1694
Situation des opposants avec le premier président Harlay. — Duc de Chaulnes. — Il négocie l'assemblée de toutes les chambres avec le premier président Harlay, qui lui en donne sa parole et qui lui en manque. — Rupture entière des opposants avec le premier président Harlay. — Harlay, premier président, récusé par les opposants. — Mort du dernier des Longueville. — Prince et princesse de Turenne. — Mariage du prince de Rohan. — Mme Cornuel. — Mariage du duc de Montfort, du duc de Villeroy, de La Châtre. — Distribution des armées. — Beuvron et Matignon refusent le monseigneur au maréchal de Choiseul, et le lui écrivent par ordre du roi. — Le roi me charge de Flandre en Allemagne. — M. de Créqui chassé hors du royaume, et pourquoi. — Mme du Roure exilée en Normandie. — Monseigneur préfère la Flandre au Rhin. — La Feuillée lui est donné pour son mentor. — Je vais à l'armée d'Allemagne. — Belle marche du maréchal de Lorges devant le prince Louis de Bade.
Le procès avec M. de Luxembourg, renvoyé au parlement, y recommença avec la même vigueur, la même partialité, la même injustice. Comme nous nous vîmes exclus d'en sortir, nous ne songeâmes plus qu'à chercher les moyens d'obtenir l'assemblée de toutes les chambres, selon la forme de pairie, l'usage et le droit en pareils procès. Pour y parvenir, il n'y avait que deux voies, la procédure ou la négociation. La dernière était bien la plus sûre si elle réussissait; mais la difficulté était la situation où nous nous trouvions avec le premier président qui pouvait seul assembler les chambres à sa volonté, mais avec qui nous ne gardions plus de mesures. Fort peu de nous le saluaient lorsqu'ils le rencontraient, pas un n'allait chez lui, quoique nous sollicitassions tous nos autres juges, et tous parlaient de lui sans ménagement. Il le sentait d'autant plus vivement que c'était l'homme du monde le plus glorieux, le plus craint, le plus ménagé, et qui n'avait jamais été mené de la sorte; et, ce qui le touchait le plus, c'étaient les plaintes prouvées que nous faisions de sa probité et de son injustice, parce qu'il se piquait là-dessus de la plus austère vertu, dont nous faisions tomber le masque.
Personne ne se voulait donc charger d'une négociation aussi difficile avec lui, lorsque M. de Chaulnes, qui s'était acquis une grande réputation et une grande considération par les siennes au dehors, voulut bien hasarder celle-ci. C'était sous la corpulence, l'épaisseur, la pesanteur, la physionomie d'un boeuf, l'esprit le plus délié, le plus délicat, le plus souple, le plus adroit à prendre et à pousser ses avantages, avec tout l'agrément et la finesse possible, jointe à une grande capacité et à une continuelle expérience de toutes sortes d'affaires, et la réputation de la plus exacte probité, décorée à l'extérieur d'une libéralité et d'une magnificence également splendide, placée et bien entendue, et de beaucoup de dignité avec beaucoup de politesse. Il eut du premier président l'heure qu'il désira.
Il ouvrit son discours par les raisons que nous avions de nous plaindre de son procédé, et lui fit sentir après avec délicatesse qu'il n'y a point de places où on ne soit exposé à des ennemis; que tout le monde était convaincu de sa partialité pour M. de Luxembourg; que seize pairs de France, et dont plusieurs fort bien auprès du roi ou grandement établis, n'étaient pas toujours impuissants à beaucoup nuire; que le seul moyen d'effacer sa partialité de l'idée publique, et de regagner les pairs qu'il s'était si grandement aliénés, était l'assemblée de toutes les chambres pour les juger, et de lui en donner sa parole positive; qu'il voulait bien lui avouer que nous l'avions prié de lui faire cette proposition, bien moins par aucune espérance de succès, que pour n'avoir rien à reprocher à leur conduite à son égard, pénétrer définitivement où nous en étions avec lui, et éclater ensuite avec plus de raisons et moins de mesures.
Le poids avec lequel ce discours fut prononcé étourdit le premier président qui se mit sur une défense de sa conduite avec nous, confuse et embarrassée. M. de Chaulnes vit qu'il ne tendait qu'à échapper, le remit sur l'assemblée des chambres, et le pressa vivement. Serré de si près, il se retrancha sur la difficulté de la faire, et diminua tant qu'il put son autorité à cet égard. M. de Chaulnes n'avait garde de s'y laisser tromper: il se servit habilement de sa faiblesse pour les personnes de crédit à la cour et de sa propre vanité; il lui représenta qu'inutilement il voudrait lui persuader qu'il n'était pas maître d'assembler les chambrés toutes les fois qu'il le voulait; qu'on savait bien que c'est honnêteté à lui et non pas un devoir d'en prendre avis de la grand'chambre, et qu'on ne savait pas moins qu'il était tellement le maître de ses délibérations que, quand même celles de la grand'chambre y seraient nécessaires, ce n'était pas une difficulté qu'il pût objecter, ni qui pût être reçue, dès que son intention serait véritable de nous accorder l'assemblée de toutes les chambres.
