CHAPITRE XV.

1695

Année 1695. Mort de M. de Luxembourg. — Maréchal de Villeroy capitaine des gardes et général de l'armée de Flandre. — Opposition à la réception au parlement du duc de Montmorency, qui prend le nom de duc de Luxembourg. — Qualité de premier baron de France, fausse et insidieuse, que les opposants ont fait rayer au maréchal-duc de Luxembourg. — M. d'Elbeuf. — Roquelaure insulté par MM. de Vendôme. — Mort de la princesse d'Orange dont le roi défend le deuil aux parents. — Catastrophe de Koenigsmarck et de la duchesse d'Hanovre. — Échange forcé des gouvernements de Guyenne et de Bretagne. — M. d'Elbeuf à l'adoration de la croix après MM. de Vendôme. — Origine de mon amitié particulière avec la duchesse de Bracciano, depuis dite princesse des Ursins. — Phélypeaux fils et survivancier de Pontchartrain. — Origine de ma liaison avec lui. — Maréchal et maréchale de Lorges. — Famille du maréchal de Lorges. — Mon mariage. — Trahison inutile de Phélypeaux. — Mariage de ma belle-soeur avec le duc de Lauzun. — Mort de la marquise de Saint-Simon et de sa nièce la duchesse d'Uzès, de La Fontaine, de Mignard, de Barbançon. — Échange de Meudon et de Choisy avec un grand retour.

M. de Luxembourg ne survécut pas longtemps à ce beau mariage. À soixante-sept ans, il s'en croyait vingt-cinq, et vivait comme un homme qui n'en a pas davantage. Au défaut de bonnes fortunes dont son âge et sa figure l'excluaient, il suppléait par de l'argent; et l'intimité de son fils et de lui, de M. le prince de Conti et d'Albergotti, portait presque toute sur des moeurs communes et des parties secrètes qu'ils faisaient ensemble avec des filles. Tout le faix des marches, des ordres, des subsistances portait, toutes les campagnes, sur Puységur, qui même dégrossissait les projets. Rien de plus juste que le coup d'oeil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissait tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu et du danger du succès le plus imminent; et c'était là où il était grand. Pour le reste, la paresse même. Peu de promenades sans grande nécessité, du jeu, de la conversation avec ses familiers, et tous les soirs un souper avec un très petit nombre, presque toujours le même, et si on était voisin de quelque ville, on avait soin que le sexe y fût agréablement mêlé. Alors il était inaccessible à tout, et s'il arrivait quelque chose de pressé, c'était à Puységur à y donner ordre. Telle était à l'armée la vie de ce grand général, et telle encore à Paris, où la cour et le grand monde occupaient ses journées, et les soirs ses plaisirs. À la fin l'âge, le tempérament, la conformation le trahirent. Il tomba malade à Versailles d'une péripulmonie dont Fagon eut tout d'abord très mauvaise opinion: sa porte fut assiégée de tout ce qu'il y avait de plus grand; les princes du sang n'en bougeaient, et Monsieur y alla plusieurs fois. Condamné par Fagon, Caretti, Italien à secrets qui avaient souvent réussi, l'entreprit et le soulagea, mais ce fut l'espérance de quelques moments. Le roi y envoya quelquefois par honneur plus que par sentiment. J'ai déjà fait remarquer qu'il ne l'aimait point, mais le brillant de ses campagnes et la difficulté de le remplacer faisaient toute l'inquiétude. Devenu plus mal, le P. Bourdaloue, ce fameux jésuite que ses admirables sermons doivent immortaliser, s'empara tout à fait de lui. Il fut question de le raccommoder avec M. de Vendôme, que la jalousie de son amitié et de ses préférences pour M. le prince de Conti avait fait éclater en rupture, et se réfugier à l'armée d'Italie, comme je l'ai déjà dit. Roquelaure, l'ami de tous et le confident de personne, les amena l'un après l'autre au lit de M. de Luxembourg où tout se passa de bonne grâce et en peu de paroles. Il reçut ses sacrements, témoigna de la religion et de la fermeté. Il mourut le matin du 4 janvier 1695, cinquième jour de sa maladie, et fut regretté de beaucoup de gens, quoique, comme particulier, estimé de personne, et aimé de fort peu.

Pendant sa maladie il fit faire un dernier effort auprès du roi par le duc de Chevreuse pour obtenir sa charge pour son fils, gendre de ce duc. Il en fut refusé, et le roi lui fit dire qu'il devait se souvenir qu'il ne lui avait donné le gouvernement de Normandie en survivance pour son fils, qu'à condition qu'il ne lui parlerait jamais de la charge. Tous ses enfants et Mme de Meckelbourg, sa soeur, ne le quittèrent que lorsqu'on les mit hors de sa chambre comme il allait passer, où ils laissèrent éclater leur douleur. Le P. Bourdaloue les reprit de ce qu'ils s'affligeaient de ce qu'un homme payait le tribut à la nature; il ajouta qu'il mourait en chrétien et en grand homme, et que peut-être aucun d'eux n'aurait le bonheur de mourir de la sorte. Pour en grands hommes, aucun d'eux n'y était tourné; en chrétiens, ce sera leur affaire: mais la prophétie ne tarda pas à s'accomplir en la personne de la duchesse de Meckelbourg. Elle mourut dans le même mois de janvier et de la même maladie peu de jours après lui, sans aucun secours spirituel, ni presque de corporels, laissant tout ce qu'elle avait au comte de Luxembourg, second fils de son frère.

M. de Luxembourg ne vit à la mort pas un des ducs qu'il avait attaqués, pas un aussi ne s'empressa pour lui. Je n'y allai ni n'y envoyai pas une seule fois, quoique je fusse à Versailles, et il faut avouer que je sentis ma délivrance d'un tel ennemi. On eut la malignité de me vouloir faire parler sur cette mort. Je me contentai de répondre que je respectais trop le discernement du roi dans ses choix pour le remplacer, et avais trop bonne opinion de ses généraux et de ses troupes, pour m'affliger pour l'État d'une perte dont en mon particulier j'avais tant de raisons de me consoler. Avec cette réponse je vis tarir les questions.

Le maréchal de Villeroy eut la charge de capitaine des gardes du corps, en payant cinq cent mille livres de brevet de retenue dont il eut un pareil, et lui succéda au commandement de l'armée de Flandre. Tout le monde s'attendait à cette disposition: Villeroy, élevé avec le roi, avait toujours été fort bien avec lui, et dans la confiance domestique et de maîtresses la plus intime, fils de son gouverneur, et tous deux bas et fins courtisans toute leur vie. Quelques nuages étrangers avaient quelquefois éloigné celui-ci; mais le goût du roi, ramené par l'art des souplesses et des bassesses, l'avait toujours rétabli en sa première faveur.

