CHAPITRE III.

1697

M. d'Orléans, cardinal. — Mort du célèbre Santeuil, du baron de Beauvais, de La Chaise, de la duchesse de La Feuillade, du duc de Duras. — Époque des ducs-maréchaux de France de porter le nom de maréchal. — Retraite volontaire de Pelletier, ministre d'État. — Sa fortune et sa famille. — Les postes à M. de Pomponne. — Maximes du roi contre un premier ministre et de ne mettre jamais aucun ecclésiastique dans le conseil. — Emplois au dehors. — Bonrepos et sa fortune. — Des Alleurs. — Du Héron. — Prince de Hesse-Darmstadt fait grand d'Espagne, et pourquoi. — Singulière retraite d'Aubigné, frère de Mme de Maintenon. — Cour et vie particulière de la princesse. — Tracasserie avec la duchesse du Lude. — Préparatifs du mariage de Mgr le duc de Bourgogne. — Goût du roi pour la magnificence de sa cour. — Ses égards

Il [le roi] était au conseil à Marly le mardi dernier juillet, lorsque le courrier du cardinal de Janson arriva apportant la promotion des couronnes, et une heure après, celui du pape avec la calotte pour l'évêque d'Orléans, qui au sortir du conseil la lui présenta et la reçut baissé fort bas, de ses mains sur sa tête, avec beaucoup d'amitié. Pour achever de suite, le cardinal de Janson arriva le 8 septembre à Versailles, et avec lui l'abbé de Barrière, camérier du pape, avec la barrette du cardinal de Coislin, à qui le roi la donna le lendemain à sa messe. Quelques jours après, étant au lever du roi, il lui demanda si on le verrait à cette heure avec des habits d'invention: « Moi, sire, dit le nouveau cardinal, je me souviendrai toujours que je suis prêtre avant que d'être cardinal. » Il tint parole: il ne changea rien à la simplicité de sa maison et de sa table, il ne porta jamais que des soutanelles de drap ou d'étoffes légères, sans soie, et n'eut de rouge sur lui que sa calotte et le ruban de son chapeau. Le roi, qui s'en doutait bien, loua fort sa réponse, et encore plus sa conduite qui le mit de plus en plus en vénération.

M. le Duc tint cette année les états de Bourgogne, en la place de M. le Prince, son père, qui n'y voulut pas aller. Il y donna un grand exemple de l'amitié des princes, et une belle leçon à ceux qui la recherchent. Santeuil, chanoine régulier de Saint-Victor, a été trop connu dans la république des lettres et dans le monde, pour que je m'amuse à m'étendre sur lui. C'était le plus grand poète latin qui ait paru depuis plusieurs siècles; plein d'esprit, de feu, de caprices les plus plaisants, qui le rendaient d'excellente compagnie; bon convive surtout, aimant le vin et la bonne chère, mais sans débauche, quoique cela fût fort déplacé dans un homme de son état, et qui avec un esprit et des talents aussi peu propres au cloître, était pourtant au fond aussi bon religieux qu'avec un tel esprit il pouvait l'être. M. le Prince l'avait presque toujours à Chantilly quand il y allait; M. le Duc le mettait de toutes ses parties; en un mot, princes et princesses, c'était de toute la maison de Condé à qui l'aimait le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d'esprit en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements, de badinages et de plaisanteries, et il y avait bien des années que cela durait. M. le Duc voulut l'emmener à Dijon. Santeuil s'en excusa, allégua tout ce qu'il put; il fallut obéir, et le voilà chez M. le Duc établi pour le temps des états. C'étaient tous les soirs des soupers que M. le Duc donnait ou recevait, et toujours Santeuil à sa suite qui faisait tout le plaisir de la table. Un soir que M. le Duc soupait chez lui, il se divertit à pousser Santeuil de vin de Champagne, et de gaieté en gaieté, il trouva plaisant de verser sa tabatière pleine de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et de le faire boire à Santeuil pour voir ce qui en arriverait. Il ne fut pas longtemps à en être éclairci: les vomissements et la fièvre le prirent, et en deux fois vingt-quatre heures, le malheureux mourut dans des douleurs de damné, mais dans les sentiments d'une grande pénitence, avec lesquels il reçut les sacrements et édifia autant qu'il fut regretté d'une compagnie peu portée à l'édification, mais qui détesta une si cruelle expérience.

