CHAPITRE XIII.

1694

Tracasseries de Monsieur et des princesses. — Aventure de Mme la princesse de Conti, fille du roi, qui chasse de chez elle Mlle Choin. — Disgrâce, exil, etc., de Clermont. — Cabale et désarroi. — Mlle Choin et Monseigneur. — M. de Noyon, de l'Académie française, étrangement moqué par l'abbé de Caumartin, qui en est perdu. — Grande action de M. de Noyon sur l'abbé de Caumartin. — Dauphiné d'Auvergne et comté d'Auvergne terres tout ordinaires. — Folie du cardinal de Bouillon. — Changements chez Monsieur.

Il était arrivé pendant la campagne quelques aventures aux princesses. C'était le nom distinctif par lequel on entendait seulement les trois filles du roi. Monsieur avait voulu avec raison que la duchesse de Chartres appelât toujours les deux autres ma soeur; et que celles-ci ne l'appelassent jamais que Madame. Cela était juste, et le roi le leur avait ordonné, dont elles furent fort piquées. La princesse de Conti pourtant s'y soumit de bonne grâce; mais Mme la Duchesse, comme soeur d'un même amour, se mit à appeler Mme de Chartres mignonne; or rien n'était moins mignon que son visage, que sa taille, que toute sa personne. Elle n'osa le trouver mauvais; mais quand, à la fin, Monsieur le sut, il en sentit le ridicule, et l'échappatoire de l'appeler Madame, et il éclata. Le roi défendit très sévèrement à Mme la Duchesse cette familiarité qui en fut encore plus piquée, mais elle fit en sorte qu'il n'y parût pas.

À un voyage de Trianon, ces princesses qui y couchaient, et qui étaient jeunes, se mirent à se promener ensemble les nuits, et à se divertir la nuit à quelques pétarades. Soit malice des deux aînées, soit imprudence, elles en tirèrent une nuit sous les fenêtres de Monsieur qui l'éveillèrent, et qui le trouva fort mauvais; il en porta ses plaintes au roi qui lui fit force excuses, gronda fort les princesses, et eut grand'peine à l'apaiser. Sa colère fut surtout domestique: Mme la duchesse de Chartres s'en sentit longtemps, et je ne sais si les deux autres en furent fort fâchées. On accusa même Mme la Duchesse de quelques chansons sur Mme de Chartres. Enfin tout fut replâtré, et Monsieur pardonna tout à fait à Mme de Chartres par une visite qu'il reçut à Saint-Cloud de Mme de Montespan qu'il avait toujours, fort aimée, qui raccommoda aussi ses deux filles, et qui avait conservé de l'autorité sur elles, et en recevait de grands devoirs.

Mme la princesse de Conti eut une autre aventure qui fit grand bruit et qui eut de grandes suites. La comtesse de Bury avait été mise auprès d'elle pour être sa dame d'honneur à son mariage. C'était une femme d'une grande vertu, d'une grande douceur et d'une grande politesse, avec de l'esprit et de la conduite; elle était d'Aiguebonne et veuve sans enfants, en 1666, d'un cadet de Rostaing, frère de la vieille Lavardin, mère du chevalier de l'ordre, ambassadeur à Rome. Mme de Bury avait fait venir de Dauphiné Mlle Choin, sa nièce, qu'elle avait mise fille d'honneur de Mme la princesse de Conti. C'était une grosse fille écrasée, brune, laide, camarde, avec de l'esprit et un esprit d'intrigue et de manège. Elle voyait sans cesse Monseigneur qui ne bougeait de chez Mme la princesse de Conti. Elle l'amusa, et sans qu'on s'en aperçût se mit intimement dans sa confiance. Mme de Lislebonne et ses deux filles, qui ne sortaient pas non plus de chez la princesse de Conti, et qui étaient parvenues à l'intimité de Monseigneur, s'aperçurent les premières de la confiance entière que la Choin avait acquise, et devinrent ses meilleures amies. M. de Luxembourg qui avait le nez bon l'écuma. Le roi ne l'aimait point et ne se servait de lui que par nécessité; il le sentait, et s'était entièrement tourné vers Monseigneur. M. le prince de Conti l'y avait mis fort bien, et le duc de Montmorency son fils. Outre l'amitié, ce prince ménageait fort ce maréchal pour en être instruit et vanté, dans l'espérance d'arriver au commandement des armées; et la débauche avait achevé de les unir étroitement. La jalousie de M. de Vendôme, en tout genre contre le prince de Conti, n'osant s'en prendre ouvertement à lui, l'avait brouillé avec M. de Luxembourg, et fait choisir l'armée de Catinat, où il n'avait rien au-dessus de lui; et M. du Maine, par la jalousie des préférences, n'était pas mieux avec le général. Tout cela l'attachait de plus en plus au prince de Conti, et le tournait vers Monseigneur avec plus d'application, et c'est ce qui fit que Monseigneur avait préféré la Flandre à l'Allemagne, où le roi le voulait envoyer, qui commençait à sentir quelque chose des intrigues de M. de Luxembourg auprès de Monseigneur.

