CHAPITRE VIII.

1694

Année 1694. Origine de mon intime amitié avec le duc de Beauvilliers jusqu'à sa mort. — Louville. — La Trappe et son réformateur, et mon intime liaison avec lui. — Son origine. — Procès de préséance de M. de Luxembourg contre seize pairs de France ses anciens. — Branche de la maison de Luxembourg établie en France. — M. de Luxembourg, sa branche et sa fortune. — Ruses de M. de Luxembourg. — Ducs à brevet.

Ma mère, qui avait eu beaucoup d'inquiétude de moi pendant toute la campagne, désirait fort que je n'en fisse pas une seconde sans être marié. Il fut donc fort question de cette grande affaire entre elle et moi. Quoique fort jeune, je n'y avais pas de répugnance, mais je voulais me marier à mon gré. Avec un établissement considérable, je me sentais fort esseulé dans un pays où le crédit et la considération faisaient plus que tout le reste. Fils d'un favori de Louis VIII, et d'une mère qui n'avait vécu que pour lui, qu'il avait épousée n'étant plus jeune elle-même, sans oncle ni tante, ni cousins germains, ni parents proches, ni amis utiles de mon père et de ma mère, si hors de tout par leur âge, je me trouvais extrêmement seul. Les millions ne pouvaient me tenter d'une mésalliance, ni la mode, ni mes besoins me résoudre à m'y ployer.

Le duc de Beauvilliers s'était toujours souvenu que mon père et le sien avaient été amis, et que lui-même avait vécu sur ce pied-là avec mon père, autant que la différence d'âge, de lieux et de vie l'avait pu permettre; et il m'avait toujours montré tant d'attention chez les princes dont il était gouverneur, et à qui je faisais ma cour, que ce fut à lui à qui je m'adressai, à la mort de mon père et depuis, pour l'agrément du régiment, comme je l'ai marqué. Sa vertu, sa douceur, sa politesse, tout m'avait épris de lui. Sa faveur alors était au plus haut point. Il était ministre d'État depuis la mort de M. de Louvois; il avait succédé fort jeune au maréchal de Villeroy dans la place de chef du conseil des finances, et il avait eu de son père la charge de premier gentilhomme de la chambre; la réputation de la duchesse de Beauvilliers me touchait encore, et l'union intime dans laquelle ils avaient toujours vécu. L'embarras était le bien: j'en avais grand besoin pour nettoyer le mien, qui était fort en désordre, et M. de Beauvilliers avait deux fils et huit filles. Malgré tout cela, mon goût l'emporta, et ma mère l'approuva.

Le parti pris, je crus qu'aller droit à mon but, sans détours et sans tiers, aurait plus de grâce; ma mère me remit un état bien vrai et bien exact de mon bien et de mes dettes, des charges et des procès que j'avais. Je le portai à Versailles, et je fis demander à M. de Beauvilliers un temps où je pusse lui parler secrètement, à loisir et tout à mon aise. Louville fut celui qui le lui demanda. C'était un gentilhomme de bon lieu, dont la mère l'était aussi, la famille de laquelle avait toujours été fort attachée à mon père et qu'il avait fort protégée dansa faveur, et longtemps depuis par M. de Seignelay. Louville, élevé dans ce même attachement, avait été pris, de capitaine au régiment du roi infanterie, pour être gentilhomme de la manche de M. le duc d'Anjou, par M. de Beauvilliers, à la recommandation de mon père, et M. de Beauvilliers, qui l'avait fort goûté depuis, ne l'avait connu, quoique son parent, que par mon père. Louville était d'ailleurs homme d'infiniment d'esprit, et qui, avec une imagination qui le rendait toujours neuf et de la plus excellente compagnie, avait toute la lumière et le sens des grandes affaires et des plus solides et des meilleurs conseils.

J'eus donc mon rendez-vous, à huit heures du soir, dans le cabinet de Mme de Beauvilliers, où le duc me vint trouver seul et sans elle. Là, je lui fis mon compliment, et sur ce qui m'amenait, et sur ce que j'avais mieux aimé m'adresser directement à lui, que de lui faire parler comme on fait d'ordinaire dans ces sortes d'affaires; et qu'après lui avoir témoigné tout mon désir, je lui apportais un état le plus vrai, le plus exact de mon bien et de mes affaires, sur lequel je le suppliais de voir ce qu'il y pourrait ajouter pour rendre sa fille heureuse avec moi; que c'étaient là toutes les conditions que je voulais faire, sans vouloir ouïr parler d'aucune sorte de discussion sur pas une autre, ni sur le plus ou le moins; et que toute la grâce que je lui demandais était de m'accorder sa fille et de faire faire le contrat de mariage tout comme il lui plairait; que ma mère et moi signerions sans aucun examen.

Le duc eut sans cesse les yeux collés sur moi pendant que je lui parlai. Il me répondit en homme pénétré de reconnaissance, et de mon désir, et de ma franchise, et de ma confiance. Il m'expliqua l'état de sa famille, après m'avoir demandé un peu de temps pour en parler à Mme de Beauvilliers, et voir ensemble ce qu'ils pourraient faire. Il me dit donc que, de ses huit filles, l'aînée était entre quatorze et quinze ans; la seconde très contrefaite et nullement mariable; la troisième entre douze et treize ans; toutes les autres, des enfants qu'il avait à Montargis, aux Bénédictines, dont il avait préféré la vertu et la piété qu'il y connaissait, à des couvents plus voisins où il aurait eu le plaisir de les voir plus souvent. Il ajouta que son aînée voulait être religieuse; que la dernière fois qu'il l'avait été voir de Fontainebleau, il l'y avait trouvée plus déterminée que jamais; que, pour le bien, il en avait peu; qu'il ne savait s'il me conviendrait, mais qu'il me protestait qu'il n'y avait point d'efforts qu'il ne fit pour moi de ce côté-là. Je lui répondis qu'il voyait bien, à la proposition que je lui faisais, que ce n'était pas le bien qui m'amenait à lui, ni même sa fille que je n'avais jamais vue, que c'était lui qui m'avait charmé et que je voulais épouser avec Mme de Beauvilliers. « Mais, me dit-il, si elle veut absolument être religieuse? — Alors, répliquai-je, je vous demande la troisième. » À cette proposition, il me fit deux objections: son âge et la justice de lui égaler l'aînée pour le bien, si le mariage de la troisième fait, cette aînée changeait d'avis et ne voulait plus être religieuse, et l'embarras où cela le jetterait. À la première, je répondis par l'exemple domestique de sa belle-soeur, plus jeune encore lorsqu'elle avait épousé le feu duc de Mortemart; à l'autre, qu'il me donnât la troisième, sur le pied que l'aînée se marierait, quitte à me donner le reste de ce qu'il aurait destiné d'abord, le jour que l'aînée ferait profession, et que si elle changeait d'avis, je me contenterais d'un mariage de cadette, et serais ravi que l'aînée trouvât encore mieux que moi.