Ces raisons ne donnèrent pas, à la vérité, de meilleurs sentiments au premier président, mais bien un vif repentir de ne s'être pas assez ménagé avec nous, et un regret cuisant sur l'intérêt de sa réputation, qui lui arrachèrent enfin la parole positive qu'il donna à M. de Chaumes, pour nous, qu'il assemblerait toutes les chambres pour la continuation et le jugement de notre procès, après un long raisonnement pour mieux faire valoir cet effort.
Le lendemain M. de Chaumes rendit compte à notre assemblée du succès inespéré de sa négociation, et il reçut de nous tous les remerciements si dignement mérités. Nous publiâmes ensuite cet engagement si solennellement pris par le premier président avec tout ce que nous y pûmes ajouter pour compenser nos plaintes, et pour l'engager de plus en plus. Mais notre politique et notre confiance en la parole du premier président furent bientôt confondues. Il ne put tenir contre ses intimes liaisons prises avec M. de Luxembourg; il lui lit l'aveu de la parole qu'il avait donnée, et ne put résister à s'engager à lui de ne la pas tenir.
L'intérêt de M. de Luxembourg était grand d'empêcher l'assemblée des chambres. Il aurait fallu y revoir sommairement tout le procès pour l'instruction de tant de nouveaux juges. Leur nombre était difficile à corrompre, et l'autorité du premier président, en laquelle étaient remises toutes les espérances de M. de Luxembourg, était entière sur la grand'chambre; et faible sur toutes les chambres assemblées. La frayeur que M. de Luxembourg en avait conçue le trahit par la joie qu'il ne put dissimuler de l'avoir rompue. Il nous en revint des soupçons. M. de Chaulnes résolut de s'en éclaircir, et prit prétexte d'une autre affaire pour voir le premier président. Il le trouva embarrassé avec lui, et bientôt ce magistrat lui en avoua la cause par un discours confus qui tendait à éluder sa parole. M. de Chaulnes le pressa avec surprise, et lui dit: qu'il ne pouvait croire ce qu'il entendait, et qu'il le priait de se souvenir qu'en grande connaissance de cause il lui avait donné sa parole nette, précise, positive, d'assembler toutes les chambres pour la continuation et le jugement de notre procès. Le premier président, avec un air respectueux et ce masque de sévérité qu'il ne quittait jamais, avoua qu'en effet il la lui avait donnée, forcé par son éloquence et par son autorité; mais qu'il se repentait de s'être engagé trop légèrement; qu'il était nécessité par de sérieuses réflexions de lui déclarer qu'il se trouverait dans l'impossibilité de l'effectuer, et tombant tout court en des respects et des compliments sans fin, se mit à reconduire M. de Chaulnes, qui n'avait point du tout envie de s'en aller, mais comme il faisait toujours à ceux dont il se voulait défaire. M. de Chaulnes, indigné de se voir si étrangement éconduit, le quitta en lui protestant qu'il avait sa parole, qu'il ne voulait ni ne pouvait la lui rendre, qu'au reste il pouvait en manquer et à lui et avec lui, à tout ce qu'il y avait de plus distingué dans le royaume, et en user tout comme bon lui semblerait.
Le duc vint nous en rendre compte dans une assemblée extraordinaire; il y fut résolu non seulement de ne plus garder aucune mesure avec un homme aussi perfide, mais de chercher encore tous les moyens possibles de le récuser, et après, tous ceux d'obtenir par la procédure l'assemblée de toutes les chambres, surtout de ne rien oublier pour tirer le procès en longueur, suivant nos précédentes résolutions. On peut juger du bruit, des plaintes et des discours qui, de notre part, suivit ce manquement de parole, contre un homme sur lequel aucune considération ne pouvait plus nous retenir, et contre lequel nous ne pouvions plus employer d'autres armes. Aussi en fut-il d'autant plus outré, qu'il voyait sa réputation s'en aller en pièces, et qu'il n'avait quoi que ce soit à opposer aux faits que nous publiions, et qu'il était bien loin d'être accoutumé à un éclat si soutenu, et qui ne ménageait pas plus les termes que les choses.
