CHAPITRE III.

1692

1693

Mariage du duc du Maine. — Mme de Saint-Vallery. — M. de Montchevreuil, sa femme et leur fortune. — Année 1693. Duchesse douairière d'Hanovre et ses filles sans rang, à grands airs. — Causes de sa retraite en Allemagne et de la haute fortune de sa seconde fille. — Ma sortie des mousquetaires pour une compagnie de cavalerie dans le Royal-Roussillon. — Promotion de sept maréchaux de France. — Duc de Choiseul pourquoi laissé. — Mort de Mademoiselle et ses donations libres et forcées. — Distinction du rang de petite-fille de France procurée par mon père.

Le mercredi des cendres mit fin à toutes ces tristes réjouissances de commande, et on ne parla plus que de celles qu'on attendait. M. du Maine voulut se marier. Le roi l'en détournait et lui disait franchement que ce n'était point à des espèces comme lui à faire lignée; mais, pressé par Mme de Maintenon qui l'avait élevé et qui eut toujours pour lui le faible de nourrice, il se résolut de l'appuyer du moins de la maison de Condé et de le marier à une fille de M. le Prince, qui en ressentit une joie extrême. Il voyait croître de jour en jour le rang, le crédit, les alliances des bâtards. Celle-ci ne lui était pas nouvelle depuis le mariage de son fils, mais elle le rapprochait doublement du roi, et venait incontinent après le mariage de M. le duc de Chartres. Madame en fut encore bien plus aise. Elle avait horriblement appréhendé que le roi, lui ayant enlevé son fils, ne portât encore les yeux sur sa fille; et ce mariage de celle de M. le Prince lui parut une délivrance.

Il en avait trois à choisir. Un pouce de taille de plus qu'avait la seconde lui valut la préférence. Toutes trois étoient extrêmement petites; la première était belle et pleine d'esprit et de raison. L'incroyable contrainte, pour ne rien dire de pis, où l'humeur de M, le Prince tenait tout ce qui était réduit sous son joug, donna un extrême crève-coeur à cette aînée. Elle sut le supporter avec constance, avec sagesse, avec hauteur, et se fit admirer dans toute sa conduite. Mais elle le paya chèrement: cet effort lui renversa la santé, qui fut toujours depuis languissante.

Le roi, d'accord du choix avec M. le Prince, alla à Versailles faire la demande à Mme la Princesse dans son appartement; et peu après, sur la fin du carême, les fiançailles se firent dans le cabinet du roi. Ensuite le roi et toute la cour fut à Trianon, où il y eut appartement et un grand souper pour quatre-vingts dames en cinq tables, tenues chacune par le roi, Monseigneur, Monsieur, Madame, et la nouvelle duchesse de Chartres. Le lendemain, mercredi 19 mars, le mariage fut célébré à la messe du roi par le cardinal de Bouillon, comme l'avait été celui de M. le duc de Chartres. Le dîner fut de même et le souper aussi; après, l'appartement. Le roi d'Angleterre donna la chemise à M. du Maine. Mme de Montespan ne parut à rien et ne signa point à ces deux contrats de mariage. Le lendemain, la mariée reçut toute la cour sur son lit, la princesse d'Harcourt faisant les honneurs, choisie pour cela par le roi. Mme de Saint-Vallery fut dame d'honneur, et Montchevreuil, qui avait été gouverneur de M. du Maine, et qui conduisait toute sa maison, continua dans cette dernière fonction et demeura gentilhomme de sa chambre.