Disons tout de suite ce qui se passa entre le duc de Montmorency et nous dans le cours de cet hiver, qui prit le nom du duc de Luxembourg à la mort de son père. Nos assemblées se continuèrent. MM. d'Elbœuf, Montbazon, La Trémoille, Sully qui avait repris le procès depuis la mort de son père, Chaulnes, La Rochefoucauld, Richelieu, Monaco, Rohan et moi signâmes deux oppositions à ce que nul hoir mâle, sorti du feu maréchal de Luxembourg, ne fût reçu au parlement en qualité de pair de France pour les raisons que nous réservions à dire en temps et lieux, dont l'une fut signifiée à Dongois qui faisait la charge de greffier en chef du parlement, l'autre à la personne du procureur général, et nous résolûmes en même temps de faire rayer au fils la qualité qu'il prenait de premier baron de France, comme nous y avions obligé le père. Ce jeu de mots leur a fort servi à abuser le monde et à se faire passer pour premiers barons du royaume, et se préparer, par là des chimères, tandis que la terre de Montmorency, mouvante de l'abbaye de Saint-Denis, est peut-être première baronnie de ce district étroit connu sous le nom de l'Île-de-France, comme on dit de cette même abbaye Saint-Denis en France.

Ensuite nous minimes sur le tapis notre résolution précédente de mettre en cause le duc de Gesvres pour récuser par ce moyen le premier président. Ce magistrat, depuis la mort de M. de Luxembourg, prenait toutes sortes de formes pour éviter cet affront. Il employa dés présidents à mortier, amis de quelques-uns de nous, et d'autres personnes de leur confiance, qui, sous prétexte d'amitié et d'intérêt à ce qui les touchait, leur exagérèrent la peine et la douleur du premier président de s'être brouillé avec nous; qu'il sen toit amèrement ses torts à notre égard, et combien la mort de celui dont il espérait un grand appui le laissait exposé à notre haine; qu'ils étaient sûrs qu'il donnerait toutes choses pour se rapprocher de nous, et qu'ils ne doutaient point que sa profonde capacité ne lui fournît des moyens depuis cette mort d'être autant pour nous qu'il nous avait été contraire. Ils ajoutèrent même qu'ils lui en avaient ouï échapper des demi-mots bien significatifs, et qui les assuraient que le coeur s'expliquait par sa bouche. MM. de Chaulnes, de La Rochefoucauld et de La Force s'infatuèrent de ce piège, et opinèrent fortement à y donner. MM. de La Trémoille, de Rohan et moi ne primes point un si dangereux change. Nous remîmes aux yeux de ces messieurs toutes les injustices et quelque chose de pis, que nous avions essuyées du premier président; son refus d'audience qui nous força aux lettres d'État; son manque de parole et sans détour au duc de Chaulnes sur l'assemblée de toutes les chambres; le danger de se fier à un homme si autorisé au parlement, et d'autant plus offensé contre nous, que nous avions publié ses iniquités et ses perfidies sans plus garder de mesure avec lui. Nous remontrâmes combien il était apparent que ces attaques nous étaient faites sous sa direction par l'ardeur de venger son orgueil blessé; et quelles seraient notre honte et notre imprudence d'être ses dupes en nous remettant volontairement en ses filets. Nous n'étions que nous six ce jour à l'assemblée, et trois contre trois ne purent se persuader l'un l'autre. Elle se rompit donc, sans rien conclure, un peu tumultuairement; et M. de La Trémoille déclara en sortant qu'il protestait et protesterait contre l'opinion des autres trois; et que pour éviter des querelles inutiles et personnelles, il cesserait de se trouver aux assemblées. Ce commencement de scission nous fit prendre le parti, au duc de Rohan et à moi, de tenter de convertir M. de La Rochefoucauld, et cette pensée nous réussit deux jours après fort heureusement en une heure de temps que nous fûmes enfermés tous trois ensemble dans sa chambre à Versailles. Nous remîmes donc cette affaire sur le tapis avec plus de confiance à la première assemblée, où M. de La Trémoille ne parut point. M. de Chaumes fut étonné et fort fâché de se voir abandonné de M. de La Rochefoucauld revenu à notre avis. Il avait de l'amitié pour moi; son chagrin tomba sur le duc de Rohan, qui, vif, aigre et peu considéré, mit le bonhomme Chaumes, toujours si mesuré, en telle colère, que de part et d'autre les grosses paroles commençaient à échapper entre les dents. Cela nous hâta, de peur de pis, de rompre brusquement l'assemblée, où il ne fut encore rien conclu.

M. de La Rochefoucauld et moi raisonnâmes le lendemain ensemble, et sentîmes que le plus grand mal qui nous pût arriver serait la désunion, et nous conclûmes qu'avant tout, il fallait se hâter de raccommoder ces deux ducs et les disposer à opiner plus paisiblement, et mettant tout autre intérêt à part et toute fantaisie personnelle, n'aller qu'au but et au bien de notre affaire commune. Après un assez long entretien tête à tête, M. de La Rochefoucauld s'en chargea; il n'y perdit pas un moment, et heureusement il y réussit avant la première assemblée. Celle-ci fut tranquille, et M. de La Trémoille y revint. Il fut proposé de négocier avec le premier président et de le faire sonder; mais ce hameçon fut modestement mais très fermement rejeté, et enfin la récusation du premier président résolue. On accorda seulement, à la considération que nous avions tous pour M. de Chaumes, qu'on ne ferait point assigner M. de Gesvres tant que rien ne péricliterait, et qu'on attendrait à le faire autant qu'on le pourrait sans hasarder ce qui venait d'être résolu. Ensuite on proposa de prendre une requête civile au nom des ducs de Lesdiguières, de Brissac et de Rohan, dont pour abréger je n'expliquerai ni les raisons ni la procédure; mais M. de Rohan refusa d'y consentir jusqu'à ce que préalablement le duc de Gesvres eût été mis en cause, et ne se contenta d'aucunes raisons ni d'aucunes paroles qu'on lui voulut donner. Son consentement enfin ne s'arracha qu'après tant d'allées et venues que le projet de la requête civile vint à M. de Luxembourg qui prit aussitôt ses mesures avec le vieux chancelier Boucherat, gouverné par Mme d'Harlay sa fille, qui ménageait fort le premier président, cousin de son mari, qui fit en sorte qu'aucun des maîtres des requêtes ne scellât rien là-dessus du petit sceau sans grande connaissance de cause, c'est-à-dire sans que M. de Luxembourg fût averti à temps de s'y opposer. Il est difficile de comprendre comment une aussi bonne tête que M. de Chaulnes, et un homme aussi digne que lui, se montra si difficile à la récusation du premier président après qu'il lui avait si indignement manqué de parole, et avec la connaissance qu'il avait de ses souplesses et tous les tours et détours de perfidie dont il avait usé jusqu'à découvert avec nous, et d'autre part, il ne fut pas moins étrange que M. de Rohan se montrât si roide pour la récusation, après la mollesse et la variation, pour ne pas dire pis, avec laquelle il avait fait avorter entre ses mains, après l'avoir entreprise, et avec certitude de succès, comme je l'ai raconté plus haut. Toutes ces longueurs coulèrent le temps jusqu'à l'ouverture de la campagne. M. de Luxembourg, maréchal de camp, servant dans l'armée de Flandre, s'y rendit, et notre procès demeura accroché jusqu'à l'hiver suivant. Il avait perdu sa femme, et perdit tôt après le seul enfant qu'il en avait eu, sans que son union intime avec M. et Mme de Chevreuse en ait été en rien diminuée.