Pour en venir à sa récusation, voici ce dont on s'avisa ce fut de mettre en procès le duc de Rohan avec l'avocat général, fils unique du premier président, parce que la maxime reçue est que, qui est en procès avec le fils, ne peut être jugé par le père. Cet avocat général avait épousé une riche héritière de Bretagne, dont deux belles terres relevaient du duc de Rohan. Il fut donc prié d'en vouloir bien faire demander le dénombrement, et d'ordonner à ses baillis de former un procès bon ou mauvais à l'avocat général, pourvu que c'en fût un, et il le promit de bonne grâce; mais, comme ses réflexions sont plus lentes que ses décisions, je pense qu'il se repentit bientôt de l'engagement qu'il avait pris; on s'en douta bientôt et on le pressa d'engager quelques procédures dont il ne se put défendre. Le premier président en fut bientôt averti, et sentit aussitôt ce que cela voulait dire. Sa passion de demeurer notre juge l'emportant sur son orgueil, il n'est soumission qu'il ne fit, et ne fit faire à Paris et en Bretagne à M. de Rohan, et telles qui ne s'exigent pas même des moindres vassaux.
Ce procédé flatta le duc de Rohan déjà bien ébranlé par son irrésolution naturelle: il voulut donc obliger le premier président en un point si sensible, et pour y parvenir, nous déclara à une assemblée qu'il s'en allait à Moret faire pêcher un grand étang qui demandait sa présence. Je sentis et ne pus souffrir cette défection. Je m'écriai que c'était nous abandonner dans la plus importante crise, où sa présente seule était plus nécessaire que celle de tous les autres ensemble; qu'il était inconcevable que la pêche d'un étang l'attirât à deux lieues de Fontainebleau dans des moments si pressants, où ses gens d'affaires, ou tout au plus la duchesse sa femme suffiraient de reste, et qu'à l'heure que je parlais, on en pêchait quatre beaux à la Ferté-Vidame, à vingt-quatre lieus de Paris, où ma mère ni moi n'avions jamais imaginé d'aller pour aucune pêche. M. de Chaulnes, M. de La Rochefoucauld, tout ce qui était à l'assemblée, ducs et conseils, lui firent les prières et les remontrances les plus pressantes: mais le parti était pris; il nous amusa seulement de la promesse de revenir dès que quelques choses presseraient et qu'on le manderait. Le cas arriva en moins de huit jours, où, sans le retour de M. de Rohan, toutes ses procédures contre l'avocat général tombaient. Un laquais de M. de La Trémoille lui fut dépêché toute la nuit, avec une lettre de son maître, tant pour lui que comme chargé de tous, et une de Riparfonds, qui lui expliquait la nécessité pressante et indispensable du retour. Le courrier le fit éveiller: il lut les deux lettres, puis dit au laquais de faire ses excuses, mais que les affaires qu'il avait à Moret ne lui permettaient pas de les quitter, et sans autre réponse, fit tirer son rideau, et se tourna de l'autre côté. À l'arrivée du courrier, Riparfonds fit une seconde, lettre à M. de Rohan de la dernière force pour l'engager à revenir; elle fut signée de dix ou douze ducs qui se trouvèrent à l'assemblée et portée tout de suite par un autre courrier.
Je m'étais donné une violente entorse qui m'a voit empêché de me trouver aux deux assemblées d'où on avait dépêché ces deux courriers, mais j'étais instruit de ce qui s'y était passé. Je n'avais donc point signé la lettre commune, ni écrit en particulier. Ma surprise fut donc grande de voir arriver ce second courrier chez moi avec une lettre de M. de Rohan, par laquelle il expliquait ses prétendues raisons de demeurer à Moret, et me priait de faire ses excuses. J'envoyai aussitôt cette lettre à l'assemblée qui se tenait pour attendre la réponse. À sa lecture l'indignation fut grande; on ne put plus douter de la défection préméditée, et on admira avec raison qu'un homme d'esprit comme M. de Rohan nous sacrifiât, et son honneur même, à une réconciliation personnelle dont il se flattait par là avec le premier président, duquel l'orgueil ne lui pardonnerait jamais les bassesses qu'il lui avait fallu faire pour se délivrer de ce procès.
Le coup manqué de la sorte, nous nous tournâmes à d'autres moyens. Ce fut d'allonger par celui des ducs d'Uzès et de Lesdiguières. Ce dernier était un enfant sous la tutelle de sa mère, espèce de fée, demeurant presque toujours seule dans un palais enchanté, et sur qui presque personne n'avait aucun crédit. M. de Chaulnes qui la voyait quelquefois s'offrit de lui parler, et il en obtint la reprise de son fils avec nous, au lieu du feu duc son père, qui n'avait pas encore été faite. De M. d'Uzès je m'en chargeai, et il voulut bien se joindre à nous sous prétexte que si ces anciennes pairies renaissaient ainsi de leurs cendres, il s'en trouverait d'antérieures à son érection, qu'il avait intérêt d'empêcher d'avance de pouvoir se mettre en prétention.