Mme de Saint-Vallery était fille de Montlouet, premier écuyer de la grande écurie, petit-fils cadet de Bullion, surintendant des finances, et elle était veuve depuis un an d'un fils cadet de Gamaches, chevalier de l'ordre en 1661, sans enfants, par conséquent belle-soeur de Cayeu, depuis Gamaches, duquel il y aura occasion de dire un mot; et la mère de Mme de Saint-Vallery était Rouault, cousine germaine paternelle de Gamaches, le chevalier de l'ordre. C'était une femme grande, belle, agréable, très bien faite, de fort peu d'esprit, à qui la douceur et une vertu jamais démentie et une piété solide tenaient lieu de tout le reste, et la rendirent aimable et respectée de toute la cour, où elle ne vint que malgré elle. Aussi n'y demeura-t-elle que le moins qu'elle put. Elle s'aperçut qu'on avait envie de sa place où tout lui déplaisait, et que M. du Maine se radoucissait autour d'elle, ou naturellement, ou de dessein. Il n'en fallut pas davantage pour lui faire demander à se retirer, avec la douleur de toute la cour, que sa beauté, sa vertu, sa modestie a le grand air de toute sa personne avaient charmée. On mit en sa place Mme de Manneville, femme du gouverneur de Dieppe et de la dernière duchesse de Luynes fille du chancelier d'Aligre [15] . Mme de Manneville était fille de Montchevreuil; et c'était tellement leur vrai ballot, qu'on ne comprend pas comment elle n'y avait pas été mise d'abord.

Montchevreuil était Mornay, de bonne maison, sans esprit aucun, et gueux comme un rat d'église. Villarceaux, de même maison que lui, était un débauché fort riche, ainsi que l'abbé son frère, avec qui il vivait. Villarceaux entretint longtemps Mme Scarron, et la tenait presque tout l'été à Villarceaux. Sa femme, dont la vertu et la douceur donnaient une sorte de respect au mari, lui devint une peine de mener cette vie en sa présence. Il proposa à son cousin Montchevreuil de le recevoir chez lui avec sa compagnie, et qu'il mettrait la nappe pour tous. Cela fut accepté avec joie, et ils vécurent de la sorte nombre d'étés à Montchevreuil. La Scarron devenue reine eut cela de bon qu'elle aima presque tous ses vieux amis dans tous les temps de sa vie. Elle attira Montchevreuil et sa femme à la cour où les Villarceaux trop libertins ne se pouvaient contraindre; elle voulut Montchevreuil pour un des trois témoins de son mariage avec le roi; elle lui procura le gouvernement de Saint-Germain en Laye, l'attacha à M. du Maine, le fit chevalier de l'ordre avec le fils de Villarceaux, au refus du père, en 1688, qui l'aima mieux pour son fils que pour lui-même, et mit sous la conduite de Mme de Montchevreuil Mlle de Blois jusqu'à son mariage avec M. le duc de Chartres, après avoir été gouvernante des filles d'honneur de Mme la Dauphine, emploi qu'elle prit par pauvreté.

Montchevreuil était un fort honnête homme, modeste, brave, mais des plus épais. Sa femme, qui était Boucher-d'Orsay, était une grande créature, maigre, jaune, qui riait niais, et montrait de longues et vilaines dents, dévote à outrance, d'un maintien composé, et à qui il ne manquait que la baguette pour être une parfaite fée. Sans aucun esprit, elle avait tellement captivé Mme de Maintenon qu'elle ne voyait que par ses yeux, et ses yeux ne voyaient jamais que des apparences et la laissaient la dupe de tout. Elle était pourtant la surveillante de toutes les femmes de la cour, et de son témoignage dépendaient les distinctions ou les dégoûts et souvent par enchaînement les fortunes. Tout jusqu'aux ministres, jusqu'aux filles du roi, tremblait devant elle; on ne l'approchait que difficilement; un sourire d'elle était une faveur qui se comptait pour beaucoup. Le roi avait pour elle une considération la plus marquée. Elle était de tous les voyages et toujours avec Mme de Maintenon.