Il y avait eu, sur les fins de l'été et dans les commencements de l'hiver, des tentatives de négociations de paix, je ne sais sur quoi fondées. Crécy alla en Suisse comme en pays neutre et mitoyen entre l'empereur et M. de Savoie, et pas fort éloigné de Venise qui se mêlait de bons offices. Il était frère du P. Verjus, jésuite, ami particulier du P. de La Chaise, et il avait été résident en plusieurs cours d'Allemagne dont il connaissait parfaitement le droit public, les diverses cours des princes et leurs intérêts: c'était un homme sage, mesuré, et qui, sous un extérieur et des manières peu agréables, et qui sentaient bien plus l'étranger, le nouveau débarqué que le Français à force d'avoir séjourné dehors, et un langage de même, cachait une adresse et une finesse peu communes, une prompte connaissance, par le discernement, des gens avec qui il avait à traiter et de leur but; et qui à force de n'entendre que ce qu'il voulait bien entendre, de patience et de suite infatigable, et de fécondité à présenter sous toutes sortes de faces différentes les mêmes choses qui avaient été rebutées, arrivait souvent à son but.

L'abbé Morel alla vers Aix-la-Chapelle pour négocier dans l'empire. C'était une excellente tête, pleine de sens et de jugement, produite par Saint-Pouange, dont il était ami de table et de plaisir, et que M. de Louvois et le roi ensuite qui s'en était bien trouvé, avait employé en plusieurs voyages secrets. Il avait un frère conseiller au parlement et chanoine de Notre-Dame, qui ne lui ressemblait que pour aimer encore mieux le vin que lui et ne le porter pas si bien, et qu'il fit enfin aumônier du roi.

Harlay, conseiller d'État et gendre du chancelier, homme d'esprit, mais c'était à peu près tout, était allé à Maestricht sonder les Hollandais; mais ces démarches ne firent qu'enorgueillir les ennemis et les éloigner de la paix à proportion qu'ils nous la jugeaient plus nécessaire, et qu'ils y voyaient un empressement et des recherches si opposés à l'orgueil avec lequel on s'était piqué de terminer toutes les guerres précédentes. Ce fut tout le fruit que ces messieurs rapportèrent dans les premiers mois de cet hiver. Ils eurent même l'impudence de faire sentir à M. d'Harlay, dont la maigreur et la pâleur étaient extraordinaires, qu'ils le prenaient pour un échantillon de la réduction où se trouvait la France. Lui, sans se fâcher, répondit plaisamment que, s'ils voulaient lui donner le temps de faire venir sa femme, ils pourraient en concevoir une autre opinion de l'état du royaume. En effet, elle était extrêmement grosse et était très haute en couleur. Il fut assez brutalement congédié, et se hâta de regagner notre frontière.

Les hivers ne se passent guère sans aventures et sans tracasseries. M. d'Elboeuf trouva plaisant de faire l'amoureux de la duchesse de Villeroy, toute nouvelle mariée, et qui n'y donnait aucun lieu. Il lui en coûta quelque séjour à Paris pour laisser passer cette fantaisie, qui allait plus à insulter MM. de Villeroy qu'à toute autre chose. Ce n'était pas que M. d'Elboeuf eût aucun lieu de se plaindre d'eux, mais c'était un homme dont l'esprit audacieux se plaisait à des scènes éclatantes, et que sa figure, sa naissance et les bontés du roi avaient solidement gâté.

Roquelaure, duc à brevet et plaisant de profession, essuya une triste aventure. Il avait été toute sa vie extrêmement du grand monde, et ami intime de M. de Vendôme. Comme il voulait tenir à tout, il s'était fourré parmi les amis de M. de Luxembourg, de la brillante situation duquel il espérait tirer parti, et de ce qu'il entrevoyait dans la cour de Monseigneur, que ce général, intimement uni avec le prince de Conti, méditait de gouverner et d'avoir une part principale à tout lorsque le roi n'y serait plus. La difficulté pour Roquelaure était de demeurer bien avec des gens si opposés, qui devint bien plus fâcheuse lors de la rupture ouverte de MM. de Vendôme avec M. de Luxembourg dont j'ai parlé plus haut, et de ses causes. Elle fut si entière qu'il fallut opter, et Roquelaure, qui ne lisait pas dans l'avenir, ne balança pas à quitter son ancien ami de tous les temps pour ceux qu'il venait de se faire et dont il espérait beaucoup. M. de Vendôme en fut piqué au vif, mais il n'était pas temps de le montrer. L'éloignement de l'Italie, où il s'était réfugié de Flandre, faisait qu'il ne passait que peu de temps à la cour, et y vivait assez à l'ordinaire avec Roquelaure lorsqu'ils se trouvaient en même lieu. C'est ce qui fit qu'à la mort de M. de Luxembourg, ce fut lui qui mena MM. de Vendôme comme j'ai dit ci-dessus; mais cela même avait renouvelé leur dépit de sa défection de leur amitié, tellement que le vide que laissait M. de Luxembourg et l'audace de la nouvelle grandeur et de leur liaison avec M. du Maine qui les y avait fait monter, rompit les bornes où jusqu'alors il s'était contenu avec Roquelaure.

À peu de jours de là, celui-ci entra chez M. le Grand, un soir, qui tenait, soir et matin, une grande table à la cour, et un grand jeu toute la journée, où la foule de la cour entrait et sortait comme d'une église, et où celle des joueurs à tous jeux, mais surtout au lansquenet, ne manquait jamais. M. de Vendôme, qui était un des coupeurs, eut dispute avec un autre sur un mécompte de sept pistoles. Il était beau joueur, mais disputeur et opiniâtre au jeu comme partout ailleurs. Les autres coupeurs le condamnèrent; il paya, quitta, et vint grommelant contre ce jugement à la cheminée, où il trouva Roquelaure debout qui s'y chauffait. Celui-ci, avec la familiarité qu'il usurpait toujours et cet air de plaisanterie qu'il mêlait à tout, dit à l'autre qu'il avait tort et qu'il avait été bien jugé. Vendôme, piqué de la chose, le fut encore plus de cette indiscrétion, lui répondit en colère et jurant « qu'il était un f.... décideur, et qu'il se mêlait toujours de ce qu'il n'avait que faire. » Roquelaure, étonné de la sortie, fila doux, et lui dit qu'il ne croyait pas le fâcher; mais Vendôme, s'emportant de plus en plus, lui répliqua des duretés avec une hauteur qui ne se pouvait souffrir que par un valet, et dont le ton de voix ne fut pas ménagé. Roquelaure outré, mais beaucoup trop embarrassé, se contenta de lui répondre que s'ils étaient ailleurs, il ne lui parlerait pas de la sorte. Vendôme, se rapprochant plus près et le menaçant, répliqua en jurant, « qu'il le connaissait bien, et que là ni ailleurs il ne serait pas plus méchant. » Là-dessus le grand prieur qui était assez loin s'approcha d'eux et prit Roquelaure par le bout de sa cravate, et lui dit des choses aussi fâcheuses que celles qu'il venait d'essuyer de son frère, et sans altérer un flegme fort à contre-temps. Aussitôt voilà toute la chambre en émoi. Mme d'Armagnac et le maréchal de Villeroy coururent à la cheminée. Elle se hâta d'emmener MM. de Vendôme; et le maréchal de Villeroy, Roquelaure, qui n'eut ni le courage de tirer raison d'un tel affront, ni le supplément de prendre prétexte du lieu pour en porter sa plainte au roi. Le pis fut que dès le lendemain d'une scène si publique, il se laissa raccommoder, et en particulier, avec MM. de Vendôme, par Mme d'Armagnac dans son cabinet. Pour y mettre le comble, la duchesse de Roquelaure alla partout disant qu'elle était bien fâchée de ce qui était arrivé, mais que voilà aussi ce que c'était que de s'attaquer à son mari: ce ne pou voit être bêtise, et l'ignorance aurait été bien forte; on ne comprend pas ce qu'elle put espérer d'un si ridicule propos. Quelque effronté que fût Roquelaure, il parut les premiers jours déconcerté, et bientôt après il se remit à ses bouffonneries ordinaires et se trouva partout impudemment avec MM. de Vendôme à Marly, à Choisy, et partout où cela se rencontrait, et n'évitait pas même de leur parler quand cela se présentait, à l'étonnement de tout le monde.