Ce prince avait pris du goût pour Clermont, de la branche de Chattes, enseigne des gens d'armes de la garde. C'était un grand homme, parfaitement bien fait, qui n'avait rien que beaucoup d'honneur, de valeur, avec un esprit assez propre à l'intrigue, et qui s'attacha à M. de Luxembourg à titre de parenté. Celui-ci se fit honneur de le ramasser, et bientôt il le trouva propre à ses desseins: il s'était introduit chez Mme la princesse de Conti; il en avait fait l'amoureux; elle la devint bientôt de lui; avec ses appuis il devint bientôt un favori de Monseigneur, et déjà initié avec M. de Luxembourg, il entra dans toutes les vues que M. le prince de Conti et lui s'étaient proposées, de se rendre les maîtres de l'esprit de Monseigneur et de le gouverner, pour disposer de l'État quand il en serait devenu le maître.

Dans cet esprit ils avisèrent Clermont de s'attacher à la Choin, d'en devenir l'amant, et de paraître vouloir l'épouser. Ils lui confièrent ce qu'ils avaient découvert de Monseigneur à son égard, et que ce chemin était sûrement pour lui celui de la fortune. Clermont, qui n'avait rien, les crut bien aisément: il fit son personnage, et ne trouva point la Choin cruelle; l'amour qu'il feignait, mais qu'il lui avait donné, y mit la confiance; elle ne se cacha plus à lui de celle de Monseigneur, ni bientôt Monseigneur ne lui fit plus mystère de son amitié pour la Choin; et bientôt après la princesse de Conti fut leur dupe. Là-dessus on partit pour l'armée, où Clermont eut toutes les distinctions que M. de Luxembourg lui put donner.

Le roi, inquiet de ce qu'il entrevoyait de cabale auprès de son fils, les laissa tous partir, et n'oublia pas d'user du secret de la poste; les courriers lui en dérobaient souvent le fruit, mais à la fin l'indiscrétion de ne pas tout réserver aux courriers trahit l'intrigue. Le roi eut de leurs lettres; il y vit le dessein de Clermont et de la Choin de s'épouser, leur amour, leur projet de gouverner Monseigneur et présentement et après lui; combien M. de Luxembourg était l'âme de toute cette affaire, et les merveilles pour soi qu'il s'en proposait. L'excès du mépris de la Choin et de Clermont pour la princesse de Conti, de qui Clermont lui sacrifia les lettres que le roi eut pour ce même paquet intercepté à la poste, après beaucoup d'autres dont il faisait rendre les lettres après en avoir pris les extraits, et avec ce paquet une lettre de Clermont accompagnant le service, où la princesse de Conti était traitée sans ménagement, où Monseigneur n'était marqué que sous le nom de leur gros ami, et où tout le coeur semblait se répandre. Alors le roi crut en avoir assez, et une après-dînée de mauvais temps qu'il ne sortit point, il manda à la princesse de Conti de lui venir parler dans son cabinet. Il en avait aussi des lettres à Clermont et des lettres de Clermont à elle où leur amour était fort exprimé, et dont la Choin et lui se moquaient ensemble.