Le mariage de M. du Maine causa une rupture entre Mme la princesse et la duchesse d'Hanovre, sa soeur, qui avait fort désiré M. du Maine pour une de ses filles, et qui prétendit que M. le Prince lui avait coupé l'herbe sous le pied. Elle vivait depuis longtemps en France avec ses deux filles déjà fort grandes. Elles n'avaient aucun rang, n'allaient point à la cour, voyaient peu de monde et jamais Mme la Princesse qu'en particulier. Elles ne laissaient pas d'avoir usurpé peu à peu de marcher avec deux carrosses, force livrée, et un faste qui ne leur convenait point à Paris. Avec ce cortège, elle rencontra Mme de Bouillon dans les rues, à qui les gens de l'Allemande firent quitter son chemin, et la firent ranger avec une grande hauteur. Ce fut quelque temps après le mariage de M. du Maine. Mme de Bouillon, fort offensée, n'entendit point parler de Mme d'Hanovre. Sa famille était nombreuse et lors en grande splendeur, elle-même tenait un grand état chez elle; les Bouillon, piqués à l'excès, résolurent de se venger et l'exécutèrent. Un jour qu'ils surent que Mme d'Hanovre devait aller à la comédie, ils y allèrent tous avec Mme de Bouillon et une nombreuse livrée. Elle avait ordre de prendre querelle avec celle de Mme d'Hanovre, et l'exécution fut complète; les gens de la dernière battus à outrance, les harnais de ses chevaux coupés, son carrosse fort maltraité. L'Allemande fit les hauts cris, se plaignit au roi, s'adressa à M. le Prince, qui, mécontent de sa bouderie, n'en remua pas; et le roi, qui aimait mieux les trois frères Bouillon qu'elle qui avait le premier tort et s'était attiré cette insulte, ne voulut point s'en mêler, en sorte qu'elle en fut pour ses plaintes, et qu'elle apprit à se conduire plus modestement.

Elle en demeura si outrée, que dès lors elle résolut de se retirer avec ses filles en Allemagne, et quelques mois après elle l'exécuta. Ce fut leur fortune: elle maria son aînée au duc de Modène, qui venait de quitter le chapeau de cardinal pour succéder à son frère; et, quelque temps après, le prince de Salm, veuf de sa soeur, gouverneur, puis grand maître de la maison du fils aîné de l'empereur Léopold, roi de Bohème, puis des Romains, fit le mariage de ce prince avec Amélie, son autre fille.

Mon année de mousquetaire s'écoulait, et mon père demanda au roi ce qu'il lui plairait faire de moi. Sur la disposition que le roi lui en laissa, il me destina à la cavalerie, parce qu'il l'avait souvent commandée par commission, et le roi résolut me donner, sans acheter, une compagnie de cavalerie dans un de ses régiments. Il fallait qu'il en vaquât; quatre ou cinq mois s'écoulèrent de la sorte, et je faisais toujours mes fonctions de mousquetaire avec assiduité. Enfin, vers le milieu d'avril, Saint-Pouange m'envoya demander si je voudrais bien accepter une compagnie dans le Royal-Roussillon qui venait de vaquer, mais fort délabrée et en garnison à Mons. Je mourais de peur de ne point faire la campagne qui s'allait ouvrir; ainsi je disposai mon père à l'accepter. Je remerciai le roi qui me répondit très obligeamment. La compagnie fut entièrement réparée en quinze jours.

J'étais à Versailles lorsque, le vendredi 27 mars, le roi fit maréchaux de France le comte de Choiseul, le duc de Villeroy, le marquis de Joyeuse, Tourville, le duc de Noailles, le marquis de Boufflers et Catinat: le comte de Tourville et Catinat n'étaient point chevaliers de l'ordre. M. de Boufflers était en Flandre et Catinat sur la frontière d'Italie; les cinq autres à la cour ou à Paris. Le roi manda aux deux absents de prendre dès lors le titre, le rang et les honneurs de maréchaux de France en attendant leur serment, qui en effet n'est point nécessaire pour leur donner le caractère. M. de Duras ne l'a prêté que parce que les gens du roi, qui en touchent gros, s'avisèrent enfin qu'il n'avait prêté ni celui de maréchal de France ni celui de gouverneur de Franche-Comté, et l'obligèrent par le roi de le prêter plus de trente ans après.

