CHAPITRE XXI.

1696

Destination des armées. — Maréchal de Choiseul sur le Rhin. — M. de Lauzun se brouille et se sépare de M. et de Mme la maréchale de Lorges. — Le duc de La Feuillade vole son oncle en passant à Metz. — Prévenances du maréchal de Choiseul en l'armée duquel j'arrive. — Mort de Montal; du marquis de Noailles; de Varillas; du Plessis; du roi de Pologne Jean Sobieski. — Cavalerie battue par M. de Vendôme. — Négociation. — Armée de Savoie. — Tessé. — Conditions de la paix de Savoie. — Succès à la mer.

La destination des armées était réglée comme l'année précédente, excepté que le maréchal de Choiseul eut l'armée du Rhin à la place de M. le maréchal de Lorges, le maréchal de Joyeuse alla en la sienne sur les côtés; les princes du sang furent de l'armée du maréchal de Villeroy, où M. de Chartres commanda la cavalerie, et les bâtards en celle de M. de Boufflers, pour les séparer et mettre M. du gaine moins au grand jour. Le roi, avant de déclarer le maréchal de Choiseul, le prit en particulier dans son cabinet, et se fit expliquer par lui, pendant un assez longtemps, les objets qu'il voyait de ses fenêtres. Il s'assura par ce moyen de sa vue qui était fort basse de près, mais qui distinguait bien de loin. Nous demeurâmes persuadés que le roi se sentit plus à son aise de ce changement.

M. le maréchal de Lorges qui voulait faire, qui en sentait les moyens, et qui voyait de plus, comme tout le monde, que les succès de Flandre n'amèneraient point la paix dans un pays tout hérissé de places, à moins de conjectures uniques, comme avaient été celles de Parc, lorsque le roi revint, et la dernière qui sauva M. de Vaudemont, ne cessait tous les hivers de proposer le siège de Mayence et d'emporter les lignes d'Heilbronn, et d'en presser le roi à temps d'y donner les ordres nécessaires à une heureuse et sûre exécution, et le roi, demeuré persuadé qu'il ne fallait rien faire d'important en Allemagne et mesurer tous ses efforts ailleurs, éconduisait tous les ans le maréchal de Lorges avec ennui, parce que les répliques lui manquaient hors celles de sa volonté. M. de Louvois, qui avait procuré cette guerre, et qui ne la voulait finir de longtemps, avait, par cette raison-là même que je viens de dire, persuadé au roi l'avis où il était demeuré, et que sa pique personnelle contre le prince d'Orange lui faisait goûter, lequel commandait toutes les années l'armée de Flandre, et sa colère aussi contre les Hollandais. Les sources de toutes ces choses feraient ici une trop longue parenthèse; peut-être se placeront-elles d'elles-mêmes plus naturellement ailleurs.

Ce changement de situation de M. le maréchal de Lorges en apporta bientôt un autre dans sa famille. M. de Lauzun, qui n'avait si opiniâtrement voulu épouser sa seconde fille que par l'espérance de rentrer dans quelque chose avec le roi, à l'occasion d'un beau-père général d'armée, ne lui pardonnait pas d'avoir résisté à tous ses contours, et de ne l'avoir mis à portée de rien. Il ignorait les précautions et les défenses expresses du roi là-dessus, lors de son mariage; et quand il les aurait sues, il n'aurait pas trouvé moins mauvais que le maréchal ne les eût pas su vaincre. C'était d'ailleurs un homme peu suivi et peu d'accord avec soi-même, et dont l'humeur et les fantaisies lui avaient plus d'une fois coûté la plus haute et la plus solide fortune. Dépité donc de n'avoir eu part à rien, et hors d'espérance d'y revenir par un beau-père qui ne commandait plus d'armée, il ne compta plus assez sur sa charge pour se contraindre plus longtemps. Ce n'était pas un homme à durer longtemps au pot et au logis d'autrui, et la jalousie, qui toute sa vie avait été sa passion dominante, ne se pouvait accommoder d'une maison soir et matin ouverte à Paris et à la cour, et qui fourmillait à toute heure de ce qu'il y avait de plus brillant en l'une et en l'autre, sans que la cessation du commandement eût rien diminué de cette nombreuse et continuelle compagnie.