Un soir longtemps après, qu'il fit chez le roi plus de bruit et d'éclats de rire qu'à l'ordinaire et qu'on le remarquait, je répondis froidement que la cause de tant de gaieté n'était pas difficile à deviner, puisque ce même soir MM. de Vendôme prenaient congé du roi pour retourner en Provence. Ce propos fut relevé, et je n'en fus point fâché, parce que je croyais n'avoir pas lieu d'aimer Roquelaure.

Deux événements étrangers se suivirent fort près à près. Le premier, la mort de la princesse d'Orange, à la fin de janvier, dans Londres; la cour n'en eut aucune part, et le roi d'Angleterre pria le roi qu'on n'en prît point le deuil, qui fut même défendu à MM. de Bouillon, de Duras et à tous ceux qui étaient parents du prince d'Orange. On obéit et on se tut; mais on trouva cette sorte de vengeance petite. On eut des espérances de changements en Angleterre, mais elles s'évanouirent incontinent, et le prince d'Orange y parut plus accrédité, plus autorisé et plus affermi que jamais. Cette princesse, qui avait toujours été fort attachée à son mari, n'avait pas paru moins ardente que lui pour son usurpation, ni moins flattée de se voir sur le trône de son pays aux dépens de sou père et de ses autres enfants. Elle fut fort regrettée, et le prince d'Orange qui l'aimait et la considérait avec une confiance entière, et même avec un respect fort marqué, en fut quelques jours malade de douleur.

L'autre événement fut étrange. Le duc d'Hanovre qui briguait un neuvième électorat en sa faveur, et qui, par la révolution d'Angleterre, était appelé à cette couronne après le prince et la princesse d'Orange, et après la princesse de Danemark, comme le plus proche de ligne protestante, était fils aîné de la duchesse Sophie, laquelle était fille de l'électeur palatin, qui se fit couronner roi de Bohème et qui en perdit sa dignité et ses États, et d'une fille de Jacques Ier, roi d'Écosse puis d'Angleterre, fils de la fameuse Marie Stuart, et père de Charles Ier, qui eurent la tête coupée, et [aïeul] du roi Jacques II, détrôné par le prince d'Orange [39][39] . Ce duc d'Hanovre avait épousé sa cousine germaine, de même maison, fille du duc de Zell. Elle était belle; il vécut bien avec elle pendant quelque temps. Le comte de Koenigsmarck, jeune et fort bien fait, vint à sa cour et lui donna de l'ombrage. Il devint jaloux; il les épia et se crut pleinement assuré de ce qu'il eût voulu ignorer toute sa vie; mais ce ne fut qu'après longtemps. La fureur le saisit: il fit arrêter le comte et tout de suite jeter dans un four chaud. Aussitôt après il renvoya sa femme à son père, qui la mit en un de ses châteaux, gardée étroitement par des gens du duc d'Hanovre. Il fit assembler le consistoire pour rompre son mariage. Il y fut décidé fort singulièrement qu'il l'était à son égard, et qu'il pouvait épouser une autre femme; mais qu'il subsistait à l'égard de la duchesse d'Hanovre; qu'elle ne pouvait se remarier, et que les enfants qu'elle avait eus pendant son mariage étaient légitimes. Le duc d'Hanovre ne demeura pas persuadé de ce dernier article.

Le roi, tout occupé de la grandeur solide de ses enfants naturels, venait de donner au comte de Toulouse toutes les distinctions, l'autorité et les avantages dont son office d'amiral pouvait être susceptible entre ses mains. Il lui avait donné depuis longtemps le gouvernement de Guyenne, à la mort du duc de Roquelaure, père de celui-ci; et pendant sa jeunesse, le maréchal de Lorges en avait eu le commandement et tous les appointements, qui n'avaient cessé que lorsque, par la cascade que fit la mort du maréchal d'Humières, il eut le gouvernement de Lorraine, comme je l'ai dit. M. de Chaulnes avait depuis très longtemps le gouvernement de Bretagne, et il y était adoré. À ce gouvernement l'amirauté de la province était unie, qui valait extrêmement. Rien ne convenait mieux à un amiral de France que de la réunir à lui, et que le gouvernement de cette vaste péninsule, bordée par la mer de trois côtés. Le roi y pensa donc avec d'autant plus d'empressement, qu'il s'était engagé [à donner] à Monsieur le premier gouvernement de province qui viendrait à vaquer, pour M. le duc de Chartres, et c'était une parole donnée à l'occasion du mariage de ce prince. M. de Chaulnes était vieux et fort gros; le roi craignait que la Bretagne lui échappât pour le Comte de Toulouse par sa vacance, et il résolut, pour la prévenir, le troc de ces deux gouvernements. Pour l'adoucir au duc de Chaulnes qui y perdait tout, et pour tirer le duc de Chevreuse qu'il aimait de l'état fâcheux où il avait mis ses affaires, à force de s'y croire habile et de vastes projets qui l'avaient ruiné, le roi voulut lui donner en même temps la survivance de la Guyenne, comme au neveu, à l'ami et à l'héritier du duc de Chaulnes et de son même nom, à qui il avait substitué tous ses biens par son contrat de mariage, c'est-à-dire au second fils qui en naîtrait, en cas que lui-même mourût sans enfants; et il n'en a jamais eu.

Le roi fit entrer un matin le duc de Chaulnes dans son cabinet, lui dora la pilule au mieux qu'il put, et toutefois conclut en maître. M. de Chaulnes, surpris et outré au dernier point, n'eut pas la force de rien répondre. Il dit qu'il n'avait qu'à obéir, et sortit incontinent du cabinet du roi les larmes aux yeux. Il s'en alla tout de suite à Paris, et il éclata contre le duc de Chevreuse, qu'il ne douta point avoir eu toute la part et peut-être fourni au roi une invention à lui si utile. La vérité était pourtant que le duc ni la duchesse de Chevreuse n'en avaient rien su qu'en même temps que M. de Chaulnes.