J'étais au dîner du roi ce même jour. À propos de rien, le roi regardant la compagnie: « Barbezieux, dit-il, apprendra la promotion des maréchaux de France par les chemins. » Personne ne répondit mot. Le roi était mécontent de ses fréquents voyages à Paris où les plaisirs le détournaient. Il ne fut pas fâché de lui donner ce coup de caveçon et de faire entendre aussi le peu de part qu'il avait en la promotion.

Le roi l'avait dit au duc de Noailles en entrant au conseil, mais avec défense d'en parler à personne, même à ses collègues. Sa joie ne se peut exprimer, et il avait plus raison d'être aise que pas un des autres.

L'engouement du duc de Villeroy dura plusieurs années. Tourville fut d'autant plus transporté que sa véritable modestie lui cachait sa propre réputation, et qu'il n'imaginait pas même d'être maréchal de France si on en faisait, quoiqu'il le méritât autant qu'aucun d'eux pour le moins, de l'aveu général. Choiseul et Joyeuse parurent fort modérés, comme des seigneurs qui méritaient cet honneur et l'espéraient depuis longtemps. Ils dînaient ensemble à Paris lorsqu'un capitaine d'infanterie arriva en poste, satisfait d'avoir ouï nommer Joyeuse à qui il l'apprit, et ne s'était point informé des autres; de sorte que Choiseul fut une demi-heure dans un état violent jusqu'à ce que le courrier arriva. Ils allèrent le soir à Versailles et prêtèrent serment le lendemain avec les trois autres.

Cette promotion fit une foule de mécontents, moins de droit par mérite que pour s'en donner un par les plaintes; mais de tous ceux-là le monde ne trouva mauvais que l'oubli du duc de Choiseul, de Maulevrier et de Montal. Ce qui exclut le premier est curieux. Sa femme, soeur de La Vallière, belle et faite en déesse, ne bougeait d'avec Mme la princesse de Conti, dont elle était cousine germaine et intime amie. Elle avait eu des galanteries en nombre, et qui avaient fait grand bruit. Le roi qui craignait cette liaison étroite avec sa fille, lui avait fait parler, puis l'avait mortifiée, ensuite éloignée, et lui avait après toujours pardonné. La voyant incorrigible et n'aimant pas les éclats par lui-même, il le voulut faire par le mari, et se défaire d'elle une fois pour toutes. Il se servit pour cela de la promotion, et chargea M. de La Rochefoucauld, ami intime du duc de, Choiseul, de lui représenter le tort que lui faisait le désordre public de sa femme, de le presser de la faire mettre dans un couvent, et de lui faire entendre, s'il avait peine à s'y résoudre, que le bâton qu'il lui destinait était à ce prix.

Ce que le roi avait prévu arriva. Le duc de Choiseul, excellent homme de guerre, était d'ailleurs un assez pauvre homme et le meilleur homme du monde. Quoique vieux, un peu amoureux de sa femme qui lui faisait accroire une partie de ce qu'elle voulait, il ne put se résoudre à un tel éclat, tellement que M. de La Rochefoucauld à bout d'éloquence fut obligé d'en venir à la condition du bâton. Cela même gâta tout. Le duc de Choiseul s'indigna que la récompense de ses services et de la réputation qu'il avait justement acquise à la guerre, se trouvât attachée à une affaire domestique qui ne regardait que lui, et refusa avec une opiniâtreté qui ne put être vaincue. Il lui en coûta le bâton de maréchal de France, dont le scandale public éclata. Ce qu'il y eut de pis pour lui, c'est que sa femme bientôt après fut chassée, et qu'elle en fit tant, que le duc de Choiseul enfin n'y put tenir, la chassa de chez lui et s'en sépara pour toujours.

Maulevrier avait beaucoup de réputation à la guerre et il la méritait. Elle lui avait valu l'ordre malgré M. de Louvois, un gros gouvernement et force commandements en chef. Le roi le crut assez récompensé et le laissa. Ce pauvre homme en conçut une si violente douleur, qu'il ne survécut pas deux mois à la promotion de ces sept cadets. Croissy, son frère, ministre et secrétaire d'État, en fut outré, mais il n'osa le trop paraître.