Alors, le duc levant les yeux au ciel, et presque hors de lui, me protesta qu'il n'avait jamais été combattu de la sorte; qu'il lui fallait ramasser toutes ses forces pour ne me la pas donner à l'instant. Il s'étendit sur mon procédé avec lui, et me conjura, que la chose réussit ou non, de le regarder désormais comme mon père, qu'il m'en servirait en tout, et que l'obligation que j'acquérais sur lui était telle qu'il ne pouvait moins m'offrir et me tenir que tout ce qui était en lui de services et de conseils. Il m'embrassa en effet comme son fils, et nous nous séparâmes de la sorte pour nous revoir à l'heure qu'il me dirait le lendemain au lever du roi. Il m'y dit à l'oreille, en passant, de me trouver ce même jour, à trois heures après midi, dans le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, qui devait alors être au jeu de paume et son appartement désert. Mais il se trouve toujours des fâcheux. J'en trouvai deux, en chemin du rendez-vous, qui, étonnés de l'heure où ils me trouvaient dans ce chemin où ils ne me voyaient aucun but, m'importunèrent de leurs questions; je m'en débarrassai comme je pus, et j'arrivai enfin au cabinet du jeune prince, où je trouvai son gouverneur qui avait mis un valet de chambre de confiance à la porte pour n'y laisser entrer que moi. Nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre, la table d'étude entre nous deux. Là, j'eus la réponse la plus tendre, mais négative, fondée sur la vocation de sa fille, sur son peu de bien pour l'égaler à la troisième, si, le mariage fait, elle se ravisait; sur ce qu'il n'était point payé de ses états, et sur le désagrément que ce lui serait d'être le premier des ministres qui n'eût pas le présent que le roi avait toujours fait lors du mariage de leurs filles, et que l'état présent des affaires l'empêchait d'espérer. Tout ce qui se peut de douleur, de regret, d'estime, de préférence, de tendre, me fut dit; je répondis de même, et nous nous séparâmes, en nous embrassant, sans pouvoir plus nous parler. Nous étions convenus d'un secret entier qui nous faisait cacher nos conversations et les dépayser, de sorte que, ce jour-là, j'avais conté à M. de Beauvilliers, avant d'entrer en matière, les deux rencontres que j'avais faites; et sur ce qu'il me recommanda de plus en plus le secret, je donnai le change à Louville de ce second entretien, quoiqu'il sût le premier, et qu'il fût un des deux hommes que j'avais rencontrés.

Le lendemain matin, au lever du roi, M. de Beauvilliers me dit à l'oreille qu'il avait fait réflexion que Louville était homme très sûr et notre ami intime à tous deux, et que, si je voulais lui confier notre secret, il nous deviendrait un canal très commode et très caché. Cette proposition me rendit la joie par l'espérance, après avoir compté tout rompu. Je vis Louville dans la journée; je l'instruisis bien, et le priai de n'oublier rien pour servir utilement la passion que j'avais de ce mariage.

Il me procura une entrevue pour le lendemain dans ce petit salon du bout de la galerie qui touche à l'appartement de la reine et où personne ne passait, parce que cet appartement était fermé depuis la mort de Mme la Dauphine. J'y trouvai M. de Beauvilliers à qui je dis, d'un air allumé de crainte et d'espérance, que la conversation de la veille m'avait tellement affligé, que je l'avais abrégée dans le besoin que je me sentais d'aller passer les premiers élans de ma douleur dans la solitude, et il était vrai; mais que, puisqu'il me permettait de traiter encore cette matière, je n'y voyais que deux principales difficultés, le bien et la vocation; que pour le bien, je lui demandais en grâce de prendre cet état du mien que je lui apportais encore, et de régler dessus tout ce qu'il voudrait. À l'égard du couvent, je me mis à lui faire une peinture vive de ce que l'on ne prend que trop souvent pour vocation, et qui n'est rien moins et très souvent que préparation aux plus cuisants regrets d'avoir renoncé à ce qu'on ignore et qu'on se peint délicieux, pour se confiner dans une prison de corps et d'esprit qui désespère; à quoi j'ajoutai celle du bien et des exemples de vertu que sa fille trouverait dans sa maison.

Le duc me parut profondément touché du motif de mon éloquence. Il me dit qu'il en était pénétré jusqu'au fond de l'âme, qu'il me répétait, et de tout son coeur, ce qu'il m'avait déjà dit, qu'entre M. le comte de Toulouse et moi, s'il lui demandait sa fille, il ne balancerait pas à me préférer, et qu'il ne se consolerait de sa vie de me perdre pour son gendre. Il prit l'état de mon bien pour examiner avec Mme de Beauvilliers tout ce qu'ils pourraient faire tant sur le bien que sur le couvent: « Mais si c'est sa vocation, ajouta-t-il, que voulez-vous que j'y fasse? Il faut en tout suivre aveuglément la volonté de Dieu et sa loi, et il sera le protecteur de ma famille. Lui plaire et le servir fidèlement est la seule chose désirable et doit être l'unique fin de nos actions. » Après quelques autres discours nous nous séparâmes.