La princesse de Conti qui comme ses soeurs n'allait jamais chez le roi qu'entre son souper et son coucher, hors des étiquettes de sermon ou des chasses, se trouva bien étonnée du message. Elle s'en alla chez le roi fort en peine de ce qu'il lui voulait, car il était redouté de son intime famille, plus s'il se peut encore que de ses autres sujets. Sa dame d'honneur demeura dans un premier cabinet, et le roi l'emmena plus loin; là, d'un ton sévère, il lui dit qu'il savait tout, et qu'il n'était pas question de lui dissimuler sa faiblesse pour Clermont, et tout de suite ajouta qu'il avait leurs lettres, et les lui tira de sa poche en lui disant: « Connaissez-vous cette écriture? » qui était la sienne, puis celle de Clermont. À ce début la pauvre princesse se trouva mal, la pitié en prit au roi qui la remit comme il put, et qui lui donna les lettres sur lesquelles il la chapitra, mais assez humainement; après il lui dit que ce n'était pas tout, et qu'il en avait d'autres à lui montrer par lesquelles elle verrait combien elle avait mal placé ses affections, et à quelle rivale elle était sacrifiée. Ce nouveau coup de foudre, peut-être plus accablant que le premier, renversa de nouveau la princesse. Le roi la remit encore, mais ce fut pour en tirer un cruel châtiment: il voulut qu'elle lût en sa présence ses lettres sacrifiées et celles de Clermont et de la Choin. Voilà où elle pensa mourir, et elle se jeta aux pieds du roi baignée de ses larmes, et ne pouvant presque articuler; ce ne fut que sanglots, pardons, désespoirs, rages, et à implorer justice et vengeance; elle fut bientôt faite. La Choin fut chassée le lendemain, et M. de Luxembourg eut ordre en même temps d'envoyer Clermont dans la place la plus voisine qui était Tournai, avec celui de se défaire de sa charge, et de se retirer après en Dauphiné pour ne pas sortir de la province. En même temps le roi manda à Monseigneur ce qui s'était passé entre lui et sa fille, et par là le mit hors de mesure d'oser protéger les deux infortunés. On peut juger de la part que le prince de Conti, mais surtout M. de Luxembourg et son fils, prirent à cette découverte, et combien la frayeur saisit les deux derniers.

Cependant comme l'amitié de Monseigneur pour la Choin avait été découverte par ces mêmes lettres, la princesse de Conti n'osa ne pas garder quelques mesures. Elle envoya Mlle Choin dans un de ses carrosses à l'abbaye de Port-Royal à Paris, et lui donna une pension et des voitures pour emporter ses meubles. La comtesse de Bury, qui ne s'était doutée de rien sur sa nièce, fut inconsolable et voulut se retirer bientôt après.

Mme de Lislebonne et ses filles se hâtèrent d'aller voir la Choin, mais avec un extrême secret. C'était le moyen sûr de tenir immédiatement à Monseigneur; mais elles ne voulaient pas se hasarder du côté du roi ni de la princesse de Conti qu'elles avaient toutes sortes de raisons de ménager avec la plus grande délicatesse. Elles étaient princesses, mais le plus souvent sans habits et sans pain, à la lettre, par le désordre de M. de Lislebonne. M. de Louvois leur en avait donné souvent. Mme la princesse de Conti les avait attirées à la cour, les y nourrissait, leur faisait des présents continuels, leur y procurait toutes sortes d'agréments, et c'était à elle qu'elles avaient l'obligation d'avoir été connues de Monseigneur, puis admises dans sa familiarité, enfin dans son amitié la plus déclarée et la plus distinguée. Les chansons achevèrent de célébrer cette étrange aventure de la princesse et de sa confidente.

M. de Noyon en avait fourni une autre à notre retour, qui lui fut d'autant plus sensible, qu'elle divertit fort tout le monde à ses dépens. On a vu, dès l'entrée de ces Mémoires, quel était ce prélat. Le roi s'amusait de sa vanité qui lui faisait prendre tout pour distinction, et les effets de cette vanité feraient un livre. Il vaqua une place à l'Académie française, et le roi voulut qu'il en fût. Il ordonna même à Dangeau qui en était, de s'en expliquer de sa part aux académiciens. Cela n'était jamais arrivé, et M. de Noyon, qui se piquait de savoir, en fut comblé, et ne vit pas que le roi se voulait divertir. On peut croire que le prélat eut toutes les voix sans en avoir brigué aucune, et le roi témoigna à M. le Prince et à tout ce qu'il y avait de distingué à la cour qu'il serait bien aise qu'ils se trouvassent à sa réception. Ainsi M. de Noyon fut le premier du choix du roi dans l'Académie, sans que lui-même y eût auparavant pensé, et le premier encore à la réception duquel le roi eût pris le soin de convier.