Il avait surtout en butte les neveux qui étaient sur le pied d'enfants de la maison, et il était extrêmement choqué de leur âge et de leur figure avec une femme de l'âge et de la figure de la sienne: elle ne sortait pourtant jamais des côtés de sa mère; et ni le monde ni lui-même n'avaient pu trouver rien à reprendre en elle; mais il trouvait le danger continuel; et comme les vue d'ambition ne le retenaient plus; il ne résista plus à ses fantaisies. Plaintes vagues, caprices, scènes pour rien, lettres ou d'avis ou de menaces, humeurs continuelles. Enfin il prit son temps que M. le maréchal de Lorges avait le bâton à Marly pour M. le maréchal de Duras, il sortit le matin de l'hôtel de Lorges, manda à sa femme de le venir trouver dans la maison qu'il avait gardée; joignant l'Assomption, rue Saint-Honoré, et qu'elle aurait un carrosse; sur les six heures, pour y aller désormais demeurer avec lui. Quoique tout eût dû préparer à cette dernière scène, ce furent des cris et des larmes de la mère et de la fille qui criaient fort inutilement: il fallut obéir. Elle fut reçue chez M. de Lauzun par les duchesses de Foix et du Lude, parentes et amies de M. de Lauzun, qui lui donna toute une maison nouvelle, renvoya le soir même tous ses domestiques, et lui présenta deux filles dont il connaissait la vertu, et qu'il avait connues à Mme de Guise, pour ne la jamais perdre de vue. Il lui défendit tout commerce avec père et mère et tous ses parents, excepté Mme de Saint-Simon, avec qui même il fut rare dans les premiers temps, et l'amusa de ce qu'il put de compagnies qui ne lui étaient point suspectes. Après les premiers jours d'affliction et d'étonnement, l'âge et la gaieté naturelle prirent le dessus et servirent bien dans les suites à supporter des caprices continuels et peu éloignés de la folie. M. le maréchal de Lorges prit mieux patience que Mme sa femme; c'était son coeur qui lui était arraché, une fille pour qui elle n'avait pu cacher ses continuelles préférences. Le roi fut instruit de cet éclat assez modérément par M. le maréchal de Lorges, beaucoup plus fortement appuyé par M. de Duras; mais le roi, qui n'avait jamais approuvé ce mariage, non plus que le public, et qui n'entrait jamais dans les affaires de famille, ne voulut point se mêler de celle-ci. Le monde tomba fort sur M. de Lauzun, et plaignit fort sa femme et le père et la mère, mais personne n'en fut surpris.

Chacun partit pour se rendre aux différentes armées. Le duc de La Feuillade passa par Metz pour aller à celle d'Allemagne, et s'y arrêta chez l'évêque, frère de feu son père, qui était tombé en enfance et qui était fort riche. Il jugea à propos de se nantir, et demanda la clef de son cabinet et de ses coffres, et, sur le refus que les domestiques lui en firent, il les enfonça bravement, et prit trente mille écus en or, beaucoup de pierreries, et laissa l'argent blanc. Le roi d'ailleurs de longue main fort mal content des débauches et de la négligence de La Feuillade dans le service, s'expliqua fort durement et fort publiquement de cet étrange avancement d'hoirie, et fut si près de le casser, que Pontchartrain eut toutes les peines du monde à l'empêcher. Ce n'est pas que La Feuillade ne vécut très mal avec Châteauneuf, secrétaire d'État et avec sa fille qu'il avait épousée dès 1692; mais un coup de cet éclat leur parut à tous mériter tous les efforts de leur crédit pour le parer.

J'avais vu le maréchal de Choiseul avant partir, chez lui et chez moi, et j'en avais reçu toutes sortes d'offres et de civilités. Il était assez de la connaissance de mon père, et comme il était plein d'honneur et de sentiments, il se piqua de faire merveilles à tout ce qui dans son armée tenait à M. le maréchal de Lorges. Je trouvai à Philippsbourg Villiers, mestre de camp de cavalerie, qui y était venu avec un assez gros détachement, et qui s'en retournait le lendemain à l'armée, laquelle venait, d'entrée de campagne, de passer le Rhin. En traversant les bois de Bruchsall, nous trouvâmes les débris de l'escorte qui avait conduit Montgon la veille, et qui avait été bien battue, assez de gens tués et pris; et Montgon gagna le camp seul et de vitesse comme il put. J'avais fait tout ce que j'avais pu pour le joindre en arrivant un jour plus tôt à Philippsbourg, et je ne me repentis pas de n'avoir pu y réussir. J'allai mettre pied à terre chez le maréchal de Choiseul. Il me pressa extrêmement de loger au quartier général, mais je le suppliai de me permettre de camper à la queue de mon régiment, et je l'obtins avec peine. Il demanda au marquis d'Huxelles comment M. le maréchal de Lorges en usait avec moi et avec ses neveux, pour que nous ne nous aperçussions de la différence que le moins qu'il lui serait possible, et en effet, il ne se lassa point de nous prévenir en tout, tant que la campagne dura, et de nous combler d'attentions et de toutes les distinctions qu'il put. De juin, qui commençait, jusqu'en septembre, le maréchal et le prince Louis de Bade la plupart du temps dans ses lignes d'Eppingen, ne firent que s'observer et subsister, après quoi nous repassâmes le Rhin à Philippsbourg, où l'arrière-garde fut tâtée plutôt qu'inquiétée sans le plus léger inconvénient. La campagne mérita depuis plus d'attention. Je me servirai de ce loisir jusqu'en septembre, pour faire des courses ailleurs.