Ces paroles si pieuses, si détachées, si grandes, dans un homme si grandement occupé, augmentèrent mon respect et mon admiration, et en même temps mon désir, s'il était possible. Je contai tout cela à Louville, et le soir j'allai à la musique à l'appartement, où je me plaçai en sorte que j'y pus toujours voir M. de Beauvilliers, qui était derrière les princes. Au sortir de là je ne pus me contenir de lui dire à l'oreille que je ne me sentais point capable de vivre heureux avec une autre qu'avec sa fille, et, sans attendre de réponse, je m'écoulai. Louville avait jugé à propos que je visse Mme de Beauvilliers, à cause de la confiance entière de M. de Beauvilliers en elle, et me dit de me trouver le lendemain chez elle, porte fermée, à huit heures du soir. J'y trouvai Louville avec elle; là, après les remerciements, elle me dit sur le bien et sur le couvent à peu près les mêmes raisons, mais je crus apercevoir fort clairement que le bien était un obstacle aisé à ajuster, et qui n'arrêterait pas; mais que la pierre d'achoppement était la vocation. J'y répondis donc comme j'avais fait là-dessus à M. de Beauvilliers. J'ajoutai qu'elle se trouvait entre deux vocations; qu'il n'était plus question que d'examiner laquelle des deux était la plus raisonnable, la plus ferme, la plus dangereuse à ne pas suivre: l'une, d'être religieuse, l'autre, d'épouser sa fille; que la sienne était sans connaissance de cause, la mienne, après avoir parcouru toutes les filles de qualité; que la sienne était sujette au changement, la mienne stable et fixée; qu'en forçant la sienne on ne gâtait rien, puisqu'on la mettait dans l'état naturel et ordinaire, et dans le sein d'une famille où elle trouverait autant ou plus de vertu et de piété qu'à Montargis; que forcer la mienne m'exposait à vivre malheureux et mal avec la femme que j'épouserais et avec sa famille.

La duchesse fut surprise de la force de mon raisonnement et de la prodigieuse ardeur de son alliance qui me le faisait faire. Elle me dit que si j'avais vu les lettres de sa fille à M. l'abbé de Fénelon, je serais convaincu de la vérité de sa vocation; qu'elle avait fait ce qu'elle avait pu pour porter sa fille à venir passer sept ou huit mois auprès d'elle pour lui faire voir la cour et le monde sans avoir pu y réussir à moins d'une violence extrême; qu'au fond elle répondrait à Dieu de la vocation de sa fille dont elle était chargée, et non de la mienne; que j'étais un si bon casuiste, que je ne laissais pas de l'embarrasser; qu'elle verrait encore avec M. de Beauvilliers, parce qu'elle serait inconsolable de me perdre, et me répéta les mêmes choses tendres et flatteuses que son mari m'avait dites, et avec la même effusion de coeur. La duchesse de Sully qui entra, je ne sais comment, quoique la porte fût défendue, nous interrompit là, et je m'en allai fort triste, parce que je sentis bien que des personnes si pieuses et si désintéressées ne se mettraient jamais au-dessus de la vocation de leur fille.

Deux jours après, au lever du roi, M. de Beauvilliers me dit de le suivre de loin jusque dans un passage obscur, entre la tribune et la galerie de l'aile neuve au bout de laquelle il logeait, et ce passage était destiné à un grand salon pour la chapelle neuve que le roi voulait bâtir. Là, M. de Beauvilliers me rendit l'état de mon bien, et me dit qu'il y avait vu que j'étais grand seigneur en bien comme dans le reste, mais qu'aussi je ne pouvais différer à me marier; me renouvela ses regrets et me conjura de croire que Dieu seul qui voulait sa fille pour son épouse avait la préférence sur moi, et l'aurait sur le Dauphin même, s'il était possible qu'il la voulût épouser; que si, dans les suites, sa fille venait à changer et que je fusse libre, j'aurais la préférence sur quiconque, et lui se trouverait au comble de ses désirs; que, sans l'embarras de ses affaires, il me prêterait ou me ferait prêter, sous sa caution, les quatre-vingt mille livres qui faisaient celui des miennes; qu'il était réduit à me conseiller de chercher à me marier, et à s'offrir d'en porter les paroles, et de faire son affaire propre désormais de toutes les miennes. Je m'affligeai, en lui répondant, que la nécessité de mes affaires ne me permit pas d'attendre à me marier jusqu'à sa dernière fille, qui toutes peut-être ne seraient pas religieuses: c'était en effet ma disposition. La fin de l'entretien ne fut que protestations les plus tendres d'un intérêt et d'une amitié intime et éternelle, et de me servir en tout et pour tout de son conseil et de son crédit en petites et en grandes choses, et de nous regarder désormais pour toujours l'un et l'autre comme un beau-père et un gendre dans la plus indissoluble union. Il s'ouvrit après à Louville, et dans son amertume il lui dit qu'il ne se consolait que dans l'espérance que ses enfants et les miens se pourraient marier quelque jour, et il me fit prier d'aller passer quelques jours à Paris pour lui laisser chercher quelque trêve à sa douleur par mon absence. Nous en avions tous deux besoin.

Je me suis peut-être trop étendu en détails sur cette affaire, mais j'ai jugé à propos de le faire pour donner par là la clef de cette union et de cette confiance si intime, si entière, si continuelle et en toutes affaires si importantes de M. de Beauvilliers en moi et de ma liberté avec lui en toutes choses qui sans cela serait tout à fait incompréhensible dans cette extrême différence d'âge, et du caractère secret, isolé, particulier et si mesuré ou plutôt resserré du duc de Beauvilliers et de cet attachement que j'ai eu toujours pour lui sans réserve ni comparaison.

Ce fut donc à chercher un autre mariage. Un hasard fit jeter des propos à ma mère de celui de la fille aînée du maréchal-duc de Lorges avec sa charge de capitaine des gardes du corps; mais la chose tomba bientôt pour lors, et j'allai chercher à me consoler à la Trappe de l'impossibilité de l'alliance du duc de Beauvilliers.