D'autres morts suivirent de près: le baron de Beauvais d'apoplexie, duquel j'ai parlé ailleurs, que le roi regretta.

La Chaise, capitaine de la porte, et frère du P. de La Chaise, qui, d'écuyer de l'archevêque de Lyon dont il commandait l'équipage de chasse, lui fit cette fortune. Ils ne s'y oublièrent ni l'un ni l'autre, tous deux firent toujours une profession ouverte de respect et d'attachement pour MM. de Villeroy, et La Chaise n'évitait point de parler de l'archevêque de Lyon et de ses chasses. C'était un grand échalas, prodigieux en hauteur, et si mince, qu'on croyait toujours qu'il allait rompre, très bon et honnête homme; il mourut en revenant de Bourbon, et son fils eut aussitôt sa charge, et deux jours après, le roi écrivit de sa main au P. de La Chaise qu'il donnait à son neveu cent mille écus de brevet de retenue, qui était aussi un fort honnête garçon.

La duchesse de La Feuillade mourut à Paris fort jeune, de la poitrine, et ce fut dommage de toutes façons, et il n'y eut que son mari qui ne s'en soucia guère. Il avait toujours très mal vécu avec elle, quoiqu'elle ne méritât rien moins, et avec un parfait mépris pour sa famille qui avait toujours fait merveilles pour lui. Il répondit une fois assez plaisamment à quelqu'un qui voulait parler à son beau-père, et qui lui demanda ce qu'il faisait, qu'il était à éplucher de la salade avec ses commis: en effet Châteauneuf n'avait aucun département que des provinces [3] . Les huguenots étaient le département particulier de sa charge de secrétaire d'État, qui la rendait importante lorsqu'ils faisaient un corps armé avec lequel il fallait compter, mais depuis la révocation de l'édit de Nantes, cette charge de secrétaire d'État était à peu près nulle, et Châteauneuf de son génie et de sa personne existait encore moins, s'il se pouvait. La Feuillade n'eut point d'enfants de ce mariage et n'avait guère cherché à en avoir.

Le duc de Duras mourut de la petite vérole, et de beaucoup d'autres, en Flandre pendant la campagne. Il était brigadier de cavalerie avec distinction, et l'affaire de sa survivance de capitaine des gardes du corps était comme faite, ce qui augmenta fort la douleur de sa famille. Sa mère, soeur du duc de Ventadour, ne s'en est jamais consolée; elle l'aimait uniquement. C'était un homme bien fait et d'une beauté singulière; le vin et les débauches l'avaient fort changé et rendu goutteux. C'était un fort honnête homme et fort aimé, brave, doux et voulant faire, mais sans aucun esprit. Son père l'avait assez étrangement marié de tous points; il lui céda sa dignité en le mariant, le fit appeler le duc de Duras, et prit le nom de maréchal de Duras. Jusqu'alors on ne l'avait jamais appelé que le duc de Duras, et c'est le premier duc-maréchal de France qui, par le défaut de terres à porter divers noms, et pour la distinction de l'un et de l'autre, se soit fait appeler maréchal. Jamais on n'a dit que le duc de Navailles, le duc de Vivonne, etc. Depuis, cet exemple a été suivi par la même convenance, et peu à peu a quelquefois prévalu sans cette raison. Le duc de Duras ne laissa que deux filles; il n'avait qu'un frère beaucoup plus jeune que lui à qui le roi donna son régiment.