Cependant nous cherchions avec soin les moyens de récuser le premier président, lorsque son dépit nous les fournit lui-même. Nous vivions avec lui en attendant comme s'il l'était déjà. Magneux et Aubry, intendants de MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, également habiles et attachés à leurs martres, et vifs sur notre affaire, étaient par là devenus odieux au premier président; il n'avait pu s'en cacher, nous le savions, et par cela même jamais il n'entendait parler de nous que par eux. Ce mépris que nous affections et que nous publiions même le désolait tellement, qu'un jour qu'ils étoient allés lui parler, il leur dit qu'il ne pouvait pas douter que nous ne cherchassions toutes sortes de moyens pour le récuser, que la chose n'était pourtant pas difficile, puisque nous n'avions qu'à mettre le duc de Gesvres en cause, duquel il avait l'honneur d'être parent. Il fut servi avec promptitude: M. de Gesvres reçut le surlendemain une assignation de notre part. La raison s'en voit ci-dessus dans la généalogie: il était fils de la fille et soeur des deux ducs de Piney-Luxembourg. Je ne comprends pas comment aucun de nous ni de notre conseil ne trouva pas ce moyen. Le premier président ne tarda pas à se repentir de nous en avoir avisés, mais il demeura récusé.
L'affaire en resta là pour cette année. La belle saison rappela M. de Luxembourg et ses trois fils en Flandre; pas un de ses gens d'affaires, ni de ses protecteurs, ne voulurent s'en charger en son absence, non plus que l'abbé de Luxembourg son fils. La mort du duc de Sully qui arriva pendant la campagne fit un délai naturel de quatre mois, et la maladie de Portail, notre rapporteur, dura jusqu'à la fin de l'année, et gagna la mort de M. de Luxembourg, que je rapporterai en son temps.
Cet hiver finit enfin la fameuse maison de Longueville, si connue par sa fortune inouïe et si prodigieusement soutenue jusqu'à son extinction. M. de Longueville, qui parut tant de divers côtés pendant les troubles de la minorité de Louis XIV, n'avait laissé que la duchesse de Nemours de son premier mariage avec la soeur de la princesse de Carignan et du dernier comte de Soissons, prince du sang, tué à la bataille de Sedan, le dernier de cette branche. De son second mariage avec la fameuse duchesse de Longueville, soeur de M. le Prince, le héros, et de M. le prince de Conti, il n'avait eu que deux fils: le cadet, d'une grande espérance, tué au passage du Rhin, sans alliance; l'autre, d'un esprit faible, qu'on envoya à Rome, que les jésuites empaumèrent et que le pape fit prêtre. Revenu en France il devint de plus en plus égaré, en sorte qu'il fut renfermé dans l'abbaye de Saint-Georges près de Rouen pour le reste de sa vie, où il n'était vu de personne, et M. le Prince prit l'administration de ses biens. Il mourut les premiers jours de février, et il se trouva un testament de lui fait à Lyon, allant à Rome, par lequel il donne tout son bien à son frère, tué depuis au passage du Rhin, et à son défaut et de sa postérité, à Mme sa mère, et après elle à MM. les princes de Conti l'un après l'autre. L'aîné de ces princes était mort il y avait déjà longtemps, en sorte que celui-ci devint le seul appelé à ce grand héritage, que Mme de Nemours résolut bien de lui contester.
M. de Soubise fit presque en même temps le mariage de l'héritière de Ventadour avec son fils aîné. Elle était veuve du prince de Turenne, fils aîné de M. de Bouillon, et son survivancier, tué à Steinkerque et mort le lendemain, de ses blessures, écrivant à sa maîtresse. Il avait montré par plusieurs pointes qu'il n'était pas indigne arrière-petit-fils du maréchal de Bouillon, pour ne parler de rien de plus récent; et le cardinal de Bouillon en eut une telle douleur qu'il força le P. Gaillard, jésuite, fort attaché à eux tous, d'en faire l'oraison funèbre. Il n'en avait point eu d'enfants dans un assez court mariage; mais elle y avait eu le temps de se faire connaître par tant de galanterie publique qu'aucune femme ne la voyait, et que les chansons qui avaient mouché [35] s'étaient chantées en Flandre, dans l'armée où le prince de Rohan ne l'avait pas épargnée, et souvent et publiquement chantée. Elle avait voulu épouser le chevalier de Bouillon qu'elle trouvait fort à son gré, et lui le désirait fort pour les grands biens qu'elle avait déjà et d'autres immenses qui la regardaient. M. et Mme de Ventadour ne voulaient pas ouïr parler d'un cadet fort peu accommodé. M. et Mme de Bouillon ne s'y opposaient pas moins, parce qu'ils désiraient la remarier au duc d'Albret, devenu leur aîné, duquel elle ne voulait en aucune sorte, tellement que, par concert de famille, le roi fut supplié d'envoyer le chevalier de Bouillon refroidir ses amours à Turenne, où ils le tinrent jusqu'à ce qu'il n'en fût plus question; mais elle aussi tint bon à refuser l'aîné. M. de Soubise regarda ce grand mariage comme la plus solide base de sa branche. Il avait de bonnes raisons pour n'être pas difficile au choix la beauté de sa femme l'avait fait prince et gouverneur de province, avec espérance de plus encore. La richesse d'une belle-fille, de quelque réputation qu'elle fût, lui parut mériter le mépris du qu'en-dira-t-on. En deux mots, le mariage se fit.