Celui-ci ne voulut pas voir son neveu ni sa nièce, et Mme de Chaulnes, si accoutumée à être la reine de la Bretagne, et qui y était aussi passionnément aimée, s'emporta plus encore que son mari. Ni l'un ni l'autre ne cachèrent leur douleur, tellement que je dis au duc de Chaulnes que je ne lui ferais aucun compliment, mais que je les porterons tous à M. de Chevreuse. Il m'embrassa et me témoigna me savoir gré de sentir ainsi pour lui. On fut longtemps à les apaiser l'un et l'autre. À la fin, M. de Beauvilliers et d'autres amis communs obtinrent de M. et de Mme de Chaulnes de vouloir bien recevoir M. et Mme de Chevreuse. La visite se fit et fut très sèchement reçue. Jamais on ne put ôter de leur esprit que M. de Chevreuse n'eût rien contribué à cet échange forcé, et jamais ni lui ni Mme de, Chevreuse ne purent fondre à leur égard les glaces de M. et de Mme de Chaulnes.

Les Bretons furent au désespoir. Tous le montrèrent par leurs lettres, leurs larmes et leurs discours: tout ce qu'il y en avait à Paris ne bougea de l'hôtel de Chaulnes, avec plus d'assiduité encore qu'à l'ordinaire, et M. et Mme de Chaulnes, touchés de cet amour si général et si constant, étaient de plus en plus profondément affligés. Ils ne s'en consolèrent ni l'un ni l'autre et ne le portèrent pas loin. Le roi envoya chez lui à Versailles les trois enfants de France, et sur cet exemple personne ne se dispensa de le visiter. Il reçut ses compliments avec une triste politesse. Il ne permit pas au courtisan de cacher l'homme pénétré de douleur, et il s'enfuit à Paris le soir même.

Cela s'était déclaré à l'issue du lever du roi. Monsieur, qui s'éveillait beaucoup plus tard, l'apprit en tirant son rideau, et en fut extrêmement piqué. M. le comte de Toulouse vint peu après le lui dire lui-même. Il l'interrompit et devant beaucoup de monde qui était à son lever. « Le roi, lui dit-il, vous a fait là un beau présent. Il témoigne combien il vous aime; mais je ne sais s'il s'accorde bien avec la bonne politique. » Monsieur alla ce même jour chez le roi à son ordinaire, qui était entre le conseil et le petit couvert, seul dans son cabinet. Là il ne put contenir ses reproches de le tromper par un troc forcé qui prévenait une vacance prochaine, et la disposition du gouvernement de Bretagne pour M. le duc de Chartres. Le roi dont en effet ç'avait été le motif se laissa gronder, content d'avoir rempli ses vues. Il essuya la mauvaise humeur de Monsieur tant qu'il voulut; il savait bien le motif de l'apaiser. Le chevalier de Lorraine fit sa charge accoutumée; et quelque argent pour jouer et pour embellir Saint-Cloud effaça bientôt le chagrin du gouvernement de Bretagne.

M. d'Elboeuf, voyant ce grand vol des bâtards, fit un tour de courtisan le vendredi saint de cette année. Les Lorrains ni aucun de ceux qui ont rang de prince étranger ne se trouvaient jamais à l'adoration de la croix ni à la cène, à cause de la dispute de préséance avec les ducs, qui étaient aussi exclus de la cène, mais non de l'adoration de la croix. L'un et l'autre avaient été rendus à MM. de Vendôme, depuis la préséance au parlement sur tous les pairs; ils s'y trouvèrent donc cette année, et le duc d'Elboeuf aussi, qui comme duc et pair y pouvait être. Comme le grand prieur en revenait, le roi ne vit personne qui y allât. Il attendit un moment, puis, se tournant, il vit le duc de Beauvilliers, et lui dit : « Allez donc, monsieur. — Sire, répondit le duc, voilà M. le duc d'Elboeuf qui est mon ancien. » Et aussitôt M. d'Elboeuf, comme revenant d'une profonde rêverie, se mit en mouvement et y alla. Le grand écuyer et le chevalier de Lorraine lui en dirent fortement leur avis; il leur donna pour excuse qu'il n'y avait pas pensé, mais le roi lui en sut très bon gré.

Tout cet hiver ma mère n'était occupée qu'à me trouver une bon mariage, bien fâchée de ne l'avoir pu dès le précédent. J'étais fils unique et j'avais une dignité et des établissements qui faisaient aussi qu'on pensait fort à moi. Il fut question de Mlle d'Armagnac et de Mlle de La Trémoille, mais fort en l'air, et de plusieurs autres. La duchesse de Bracciano vivait depuis longtemps à Paris, loin de son mari et de Rome. Elle logeait tout auprès de nous; elle était amie de ma mère qu'elle voyait souvent. Son esprit, ses grâces, ses manières m'avaient enchanté: elle me recevait avec bonté, et je ne bougeais de chez elle. Elle avait auprès d'elle Mlle de Cosnac sa parente, et Mlle de Royan, fille de sa soeur, et de la maison de La Trémoille comme elle, toutes deux héritières et sans père ni mère. Mme de Bracciano mourait d'envie de me donner Mlle de Royan. Elle me parlait souvent d'établissements, elle en parlait aussi à ma mère pour voir si on ne lui jetterait point quelque propos qu'elle pût ramasser: c'eût été un noble et riche mariage, mais j'étais seul, et je voulais un beau-père et une famille dont je pusse m'appuyer.

Phélypeaux, fils unique de Pontchartrain, avait la survivance de sa charge de secrétaire d'État. La petite vérole l'avait éborgné, mais la fortune l'avait aveuglé. Une héritière de la maison de La Trémoille ne lui avait point paru au-dessus de ce qu'il pouvait prétendre, il y tournait autour du pot, et sen père ménageait extrêmement la tante dans cette même vue, qui, en habile femme, profitait de ces ménagements en se moquant, à part elle, de leur cause. Le père avait toujours été ami du mien, et avait fort désiré que je le fusse de son fils qui en fit toutes les avances; et nous vivions dans une grande liaison. Il ne craignait guère que moi pour la préférence de Mile de Royan, et il essayait à découvrir mes pensées sur elle, en me parlant de divers partis. Je ne me défiais point de sa curiosité, et moins encore de ses vues, mais je me contentai de lui répondre vaguement.