L'abbé de Caumartin se trouvait alors directeur de l'Académie, et par conséquent à répondre au discours qu'y ferait le prélat. Il en connaissait la vanité et le style tout particulier à lui; il avait beaucoup d'esprit et de savoir. Il était jeune et frère de différent lit de Caumartin, intendant des finances, fort à la mode en ce temps-là, et qui les faisait presque toutes sous Pontchartrain, contrôleur général, son parent proche et son ami intime. Cette liaison rendait l'abbé plus hardi, et, se comptant sûr d'être approuvé du monde et soutenu du ministre, il se proposa de divertir le public aux dépens de l'évêque qu'il avait à recevoir. Il composa donc un discours confus et imité au possible du style de M. de Noyon, qui ne fut qu'un tissu des louanges les plus outrées et de comparaisons emphatiques dont le pompeux galimatias fut une satire continuelle de la vanité du prélat, qui le tournait pleinement en ridicule.

Cependant, après avoir relu son ouvrage, il en eut peur, tant il le trouva au delà de toute mesure; pour se rassurer, il le porta à M. de Noyon comme un écolier à son maître, et comme un jeune homme à un grand prélat qui ne voulait rien omettre des louanges qui lui étaient dues, ni rien dire aussi qui ne fût de son goût, et qui ne méritât son approbation. Ce respect si attentif combla l'évêque; il lut et relut le discours, il en fut charmé, mais il ne laissa pas d'y faire quelques corrections pour le style et d'y ajouter quelques traits de sa propre louange. L'abbé revit son ouvrage de retour entre ses mains avec grand plaisir; mais quand il y trouva les additions de la main de M. de Noyon et ses ratures, il fut comblé à son tour du succès du piège qu'il lui avait tendu, et d'avoir en main un témoignage de son approbation qui le mettait à couvert de toute plainte.

Le jour venu de la réception, le lieu fut plus que rempli de tout ce que la cour et la ville avaient de plus distingué. On s'y portait dans le désir d'en faire sa cour au roi, et dans l'espérance de s'y divertir. M. de Noyon parut avec une nombreuse suite, saluant et remarquant l'illustre et nombreuse compagnie avec une satisfaction qu'il ne dissimula pas, et prononça sa harangue avec sa confiance ordinaire, dont la confusion et le langage remplirent l'attente de l'auditoire. L'abbé de Caumartin répondit d'un air modeste, d'un ton mesuré, et, par de légères inflexions de voix aux endroits les plus ridicules ou les plus marqués au coin du prélat, aurait réveillé l'attention de tout ce qui l'écoutait, si la malignité publique avait pu être un moment distraite. Celle de l'abbé, toute brillante d'esprit et d'art, surpassa tout ce qu'on en aurait pu attendre si on avait prévu la hardiesse de son dessein, dont la surprise ajouta infiniment au plaisir qu'on y prit. L'applaudissement fut donc extrême et général, et chacun, comme de concert, enivrait M. de Noyon de plus en plus, en lui faisant accroire que son discours méritait tout par lui-même, et que celui de l'abbé n'était goûté que parce qu'il avait su le louer dignement. Le prélat s'en retourna charmé de l'abbé et du public, et ne conçut jamais la moindre défiance.