Il y avait une vieille bourgeoise au Marais chez qui son esprit et la mode avaient toujours attiré la meilleure compagnie de la cour et de la ville; elle s'appelait Mme Cornuel, et M. de Soubise était de ses amis. Il alla donc lui apprendre le mariage qu'il venait de conclure, tout engoué de la naissance et des grands biens qui s'y trouvaient joints. « Ho ! monsieur, lui répondit la bonne femme qui se mourait, et qui mourut deux jours après, que voilà un grand et bon mariage pour dans soixante ou quatre-vingts ans d'ici ! »
Le duc de Montfort, fils aîné du duc de Chevreuse, épousa en même temps la fille unique de Dangeau, chevalier de l'ordre et de sa première femme, fille de Morin dit le Juif, soeur de la maréchale d'Estrées. Elle passe pour très riche, mais aussi pour ne pas retenir ses vents, dont on fit force plaisanteries.
Le duc de Villeroy en même temps épousa la seconde fille de Mme de Louvois, fort riche et charmante, soeur de M. de Barbezieux, et soeur aussi fort cadette de la duchesse de La Rocheguyon. L'archevêque de Reims, son oncle, aussi humble sur sa naissance, comme tous les Tellier, que les Colbert sont extravagants sur la leur, et par cela même assez dangereux sur celles des autres: « Ma nièce, lui dit-il, vous allez être duchesse comme votre soeur, mais n'allez pas croire que vous soyez pareilles. Car je vous avertis que votre mari ne serait pas bon pour être page de votre beau-frère. » On peut juger combien cette franchise qui ne fut pas tue obligea son bon ami pourtant, le maréchal de Villeroy.
Enfin le marquis de La Châtre épousa la fille unique du premier mariage du marquis de Lavardin, chevalier de l'ordre, avec une soeur du duc de Chevreuse.
Il y eut cet hiver force bals et plusieurs beaux au Palais-Royal, au premier desquels j'eus l'honneur de mener au branle Mme la princesse de Conti, douairière, fille du roi, et le mardi gras, grande mascarade à Versailles dans le grand appartement où le roi amena le roi et la reine d'Angleterre, après leur avoir donné à souper. Les dames y étaient partagées en quatre quadrilles, conduites par Mme la duchesse de Chartres, Mademoiselle, Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, douairière. Malgré la mascarade on commença par le branle, et j'y menai la fille unique du duc de La Trémoille qui était parfaitement bien faite, et qui dansait des mieux. Elle était en moresse de la première quadrille qui l'emporta par la magnificence, et la dernière par la galanterie des habits.
Les armées furent distribuées à l'ordinaire, la grande de Flandre à M. de Luxembourg, une moindre au maréchal de Boufflers, et le marquis d'Harcourt son camp volant, celle d'Allemagne au maréchal de Larges, celle de Piémont au maréchal Catinat, et le duc de Noailles chez lui en Roussillon. Le maréchal de Villeroy doubla sous M. de Luxembourg, et le maréchal de Joyeuse sous M. de Lorges. Le maréchal de Choiseul alla en Normandie avec un commandement fort étendu.
MM. de Beuvron et de Montignon, chevaliers de l'ordre et lieutenants généraux de la province, firent difficulté de lui écrire monseigneur; ils reçurent ordre du roi de le faire, et il fallut obéir. Monseigneur fut, après ces destinations, déclaré commander les armées en Flandre et tous les princes avec lui.
Le régiment que j'avais acheté se trouvait en quartier dans la généralité de Paris, par conséquent destiné pour la Flandre, où je n'avais pas envie d'aller après tout ce qui s'était passé avec M. de Luxembourg. Par le conseil de M. de Beauvilliers, j'écrivis au roi mes raisons fort abrégées, et lui présentai ma lettre comme il entrait de son lever dans son cabinet le matin qu'il s'en allait à Chantilly et à Compiègne faire des revues, et revenir incontinent après. Je le suivis à la messe, et de là à son carrosse pour partir. Il mit le pied dans la portière, puis le retira, et se tournant à moi: « Monsieur, me dit-il, j'ai lu votre lettre, je m'en souviendrai. » En effet, j'appris peu de temps après qu'on m'avait changé avec le régiment du chevalier de Sully qui était à Toul, et qui allait en Flandre en ma place, et moi en Allemagne en la sienne. J'eus d'autant plus de joie d'échapper ainsi à M. de Luxembourg, et par une attention particulière du roi, pleine de bonté, que je sus que M. de Luxembourg en eut un dépit véritable.