La Trappe est un lieu si célèbre et si connu et son réformateur si célèbre que je ne m'étendrai point ici en portraits ni en descriptions; je dirai seulement que cette abbaye est à cinq lieues de la Ferté-au-Vidame ou Arnault, qui est le véritable nom distinctif de cette Ferté parmi tant d'autres Ferté en France qui ont conservé le nom générique de ce qu'elles ont été, c'est-à-dire des forts ou des forteresses (firmitas). Louis XIII avait voulu que mon père achetât cette terre depuis longtemps en décret après la mort de ce La Fin qui, après être entré dans la conspiration du duc de Biron, le trahit d'autant plus cruellement qu'il le tint toujours en telle opinion de sa fidélité qu'il fut cause de sa perte. La proximité de Saint-Germain et de Versailles, dont la Ferté n'est qu'à vingt lieues, fut caisse de cette acquisition. C'était ma seule terre bâtie où mon père passait les automnes. Il avait fort connu M. de la Trappe dans le monde. Il y était son ami particulier, et cette liaison se resserra de plus en plus depuis sa retraite si voisine de chez mon père qui l'y allait voir plusieurs jours tous les ans; il m'y avait mené. Quoique enfant, pour ainsi dire encore, M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m'attachèrent à lui, et la sainteté du lieu m'enchanta. Je désirai toujours d'y retourner, et je me satisfis toutes les années et souvent plusieurs fois, et souvent des huitaines de suite; je ne pouvais me lasser d'un spectacle si grand et si touchant, ni d'admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l'avait dressé pour la gloire de Dieu et pour sa propre sanctification et celle de tant d'autres. Il vit avec bonté ces sentiments dans le fils de son ami; il m'aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l'eusse été. Telle fut cette liaison, singulière à mon âge, qui m'initia dans la confiance d'un homme si grandement et si saintement distingué, qui me lui fit donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n'avoir pas mieux profité.

À mon retour de la Trappe où je n'allais que clandestinement pour dérober ces voyages aux discours du monde à mon âge, je tombai dans une affaire qui fit grand bruit et qui eut pour moi bien des suites.

M. de Luxembourg, fier de ses succès et de l'applaudissement du monde à ses victoires, se crut assez fort pour se porter du dix-huitième rang d'ancienneté qu'il tenon parmi les pairs au second, et immédiatement après M. d'Uzès. Ceux qu'il attaqua en préséance furent:

Henri de Lorraine, duc d'Elboeuf, gouverneur de Picardie et d'Artois;

Charles de Rohan, duc de Montbazon, prince de Guéméné;

Charles de Lévy, duc de Ventadour;

Duc de Vendôme, gouverneur de Provence et chevalier de l'ordre;

Charles duc de la Trémoille, premier gentilhomme de la chambre et chevalier de l'ordre;

Maximilien de Béthune, duc de Sully, chevalier de l'ordre;

Charles d'Albert, duc de Chevreuse, chevalier de l'ordre, capitaine des chevau-légers de la garde;

Le fils mineur de la duchesse de Lesdiguières-Gondi;

Henri de Cossé, duc de Brissac;

Charles d'Albert, dit d'Ailly, chevalier de l'ordre, gouverneur de Bretagne, si connu par ses ambassades;

Armand Jean de Vignerod, dit du Plessis, duc de Richelieu et de Fronsac, chevalier de l'ordre;

Louis, duc de Saint-Simon;

Fr. duc de La Rochefoucauld, chevalier de l'ordre, grand maître de la garde-robe, toujours si bien avec le roi, et grand veneur de France;

Jacques-Nompar de Caumont, duc de La Force;

Henri Grimaldi, duc de Valentinois, prince de Monaco, chevalier de l'ordre;

Chabot, duc de Rohan;

Et de La Tour, duc de Bouillon, grand chambellan de France et gouverneur d'Auvergne.

Avant d'entrer dans l'explication de la prétention de M. de Luxembourg, une courte généalogie y jettera de la lumière pour la suite :

François de Luxembourg, fait duc V de Piney, 18 septembre 1577, et pair de France femelle [26] , 29 décembre 1581, mort septembre 1613.

I. Diane de Lorraine-Aumale [27] , 13 novembre 1576.

II. Marguerite de lorraine-Vaudemont [28] , 1599, morte sans enfants, 20 septembre 1625.

 

Henri, duc de Piney, mort dernier mâle de la maison de Luxembourg à 24 ans, 23 mai 1616.

Madeleine [29] , fille unique de Guillaume, seigneur de Thoré, fils e frère des deux derniers connétables de Montmorency, 19 juin 1597.

Marguerite de Luxembourg épousa, le 28 avril 1607, René Potier, depuis premier duc de Tresmes, mort 1er février 1670, à 91 ans, et elle le 9 août 1645.

 

Marguerite-Charlotte de Luxembourg, duchesse de Piney, morte à 72 ans, à Ligny, en novembre 1680.

I. Marie-Léon d'Albert [30] , seigneur de Brantes, frère du connétable de Luynes, 6 juillet 1620, mort novembre 1630.

II. Marie-Charles-Henri de Clermont-Tonnerre [31] , mort à Ligny, juillet 1674, à 67 ans.

Marie-Liesse de Luxembourg, mariée à Henri de Levy, duc de Ventadour, sans enfants. Séparés de bon gré. Il se fit prêtre et mourut chanoine de Notre-Dame de Paris, octobre 1680, et elle se fit carmélite, septembre 1641, au monastère de Chambéry qu'elle fonda, et y mourut, janvier 1660.

Henri-Léon, duc de Piney, imbécile, diacre, enfermé à Saint-Lazare, à Paris, où il est mort sans avoir été marié, 19 février 1697, et toujours interdit par justice.

Marie-Charlotte, etc., religieuse professe 20 ans, et maîtresse des novices à l'Abbaye-aux-Bois, puis sans être restituée au siècle chanoinesse, dame du palais de la reine, assise, morte à Versailles, sous le nom de princesse de Tingry.

Madeleine-Charlotte, née 14 août 1635, mariée 17 mars 1661, morte à Ligny, laissant nombreuse postérité —————?

(époux)

François-Henri de Montmorency, comte de Bouteville, maréchal de France, fait duc et pair de Piney, par nouvelles lettres en se mariant, et joignant les noms et armes de Luxembourg aux siennes, si connu sous le nom de maréchal –duc de Luxembourg, mort à Versailles.