Cependant mon mariage s'approchait. Dès l'année précédente il avait été question de la fille aînée du maréchal de Lorges pour moi. Il s'était rompu presque aussitôt que traité, et de part et d'autre le désir était grand de renouer cette affaire. Le maréchal, qui n'avait rien et dont la première récompense fut le bâton de maréchal de France, avait épousé incontinent après la fille de Frémont, garde du trésor royal, et qui sous M. Colbert avait gagné de grands biens, et avait été le financier le plus habile et le plus consulté. Aussitôt après ce mariage le maréchal eut la compagnie des gardes du corps, que la mort du maréchal de Rochefort laissa vacante. Il avait toujours servi avec grande réputation d'honneur, de valeur et de capacité, et commandé les armées avec tout le succès que la haine héréditaire de M. de Louvois pour M. de Turenne et pour tous les siens avait pu se voir forcer à laisser prendre au neveu favori et à l'élève de ce grand capitaine. La probité, la droiture, la franchise du maréchal de Lorges me plaisaient infiniment; je les avais vues d'un peu plus près pendant la campagne que j'avais faite dans son armée. L'estime et l'amour que lui portait toute cette armée; sa considération à la cour; la magnificence avec laquelle il vivait partout; sa naissance fort distinguée; ses grandes alliances et proches qui contrebalançaient celle qu'il s'était vu obligé de faire le premier de sa race; un frère aîné très considéré aussi; la singularité unique des mêmes dignités, de la même charge, des mêmes établissements dans tous les deux; surtout, l'union intime des deux frères et de toute cette grande et nombreuse famille; et plus que tout encore la bonté et la vérité du maréchal de Lorges si rares à trouver et si effectives en lui, m'avaient donné un désir extrême de ce mariage, où je croyais avoir trouvé tout ce qui me manquait pour me soutenir, acheminer, et pour vivre agréablement au milieu de tant de proches illustres, et dans une maison aimable.

Je trouvais encore dans la vertu sans reproche de la maréchale et dans le talent qu'elle avait eu; enfin de rapprocher M. de Louvois de son mari, et de le faire duc pour prix de cette réconciliation, tout ce que je me pouvais proposer pour la conduite d'une jeune femme que je voulais qui fût à la cour, et où sa mère était considérée et applaudie, par la manière polie, sage et noble avec laquelle elle savait tenir une maison ouverte à la meilleure compagnie sans aucun mélange, en se conduisant avec tant de modestie, sans toutefois rien perdre de ce qui était de son mari, qu'elle avait fait oublier ce qu'elle était née et à la famille du maréchal, et à la cour, et au monde où elle s'était acquis une estime parfaite et une considération personnelle. Elle ne vivait d'ailleurs que pour son mari et pour les siens, qui avait en elle une confiance entière, et vivait avec elle et tous ses parents avec une amitié et une considération qui lui faisaient honneur. Ils n'avaient qu'un fils unique qu'ils aimaient éperdument et qui n'avait que douze ans, et cinq filles. Les deux aînées qui avaient passé leur première vie aux Bénédictines de Conflans, dont la soeur de Mme Frémont était prieure, étaient depuis deux ou trois ans élevées chez Mme Frémont, mère de la maréchale de Lorges, dont les maisons étaient contiguës et communiquées. L'aînée avait dix-sept ans, l'autre quinze; leur grand'mère ne les perdait jamais de vue: c'était une femme de grand sens, d'une vertu parfaite, qui avait été fort belle et en avait des restes, d'une grande piété, pleine de bonnes oeuvres et d'une application singulière à l'éducation de ses deux petites filles. Son mari, depuis longtemps accablé de paralysie et d'autres maux, conservait toute sa tête et son bon esprit, et gouvernait toutes ses affaires. Le maréchal vivait avec eux avec toutes sortes d'amitiés et de devoirs; eux aussi le respectaient et l'aimaient tendrement.

Leur préférence secrète à tous trois était pour Mlle de Lorges; celle de la maréchale était pour Mlle de Quintin, qui était la cadette; et il n'avait pas tenu à ses désirs, à ses soins, et à quelque chose de plus que l'aînée n'eût pris le parti du couvent pour mieux marier sa favorite. Celle-ci était une brune avec de beaux yeux; l'autre blonde avec un teint et une taille parfaite, un visage fort aimable, l'air extrêmement noble et modeste, et je ne sais quoi de majestueux par un air de vertu et de douceur naturelle; ce fut aussi celle que j'aimai le mieux, dès que je les vis l'une et l'autre, sans aucune comparaison, et avec qui j'espérai le bonheur de ma vie, qui depuis l'a fait uniquement et tout entier. Comme elle est devenue ma femme, je m'abstiendrai ici d'en dire davantage, sinon qu'elle a tenu infiniment au delà de ce qu'on m'en avait promis, par tout ce qui m'était revenu d'elle et de tout ce que j'en avais moi-même espéré.

Nous étions, ma mère et moi, informés de tous ces détails par une Mme Damon, femme du frère de Mme Frémont, qui était fort bien faite, fort bien avec eux et qui était plus du monde que ces sortes de femmes-là n'ont accoutumé d'être, Elle était amie de ma mère, et je l'aimais fort aussi; elle l'avait été de mon père, et toute sa vie elle avait imaginé et désiré ce mariage, et en avait parlé une fois à Mlle de Lorges. Ce fut elle aussi qui le traita, et qui avec adresse, mais avec probité, en vint à bout, à travers les difficultés qui traversent toujours ces affaires si principales de la vie. M. de Lamoignon, ami intime du maréchal, et Riparfonds sous lui, cet avocat dont j'ai parlé et qui nous servit si bien contre M. de Luxembourg, furent ceux dont ils se servirent, et qui tous deux n'avaient aucune envie de réussir. Lamoignon voulait M. de Luxembourg, veuf de la fille du duc de Chevreuse, sans enfants, qui le désirait passionnément, et Riparfonds me voulait pour Mlle de La Trémoille; ce que nous découvrîmes après. Érard, notre avocat, et M. Bignon, conseiller d'État, étaient notre conseil. Ce dernier avait été assez ami de mon père pour, sans aucune parenté, avoir bien voulu être mon tuteur, lorsqu'en 1684 j'avais été légataire universel de Mme la duchesse de Brissac, morte sans enfants, et fille unique du premier lit de mon père. Il avait été avocat général avec une grande réputation de capacité et d'intégrité, et il l'avait soutenue tout entière au conseil. Pontchartrain, contrôleur général et secrétaire d'État, dont il avait épousé la soeur, l'aimait et le considérait extrêmement, et regarda et traita toujours ses enfants comme s'ils eussent été les siens. Enfin toutes les difficultés s'aplanirent, moyennant quatre cent mille livres comptant, sans renoncer à rien, et des nourritures indéfinies à la cour et à l'armée.