Il y avait quelques années que Monseigneur avait été fort amoureux d'une fille du duc de La Force, que, dans la dispersion de sa famille pour la religion, on avait mise fille d'honneur de Mme la Dauphine pour la première fille de duc qui eût jamais pris ces sortes de places, et le roi en avait chargé la duchesse d'Arpajon, dame d'honneur, qui la logea et nourrit dans son appartement de Versailles lorsque la chambre des filles fut cassée. On l'avait depuis mariée au fils du comte de Roure avec la survivance de sa charge de lieutenant général de Languedoc, et quelque argent que le roi donna pour s'en défaire honorablement, après quoi elle avait reçu défense de venir à la cour par M. de Seignelay. Monseigneur le souffrit respectueusement et se servit du marquis de Créqui pour continuer secrètement cette intrigue; mais il arriva que le marquis et Mme du Roure se trouvèrent au gré l'un de l'autre. Monseigneur le sut; ils se brouillèrent avec éclat; les présents furent rendus de part et d'autre, chose rare pour un dauphin, et le marquis de Créqui fut chassé hors du royaume où il passa quelque temps.
Cet hiver-ci le feu mal éteint se ralluma; Mme du Roure ne put voir Monseigneur à Versailles si secrètement que le roi n'en fût averti. Il en parla à Monseigneur et il n'y gagna rien. Ce prince ne fit point ses pâques, dont le roi fut fort fâché, tellement qu'il chassa la dame en Normandie dans les terres de son père jusqu'à nouvel ordre. Monseigneur n'y sut faire autre chose que lui envoyer mille louis par Joyeu, son premier valet de chambre, et faire après ses dévotions. Le roi avait envie qu'il allât en Allemagne, mais il préféra la Flandre par une intrigue qui se développa pendant la campagne, et le roi y consentit. Il choisit le bonhomme La Feuillée, lieutenant général très distingué, de près de quatre-vingts ans, pour être son conseil à l'armée, et ne rien faire sans son avis. Cela ne devait pas être bien agréable à M. de Luxembourg; mais le roi voulait un mentor particulier à son fils. Il se souvint peut-être de ce qui s'était passé l'année précédente à Heilbronn, et il lui en voulut donner un dont il n'eût pas les mêmes inconvénients à craindre.
La Feuillée eut la distinction de ne prendre point jour à l'armée et d'y être pourtant reconnu et traité comme lieutenant général, toujours logé de préférence chez Monseigneur ou le plus près de lui, avec défense expresse du roi de faire les marches autrement qu'en carrosse, et de monter à cheval qu'auprès de Monseigneur devant les ennemis. C'était un très honnête gentilhomme, doux, sage, valeureux, excellent officier général et qui méritait toute cette confiance. M. de Chaulnes alla en son gouvernement de Bretagne; le duc d'Aumont, bien qu'en année de premier gentilhomme de la chambre, à Boulogne; le maréchal d'Estrées, au pays d'Aunis, Saintonge et Poitou; et le maréchal de Tourville commanda l'armée navale, le comte d'Estrées une moindre et à ses ordres en cas de jonction dont Tourville demeura le maître.
J'allai voir à Soissons mon régiment assemblé. Je l'avais dit au roi qui me parla longtemps dans son cabinet et met recommanda la sévérité, ce qui fut cause que j'en eus dans cette revue plus que je n'aurais fait sans cela. J'avais été voir les maréchaux de Lorges et de Joyeuse qui étaient revenus chez moi. J'étais bien avec le second; la probité de l'autre me plaisait, de sorte que je me trouvai aussi content d'aller, en cette armée que je me serais trouvé affligé de servir en Flandre. Je partis enfin pour Strasbourg où je fus surpris de la magnificence de cette ville et du nombre, de la grandeur et de la beauté de ses fortifications.
J'eus le plaisir d'y revoir un de mes anciens amis: c'était le P. Wolf que j'envoyai d'avance quêter en cinq ou six maisons de jésuites là autour, et qu'on trouva à Haguenau, où il était recteur. Il avait été compagnon du P. Adelman, confesseur de Mme la Dauphine, et comme dès ma jeunesse je savais et parlais parfaitement l'allemand, on prenait soin de me procurer des connaissances allemandes, et ces deux-là m'avaient fort plu. À la mort de Mme la Dauphine on les envoya en Alsace; mais on leur défendit d'aller plus loin. Le P. Adelman ne se put tenir d'aller revoir sa patrie. Cela fut trouvé si mauvais, que, pour conserver sa pension du roi, il fut obligé de s'en aller à Nîmes, et de se confiner en Languedoc, où il mourut. Le P. Wolf, plus sage, s'était tenu en Alsace, et y demeura toujours.