Éclaircissons maintenant les personnages de cette généalogie autant qu'il est nécessaire pour savoir en gros ce qu'ils ont été. Le trop fameux Louis de Luxembourg, si connu sous le nom de connétable de Saint-Paul, à qui Louis XI fit couper la tête en place de Grève à Paris, 19 décembre 1475, quoique actuellement remarié à une fille de Savoie, soeur de la reine sa femme, avait eu trois fils de sa première femme J. de Bar: Pierre, l'aîné, épousa une autre soeur de la reine et de sa belle-mère, dont une fille unique porta un grand héritage à François de Bourbon, comte de Vendôme, dont elle eut le premier duc de Vendôme.

Antoine, le second, fit la branche de Brienne où on va revenir, et Charles, le troisième fils, fut évêque-duc de Laon.

Cet Antoine fut comte de Brienne, père de Charles, et celui-ci d'Antoine, qui de la seconde fille de René, bâtard de Savoie et frère bâtard de la mère de François Ier, qui le fit grand maître de France et gouverneur de Provence, eut deux fils: Jean, comte de Brienne, et François qui fut fait duc de Piney. La soeur aînée de leur mère avait épousé le célèbre Anne de Montmorency, depuis connétable et duc et pair de France.

De Jean, comte de Brienne et d'une fille de Robert de La Marck IV, maréchal de France, duc de Bouillon, seigneur de Sedan, un fils et une fille: le fils fut Charles, comte de Brienne, qui, en 1583, épousa une soeur du fameux duc d'Épernon qui le fit faire duc à brevet [32] en 1587; il fut chevalier du Saint-Esprit en 1597, le sixième après deux ducs et trois gentilshommes, et mourut sans enfants en novembre 1605; ainsi finit sa branche, et il était fils unique du frère aîné du premier duc de Piney.

Il faut remarquer que ce duc à brevet de Brienne avait deux soeurs, toutes deux mariées deux fois: l'aînée à Louis de Plusquelec, comte de Kerman en Bretagne, puis à Just de Pontallier, baron de Pleurs; la cadette à Georges d'Amboise, seigneur d'Aubijoux et de Casaubon, puis à Bernard de Béon, seigneur du Massés, gouverneur de Saintonge e d'Angoumois; elle mourut avec postérité masculine à Bouteville, le 16 juin 1647, à quatre-vingts ans: il s'agira d'elle dans la suite du procès. Son dernier mariage, qui fut une étrange mésalliance, fut précédé de celle de la soeur de son père, mariée à Christophe Jouvenel, si plaisamment dit des Ursins, marquis de Traisnel et pourtant chevalier de l'ordre et gouverneur de Paris: nous l'allons voir suivie d'une autre qu'on a déjà vue dans la généalogie.

Notre premier duc de Piney est fort connu par ses deux ambassades à Rome, où il reçut tant de dégoûts: sa première femme était fille et soeur des ducs d'Aumale, et la seule dont il eut des enfants. Malgré l'énorme exemple de ses beaux-frères, il fut fidèle contre la Ligue. Sa seconde femme était soeur de la reine Louise veuve d'Henri III, et veuve du duc de Joyeuse, favori de ce prince. À tout prendre, ce premier duc de Piney était un assez pauvre homme à tout ce qu'on voit de lui; mais quel qu'il fût, on ne s'accoutume point en remontant à ces temps-là à ne lui voir qu'un fils et une fille (car l'autre fille qui était cadette fut religieuse et abbesse de Notre-Dame de Troyes, où elle mourut en 1602), on ne s'accoutume point, dis-je, à lui voir marier sa seule fille à René Potier, et une fille de cette naissance et qui, par la mort de son frère unique sans enfants, pouvait apporter tous les biens de cette grande maison et la dignité de duc et pair, si rare encore, à son mari; et il faut noter que le premier duc de Piney fit ce mariage dans son château de Pongy, sa principale demeure, et où il mourut six où sept ans après son fils unique, n'ayant que quatorze ans lors de ce mariage.

René Potier était alors uniquement bailli et gouverneur de Valois. Il ne fut chambellan du roi et gouverneur de Châlons que l'année d'après son mariage et même dix-huit mois, et trois ans après capitaine des gardes du corps qu'il acheta de M. de Praslin. Il poussa après sa fortune, à force d'années, jusqu'à devenir duc et pair à l'étrange fournée de 1663; et son fils, le gros duc de Gesvres, vendit sa charge de capitaine des gardes du corps à M. de Lauzun, et acheta celle de premier gentilhomme de la chambre qui a passé à sa postérité avec le gouvernement de Paris qu'il eut à la mort du duc de Créqui. René Potier dont il s'agit était fils et frère aîné de secrétaires d'État, qui, et longtemps depuis, n'avaient pas pris le vol où ils se sont su élever. Le secrétaire d'État était énormément riche; il avait été secrétaire du roi, puis secrétaire du conseil, et avait travaillé dans les bureaux du secrétaire d'État Villeroy. Il ne fut secrétaire d'État qu'en février 1589. Son père était conseiller au parlement, et son grand-père prévôt des marchands, dont le père était général des monnaies, au delà duquel on ne voit rien. Il ne faut donc pas croire que les mésalliances soient si nouvelles en France; mais à la vérité elles n'étoient pas communes alors.

Le second duc de Piney mourut si jeune qu'on ne sait quel il eût été. Le mariage de sa fille, et presque unique héritière, fut l'effet et l'effort de la faveur alors toute-puissante du connétable de Luynes. Le père était mort en 1616, et la mère en 1615; l'autre fille n'a point eu de postérité, et la singularité de l'issue de son mariage avec le duc de Ventadour les a suffisamment fait connaître l'un et l'autre.