On peut juger du bruit que fit cette action, et quel put être le personnage de M. de Noyon se louant dans les maisons et par les compagnies et de ce qu'il avait dit et de ce qui lui avait été répondu, et du nombre et de l'espèce des auditeurs, et de leur admiration unanime, et des bontés du roi à cette occasion. M. de Paris, chez lequel il voulut aller triompher, ne l'aimait point. Il y avait longtemps qu'il avait sur le cœur une humiliation qu'il en avait essuyée; il n'était point encore duc, et la cour était à Saint-Germain, où il n'y avait point de petites cours comme à Versailles. M. de Noyon, y entrant dans son carrosse, rencontra M. de Paris à pied; il s'écrie, M. de Paris va à lui, et croit qu'il va mettre pied à terre; point du tout; il le prend de son carrosse par la main, et le conduit ainsi en laisse jusqu'aux degrés, toujours parlant, et complimentant l'archevêque qui rageait de tout son coeur. M. de Noyon, toujours sur le même ton, monta avec lui et fit si peu semblant de soupçonner d'avoir rien fait de mal à propos, que M. de Paris n'osa en faire une affaire; mais il ne le sentit pas moins. Cet archevêque, à force d'être bien avec le roi, de présider aux assemblées du clergé avec toute l'autorité et les grâces qu'on lui a connues, et d'avoir part à la distribution des bénéfices qu'il perdit enfin, s'était mis peu à peu au-dessus de faire aucune visite aux prélats, même les plus distingués, quoique tous allassent souvent chez lui. M. de Noyon s'en piqua et lui en parla fort intelligiblement. C'étaient toujours des excuses. Voyant enfin que ces excuses dureraient toujours, il en parla si bien au roi, qu'il l'engagea à ordonner à M. de Paris de l'aller voir. Ce dernier en fut d'autant plus mortifié qu'il n'osa plus y manquer aux occasions et aux arrivées, et que cette exception l'embarrassa avec d'autres prélats considérables.

On peut donc imaginer quelle farce ce fut pour M. de Paris que cette réception d'Académie; mais qu'il n'en pourrait être pleinement satisfait tant que M. de Noyon continuerait de s'en applaudir; aussi ne manqua-t-il pas l'occasion de sa visite pour lui ouvrir les yeux et lui faire entendre, comme son serviteur et son confrère, ce qu'il n'osait lui dire entièrement. Il tourna longtemps sans pouvoir être entendu par un homme si rempli de soi-même, et si loin d'imaginer qu'il fût possible de s'en moquer; à la fin pourtant il se fit écouter, et pour l'honneur de l'épiscopat insulté, disait-il, par un jeune homme, il le pria de n'en pas augmenter la victoire par une plus longue duperie, et de consulter ses vrais amis. M. de Noyon jargonna longtemps avant de se rendre, mais à la fin il ne put se défendre des soupçons, et de remercier l'archevêque avec qui il convint d'en parler au P. de La Chaise qui était de ses amis. Il y courut en effet au sortir de l'archevêché. Il dit au P. de La Chaise l'inquiétude qu'il venait de prendre, et le pria tant de lui parler de bonne foi, que le confesseur, qui de soi était bon, et qui balançait entre laisser M. de Noyon dans cet extrême ridicule, et faire une affaire à l'abbé de Caumartin, ne put enfin se résoudre à tromper un homme qui se fiait à lui, et lui confirma, le plus doucement qu'il put, la vérité que l'archevêque de Paris lui a voit le premier apprise. L'excès de la colère et du dépit succéda à l'excès du ravissement. Dans cet état il retourna chez lui, et alla le lendemain à Versailles, où il fit au roi les plaintes les plus amères de l'abbé de Caumartin, dont il était devenu le jouet, et la risée de tout le monde.

Le roi, qui avait bien voulu se divertir un peu, mais qui voulait toujours partout un certain ordre et une certaine bienséance, avait déjà su ce qui s'était passé, et l'avait trouvé fort mauvais. Ces plaintes l'irritèrent d'autant plus qu'il se sentit la cause innocente d'une scène si ridicule et si publique, et que, quoiqu'il aimât à s'amuser des folies de M. de Noyon, il ne laissait pas d'avoir pour lui de la bonté et de la considération. Il envoya chercher Pontchartrain, et lui commanda de laver rudement la tête à son parent, et de lui expédier une lettre de cachet pour aller se mûrir la cervelle, et apprendre à rire et à parler dans son abbaye de Busay en Bretagne. Pontchartrain n'osa presque répliquer: il exécuta bien la première partie de son ordre, pour l'autre il la suspendit au lendemain, demanda grâce, fit valoir la jeunesse de l'abbé, la tentation de profiter du ridicule du prélat, et surtout la réponse corrigée et augmentée de la main de M. de Noyon, qui, puisqu'il l'avait examinée de la sorte, n'avait qu'à se prendre à lui-même de n'y avoir pas aperçu ce que tout le monde avait cru y voir. Cette dernière raison, habilement maniée par un ministre agréable et de beaucoup d'esprit, fit tomber la lettre de cachet, mais non pas l'indignation. Pontchartrain pour cette fois n'en demandait pas davantage. Il fit valoir le regret et la douleur de l'abbé, et sa disposition d'aller demander pardon à M. de Noyon, et lui témoigner qu'il n'avait jamais eu l'intention de lui manquer de respect et de lui déplaire. En effet, il lui fit demander la permission d'aller lui faire cette soumission; mais l'évêque outré ne la voulut point recevoir, et après avoir éclaté sans mesure contre les Caumartin, s'en alla passer sa honte dans son diocèse, où il demeura longtemps.

