CHAPITRE XXVI.

1697

Année 1697. Mort de Bignon, conseiller d'État, et de son frère, premier président du grand conseil, dont Vertamont, son gendre, a la place. — Caumartin, conseiller d'État, gagne sa prétention de sa date d'intendant des finances sur les conseillers d'État postérieurs. — La Reynie, conseiller d'État et lieutenant de police, quitte cette dernière place à d'Argenson. — Mort de Pussort, doyen du conseil et conseiller au conseil royal des finances. — Cette dernière place donnée à Pomereu au refus de Courtin, doyen du conseil. — Combat à Paris du bailli d'Auvergne et du chevalier de Caylus; Mlle de Soissons exilée. — Ruvigny et ses fils. — Harlay, premier président, s'approprie un dépôt à lui confié par son ami Ruvigny, fait son fils conseiller d'État et obtient vingt mille livres de pension. — Duchesse de Valentinois brouillée et retournée avec son mari. — Son horrible calomnie. — Mme de L'Aigle, dame d'honneur de Mme la duchesse. — Briord, ambassadeur à Turin, quoiqu'à M. le Prince. — Mariage du fils de Pontchartrain avec une soeur du comte de Roucy, après que le roi lui eut défendu celui de Mlle de Malause. — Élévation des ministres. — Malause. — Roucy-Roye-La Rochefoucauld. — Aventure qui fait passer le comte et la comtesse de Roye de Danemark en Angleterre. — Mariage du comte d'Egmont avec Mlle de Cosnac, à qui le roi donne un tabouret de grâce.

Je perdis, au commencement de cette année 1697, M. Bignon, conseiller d'État, si ami de mon père qu'il voulut bien être mon tuteur, quoique sans aucune parenté, lorsqu'à la mort de Mme la duchesse de Brissac, en 1684, elle me fit son légataire universel. C'était un magistrat de l'ancienne roche, pour le savoir, l'intégrité, la vertu, la modestie; digne du nom qu'il portait, si connu dans la robe et dans la république des lettres; et qui, comme ses pères, avait été avocat général avec grande réputation. Il était veuf de la soeur unique de Pontchartrain, qu'il avait toujours extrêmement aimée, et qui fit de ses enfants comme des siens. Bignon n'était point riche, et avait, à quatre-vingts ans, la tête aussi bonne qu'à quarante. Je le regrettai beaucoup, et je ne faisais rien dans mes affaires qu'avec son conseil. Son frère, qui était premier président du grand conseil, et pour qui on avait formé cette charge, le suivit huit jours après. Celui-là était riche par un mariage; il n'avait qu'une fille, mariée à Vertamont, maître des requêtes, fils du premier lit de la maréchale d'Estrades, qui eut sa charge.

La place de l'autre, [au] conseil des parties, fut donnée à Caumartin, proche parent et ami particulier de Pontchartrain, qui s'en servit très principalement dans l'administration des finances, dont il était l'un des intendants. C'était un grand homme, beau et très bien fait, fort capable dans son métier de robe et de finance, qui savait tout, en histoire, en généalogies, en anecdotes de cour, avec une mémoire qui n'oubliait rien de ce qu'il avait vu ou lu, jusqu'à en citer les pages sur-le-champ, dans la conversation. Il était fort du grand monde, avec beaucoup d'esprit, et il était obligeant, et au fond honnête homme. Mais sa figure, la confiance de Pontchartrain et la cour, l'avaient gâté. Il était glorieux, quoique respectueux, avait tous les grands airs qui le faisaient moquer et haïr encore de ceux qui ne le connaissaient pas; en un mot, il portait sous son manteau toute la fatuité que le maréchal de Villeroy étalait sous son baudrier. C'est le premier homme de robe qui ait hasardé le velours et la soie: on s'en moqua extrêmement, et [il] ne fut imité de personne.