Venons présentement à notre duchesse héritière de Piney. Elle perdit son mari au bout de dix années de mariage; elle avait été mariée à douze ans, et n'en avait que vingt-deux lorsqu'elle devint veuve, puisqu'elle en avait soixante-douze lorsqu'elle mourut en 1680. Il paraît qu'elle ne fit pas grand cas de son premier mari ni des deux enfants qu'elle en eut. Toute la faveur avait disparu avec le connétable de Luynes. Louis XIII, né à Fontainebleau, 27 septembre 1601, tenu en esclavage par la reine sa mère et ses favoris jusqu'à savoir à peine lire et écrire, n'avait que quinze ans et demi lorsque, n'ayant que le seul Luynes à qui pouvoir parler, il consentit à se livrer à lui pour se délivrer de prison et d'un joug énorme, en faisant arrêter le maréchal d'Ancre qu'il défendit à plusieurs reprises de tuer, et qu'à cet âge on lui fit croire qu'on n'avait pu s'en dispenser. Ce même âge, joint à l'inexpérience et à l'ignorance totale où il avait été tenu, l'abandonna à son libérateur qui en sut si rapidement et si prodigieusement profiter, et lorsqu'il mourut à la fin de 1621, Louis XIII, qui ne faisait qu'avoir vingt ans, s'était déjà ouvert les yeux sur un si grand abus de sa faveur. Elle ne put donc plus rien, et il n'est pas étrange qu'en 1630, que la duchesse héritière de Piney devint veuve d'un frère de ce connétable, le duc de Chaulnes, son autre frère, qui était aussi maréchal de France, et qui ne laissait pas de figurer à force de mérite et d'établissements, ne l'ait pu empêcher d'user de toute l'autorité de mère sur ses enfants et de toute la liberté de veuve en se remariant. Celui qu'elle épousa était par sa naissance un parti très digne d'elle, mais d'ailleurs il était frère cadet du comte de Tonnerre, père de l'évêque-comte de Noyon dont j'ai parlé plus haut, et ce comte de Tonnerre, bien qu'aîné, fit une mésalliance qui marque qu'il avait besoin de bien. L'amour apparemment fit faire ce second mariage, et comme il entraîna la chute du nom, du rang et des honneurs de duchesse, ce couple s'en alla vivre chez l'épouse dans sa magnifique terre de Ligny, où tous deux sont morts sans en être presque jamais sortis. Il était de l'intérêt du nouvel époux de se défaire du fils et de la fille du premier lit. Le fils en offrit les moyens de soi-même. Il était imbécile; ils le firent interdire juridiquement et enfermer à Paris, à Saint-Lazare; et de peur que quelqu'un ne le fît marier, ils le firent ordonner diacre, et c'est dans cet état et dans ce même lieu qu'il a passé sa longue vie, et qu'il est mort. La fille n'avait guère le sens commun, mais n'était pas imbécile. On la fit religieuse à Paris, à l'Abbaye-aux-Bois. De fois à autre elle disait que ç'avait été malgré elle, mais elle y vécut vingt ans professe, et y fut plusieurs années maîtresse des novices; ce qui ne marque pas qu'elle eût été forcée; ou du moins il paraît par cet emploi qu'elle avait consenti et pris goût à son état, puisqu'on la chargeait d'y former des novices. Elle était encore dans cette fonction quand M. le Prince l'en tira comme on le dira bientôt.

M. de Luxembourg, qui combla sa fortune en épousant la fille unique du second lit, était fils unique de ce M. de Bouteville si connu par ses duels, et qui, retiré a Bruxelles pour avoir tué en duel le comte de Thorigny en 1627, hasarda de revenir à Paris se battre à la place Royale contre Bussy d'Amboise, qui était Clermont-Gallerande, qu'il tua. Bouteville avait pour second son cousin de Rosmadec, baron des Chapelles, qui eut affaire au baron d'Harcourt, second de l'autre, qui fut le seul qui s'en tira et qui s'en alla en Italie, se jeta dans Casal, assiégé par les Espagnols, et y fut tué en novembre 1628. Il ne fut point marié, et il était frère puîné du grand-père du marquis de Beuvron père du maréchal-duc d'Harcourt. La mère de ces deux frères était fille du maréchal de Matignon; il était cousin germain de ce comte de Thorigny, fils de la Longueville, que Bouteville avait tué, petit-fils au même maréchal de Matignon, et premier mari sans enfants de la duchesse d'Angoulême La Guiche, fille du grand maître de l'artillerie. Ce comte de Thorigny était frère aîné de l'autre comte de Thorigny qui lui succéda, lequel fut père du dernier maréchal de Matignon et du comte de Matignon, dont le fils unique a été fait duc de Valentinois, en épousant la fille aînée du dernier prince de Monaco-Grimaldi. MM. de Bouteville et des Chapelles furent pris se sauvant en Flandre, et eurent la tête coupée en Grève, à Paris, par arrêt du parlement, 22 juin 1627. Ce M. de Bouteville avait épousé en 1617 Élisabeth, fille de Jean Vienne, président en la chambre des comptes, et d'Élisabeth Dolu, et cette Mme de Bouteville a vu toute la fortune de son fils et les mariages de ses deux filles. Elle a passé sa longue vie toujours retirée à la campagne, et y est morte, en 1696, à quatre-vingt-neuf ans, et veuve depuis soixante-neuf ans. M. de Bouteville était de la maison de Montmorency, petit-fils d'un puîné du baron de Fosseux.

M. de Luxembourg naquit posthume six mois après la mort de son père; il était fils unique, cadet de deux soeurs Mme de Valencey, l'aînée, morte en 1684, n'a fait aucune figure par elle ni par les siens; la cadette, belle, spirituelle et fort galante, peut-être encore plus intrigante, a toute sa vie fait beaucoup de bruit dans le monde dans ses trois états de fille, de duchesse de Châtillon, enfin de duchesse de Meckelbourg; [elle] contribua fort à la fortune de son frère avec qui elle fut toujours intimement unie, et mourut à Paris, vingt jours après lui, et de la même maladie, ayant un an plus que lui, et sans enfants.

Un grand nom, qui, dans les commencements de la vie du jeune Bouteville, brillait encore de la mémoire de cette branche illustre des derniers connétables et de l'amour que la princesse douairière de Condé portait à son nom, beaucoup de valeur, une ambition que rien ne contraignit, de l'esprit, mais un esprit d'intrigue, de débauche et du grand monde, lui fit surmonter le désagrément d'une figure d'abord fort rebutante; mais ce qui ne se peut comprendre de qui ne l'a point vu, une figure à laquelle on s'accoutumait, et qui, malgré une bosse médiocre par devant, mais très grosse et fort pointue par derrière, avec tout le reste de l'accompagnement ordinaire des bossus, avait un feu, une noblesse et des grâces naturelles, et qui brillaient dans ses plus simples actions. Il s'attacha, dès en entrant dans le monde, à M. le Prince, et bientôt après, M. le Prince s'attacha à sa soeur. Le frère, aussi peu scrupuleux qu'elle, s'en fit un degré de fortune pour tous les deux. M. le Prince se hâta de procurer son mariage avec le fils du maréchal de Châtillon, jeune homme de grande espérance qui lui était fort attaché, avant que cet amour fût bien découvert, et lui procura un brevet de duc en 1646.