La Flandre ne fournit rien du tout cette année; il ne fut question de part et d'autre que de subsistances et que de s'épier. Le prince d'Orange laissa de fort bonne heure l'armée à l'électeur de Bavière, avec lequel il ne se passa rien non plus. Pendant la campagne, le bonhomme du Montal mourut à Dunkerque. Il avait un corps séparé vers la mer. C'était un très galant homme, et qui se montra tel jusqu'au bout, à plus de quatre-vingts ans. Il vaqua par sa mort le gouvernement de Mont-Royal et un collier de l'ordre, et le public et les troupes qui lui rendirent justice trouvèrent honteux qu'il n'eût pas été fait maréchal de France. J'ai parlé de lui lorsqu'on les fit. Le marquis de Noailles, qui servait en Flandre, y mourut de la petite vérole, et ne laissa que deux filles. Le duc son frère eut pour un de ses fils enfant la lieutenance générale d'Auvergne, qu'il avait.

Il ne faut pas omettre la mort de deux hommes célèbres en genre fort différent, qui arriva en ce même temps: de Varillas, si connu par les histoires qu'il a écrites ou traduites, et du Plessis, écuyer de la grande écurie, et le premier homme de cheval de son siècle, quoique déjà fort vieux.

Une autre mort fit plus de bruit dans le monde, et y eut de grandes suites. C'est celle du fameux roi de Pologne Jean Sobieski, qui arriva subitement. Ce grand homme est si connu que je ne m'y étendrai pas.

En Catalogne, M. de Vendôme battit la cavalerie d'Espagne; elle était de quatre mille hommes, à la tête desquels était le prince de Darmstadt. Ils en ont eu le quart tué ou pris, et le comte de Tilly, commissaire général, neveu de Serelves, est des derniers; et il n'en a coûté qu'une centaine de carabiniers et autant de dragons. Longueval, lieutenant général, fut reconnaître, après l'action, leur infanterie qui était dans un camp retranché, et fut emporté d'un coup de canon.

L'Italie fut plus fertile. Le roi, résolu de ne rien oublier pour donner la paix à son royaume, qui en avait un grand besoin, jugea bien qu'il n'y parviendrait qu'en détachant quelqu'un des alliés contre lui, dont l'exemple affaiblirait les autres, et lui donnerait plus de moyens de leur résister et de les amener à son but, et il pensa au duc de Savoie comme à celui dont les difficiles accès lui causaient plus de peine et de dépenses, et qui d'ailleurs se trouvait fort molesté par les hauteurs de l'empereur, et très mal content de l'Espagne, qui lui tenaient tous très peu de tout ce qu'ils lui avaient promis et de ce qu'ils lui promettaient sans cesse. Le roi donc, pour parvenir à réussir dans son dessein, donna au maréchal Catinat une armée formidable et en même temps des instructions secrètes fort amples, avec des pleins pouvoirs pour négocier et, s'il se pouvait, conclure avec M. de Savoie.

Catinat passa les monts de bonne heure, et, gardant une exacte discipline, menaçait de dévaster tout, et de couper sans miséricorde tous les mûriers de la plaine, qui faisaient le plus riche commerce du pays, par l'abondance des soies, et dont la perte l'eût ruiné pour un siècle, avant de pouvoir être remis. M. de Savoie avait vu brûler ses plus belles maisons de campagne les années précédentes, et les lieux de plaisance qu'il avait le plus ornés: il avait éprouvé ce que peut une armée supérieure que rien n'arrête: il voulait la paix, et Catinat crut voir distinctement que c'était tout de bon. Le maréchal avait contribué à se faire associer le comte de Tessé pour la négociation: il fallait un homme intelligent et de poids, qui, s'il était nécessaire, pût parler et répondre, ce que le maréchal n'était pas en situation de faire à la tête d'une armée qui avait les yeux sur lui, et dont il n'y avait pas moyen qu'il disparût un moment. C'est ce que put Tessé en faisant le malade, comme il en usa plusieurs fois, et tant, qu'enfin les temps où on ne le voyait point joints à l'inaction des troupes, on s'en aperçut dans l'armée, où il était le plus ancien des lieutenants généraux et chevalier de l'ordre en 1688.