Il prétendit une séance qui forma un procès que je rapporterai tout de suite. Les intendants des finances, qui ne sont pas conseillers d'État, entrent en manteau court au conseil des parties, et y ont séance du jour de leurs provisions d'intendances des finances, et la conservent au-dessus des conseillers d'État, qui ne le deviennent que depuis que les intendants des finances ont acheté leurs charges. Sur ce fondement, Caumartin, devenu conseiller d'État, prétendit précéder ceux-là, parce qu'il les avait toujours précédés. Eux prétendaient que les intendants des finances, qui n'étaient point conseillers d'État, n'étaient point du conseil, quoique avec séance et voix; et en donnaient pour preuves qu'ils n'y étaient ni comme maîtres des requêtes, ni comme conseillers d'État, dont ils ne portaient pas ni l'une ni l'autre robe, et concluaient que leur séance et voix n'étant que d'honneur, pour décorer leurs charges, et ne les incorporant point dans le conseil, ils en devaient prendre la queue, quand, à proprement parler, ils venaient à y entrer comme membres, et à être faits conseillers d'État, dont alors seulement ils revêtaient la robe et quittaient le manteau. La chose portait directement sur Phélypeaux, frère de Pontchartrain, qui se trouvait le premier et le plus ancien des conseillers d'État faits depuis que Caumartin était intendant des finances. Pontchartrain l'aimait beaucoup, et ils vivaient parfaitement en frères, et y ont toujours vécu. Toutefois la cause financière de Caumartin l'emporta dans l'esprit de Pontchartrain, qui lui fit gagner son procès devant le roi, où l'affaire fut rapportée, qui fit un règlement pour l'avenir. Les conseillers d'État en furent fort fâchés, et Phélypeaux en dit son avis à son frère, mais sans qu'ils s'en soient refroidis.

La Reynie, conseiller d'État si connu pour avoir tiré, le premier, la charge de lieutenant de police de Paris de son bas état naturel, pour en faire une sorte de ministère, et fort important par la confiance directe du roi, les relations continuelles avec la cour, et le nombre des choses dont il se mêle, et où il peut servir ou nuire infiniment aux gens les plus considérables, et en mille manières, obtint enfin, à quatre-vingts ans, la permission de quitter un si pénible emploi qu'il avait le premier ennobli par l'équité, la modestie et le désintéressement avec lequel il l'avait rempli sans se relâcher de la plus grande exactitude, ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu'il lui était possible: aussi était-ce un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité, qui, dans une place qu'il avait pour ainsi dire créée, devait s'attirer la haine publique, [et] s'acquit pourtant l'estime universelle. D'Argenson, maître des requêtes, fut mis en sa place. C'est un personnage dont j'aurai lieu de parler ailleurs.

Pussort, conseiller d'État et doyen du conseil, mourut bientôt après; il était aussi l'un des deux conseillers au conseil royal des finances, et avait quatre-vingt-sept ou quatre-vingt-huit ans. M. Colbert l'avait fait ce qu'il était; son mérite l'avait bien soutenu. Il était frère de la mère de M. Colbert, et fut toute sa vie le dictateur, et, pour ainsi dire, l'arbitre et le maître de toute cette famille si unie. Il n'avait jamais été marié, était fort riche et fort avare, chagrin, difficile, glorieux, avec une mine de chat fâché qui annonçait tout ce qu'il était, et dont l'austérité faisait peur et souvent beaucoup de mal, avec une malignité qui lui était naturelle. Parmi tout cela, beaucoup de probité, une grande capacité, beaucoup de lumières, extrêmement laborieux, et toujours à la tête de toutes les grandes commissions du conseil et de toutes les affaires importantes du dedans du royaume. C'était un grand homme sec, d'aucune société, de dure et de difficile accès, un fagot d'épines, sans amusement et sans délassement aucun, qui voulait être maître partout, et qui l'était parce qu'il se faisait craindre, qui était dangereux et insolent, et qui fut fort peu regretté. Courtin devint, par cette mort, doyen du conseil, et le roi lui voulut donner la place du conseil des finances; mais les mêmes raisons et le même esprit de retraite qui lui avaient fait refuser de traiter la paix, le firent remercier de cette place, que Pomereu eut à son refus. C'était un conseiller d'État fort distingué en capacité, en lumière et en esprit, vif, actif, très intègre et laborieux, mais brusque, plus que vif, capricieux, et que sa femme et ses domestiques ne laissaient pas toujours voir, même à ses amis les plus intimes; il en avait et savait les mériter; il l'était fort de mon père, et fut toujours des miens. C'est le premier intendant qui ait été en Bretagne avec cette qualité et ce pouvoir.