Les choses à ce point, mais encore secrètes, je crus en pouvoir avancer la confidence de quelques jours à l'apparente amitié et à la curiosité de Phélypeaux, d'autant plus même qu'il était neveu de Bignon. À peine eut-il mon secret qu'il courut à Paris le dire à la duchesse de Bracciano. J'allai la voir aussi en arrivant à Paris, et je fus surpris qu'elle me tourna de toutes les façons pour me faire avouer que je me mariais. La plaisanterie me secourut un temps, mais à la fin elle me nomma qui, et me montra qu'elle était bien instruite. Alors la trahison me sauta aux yeux, mais je demeurais ferme dans les termes où je m'étais mis, sans nier ni avouer rien, et me rabattant à dire qu'elle me mariait si bien que je ne pouvais que désirer que la chose fût véritable. Elle me prit en particulier à deux ou trois reprises, espérant de réussir mieux ainsi, qu'elle n'avait fait par les reproches qu'elle et ses deux nièces m'avaient faits de mon peu de confiance; et je vis que son dessein allait à essayer de rompre l'affaire par un aveu qui en aurait éventé le secret, auquel le maréchal était fort attaché, ou, par une négative formelle, se fonder un sujet de plainte véritable de ce mensonge. Toutefois elle n'eut pas contentement, et ne put jamais tirer de moi ni l'un ni l'autre. Je sortis d'un entretien si pénible outré contre Phélypeaux. Un éclaircissement ou plutôt un reproche de sa trahison m'aurait mené trop loin avec un homme de sa profession et de son état. Je pris donc le parti du silence et de ne lui en faire aucun semblant, mais de vivre désormais avec la réserve que mérite la trahison. Mme de Bracciano me l'avoua dans les suites, et j'eus le plaisir qu'elle-même me conta sa folle espérance, et s'en moqua bien avec moi.

Mon mariage convenu et réglé, le maréchal de Lorges en parla au roi, pour lui et pour moi, pour ne rien éventer. Le roi eut la bonté de lui répondre qu'il ne pouvait mieux faire, et de lui parler de moi fort obligeamment: il me le conta dans la suite avec plaisir. Je lui avais plu pendant la campagne que j'avais faite dans son armée, ou, dans la pensée de renouer avec moi, il m'avait secrètement suivi de l'oeil, et dès lors avait résolu de me préférer à M. de Luxembourg, au duc de Montfort, fils du duc de Chevreuse, et à bien d'autres. M. de Beauvilliers, sans qui je ne faisais rien, me porta tant qu'il put à la préférence de ce mariage sans aucun égard pour les vues de son neveu, nonobstant la liaison plus qu'intime qui était entre le duc de Chevreuse et lui, et les deux soeurs leurs femmes.

Le jeudi donc avant les Rameaux, nous signâmes les articles à l'hôtel de Lorges, nous portâmes le contrat de mariage au roi, etc., deux jours après, et j'allais tous les soirs à l'hôtel de Lorges, lorsque tout d'un coup le mariage se rompit entièrement sur quelque chose de mal expliqué que chacun se roidit à interpréter à sa manière. Heureusement, comme on en était là butté de part et d'autre, d'Auneuil, maître des requêtes, seul frère de la maréchale de Lorges, arriva de la campagne, où il était allé faire un tour, et leva la difficulté à ses dépens. C'est un honneur que je lui dois rendre et dont la reconnaissance m'est toujours profondément demeurée. C'est ainsi que Dieu fait réussir ce qui lui plaît par les moyens les moins attendus. Cette aventure ne transpira presque point, et le mariage s'accomplit à l'hôtel de Lorges, le 8 avril, que j'ai toujours regardé avec grande raison comme le plus heureux jour de ma vie. Ma mère m'y traita comme la meilleure mère du monde. Nous nous rendîmes à l'hôtel de Lorges le jeudi avant la Quasimodo, sur les sept heures du soir. Le contrat fut signé. On servit un grand repas à la famille la plus étroite de part et d'autre, et à minuit le curé de Saint-Roch dit la messe et nous maria dans la chapelle de la maison. La veille, ma mère avait envoyé pour quarante mille livres de pierreries à Mlle de Lorges, et moi, six cents louis dans une corbeille remplie de toutes les galanteries qu'on donne en ces occasions.

Nous couchâmes dans le grand appartement de l'hôtel de Lorges. Le lendemain M. d'Auneuil, qui logeait vis-à-vis, nous donna un grand dîner, après lequel la mariée reçut sur son lit toute la France à l'hôtel de Lorges, où les devoirs de la vie civile et la curiosité attirèrent la foule, et la première qui vint fut la duchesse de Bracciano avec ses deux nièces; ma mère était encore dans son second deuil et son appartement noir et gris, ce qui nous fit préférer l'hôtel de Lorges pour y recevoir le monde. Le lendemain de ces visites, auxquelles on ne donna qu'un jour, nous allâmes à Versailles. Le soir le roi voulut bien voir la nouvelle mariée chez Mme de Maintenon où ma mère et la sienne la lui présentèrent. En y allant, le roi m'en parla en badinant, et il eut la bonté de les recevoir avec beaucoup de distinction et de louanges. De là elles furent au souper, où la nouvelle duchesse prit son tabouret. En arrivant à la table le roi lui dit: « Madame, s'il vous plaît de vous asseoir. » La serviette du roi déployée, il vit toutes les duchesses et princesses encore debout, il se souleva sur sa chaise et dit à Mme de Saint-Simon: « Madame, je vous ai déjà priée de vous asseoir; » et toutes celles qui le devaient être s'assirent, et Mme de Saint-Simon entre ma mère et la sienne qui était après elle. Le lendemain elle reçut toute la cour sur son lit dans l'appartement de la duchesse d'Arpajon comme plus commode parce qu'il était de plain-pied; M. le maréchal de Lorges et moi ne nous y trouvâmes que pour les visites de la maison royale. Le jour suivant elles allèrent à Saint-Germain, puis à Paris, où je donnai le soir un grand repas chez moi à toute la noce, et le lendemain un souper particulier à ce qui restait d'anciens amis de mon père, à qui j'avais eu soin d'apprendre mon mariage avant qu'il fût public, et lesquels j'ai tous cultivés avec grand soin jusqu'à leur mort.

Mlle de Quintin ne tarda pas longtemps à avoir son tour. M. de Lauzun la vit sur le lit de sa soeur avec plusieurs autres filles à marier; elle avait quinze ans et lui plus de soixante-trois ans. C'était une étrange disproportion d'âge; mais sa vie jusqu'alors avait été un roman, il ne le croyait pas achevé, et il avait encore l'ambition et les espérances d'un jeune homme. Depuis son retour à la cour et son rétablissement dans les distinctions qu'il y avait eues; depuis même que le roi et la reine d'Angleterre, qui le lui avaient valu, lui avaient encore procuré la dignité de duc vérifié, il n'était rien qu'il n'eût tenté par leurs affaires pour se remettre en quelque confiance avec le roi, sans avoir pu y réussir. Il se flatta qu'en épousant une fille d'un général d'armée il pourrait faire en sorte de se mettre entre le roi et lui, et par les affaires du Rhin s'initier de nouveau, et se rouvrir un chemin à succéder à son beau-père dans la charge de capitaine des gardes qu'il ne se consolait point d'avoir perdue.

Plein de ces pensées, il fit parler à Mme la maréchale de Lorges, qui le connaissait trop de réputation et qui aimait trop sa fille pour entendre à un mariage qui ne pouvait la rendre heureuse. M. de Lauzun redoubla ses empressements, proposa d'épouser sans dot, fit parler sur ce pied-là à Mme Frémont et à MM. de Lorges et de Duras, chez lequel l'affaire fut écoutée, concertée et résolue par cette grande raison de sans dot, au grand déplaisir de la mère; qui à la fin se rendit, par la difficulté de faire sa fille duchesse comme l'aînée à qui elle voulait l'égaler. Phélypeaux, qui se croyait à portée de tout, la voulait aussi pour rien à cause des alliances et des entours, et la peur qu'en eut Mlle de Quintin la fit consentir avec joie à épouser le duc de Lauzun qui avait un nom, un rang et des trésors. La distance des tiges et, l'inexpérience du sien lui firent regarder ce mariage comme la contrainte de deux ou trois ans, tout au plus, pour être après libre, riche et grande dame, sans quoi elle n'y eût jamais consenti, à ce qu'elle a bien des fois avoué depuis.