Nous fîmes quelques repas à la mode du pays dans la belle maison de M. Rosen, avec qui j'avais fait amitié la campagne précédente en Flandre, où il servait de lieutenant général et était mestre de camp général de la cavalerie, et qui, très obligeamment, me la prêta depuis tous les ans. Je m'arrêtai six jours à Strasbourg, où je fus conseillé de prendre le Rhin jusqu'à Philippsbourg. Je pris pour moi et le peu de gens que je menais, deux redelins attachés ensemble, qui sont de très petits bateaux longs et étroits, fort légers, et d'autres pour ce qui me suivait. Je couchai au fort Louis, où j'arrivai de bonne heure, et que j'eus le loisir de visiter en arrivant. Rouville, qui en était gouverneur, m'y reçut avec beaucoup de politesse et bonne chère; et le lendemain j'allai coucher à Philippsbourg, où Desbordes, gouverneur, me logea et me fit bonne chère et force civilités aussi. Là je trouvai grande compagnie de gens qui allaient joindre l'armée, entre autres le prince palatin de Birkenfeld, capitaine de cavalerie dans Bissy, extrêmement de mes amis.
Le lendemain nous partîmes pour aller joindre la cavalerie campée à Obersheim, sous Mélac, lieutenant général; l'infanterie était sous Landau avec les maréchaux et tous les officiers généraux. Dès que je fus arrivé, j'allai chez Mélac qui me vint voir le lendemain. Je reçus la visite de tout ce qu'il y avait de brigadiers et de mestres de camp, et d'une infinité d'autres officiers, et je leur fis aussi la mienne, c'est-à-dire aux premiers. Ce camp, si voisin du Rhin, ressemblait par sa tranquillité à un camp de paix, mais bientôt toute notre cavalerie alla passer le Rhin sur le pont de Philippsbourg, et joindre de l'autre côté l'infanterie qui y était déjà avec tous les généraux, et ce fut là que j'allai pour la première fois d'abord chez les deux maréchaux de France. J'allai aussi voir Villars, lieutenant général et commissaire général de la cavalerie, qui la commandait, et à mon loisir les principaux officiers généraux.
Je me trouvai avec Sonastre dans la brigade d'Harlus qui formait la gauche de la seconde ligne. C'étaient deux très honnêtes gens et fort sociables. Sonastre était gendre de Montbron, chevalier de l'ordre, et seul lieutenant général de Flandre qui avait été fort à la mode, et qui se tenait presque toujours dans son gouvernement de Cambrai. Harlus était un vieil officier de distinction, gaillard et pourtant sachant fort vivre: il avait une charge d'écuyer du roi, et il était frère aîné de Vertilly, major de la gendarmerie, aussi fort galant homme.
La veille de la Saint-Jean, dînant chez moi avec les marquis de Grignan, d'Arpajon et de Lautrec, et plusieurs autres officiers, nous apprîmes que les ennemis paraissaient sur les hauteurs en assez grand nombre: nous étions campés le cul dans le Necker, à la petite portée du canon d'Heidelberg, et nous en apprîmes la confirmation au quartier général, où nous courûmes. On donna divers ordres, et sur le minuit l'armée se mit en marche.
Barbezières était devant avec un assez gros détachement pour les reconnaître au plus près qu'il pourrait, mais avec défense de rien engager. Les petits détachements qu'il poussa devant lui s'approchèrent si près des ennemis, qu'ils furent obligés de se reployer sur Barbezières qui les blâma de s'être indiscrètement avancés. Au jour qui commençait à se faire grand, il se reconnut fort inférieur à eux qui venaient à lui, et il envoya demander du secours au maréchal de Lorges. Ce général, qui ne voulait rien entamer sans savoir bien ce qu'il faisait, fut fort fâché de cet engagement, envoya soutenir Barbezières, et lui manda de se retirer. Ce secours trouva les pistolets en l'air, mais les ennemis qui n'étaient là qu'en détachement, et qui crurent notre armée tout proche, ne suivirent plus Barbezières que mollement, qui fit sa retraite aisément.
Cependant l'armée continua sa marche en forme de croissant, en faisant de longues haltes. Elle arriva vers une heure après midi fort près du village de Roth, et fort proche aussi des ennemis qui occupaient les hauteurs de Weisloch fort entrecoupées de haies et de vignes, dont le revers nous était inconnu. Le village de Weisloch était sur la crête, un peu en penchant et vers notre droite, et au bas de ces hauteurs il y avait un ruisseau dont les bords étaient assez mauvais. Il vint un faux avis, et qui nous fit faire halte en colonnes, que les bagages, qui marchaient en assez mauvais ordre, étaient abandonnés et au pillage. Le maréchal de Joyeuse y poussa à toute bride, mais il apprit en chemin que ce n'était qu'une fausse alarme, et revint promptement sur ses pas.