Le fils aîné du comte d'Auvergne acheva de se déshonorer de tous points par un combat qu'il fit contre le chevalier de Caylus, au sortir duquel il courut, éperdu, par les rues, l'épée à la main dont il s'était très misérablement servi. La querelle était venue pour du cabaret et des gueuses. Caylus, qui était fort jeune et qui s'était bien battu, se sauva hors du royaume; et le comte d'Auvergne profita de cette triste occasion pour que son fils n'y rentrât plus. C'était, de tous points, un misérable, fort déshonoré, qui, à force d'aventures honteuses, fut obligé de se laisser déshériter et de prendre la croix de Malte. Il fut pendu en effigie à la Grève, de cette dernière-ci, avec un grand regret de sa famille, non pas du jugement, mais de sa forme, parce que le parlement, qui ne connaît de princes que ceux du sang, y procéda comme pour le plus obscur gentilhomme, malgré toutes les tentatives de distinction dont MM. de Bouillon ne purent obtenir aucune. Cet exil hors du royaume fit depuis la fortune de Caylus. De cette même affaire, Mlle de Soissons fut chassée de Paris.

La paix s'approchant, le roi la prévint par un trait de vengeance contre milord Galloway, dont il n'aurait plus été temps bientôt après. Il était fils de Ruvigny, et c'est ce qu'il faut expliquer. Ruvigny était un bon mais simple gentilhomme, plein d'esprit, de sagesse, d'honneur et de probité, fort huguenot, mais d'une grande conduite et d'une grande dextérité. Ces qualités, qui lui avaient acquis une grande réputation parmi ceux de sa religion, lui avaient donné beaucoup d'amis importants, et une grande considération dans le monde. Les ministres et les principaux seigneurs le comptaient et n'étaient pas indifférents à passer pour être de ses amis, et les magistrats du plus grand poids s'empressaient aussi à en être. Sous un extérieur fort simple, c'était un homme qui savait allier la droiture avec la finesse de vues et les ressources, mais dont la fidélité était si connue, qu'il avait les secrets et les dépôts des personnes les plus distinguées. Il fut un grand nombre d'années le député de sa religion à la cour, et le roi se servit souvent des relations que sa religion lui donnait en Hollande, en Suisse, en Angleterre et en Allemagne, pour y négocier secrètement, et il y servit très utilement. Le roi l'aima et le distingua toujours, et il fut le seul, avec le maréchal de Schomberg, à qui le roi offrit de demeurer à Paris et à sa cour avec leurs biens et la secrète liberté de leur religion dans leur maison, lors de la révocation de l'édit de Nantes, mais tous deux refusèrent. Ruvigny emporta ce qu'il voulut, et laissa ce qu'il voulut aussi, dont le roi lui permit la jouissance. Il se retira en Angleterre avec ses deux fils. La Caillemotte, le cadet, plus disgracié encore du côté de l'âme que de celui du corps, mourut bientôt après. Le père ne survécut pas longtemps, et son aîné continua à jouir des biens que son père avait laissés en France. Il s'attacha au service du prince d'Orange, à la révolution, qui le fit comte de Galloway en Irlande, et l'avança beaucoup. Il était bon officier. Il avait de l'ambition; elle le rendit ingrat. Il se distingua en haine contre le roi et contre la France, quoique le seul huguenot qu'on y laissait jouir de son bien, même servant le prince d'Orange. Le roi le fit avertir plusieurs fois du mécontentement qu'il avait de sa conduite. Il en augmenta les torts avec plus d'éclat; à la fin, le roi confisqua ses biens, et témoigna publiquement sa colère.

Le vieux Ruvigny était ami d'Harlay, lors procureur général, et depuis premier président, et lui avait laissé un dépôt entre les mains, dans la confiance de sa fidélité. Il la lui garda tant qu'il n'en put pas abuser; mais quand il vit l'éclat, il se trouva modestement embarrassé entre le fils de son ami et son maître, à qui il révéla humblement sa peine; il prétendit que le roi l'avait su d'ailleurs et que Barbezieux même l'avait appris, et l'avait dit au roi. Je n'approfondirai point ce secret, mais le fait est qu'il le dit lui-même, et que, pour récompense, le roi le lui donna comme sien confisqué, et que cet hypocrite de justice, de vertu, de désintéressement et de rigorisme, n'eut pas honte de se l'approprier et de fermer les yeux et les oreilles au bruit qu'excita cette perfidie. Il en tira plus d'un parti; car le roi, en colère contre Galloway, en sut si bon gré au premier président qu'il donna à son fils fort jeune, et qui se déshonorait tous les jours dans sa charge d'avocat général, la place de conseiller d'État, vacante par la mort de Pussort, et que quelque temps après, il le combla par une pension de vingt mille livres, qui est celle des ministres. Ainsi les forfaits sont récompensés en ce monde; mais la satisfaction n'en dure pas longtemps.