Cette affaire fut conduite et conclue dans le plus grand secret. Lorsque M. le maréchal de Lorges en parla au roi : « Vous êtes hardi, lui dit-il, de mettre Lauzun dans votre famille; je souhaite que vous ne vous en repentiez pas. De vos affaires vous en êtes le maître; mais pour des miennes, je ne vous permets de faire ce mariage qu'à condition que vous ne lui en direz jamais le moindre mot. »

Le jour qu'il fut rendu public, M. le maréchal de Lorges m'envoya chercher de fort bonne heure, me le dit et m'expliqua ses raisons: la principale était qu'il ne donnait rien, et que M. de Lauzun se contentait de quatre cent mille livres, à la mort de M. Frémont, si autant s'y trouvait outre le partage de ses enfants, et faisait après lui des avantages prodigieux à sa femme. Nous portâmes le contrat à signer au roi, qui plaisanta M. de Lauzun et se mit fort à rire, et M. de Lauzun lui répondit qu'il était trop heureux de se marier, puisque c'était la première fois, depuis son retour, qu'il l'avait vu rire avec lui. On pressa la noce tout de suite, en sorte que personne ne put avoir d'habits. Le présent de M. de Lauzun fut d'étoffes, de pierreries et de galanteries, mais point d'argent. Il n'y eut que sept ou huit personnes en tout au mariage, qui se fit à l'hôtel de Lorges à minuit. M. de Lauzun voulut se déshabiller seul avec ses valets de chambre, et il n'entra dans celle de sa femme qu'après que tout le monde en fut sorti, elle couchée et ses rideaux fermés, et lui assuré de ne trouver personne sur son passage.

Il fit le lendemain trophée de ses prouesses. Sa femme vit le monde sur son lit à l'hôtel de Lorges où elle et son mari devaient loger, et le jour suivant nous allâmes à Versailles, où la nouvelle mariée fut présentée par Mme sa mère chez Mme de Maintenon, et de là prit son tabouret au souper. Le lendemain elle vit toute la cour sur son lit, et tout s'y passa comme à mon mariage. Celui du duc de Lauzun ne trouva que des censeurs. On ne comprenait ni le beau-père ni le gendre; les raisons de celui-ci ne se pouvaient imaginer; celle de sans dot n'était reçue de personne; et il n'y avait celui qui ne prévit une prochaine rupture de l'humeur si connue de M. de Lauzun. En revenant à Paris, nous trouvâmes au Cours presque toutes les filles de qualité à marier, et cette vue consola un peu Mme la maréchale de Lorges, ayant ses filles dans son carrosse qu'elle venait d'établir en si peu de temps toutes deux.

Peu de jours après, le roi, se promenant dans ses jardins à Versailles, dans son fauteuil à roues, me demanda fort attentivement l'état et l'âge de la famille de M. le maréchal de Lorges, et avec un détail qui me surprit, l'occupation de ses enfants, la figure des filles, si elles étaient aimées, et si aucune ne penchait à être religieuse. Il se mit ensuite à plaisanter avec moi sur le mariage de M. de Lauzun, puis sur le mien; il me dit, malgré cette gravité qui ne le quittait jamais, qu'il avait su du maréchal que je m'en étais bien acquitté, mais qu'il croyait que la maréchale en savait encore mieux des nouvelles.

À peine mon mariage était-il célébré que la marquise de Saint-Simon mourut à quatre-vingt-onze ans à Paris. Elle était tante paternelle du duc d'Uzès, veuve en premières noces de M. de Portes, chevalier de l'ordre, tué devant Privas, frère de la connétable de Montmorency, mère de Mme la princesse de Condé et du dernier duc de Montmorency, décapité à Toulouse. Elle en avait eu la première femme de mon père et Mlle de Portes. Elle était veuve du frère aîné de mon père dont elle avait eu les biens, et nous en avait laissé les dettes, sans en avoir eu d'enfants. C'était une femme d'esprit, altière et méchante, qui n'avait jamais pu pardonner à mon père de s'être remarié, et qui l'avait, tant qu'elle avait pu, séparé de son frère. Ce fut ainsi un deuil sans douleur. La duchesse d'Uzès, veuve du fils de son frère et fille unique du feu duc de Montausier, mourut en même temps.

La perte de deux hommes illustres fit plus de bruit que celle de ces deux grandes dames: [de] La Fontaine si connu par ses fables et ses contes, et toutefois si pesant en conversation, et de Mignard si illustre par son pinceau. Il avait une fille unique parfaitement belle. C'était sur elle qu'il travaillait le plus volontiers, et elle est répétée en plusieurs de ces magnifiques tableaux historiques qui ornent la grande galerie de Versailles et ses deux salons, et qui n'ont pas eu peu de part à irriter toute l'Europe contre le roi, et à la liguer plus encore contre sa personne que contre son royaume.

Barbançon, premier maître d'hôtel de Monsieur, mourut aussi, si goûté du monde par le sel de ses chansons; et l'agrément et le naturel de son esprit.

Le roi, accoutumé à dominer dans sa famille autant pour le moins que sur ses courtisans et sur son peuple, et qui la voulait toujours rassemblée sous ses yeux, n'avait pas vu avec plaisir le don de Choisy à Monseigneur, et les voyages fréquents qu'il y faisait avec le petit nombre de ceux qu'il nommait à chacun pour l'y suivre. Cela faisait une séparation de la cour, qui, à l'âge de son fils, ne se pouvait éviter, dès que le présent de cette maison l'avait fait naître, mais il voulut au moins le rapprocher de lui. Meudon, bien plus vaste et extrêmement superbe par les millions que M. de Louvois y avait enfouis, lui parut propre pour cela. Il en proposa donc l'échange à Barbezieux, pour sa mère, qui l'avait pris dans les biens pour cinq cent mille livres, et le chargea de lui en offrir quatre cent mille livres de plus avec Choisy en retour. Mme de Louvois, pour qui Meudon était trop grand et trop difficile à remplir, fut ravie de recevoir neuf cent mille livres avec une maison plus à sa portée et d'ailleurs fort agréable; et le même jour que le roi témoigna désirer cet échange, il fut conclu. Le roi ne l'avait pas fait sans avoir parlé à Monseigneur, pour qui ses moindres apparences de désir étaient des ordres. Mme de Louvois passa depuis les étés en bonne compagnie à Choisy, et Monseigneur n'en voltigea que de plus en plus de Versailles à Meudon, où, à l'imitation du roi, il fit beaucoup de choses dans la maison et dans les jardins, et combla les merveilles que les cardinaux de Meudon et de Lorraine et MM. Servien et de Louvois y avaient successivement ajoutées.

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