d'ailleurs, quand elle l'était noble, magnifique, mais glorieuse à l'excès et désagréable avec le gros du monde, avec peu de conduite et fort particulière. Les Mailly trouvèrent cette place avec raison bien mauvaise, mais il la fallut avaler.

M. de Fontaine-Martel, de bonne et ancienne maison des Martel et des Claire de Normandie, était un homme perdu de goutte et pauvre. Il était frère unique du marquis d'Arcy, dernier gouverneur de M. le duc de Chartres, qui avait acquis une grande estime par la conduite qu'il lui avait fait tenir à la guerre et dans le monde, qui y était lui-même fort estimé, et qui s'était fait auparavant ce dernier emploi une grande réputation dans ses ambassades. Il était chevalier de l'ordre et conseiller d'État d'épée, et mourut des fatigues de l'armée et de son emploi sans avoir été marié, au printemps de 1694, à Valenciennes. Ce fut à cette qualité de frère de M. d'Arcy que la charge fut donnée. Sa femme était fille posthume de M. de Bordeaux, mort ambassadeur de France en Angleterre, et de Mme de Bordeaux, qui, pour une bourgeoise, était extrêmement du monde et amie intime de beaucoup d'hommes et de femmes distingués. Elle avait été belle et galante; elle en avait conservé le goût dans sa vieillesse, qui lui avait conservé aussi des amies considérables. Elle avait élevé sa fille unique dans les mêmes moeurs: l'une et l'autre avaient de l'esprit et du manège. Mme de Fontaine-Martel s'était ainsi trouvée naturellement du grand monde; elle était fort de la cour de Monsieur. La place de confiance que M. d'Arcy, son beau-frère, y remplit si dignement lui donna de la considération, et tout cela ensemble leur valut cette lucrative charge.

Le lundi gras, toute la royale noce et les époux superbement parés se rendirent un peu avant midi dans le cabinet du roi, et de là à la chapelle. Elle était rangée à l'ordinaire comme pour la messe du roi, excepté qu'entre son prie-Dieu et l'autel étaient deux carreaux pour les mariés, qui tournaient le dos au roi. Le cardinal de Bouillon tout revêtu y arriva en même temps de la sacristie, les maria et dit la messe. Le poêle fut tenu par le grand maître et par le maître des cérémonies, Blainville et Sainctot. De la chapelle on alla tout de suite se mettre à table. Elle était en fer à cheval. Les princes et les princesses du sang y étaient placés à droite et à gauche, suivant leur rang, terminés par les deux bâtards du roi, et pour la première fois, après eux la duchesse de Verneuil; tellement que M. de Verneuil, bâtard d'Henri IV, devint ainsi prince du sang, tant d'années après sa mort sans s'être jamais douté de l'être. Le duc d'Uzès le trouva si plaisant, qu'il se mit à marcher devant elle, criant tant qu'il pouvait: « Place, place à Mme Charlotte Séguier! » Aucune duchesse ne fit sa cour à ce dîner que la duchesse de Sully et la duchesse du Lude, fille et belle-fille de Mme de Verneuil, ce que toutes les autres trouvèrent si mauvais qu'elles n'osèrent plus y retourner. L'après-dînée, le roi et la reine d'Angleterre vinrent à Versailles avec leur cour. Il y eut grande musique, grand jeu, où le roi fut presque toujours fort paré et fort aise, son cordon bleu par-dessus comme la veille. Le souper fut pareil au dîner. Le roi d'Angleterre ayant la reine sa femme à sa droite et le roi à sa gauche ayant chacun leur cadenas [14] . Ensuite on mena les mariés dans l'appartement de la nouvelle duchesse de Chartres, à qui la reine d'Angleterre donna la chemise, et le roi d'Angleterre à M. de Chartres, après s'en être défendu, disant qu'il était trop malheureux. La bénédiction du lit se fit par le cardinal de Bouillon, qui se fit attendre un quart d'heure, ce qui fit dire que ces airs-là ne valaient rien à prendre pour qui revenait comme lui d'un long exil, où la folie qu'il avait eue de ne pas donner la bénédiction nuptiale à Mme la duchesse s'il n'était admis au festin royal, l'avait fait envoyer.

Le mardi gras grande toilette de Mme de Chartres, où le roi et la reine d'Angleterre vinrent, et où le roi se trouva avec toute la cour; la messe du roi ensuite; puis le dîner comme la veille. On avait dès le matin renvoyé Mme de Verneuil à Paris, trouvant qu'elle en avait eu sa suffisance. L'après-dînée, le roi s'enferma avec le roi et la reine d'Angleterre; et puis grand bal comme le précédent, excepté que la nouvelle duchesse de Chartres y fut menée par Mgr le duc de Bourgogne. Chacun eut le même habit et la même danseuse qu'au précédent.

Je ne puis passer sous silence une aventure fort ridicule qui arriva au même homme à tous les deux. C'était le fils de Montbron, qui n'était pas fait pour danser chez le roi, non plus que son père pour être chevalier de l'ordre, qui le fut pourtant en 1688, et qui était gouverneur de Cambrai, lieutenant général, et seul lieutenant général de Flandre, sous un nom qu'il ne put jamais prouver être le sien. Ce jeune homme, qui n'avait encore que peu ou point paru à la cour, menait Mlle de Mareuil, fille de la dame d'honneur de Mme la Duchesse (les bâtards de cette grande maison des Mareuil) et qui, non plus que lui, ne devait pas être admise à cet honneur. On lui avait demandé s'il dansait bien, et il avait répondu avec une confiance qui donna envie de trouver qu'il dansait mal: on eut contentement. Dès la première révérence il se déconcerta. Plus de cadence dès les premiers pas. Il crut la rattraper et couvrit son défaut par des airs penchés et un haut port de bras; ce ne fut qu'un ridicule de plus qui excita une risée qui en vint aux éclats, et qui, malgré le respect de la présence du roi qui avait peine à s'empêcher de rire, dégénéra enfin en véritable huée. Le lendemain, au lieu de s'enfuir ou de se taire, il s'excusa sur la présence du roi qui l'avait étourdi, et promit merveilles pour le bal qui devait suivre. Il était de mes amis, et j'en souffrais. Je l'aurais même averti si le sort tout différent que j'avais eu ne m'eût fait craindre que mon avis n'eût pas de grâce. Dès qu'au second bal on le vit pris à danser, voilà les uns en pied, les plus reculés à l'escalade, et la huée si forte qu'elle fut poussée aux battements de mains. Chacun, et le roi même, riait de tout son coeur, et la plupart en éclats, en telle sorte, que je ne crois pas que personne ait jamais rien essuyé de semblable. Aussi disparut-il incontinent après, et ne se remontra-t-il de longtemps. Il eut depuis le régiment Dauphin infanterie, et mourut tôt après sans avoir été marié, Il avait beaucoup d'honneur et de valeur, et ce fut dommage. Ce fut le dernier de ces faux entés sur Montbron, c'est-à-dire son père qui lui survécut.

Suite
[11]
On appelait ordinairement M. le Duc le fils aîné du prince de Condé. Il s'agit ici de Louis de Bourbon, né le 11 octobre 1668, mort le 4 mars 1710.
[12]
Ce titre désignait le grand écuyer, qui était alors Louis de Lorraine, comte d'Armagnac, né en 1641, mort en 1718.
[13]
Le nom est en blanc dans le manuscrit.
[14]
Coffret de métal précieux contenant la cuiller, la fourchette et le couteau. Le cadenas était un signe distinctif des princes et des seigneurs du plus haut rang.