Il faut dire tout de suite que, peu après son retour à Paris, il tomba si malade qu'il reçut ses sacrements. Avant de les recevoir, il envoya chercher l'abbé de Caumartin, lui pardonna, l'embrassa, tira de son doigt un beau diamant qu'il le pria de garder et de porter pour l'amour de lui, et quand il fut guéri il fit auprès du roi tout ce qu'il put pour le raccommoder; il y a travaillé toute sa vie avec chaleur et persévérance, et n'a rien oublié pour le faire évêque, mais ce trait l'avait radicalement perdu dans l'esprit du roi, et M. de Noyon n'en eut que le bien devant Dieu par cette grande action, et l'honneur devant le monde.

L'orgueil du cardinal de Bouillon donna vers ce même temps une autre sorte de scène. Pour l'entendre il faut dire qu'il y a dans la province d'Auvergne deux terres particulières dont l'une s'appelle le comté d'Auvergne, l'autre le dauphiné d'Auvergne. Le comté a une étendue ordinaire et des mouvances ordinaires d'une terre ordinaire sans droits singuliers, et sans rien de distingué de toutes les autres. Comment elle a retenu ce nom et le dauphiné le sien, mènerait à une dissertation trop longue. Le dauphiné est encore plus petit en étendue que le comté, et bien qu'érigé en princerie, n'a ni rang ni distinction par-dessus les autres terres, ni droits particuliers, et n'a jamais donné aucune prétention à ceux qui l'ont possédé. Mais la distinction du nom de prince-dauphin avait plu à la branche de Montpensier qui possédait cette terre dont quelques-uns ont porté ce titre du vivant de leur père avant de devenir ducs de Montpensier. Le comté d'Auvergne tel qu'il vient d'être dépeint était entré et sorti de la maison de La Tour par des mariages et des successions. Ce nom était friand pour des gens qui minutaient de changer leur nom de La Tour en celui d'Auvergne, et ils firent si bien auprès du roi lors et depuis l'échange de Sedan, que cette terre est rentrée chez eux, et c'est de là que le frère du duc et du cardinal de Bouillon porte le nom de comte d'Auvergne.

Le dauphiné d'Auvergne était échu à Monsieur par la succession de Mademoiselle, et aussitôt le cardinal avait conçu une envie démesurée de l'avoir. Il en parla à Bechameil qui était surintendant de Monsieur, au chevalier de Lorraine, et fit sa cour à tous ceux qui pouvaient avoir part à déterminer Monsieur à le lui vendre. À la fin et à force de donner gros, le marché fut conclu, et Monsieur en parla au roi, qui s'était chargé de son agrément comme d'une bagatelle; mais il fut surpris de trouver le roi sur la négative. Monsieur insista et ne pouvait la comprendre : « Je parie, mon frère, lui dit le roi, que c'est une nouvelle extravagance du cardinal de Bouillon qui veut faire appeler un de ses neveux prince-dauphin; dégagez-vous de ce marché. » Monsieur, qui avait promis et qui trouvait le marché bon, insista; mais le roi tint bon, et dit à Monsieur qu'il n'avait qu'à faire mander au cardinal qu'il ne le voulait pas.