C'était un homme fort bien et fort noblement fait, d'un visage agréable, doux, poli, obligeant, d'un esprit raconteur et quelquefois point mal, au-dessous du médiocre, si on en excepte le génie courtisan et tous les replis qui servent à la fortune, pour laquelle il sacrifia tout. Il s'était fait un protecteur déclaré de M. de Louvois par ses bassesses, son dévouement et son attention à lui rendre compte de tout, ce qui ne servit pas à sa réputation, mais à un avancement rapide, et à en donner bonne opinion au roi. Son nom est Froulay; il était Manceau, et ne démentait en rien sa patrie. D'une charge caponne de général des carabins qui n'existaient plus, il s'en fit une réelle de mestre de camp général des dragons, qui le porta à celle de leur ‘colonel général, quand M. de Boufflers la quitta pour le régiment des gardes; et on regarda avec raison comme une signalée faveur, qu'à son âge et n'étant que maréchal de camp, il fût fait chevalier de l'ordre. Il sut se maintenir avec Barbezieux comme il avait été auprès de son père, et tant qu'il pouvait, dans son éloignement de la cour, il ne négligea de cultiver aucun homme dont il pût espérer près ou loin. Il avait aussi le riche gouvernement d'Ypres, et quantité de subsistances; son lien d'ailleurs était fort court, et sa femme, qu'il tint toujours au Maine, ne lui servit de rien, n'étant pas propre à en sortir. Il était cousin germain de M. de Lavardin, chevalier de l'ordre en même promotion pendant son ambassade de Rome, par sa mère, petite-fille du maréchal de Lavardin. Sa femme s'appelait Auber, fille d'un baron d'Aunay du même pays du Maine. Par sa mère Beaumanoir, il devint héritier de beaucoup de choses de cette illustre maison.

Pendant la négociation, Catinat se préparait au siège de Turin, et M. de Savoie qui voyait ses États dans ce danger, et qui d'ailleurs s'y sen toit moins le maître que ses propres alliés, convint enfin de la plus avantageuse paix pour lui, et que le roi trouva telle aussi pour soi-même par le démembrement qu'elle rait parmi ses alliés. Les principaux articles furent: le mariage de Mgr le duc de Bourgogne avec sa fille aînée, dès qu'elle aurait douze ans, et en attendant envoyée à la cour de France; que le comté de Nice serait sa dot, qui lui demeurerait et lui serait livré jusqu'à la célébration du mariage; la restitution de tout ce qui lui avait été pris, et même de Pignerol rasé et deux ducs et pairs en otage à sa cour jusqu'à leur accomplissement; enfin une grande somme d'argent en dédommagement de ses pertes, et d'autres moindres articles, entre lesquels il obtint pour ses ambassadeurs en France le traitement entier de ceux des rois, dont jusqu'alors ils n'avaient qu'une partie, et les offices du roi à Rome pour leur faire obtenir la salle royale qui est la même chose; toutes les autres cours lui avaient déjà accordé les mêmes honneurs. Il voulut aussi être un des médiateurs de la paix générale lorsqu'elle se traiterait. Le roi l'accorda, mais l'empereur n'y voulut jamais consentir quand il fut question de la faire.

Tout cela signé avec le dernier secret, il songea à se délivrer de ses alliés qui l'obsédaient, qui le soupçonnaient, qui étaient plus forts que lui, et qui, selon toute apparence, allaient devenir ses ennemis. Pour y parvenir, il fit semblant de prêter l'oreille aux nouvelles propositions qu'ils lui firent, et au renouement de celles de mariage de sa fille aînée avec le roi des Romains, dont le refus qu'en avait fait l'empereur l'avait sensiblement piqué; en même temps il proposa une revue des troupes étrangères, à distance éloignée de Turin, où il mit ses troupes dans les postes qu'elles occupaient. Il avait eu, sous d'autres prétextes, la même précaution pour Coni et pour ses autres places, et quand il fallut aller à la revue, il demeura à Turin et s'en excusa. Après ces précautions, il se déclara. Il leur manda qu'il était contraint d'accepter la neutralité d'Italie que le roi lui faisait offrir, et qu'il les priait aussi de l'accepter de même. Le marquis de Leganez, le prince Eugène et milord Galloway avaient ordre de lui obéir, et n'osèrent se porter à une violence ouverte, ils se continrent et attendirent de nouveaux ordres. En même temps M. de Savoie masqua sa paix d'une trêve de trente jours avec le maréchal Catinat, à qui il envoya le comte Jana, chevalier de l'Annonciade, et le marquis d'Aix, pour otages, et reçut en même temps le comte de Tessé et Bouzols en la même qualité. Ces choses se passèrent les premiers jours de juillet, et ensuite la trêve fut prolongée.

Cependant le célèbre Jean Bart brûla cinquante-cinq vaisseaux marchands aux Hollandais, parce qu'il ne put les amener, après avoir battu leur convoi, et leur coûta une perte de six ou sept millions. Notre île de Ré fut un peu bombardée; ils allèrent après devant Belle-Ile, et se retirèrent sans rien faire.

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