M. de Monaco, qui, comme on a vu plus haut, avait obtenu le rang de prince étranger par le mariage de son fils avec la fille de M. le Grand, trouva bientôt et son fils plus encore, qu'ils l'avaient acheté bien cher. La duchesse de Valentinois était charmante, galante à l'avenant, et sans esprit ni conduite, avec une physionomie fort spirituelle; elle était gâtée par l'amitié de son père et de sa mère, et par les hommages de toute la cour dans une maison jour et nuit ouverte, où les grâces, qui étaient sa principale beauté, attiraient la plus brillante jeunesse. Son mari, avec beaucoup d'esprit, ne se sentait pas le plus fort; sa taille et sa figure lui avaient acquis le nom de Goliath. Il souffrit longtemps les hauteurs et les mépris de sa femme et de sa famille. À la fin, lui et son père s'en lassèrent, et ils emmenèrent Mme de Valentinois à Monaco. Elle se désola et ses parents aussi, comme si on l'eût menée aux Indes. On peut juger que le voyage et le séjour ne se passèrent pas gaiement. Toutefois, elle promit merveilles, et au bout d'une couple d'années de pénitence, elle obtint son retour. Je ne sais qui fut son conseil, mais, sans changer de conduite, elle songea aux moyens de se garantir de retourner à Monaco, et pour cela fit un éclat épouvantable contre son beau-père, qu'elle accusa non seulement de lui en avoir conté, mais de l'avoir voulu forcer. M. le Grand, Mme d'Armagnac, leurs enfants, prirent son parti; et ce fut un vacarme le plus scandaleux, mais qui ne persuada personne. M. de Monaco n'était plus jeune. Il était fort honnête homme et avait toujours passé pour tel; d'ailleurs il avait deux gros yeux d'aveugle, éteints, et qui en effet ne distinguaient rien à deux pieds d'eux, avec un gros ventre en pointe, qui faisait peur tant il avançait en saillie. L'éclat ne fut pas moins grand de sa part et de celle de son fils contre une si étrange calomnie, et la séparation devint plus forte que jamais.

Au bout de quelques années, ils s'avisèrent qu'ils n'avaient point d'enfants, et que Mme de Valentinois, nageant dans les plaisirs de la cour, sous l'abri de sa famille, jouissait seule de son crime, et se moquait d'eux. Ils prirent donc leur parti. M. de Valentinois redemanda sa femme; d'abord on se moqua de lui chez elle; mais bientôt l'embarras succéda. Les dévots s'en mêlèrent. L'archevêque de Paris parla à Mme d'Armagnac, et M. de Monaco protesta qu'il ne verrait jamais sa belle-fille, et qu'il lui défendait de se trouver en aucun lieu où il serait. Tout cela ensemble fut un coup de foudre. Il fallut céder, et le 27 janvier, Mme d'Armagnac, accompagnée du prince Camille son troisième fils, et de la princesse d'Harcourt, mena sa fille à Paris chez le duc de Valentinois, où se trouva la maréchale de Boufflers, sa cousine germaine. Mme de Valentinois y soupa et y coucha, et qui pis fut, y demeura.

Elle était très souvent chez Mme la Duchesse, qui changea en même temps de dame d'honneur. Mme de Moreuil qui était personne d'esprit et de mérite, femme d'un original de beaucoup d'esprit aussi, des bâtards de cette ancienne maison de Moreuil éteinte depuis longtemps, et qui était à M. le Duc, demanda tout d'un coup à se retirer sans qu'on pût savoir pourquoi, et le voulut absolument. On vit depuis de quoi il était question. La pauvre femme cachait un cancer dont elle mourut quelque temps après. Mme de L'Aigle fut mise en sa place et s'y fit aimer et estimer, et même considérer à la cour. C'était une femme de beaucoup d'esprit et de monde, fille de Mme de Raré, gouvernante des filles de M. Gaston; son père et sa mère étaient fort des amis de mon père, et elle épousa le marquis de L'Aigle, à six lieues de la Ferté, qui en était aussi beaucoup. C'est ce qui me fait remarquer cette bagatelle. Les affaires de M. de L'Aigle étaient très mauvaises; elle se mit là faute de mieux chez elle.