Le cardinal Mazarin avait renouvelé cette sorte de dignité qui n'a que des honneurs sans rang et sans successions, connue sous François Ier et sous ses successeurs, mais depuis quelque temps tombée en désuétude, et qui parut propre au premier ministre à retenir et à récompenser des gens considérables ou qu'il voulait s'attacher; c'est de ceux-là qu'il disait, « qu'il en ferait tant qu'il serait honteux de ne l'être pas, et honteux de l'être; » et à la fin il se le fit lui-même, pour donner plus de désir de ces brevets.

M. de Châtillon n'en jouit que trois ans, bon et paisible mari, et toutefois fort à la mode. M. le Prince dominait la cour et le cardinal Mazarin qu'il s'était attaché par sa réputation et ses services; ce qui ne dura pas longtemps. Il assiégeait Paris, pour la cour qui en était sortie, contre le parlement et les mécontents en 1649, lorsque le duc de Châtillon fut tué à l'attaque du pont de Charenton et enterré à Saint-Denis. L'amant et l'amante s'en consolèrent. La grandeur du service que M. le Prince avait rendu au cardinal Mazarin en le ramenant triomphant dans Paris, pesa bientôt par trop à l'un par la fierté et les prétentions absolues de l'autre, d'où naquit la prison des princes, pendant laquelle la princesse douairière de Condé se retira à Châtillon-sur-Loire avec la fidèle amante de son fils, et y mourut. De la délivrance forcée des princes aux désordres, puis à la guerre civile qu'entreprit M. le Prince, il n'y eut presque pas d'intervalle. La bataille du faubourg Saint-Antoine la finit, et jeta M. le Prince entre les bras des Espagnols jusqu'à la paix des Pyrénées.

Bouteville le suivit partout. Sa valeur et ses moeurs, son, activité, tout en lui était fait pour plaire au prince, et toutes sortes de liaisons fortifiaient la leur. À ce retour en France, Mme de Châtillon reprit son empire. Son frère avait trente-trois ans. Il avait acquis de la réputation à la guerre; il était devenu officier général, et avait auprès de M. le Prince le mérite d'avoir suivi sa fortune jusqu'au bout; [ce] qu'il partageait avec fort peu de gens de sa volée. Ils cherchèrent donc une récompense qui fît honneur à M. le Prince, et une fortune à Bouteville, et ils dénichèrent ce mariage du second lit de l'héritière de Piney avec M. de Clermont. Elle était laide affreusement et de taille et de visage; c'était une grosse vilaine harengère dans son tonneau, mais elle était fort riche par le défaut des enfants du premier lit, dont l'état parut à M. le Prince un chausse-pied pour faire Bouteville duc et pair. Il crut d'abord se devoir assurer de la religieuse. Elle avait souvent murmuré contre ses voeux. Il craignit qu'un grand mariage de sa soeur du second lit ne la portât à un, éclat embarrassant. Il la fut trouver à sa grille, et moyennant une dispense du pape dont il se chargea pour la défroquer, et un tabouret de grâce ensuite, elle consentit â tout, demeura dans ses voeux et signa tout ce qu'on voulut. Rien ne convenait mieux au projet que de la lier de nouveau à ses voeux, et ce tabouret de grâce devenait un échelon pour la dignité en faveur du mariage de la soeur. Le pape accorda la dispense de bonne grâce, et la cour le tabouret de grâce, sous le prétexte qu'étant fille du premier lit, elle aurait succédé, au duché de Piney, à son frère sans alliance, si elle n'avait pas été religieuse professe. On la fit dame du palais de la reine, sous le nom de princesse de Tingry, avec une petite marque à sa coiffure du chapitre de Poussay, dont elle se défit bientôt. À l'égard du frère, on joua la comédie de lever son interdiction, de le tirer de Saint-Lazare, et tout de suite de lui faire faire une donation à M. de Bouteville, par son contrat de mariage, de tous ses biens, et une cession de sa dignité, en considération des grandes sommes qu'il avait reçues pour cela de M. de Bouteville, et qu'il lui avait payées. Cette clause est fort importante au procès dont il s'agit. Aussitôt il assista au mariage de sa soeur, et dès qu'il fut célébré, on le fit interdire de nouveau, et on le remit à Saint-Lazare, dont il n'est pas sorti depuis.

Le mariage fait, 17 mars 1661, M. de Bouteville mit l'écu de Luxembourg sur le tout du sien, et signa Montmorency-Luxembourg, ce que tous ses enfants et les leurs ont toujours fait aussi. Incontinent après il entama le procès de sa prétention pour la dignité de duc et pair de Piney, et M. le Prince s'en servit pour lui obtenir des lettres nouvelles d'érection de Piney en sa faveur, dans lesquelles on fit adroitement couler la clause en tant que besoin serait, pour lui laisser entière sa prétention de l'ancienneté de la première création de 1581. Avec ces lettres, il fut reçu duc et pair au parlement, 22 mai 1662, et y prit le dernier rang après tous les autres pairs.

Le reste de la vie de M. de Luxembourg est assez connu. Il se trouva enveloppé dans les affaires de la Voisin, cette devineresse, et pis encore, accusée de poison, qui, par arrêt du parlement, fut brûlée à la Grève [le 22 février 1680], et qui fit sortir la comtesse de Soissons du royaume pour la dernière fois, et la duchesse de Bouillon, sa soeur. On reproche à M. de Luxembourg d'avoir oublié en cette occasion une dignité qu'il avait tant ambitionnée. Il répondit sur la sellette comme un particulier, et ne réclama aucun des privilèges de la pairie. Il fut longtemps à la Bastille, et y laissa de sa réputation.