Montal était un grand vieillard de quatre-vingts ans, qui avait perdu un oeil à la guerre, où il avait été couvert de coups. Il s'y était infiniment distingué, et souvent en des commandements en chef considérables. Il avait acquis beaucoup d'honneur à la bataille de Fleurus et encore plus de gloire au combat de Steinkerque, qu'il avait rétabli. Tout cria pour lui, hors lui-même. Sa modestie et sa sagesse le firent admirer. Le roi même en fut touché et lui promit de réparer le tort qu'il lui avait fait. Il s'en alla quelque peu chez lui, puis revint et servit par les espérances qui lui avaient été données et qui furent trompeuses jusques à sa mort.

Mademoiselle, la grande Mademoiselle, qu'on appelait [ainsi] pour la distinguer de la fille de Monsieur, ou, pour l'appeler par son nom, Mlle de Montpensier, fille aînée de Gaston, et seule de son premier mariage, mourut en son palais de Luxembourg, le dimanche 5 avril, après une longue maladie de rétention d'urine, à soixante-trois ans, la plus riche princesse particulière de l'Europe. Le roi l'avait visitée, et elle lui avait fort recommandé M. de Joyeuse, comme son parent, pour être fait maréchal de France. Elle cousinait et distinguait et s'intéressait fort en ceux qui avaient l'honneur de lui appartenir, en cela, bien que très altière, fort différente de ce que les princes du sang sont devenus depuis à cet égard. Elle portait exactement le deuil de parents même très médiocres et très éloignés, et disait par où et comment ils l'étaient. Monsieur et Madame ne la quittèrent point pendant sa maladie. Outre la liaison qui avait toujours été entre elle et Monsieur, dans tous les temps, il muguetait sa riche succession, et fut en effet son légataire universel. Mais les plus gros morceaux avaient échappé.

Les Mémoires publics de cette princesse montrent à découvert sa faiblesse pour M. de Lauzun, la folie de celui-ci de ne l'avoir pas épousée dès qu'il en eut la permission du roi, pour le faire avec plus de faste et d'éclat. Leur désespoir de la rétractation de la permission du roi fut extrême, mais les donations du contrat de mariage étaient faites et subsistèrent par d'autres actes. Monsieur, poussé par M. le Prince, avait pressé le roi de se rétracter, mais Mme de Montespan et M. de Louvois y eurent encore plus de part, et furent ceux sur qui tomba toute la fureur de Mademoiselle et la rage du favori; car M. de Lauzun l'était. Ce ne fut pas pour longtemps; il s'échappa plus d'une fois avec le roi, plus souvent encore avec la maîtresse, et donna beau jeu au ministre pour le perdre. Il vint à bout de le faire arrêter et conduire à Pignerol, où il fut extrêmement maltraité par ses ordres et y demeura dix ans. L'amour de Mademoiselle ne se refroidit point par l'absence. On sut en profiter pour faire un grand établissement à M. du Maine, à ses dépens et ceux de M. de Lauzun qui en acheta sa liberté. Eu, Aumale, Dombes et d'autres terres encore furent données à M. du Maine, au grand regret de Mademoiselle. Et ce fut sous ce prétexte de reconnaissance que, pour élever de plus en plus les bâtards, le roi leur fit prendre la livrée de Mademoiselle, qui était celle de M. Gaston. Cet héritier forcé lui fut toujours fort peu agréable, et elle était toujours sur la défensive pour le reste de ses biens que le roi lui voulait arracher pour ce fils bien-aimé.