Il arriva une autre chose chez M. le Prince. Briord, son premier écuyer, fut choisi pour l'ambassade de Turin. Torcy, qui était de ses amis, le fit proposer par Pomponne, et quand l'affaire fut faite, le roi en dit un mot d'honnêteté à M. le Prince. Le sujet était bon, mais le monde fut surpris du lieu où on avait été chercher un ambassadeur, et je le remarque comme une chose singulière, et tout à fait nouvelle. Au demeurant, Briord était sage, honnête homme, et n'était pas incapable.

Pontchartrain cherchait à marier son fils. Il lui avait fait faire une grande tournée par les ports du levant et du ponant pour lui faire voir les choses dont il entendait parler tous les jours, et connaître les officiers. Tout s'y passa moins en étude et en examens qu'en réceptions, en festins et en honneurs, tels qu'on aurait pu les rendre au Dauphin. Chacun s'y surpassa en cour et en bassesses pour le maître naissant de son sort et de sa fortune, qui revint peu instruit, mais beaucoup plus gâté qu'auparavant, et dans l'opinion d'être parfaitement au fait de tout. Le père crut avoir trouvé tout ce qu'il pouvait désirer en Mlle de Malause, qui était pensionnaire à la Ville-l'Évêque à Paris. Sa mère, qui était Mitte, fille du marquis de Saint-Chaumont, était morte. Son père était un homme retiré dans sa province après avoir servi quelque temps jusqu'à être brigadier, et s'était remarié à une Bérenger-Montmouton dont il avait deux fils. Sa mère à lui était soeur des maréchaux de Duras et de Lorges qui avait toujours pris soin de cette famille avec amitié.

L'alliance en plut tant à Pontchartrain qu'il traita ce mariage, et qu'il en demanda l'agrément au roi. Sa surprise fut grande lorsqu'il entendit le roi lui conseiller de penser à autre chose. Comme celle-là lui convenait, il insista, tellement que le roi lui dit franchement que cette fille portait les armes de Bourbon qui le choqueraient accolées avec les siennes, qu'il la voulait marier à son gré, et qu'en un mot, il désirait qu'il n'y pensât plus. La mortification fut grande. Les ministres n'y étaient pas accoutumés. Peu à peu ils s'étaient mis de ce règne au niveau de tout le monde. Ils avaient pris l'habit et toutes les manières des gens de qualité. Leurs femmes étaient parvenues à manger et à entrer dans les carrosses par Mme Colbert, sous le prétexte de suivre Mme la princesse de Conti qu'elle avait élevée; et d'ailleurs [elle] était extrêmement bien avec la reine. Douze ou quinze ans après, M. de Louvois l'obtint pour sa femme sous prétexte qu'elle était fille de qualité, et par l'émulation qui était entre Colbert et lui. De là leurs belles-filles, et à cet exemple les autres femmes des secrétaires d'État, et à la fin celle des contrôleurs généraux. Leurs alliances les soutenaient dans ce brillant nouveau, et leur autorité, dont tout sans exception dépendait, leur avait acquis une supériorité et des distinctions étranges sur tout ce qui n'était point titré, qui leur rendit bien amer et bien nouveau le refus du roi sur une alliance dont il n'aurait pas fait difficulté avec qui que c'eût été de la noblesse ordinaire. Pontchartrain se garda bien de se vanter de ce qui lui était arrivé, et se hâta seulement de trouver des prétextes de rompre. Mais le roi, si secret toujours, ne jugea pas à propos de l'être dans cette occasion. Il parla aux maréchaux de Duras et de Lorges, à M. de Bouillon, parce que leur mère était soeur de M. de Turenne, et à d'autres encore, de manière que ce que Pontchartrain avait caché fut su, et que ses confrères n'en furent pas moins mortifiés que lui.