On crut longtemps qu'il avait perdu toute pensée de dispute avec les ducs ses anciens. Il y avait encore alors des cérémonies où ils paraissaient, il s'en absentait toujours; et, à la vie, ou occupée de guerre ou libertine, qu'il mena jusqu'à la fin de sa vie, on n'y prenait pas garde, lorsqu'à la promotion du Saint-Esprit de 1688 il demanda et obtint des recevoir l'ordre, sans conséquence, parmi les maréchaux de France, pour ne pas préjudicier à sa prétention de préséance. Ce fut, pour le dire en passant, la première fois que les maréchaux de France à recevoir dans l'ordre y précédèrent les gentilshommes de même promotion, et à cette démarche de M. de Luxembourg on vit qu'il n'avait pas abandonné la pensée de sa prétention.

Une grande guerre qui s'ouvrit alors de la France contre toute l'Europe fit espérer à ce maréchal qu'on aurait besoin de lui, et qu'il y pourrait trouver de ces moments heureux d'acquérir de la gloire et, avec elle, le crédit d'emporter sa préséance. En effet, le maréchal d'Humières, créature de M. de Louvois, ayant mal réussi en Flandre dès la première campagne, M. de Luxembourg lui fut substitué par ce ministre tout-puissant, qui, pour son intérêt particulier, avait engagé la guerre et qui voulait y réussir, et qui fit céder à ce grand intérêt son peu d'affection pour ce nouveau général, qui ne compta ses campagnes que par des combats et souvent par des victoires. Ce fut donc après celles de Leure, qui ne fut qu'un gros combat de cavalerie; de Fleurus, qui ne fut suivie d'aucun fruit; de Steinkerque, où l'armée française pensa être surprise et défaite, trompée par un espion du cabinet du général, découvert, et à qui, le poignard sous la gorge, on fit écrire ce qu'on voulut; et, enfin, après celle de Neerwinden, qui ne valut que Charleroi, que M. de Luxembourg se crut assez fort pour entreprendre tout de bon ce procès de préséance. L'intrigue, l'adresse, et, quand il le fallait, la bassesse le servait bien. L'éclat de ses campagnes et son état brillant de général de l'armée la plus proche et la plus nombreuse lui avaient acquis un grand crédit. La cour était presque devenue la sienne par tout ce qui s'y rassemblait autour de lui, et la ville, éblouie du tourbillon et de son accueil ouvert et populaire, lui était dévouée. Les personnages de tous états croyaient avoir à compter avec lui, surtout depuis la mort de Louvois, et la bruyante jeunesse le regardait comme son père, et le protecteur de leur débauche et de leur conduite, dont la sienne à son âge ne s'éloignait pas. Il avait captivé les troupes et les officiers généraux. Il était ami intime de M. le Duc, et surtout de M. le prince de Conti, le Germanicus d'alors. Il s'était initié dans le plus particulier de Monseigneur, et, enfin, il venait de faire le mariage de son fils aîné avec la fille aînée du duc de Chevreuse, qui, avec le duc de Beauvilliers, son beau-frère, et leurs épouses, avaient alors le premier crédit et toutes les plus intimes privances avec le roi et avec Mme de Maintenon.

Dans le parlement la brigue était faite. Harlay, premier président, menait ce grand corps à baguette; il se l'était dévoué tellement qu'il crut qu'entreprendre et réussir ne serait que même chose et que cette grande affaire lui coûterait à peine le courant d'un hiver à emporter. Le crédit de ce nouveau mariage venait de faire ériger, en faveur du nouvel époux, la terre de Beaufort en duché, vérifié sous le nom de Montmorency, et, à cette occasion, il ne manqua pas de persuader à tout le parlement que le roi était pour lui dans sa prétention contre ses anciens. Lorsque bientôt après il la recommença tout de bon, le premier président, extrêmement bien à la cour, l'aida puissamment à cette fourberie, de sorte que, lorsqu'on s'en fut aperçu, le plus grand remède y devint inutile. Ce fut une lettre au premier président, de la part du roi, écrite par Pontchartrain, contrôleur général des finances et secrétaire d'État, par laquelle il lui mandait que le roi, surpris des bruits qui s'étaient répandus dans le parlement qu'il favorisait la cause de M. de Luxembourg, voulait que la compagnie sût, par lui, et s'assurât entièrement que Sa Majesté était parfaitement neutre et la demeurerait entre les parties dans tout le cours de l'affaire.

Suite
[26]
La pairie femelle était celle qui pouvait se transmettre aux femmes.
[27]
Première femme de François de Luxembourg.
[28]
Deuxième femme de François de Luxembourg.
[29]
Femme d'Henri, duc de Piney.
[30]
Premier mari de Marguerite-Charlotte de Luxembourg.
[31]
Deuxième mari de Marguerite-Charlotte de Luxembourg.
[32]
Les ducs à brevet étaient ceux qui portaient le titre de duc en vertu d'un brevet royal ou acte privé du roi, qui n'était ni vérifié ni enregistré par les cours souveraines. Ce brevet ne pouvait être transmis à leurs fils qu'en vertu d'une autorisation spéciale du roi. Pour comprendre les détails que donne Saint-Simon dans les passages relatifs aux ducs, il est nécessaire de se rappeler qu'il y avait alors trois sortes de ducs: 1° les ducs et pairs dont la dignité était héréditaire; les femmes mêmes pouvaient la transmettre, lorsque les pairies étaient femelles; ils avaient droit de siéger et de voter au parlement, lorsque les rois y tenaient leurs lits de justice et toutes les fois qu'il s'agissait d'affaires d'État; 2° les ducs vérifiés, mais sans pairie, étaient ceux dont les terres avaient été érigées en duché et dont le titre, vérifié par les cours souveraines, était héréditaire de mâle en mâle par ordre de primogéniture. Ils avaient les mêmes droits honorifiques que les ducs et pairs; ils avaient les honneurs du Louvre, c'est-à-dire qu'ils pouvaient entrer en carrosse au Louvre et dans les autres palais royaux; leurs femmes avaient un tabouret chez la reine; mais les ducs vérifiés n'exerçaient aucun des droits politiques des ducs et pairs; 3° les ducs à brevet, dont il a été question au commencement de cette note.