Les aventures incroyables de M. de Lauzun, qui avait sauvé la reine d'Angleterre et le prince de Galles, l'avaient ramené à la cour. Il s'était brouillé avec Mademoiselle toujours jalouse de lui, qui, même à la mort, ne le voulut pas voir. Il avait conservé Thiers et Saint-Fargeau de ses dons. Il laissait toujours entendre qu'il avait épousé Mademoiselle, et il parut devant le roi, en grand manteau, qui le trouva fort mauvais. Après son deuil il ne voulut pas reprendre sa livrée et s'en fit une d'un brun presque noir, avec des galons bleus et blancs, pour conserver toujours la tristesse de la perte de Mademoiselle, dont il avait des portraits partout.

Cette princesse donna à Monseigneur sa belle maison de Choisy, qui fut ravi d'en avoir une de plaisance où il pût aller seul quelquefois avec qui il voudrait; vingt-deux mille livres à Mlle de Bréval et du Cambout, ses filles d'honneur; et des legs pieux et d'autres à ses domestiques qui répondirent peu à ces richesses.

Tous les Mémoires de guerres civiles et les siens propres l'ont trop fait connaître pour qu'il soit nécessaire d'y rien ajouter ici. Le roi ne lui avait jamais bien pardonné la journée de Saint-Antoine, et je l'ai ouï lui reprocher une fois, à son souper, en plaisantant, mais un peu fortement, d'avoir fait tirer le canon de la Bastille sur ses troupes. Elle fut un peu embarrassée, mais elle ne s'en tira pas trop mal.

Sa pompe funèbre se fit en entier, et son corps fut gardé plusieurs jours, alternativement par deux heures, par une duchesse ou une princesse et par deux dames de qualité toutes en mantes, averties, de la part du roi, par le grand maître des cérémonies; à la différence des filles de France qui en ont le double ainsi que d'évêques, en rochet et camail, et des princesses du sang qui ne sont gardées que par leurs domestiques. La comtesse de Soissons refusa d'y aller; le roi se fâcha, la menaça de la chasser et la fit obéir.

Il y arriva une aventure fort ridicule. Au milieu de la journée et toute la cérémonie présente, l'urne, qui était sur une crédence et qui contenait les entrailles, se fracassa avec un bruit épouvantable et une puanteur subite et intolérable. À l'instant voilà les dames les unes pâmées d'effroi, les autres en fuite. Les hérauts d'armes, les feuillants qui psalmodiaient, s'étouffaient aux portes avec la foule qui gagnait au pied. La confusion fut extrême. La plupart gagnèrent le jardin et les cours. C'étaient les entrailles mal embaumées qui, par leur fermentation, avaient causé ce fracas. Tout fut parfumé et rétabli, et cette frayeur servit de risée. Ces entrailles furent portées aux Célestins, le coeur au Val-de-Grâce, et le corps conduit à Saint-Denis par la duchesse de Chartres, suivie de la duchesse de La Ferté, de la princesse d'Harcourt et de dames de qualité; celles de Mme la duchesse d'Orléans suivaient dans le carrosse de cette princesse. Les cours assistèrent au service à Saint-Denis quelques jours après, où l'archevêque d'Alby officia. L'abbé Anselme, grand prédicateur, fit l'oraison funèbre. Mademoiselle, fille de Monsieur, suivie de la duchesse de Ventadour et de la princesse de Turenne, sa fille, avait conduit le coeur: toutes distinctions au-dessus des princesses du sang, par ce rang de petite-fille de France, que mon père lui fit donner par le feu roi, étant lors seule de la famille royale.

Suite
[15]
La phrase est reproduite textuellement d'après le manuscrit autographe. Il y a une erreur évidente. Il faut lire probablement: « Mme de Manneville, femme du gouverneur de Dieppe et belle-fille de la dernière duchesse de Luynes fille du chancelier d'Aligre. » En effet, Marguerite d'Aligre, fille du chancelier, épousa en premières noces Charles-Bonaventure, marquis de Manneville, et en secondes noces, Louis-Charles d'Albert, duc de Luynes. Du premier mariage était né Étienne de Manneville, gouverneur de Dieppe, qui épousa Bonne-Angélique de Mornay-Montchevreuil, dont il s'agit ici.