Mlle de Malause, unique de son lit, et ses deux frères étaient la sixième et dernière génération, et la seule existante de Charles, baron de Malause, sénéchal de Toulouse et de Bourbonnais, bâtard du duc Jean II de Bourbon, connétable de France, qui ne laissa point d'enfants légitimes, et qui était frère de Pierre, comte de Beaujeu, mari de la célèbre Mme de Beaujeu, fille de Louis XI, soeur et régente de la minorité de Charles VIII, qui fut duc de Bourbon après son frère, et qui ne laissa qu'une fille héritière, Suzanne de Bourbon, qui épousa le malheureux connétable de Bourbon si cruellement persécuté par la mère de François Ier, et qui fut tué devant Rome à la tête de l'armée de Charles V, après s'être trouvé à la bataille de Pavie contre François Ier. Ils étaient frères de Louis de Bourbon, élu évêque de Liège, qui laissa un bâtard, tige des seigneurs de Busset qui subsistent encore. Outre ces frères légitimes, ils en eurent un bâtard qui fut comte de Roussillon, amiral de France, et qui figura avec sa femme, bâtarde de Louis XI et de Marguerite de Sassenage. Mais l'amiral était bien loin alors d'être officier de la couronne, et la marine de ce temps-là d'être sur un grand pied en France. Peu à peu ces bâtards de Bourbon ont changé leur barre de bâtards et leurs autres et diverses marques de bâtardise en bande comme les princes de cette maison, et l'ont enfin raccourcie comme eux, tellement qu'il n'y a plus aucune différence entre les armes des légitimes et des bâtards; et c'est ce qui choquait si fort le roi qu'il ne voulut pas voir, disait-il, à la chaise à porteurs de la nouvelle mariée, les armes de Bourbon accolées à celles de Phélypeaux.

Pontchartrain eut lieu de se consoler par une alliance d'une bien autre sorte, et à laquelle le roi consentit sans peine, car les mélanges qui mettaient tout à l'unisson ne lui étaient point du tout désagréables en eux-mêmes. Ce fut sur une autre nièce des maréchaux de Duras et de Lorges, mais celle-là, fille de leur soeur, et de la maison de La Rochefoucauld, qu'il jeta les yeux. Elle était soeur des comtes de Roucy et de Blansac et des chevaliers de Raye et de Roucy, et elle était élevée dans l'abbaye de Notre-Dame à Soissons. Ils étaient la troisième génération de Charles de La Rochefoucauld, fils du comte de La Rochefoucauld, qui fut tué à la Saint-Barthélemy, et de sa deuxième femme, Charlotte de Roye, comtesse de Roucy, soeur de la princesse de Condé, première femme du prince de Condé, tué à la bataille de Jarnac. Toute cette branche de La Rochefoucauld-Roye était huguenote. Lors de la révocation de l'édit de Nantes, le comte de Roye, père de celle dont il s'agit, et sa femme, se retirèrent en Danemark, oh, comme il était lieutenant général en France, il fut fait grand maréchal et commanda toutes les troupes. C'était en 1683, et en 1686 il fut fait chevalier de l'Éléphant. Il était là très grandement établi, et lui et la comtesse de Roye sur un grand pied de considération.

Ces rois du Nord mangent ordinairement avec du monde, et le comte et la comtesse de Roye avaient très souvent l'honneur d'être retenus à leur table avec leur fille, Mlle de Roye. Il arriva à un dîner que la comtesse de Roye, frappée de l'étrange figure de la reine de Danemark, se tourna à sa fille, et lui demanda si elle ne trouvait pas que la reine ressemblait à Mme Panache comme deux gouttes d'eau. Quoiqu'elle l'eût dit en français, il arriva qu'elle n'avait pas parlé assez bas, et que la reine, qui l'entendit, lui demanda ce que c'était que cette Mme Panache. La comtesse de Roye, dans sa surprise, lui répondit que c'était une dame de la cour de France qui était fort aimable. La reine, qui avait vu sa surprise, n'en fit pas semblant, mais, inquiète de la comparaison, elle écrivit à Mayereron, envoyé de Danemark à Paris, et qui y était depuis quelques années, de lui mander ce que c'était que Mme Panache, sa figure, son âge, sa condition, et sur quel pied elle était à la cour de France, et que surtout elle voulait absolument n'être pas trompée et en être informée au juste. Mayereron, à son tour, fut dans un grand étonnement. Il manda à la reine qu'il ne comprenait pas par où le nom de Mme Panache était allé jusqu'à elle, beaucoup moins la sérieuse curiosité qu'elle lui marquait d'être informée d'elle exactement; que Mme Panache était une petite et fort vieille créature avec des lippes et des yeux éraillés à y faire mal à ceux qui la regardaient, une espèce de gueuse, qui s'était introduite à la cour sur le pied d'une manière de folle, qui était tantôt au souper du roi, tantôt au dîner de Monseigneur et de Mme la Dauphine, ou à celui de Monsieur, à Versailles ou à Paris, où chacun se divertissait à la mettre en colère, et qui chantait pouille aux gens à ces dîners-là pour faire rire, mais quelquefois fort sérieusement, et avec des injures qui embarrassaient et qui divertissaient encore plus ces princes et ces princesses, qui lui emplissaient ses poches de viande et de ragoûts, dont la sauce découlait tout du long de ses jupes, et que les uns lui donnaient une pistole ou un écu, et les autres des chiquenaudes et des croquignoles, dont elle entrait en furie, parce qu'avec ses yeux pleins de chassie, elle ne voyait pas au bout de son nez, ni qui l'avait frappée, et que c'était le passe-temps de la cour.