Les ennemis avaient de petits postes sur ce ruisseau que j'ai dit, surtout un pour en garder un pont de pierre. Le comte d'Averne, brigadier de dragons, eut ordre de l'attaquer, et il l'emporta; mais il y fut tué après les avoir chassés de là et poursuivis fort loin. C'était un Sicilien de condition que le malheur, plus que le choix, avait jeté dans la révolte de sa patrie et que M. de La Feuillade ramena avec quelques autres, lorsqu'il retira les troupes françaises de Sicile. Il fut fort regretté pour son mérite et sa valeur, et surtout de M. le maréchal de Lorges, à qui il s'était fort attaché et à M. de La Rochefoucauld.
Le marquis du Châtelet passa le ruisseau avec la brigade de Mérinville, qu'il commandait en son absence, et chassa les ennemis des hauteurs, aidé de quelques compagnies de gendarmerie. Il n'y eut que les troupes qui formaient les deux ailes de la droite, par où on avait marché, qui eurent part à ce petit combat dont le reste était trop éloigné. Le maréchal de Lorges, qui voyait tout près des coteaux fourrés dont il ne connaissait ni les revers ni ce qui y pouvait être de troupes, fit retirer les siennes, garda le ruisseau et se campa dans la plaine, son quartier général à Roth. Il y demeura huit jours avec beaucoup de précaution, jusqu'à ce que les magasins de farine à Philippsbourg se trouvant épuisés et les fourrages mangés dans tout ce petit pays, il ramena son armée en deçà du Rhin.
Il fit la plus belle marche du monde. Il décampa de Roth, à onze heures du matin, à grand bruit de guerre, sur neuf colonnes qui firent la caracole en partant, en présence des ennemis qui occupaient l'autre côté du ruisseau, et campaient sur le revers des hauteurs qui étaient derrière, où le petit combat s'était donné. Toutes ces colonnes passèrent un bois avec tant de justesse que dans la plaine de Schweitzingen, où elles se mirent en bataille aussitôt, chaque brigade s'y trouva dans son ordre et dans sa place. On défila ensuite avec grand ordre et promptitude, sur un pont et par un gué d'un gros ruisseau, les troupes en bataille, jusqu'à ce que ce fût à chacune à passer. Le maréchal de Joyeuse se tint au pont pour maintenir l'ordre et diligenter tout, et le maréchal de Lorges à son arrière-garde. Tout fut passé en deux heures, parce que les vivres, l'artillerie et les gros et menus bagages avaient pris les devants. On crut quelque temps que cette marche serait inquiétée, mais on sut après que le prince Louis de Bade, qui commandait l'armée impériale, ne l'avait osé, et avait dit tout haut aux siens que cette marche était trop bien ordonnée pour qu'il la pût attaquer avec succès.
Nous campâmes aux Capucins de Philippsbourg, où en allant toute l'armée s'était jointe, et comme tous les équipages étaient à Obersheim, avec la réserve et Romainville, qui la commandait, un des plus anciens et des plus dignes brigadiers de cavalerie, chacun se fourra comme il put dans Philippsbourg, où le gouverneur me fit donner la chambre du major, et où La Châtre, qui en eut le vent, me fit demander de s'y venir réfugier avec moi. Le lendemain, le major nous donna à déjeuner; et, tandis que l'armée défilait sur le pont du Rhin, j'allai faire ma cour aux deux maréchaux, et de là je la fus joindre à Obersheim, où elle campa.
Nous passâmes à Spire, dont je ne pus m'empêcher de déplorer la désolation. C'était une des plus belles et des plus florissantes villes de l'empire; elle en conservait les archives; elle était le siège de la chambre impériale, et les diètes de l'empire s'y sont souvent assemblées. Tout y était renversé par le feu que M. de Louvois y avait fait mettre, ainsi qu'à tout le Palatinat, au commencement de la guerre; et ce qu'il y avait d'habitants, en très petit nombre, étaient buttés sous ces ruines ou demeurant dans les caves. La cathédrale avait été plus épargnée ainsi que ses deux belles tours et la maison des jésuites, mais pas une autre. Chamilly, premier lieutenant général de l'armée et gouverneur de Strasbourg, demeura à Obersheim avec Vaubecourt, maréchal de camp, et toute l'infanterie: les maréchaux, tous les officiers généraux, toute la cavalerie et la seule brigade de Picardie, allèrent à Osthoven et Westhoven, et, huit jours après, à Guinsheim, le cul dans le Vieux-Rhin. Ce fut là où se firent les réjouissances des succès de Catalogne.