Cette réponse lui fut écrite par le chevalier de Lorraine de la part de Monsieur, et le pénétra de dépit. Ce nom singulier et propre à éblouir les sots dont le nombre est toujours le plus grand, et un nom que des princes du sang avaient porté, avait comblé son orgueil de joie; le refus le combla de douleur. N'osant se prendre au roi, il répondit au chevalier de Lorraine un fatras de sottises qu'il couronna par ajouter qu'il était d'autant plus affligé de ce que Monsieur lui manquait de parole, que cela l'empêcherait d'être désormais autant son serviteur qu'il l'avait été par le passé. Monsieur eut plus envie de rire de cette espèce de déclaration de guerre que de s'en offenser. Le roi d'abord la prit plus sérieusement, mais touché par les prières de M. de Bouillon, et plus encore par la grandeur du châtiment d'une pareille insolence si elle était prise comme elle le méritait, il prit le parti de l'ignorer, et le cardinal de Bouillon en fut quitte pour la honte et pour s'aller cacher une quinzaine dans sa belle maison de Saint-Martin de Pontoise, que par un échange il avait depuis peu trouvé moyen de séculariser, et de faire de ce prieuré un bien héréditaire et patrimonial.

Le marquis d'Arcy était mort à Maubeuge, à l'ouverture de la campagne: de gouverneur de M. le duc de Chartres il était devenu premier gentilhomme de sa chambre et le directeur discret de sa conduite. Ce prince, qui eut le bon esprit de sentir tout ce qu'il valait, l'a regretté toute sa vie et l'a témoigné, par tous les effets qu'il a pu, à sa famille, et jusqu'à ses domestiques. Il était chevalier de l'ordre de 1688, conseiller d'État d'épée, et avait été ambassadeur en Savoie. C'était un homme d'une vertu et d'une capacité peu communes, sans nulle pédanterie et fort rompu au grand monde, et un très vaillant homme sans nulle ostentation. Un roi à élever et à instruire eût été dignement et utilement remis entre ses mains. Il n'était point marié ni riche, et n'avait guère que soixante ans; homme bien fait et de fort bonne mine. Au retour de l'armée on fut surpris de celui que le roi mit auprès de son neveu pour le remplacer. Ce fut Cayeu, brigadier de cavalerie, brave et très honnête gentilhomme, qui buvait bien et ne savait rien au delà. M. de Chartres fut fort aise d'avoir affaire à un tel inspecteur dont il se moqua, et le fit tomber dans tous les panneaux qu'il lui tendit.

Il y avait eu aussi pendant la campagne quelques changements chez Monsieur. Il permit à Châtillon, son ancien favori, de vendre à son frère aîné la moitié de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre. Châtillon avait épousé par amour Mlle de Pienne; c'était, sans contredit, le plus beau couple de la cour, et la mieux fait, et du plus grand air. Ils se brouillèrent et se séparèrent à ne se jamais revoir. Elle était dame d'atours de Madame, et soeur de la marquise de Villequier, aussi mariée par amour. M. d'Aumont avait été des années sans y vouloir consentir. Enfin, Mme de Maintenon s'en mêla, parce que la mère de cette belle était parente et de même nom que l'évêque de Chartres, directeur de Saint-Cyr et de Mme de Maintenon, laquelle enfin en était venue à bout. Le comte de Tonnerre, neveu de M. de Noyon, dont je viens de parler, vendit aussi l'autre charge de premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, qu'il avait depuis longtemps, à Sassenage qui quitta le service. Tonnerre avait beaucoup d'esprit, mais c'était tout; il en partait souvent des traits extrêmement plaisants et salés, mais qui lui attiraient des aventures qu'il ne soutenait pas, et qui ne purent le corriger de ne se rien refuser, et il était parvenu enfin a cet état, qu'il eût été honteux d'avoir une querelle avec lui; aussi ne se contraignait-on point sur ce qu'on voulait lui répondre ou lui dire. Il était depuis longtemps fort mal dans sa petite cour par ses bons mots. Il lui avait échappé de dire qu'il ne savait ce qu'il faisait de demeurer en cette boutique; que Monsieur était la plus sotte femme du monde, et Madame le plus sot homme qu'il eût jamais vu. L'un et l'autre le surent, et en furent très offensés. Il n'en fut pourtant autre chose; mais le mélange des brocards sur chacun et du mépris extrême qu'il avait acquis, le chassèrent à la fin pour mener une vie fort pitoyable.

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