À cette réponse, la reine de Danemark se sentit si piquée qu'elle ne put plus souffrir la comtesse de Roye, et qu'elle en demanda justice au roi son mari. Il trouva bien mauvais que des étrangers qu'il avait comblés des premières charges et des premiers honneurs de sa cour, avec de grosses pensions, se moquassent d'eux d'une manière si cruelle. Il se trouva des seigneurs du pays et des ministres jaloux de la fortune et du grand établissement dont le comte de Roye jouissait, tellement que la reine obtint que le roi le remercierait et lui ferait dire de se retirer. Il ne put conjurer l'orage il vint avec sa famille à Hambourg, en attendant qu'il sût ce qu'il pourrait devenir; et à la révolution d'Angleterre il y passa, c'est-à-dire quelques mois devant. Le roi Jacques, qui y était encore, le fit comte de Lifford et pair d'Irlande, dont un fils qui l'avait suivi prit le nom.

Le comte de Roye était donc à Londres avec un fils et deux filles, et le comte de Feversham, frère de sa femme, chevalier de la Jarretière et capitaine des gardes du corps. À la révolution, ils ne se mêlèrent de rien; et [il] a passé dix-huit ans en Angleterre sans charge et sans service, et mourut aux eaux de Bath en 1690. Ses autres enfants étaient demeurés en France; on les avait mis dans le service après leur avoir fait faire abjuration, et les autres dans des collèges ou dans des couvents. Le roi leur donna des pensions, et M. de La Rochefoucauld avec MM. de Duras et de Lorges leur servirent de pères.

Ce fut donc principalement avec M. le maréchal de Lorges, qui aimait extrêmement la comtesse de Roye, que le mariage se traita. On compta que la fille n'avait rien et n'aurait jamais grand'chose; ce fut ce qui y détermina, et ce qui, joint au solide du ministère, apprivoisa la roguerie de M. de La Rochefoucauld. La comtesse de Roucy surtout fut transportée d'un mariage dont elle comptait bien tirer un grand parti, par la considération, et, mieux encore, par les affaires pécuniaires, auxquelles dans la suite elle ne s'épargna pas. Les Pontchartrain furent transportés d'aise. Le contrôleur général alla chez toute la parenté, et ils ne firent point la petite bouche de l'honneur qu'ils recevaient de cette alliance. La comtesse de Roucy alla chercher sa belle-soeur à Soissons, et le mariage se fit à petit bruit à Versailles, dans la chapelle, à minuit, par l'évêque de Soissons, Brûlard. Outre le présent ordinaire du roi à ces mariages des ministres, il ajouta six mille livres de pension aux quatre que la mariée avait déjà, et donna cinquante mille écus à Pontchartrain, qui fit appeler son fils le comte de Maurepas. Près de quatre millions que le chevalier des Augers et un armateur prirent en ce temps-là sur les Espagnols, mirent en bonne humeur à propos pour cette libéralité.

Le comte d'Egmont, dernier de cette grande et illustre maison, avait quitté la Flandre depuis peu et pris le service de France. Il épousa Mlle de Cosnac, nièce de l'archevêque d'Aix, qui demeurait chez la duchesse de Bracciano, dont elle était aussi parente, et le roi, par grâce, voulut bien lui donner le tabouret, les grands d'Espagne, dont le comte d'Egmont était des premiers du temps de Charles V, n'ayant point de rang en France.

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