Le même jour de la nouvelle de cette mort, qui était un mercredi, 18 septembre, à Versailles, veille du départ du roi pour Fontainebleau, M. Pelletier, ministre d'État, prit congé du roi à la fin du conseil, et, sans en avoir parlé à qui que ce fût qu'au roi, monta tout de suite en carrosse, et se retira en sa maison de Villeneuve-le-Roi. Il avait passé par les charges de conseiller au parlement et de président en la quatrième chambre des enquêtes; après il fut prévôt des marchands, et fit à Paris ce quai près de la Grève qui porte encore son nom. De là il devint conseiller d'État, qui est le débouché ordinaire des prévôts des marchands. Il fut connu de M. Le Tellier et de M. de Louvois qui le servirent pour ces places, et entra tellement dans leur confiance qu'il devint l'arbitre des affaires de leur famille et des débats particuliers du père et du fils, qu'ils eurent toujours le bon esprit de cacher sous le dernier secret. À la mort de M. Colbert, MM. Le Tellier et de Louvois, qui savaient ce que leur avait coûté un habile contrôleur général leur ennemi, mirent tout leur crédit à faire donner cette place à Pelletier qui la craignit plus qu'il n'en eut de joie. Il y fut parfaitement reconnaissant pour ses bienfaiteurs. Après leur mort, il continua d'être l'arbitre des affaires de leur famille, à laquelle il demeura parfaitement attaché, et vécut toujours avec M. de Barbezieux dans une sorte de dépendance.

C'était un homme fort sage et fort modéré, fort doux et obligeant, très modeste et d'une conscience timorée; d'ailleurs fort pédant et fort court de génie. Il y a un mot du premier maréchal de Villeroy sur lui admirable. Il donnait un matin petite direction chez lui; tout ce qui la devait composer était arrivé, et on attendait M. Pelletier qui était contrôleur général. Enfin, las d'attendre, le maréchal envoya chez lui, et à Versailles où ils étaient, il n'y avait pas loin. On vint dire au maréchal de Villeroy qu'apparemment M. Pelletier avait oublié la petite direction [4] , et qu'il était allé courre le lièvre. « Par.... répondit le maréchal en colère, avec son ton de fausset, nous avons vu M. Colbert qui n'en courait pas tant et qui en prenait davantage. » On rit et on commença la petite direction. Lorsque ce contrôleur général vit venir la guerre de 1688, la confiance intime qui était entre M. de Louvois et lui en fit prévoir toutes les suites. C'était à lui à en porter tous le poids par les fonds extraordinaires, et ce poids l'épouvanta tellement, qu'il ne cessa d'importuner le roi jusqu'à ce qu'il lui permit de quitter sa place de contrôleur général. Outre que ce n'était pas le compte de M. de Louvois, qui avait repris alors le premier crédit, le roi y eut une grande peine. Il aimait et il estimait Pelletier, il se souvenait toujours des embarras qu'il avait essuyés des divisions de MM. de Louvois et Colbert, il en était à l'abri entre Louvois et Pelletier, et à la veille d'une grande guerre ce lui était un grand soulagement. N'ayant pu venir à bout de vaincre le contrôleur général après plusieurs mois de dispute, cette même convenance engagea le roi à lui proposer Pelletier de Sousy, son frère et intendant des finances, pour contrôleur général. Celui-ci avait bien plus de lumières et de monde, mais son frère ne crut pas le devoir exposer aux tentations d'une place qu'il ne tient qu'à celui qui la remplit de rendre aussi lucrative qu'il veut, et il supplia le roi de n'y point penser. Le roi, plus plein d'estime encore par cette action pour Pelletier, mais plus embarrassé du choix, voulut qu'il le fît lui-même, et il proposa Pontchartrain dont j'aurai lieu de parler ailleurs, et qui fut contrôleur général. Pelletier demeura simple ministre d'État; et comme, hors de se trouver au conseil, il n'avait aucune fonction, il demeura peu compté par le courtisan, qui l'appela le ministre Claude. Ils se souvenaient encore de celui de Charenton, et en effet Pelletier s'appelait Claude.

Il eut l'administration des postes à la mort de M. de Louvois, et le roi le traita toujours avec tant de confiance et d'amitié qu'à une maladie que le chancelier Boucherat avait eue l'année précédente, il s'était laissé assez entendre à Pelletier pour que celui-ci pût compter d'être son successeur. Pelletier était droit et vraiment homme de bien. Il fit ses réflexions. Il avait toujours eu dessein de mettre un intervalle entre la vie et la mort, et il comprit qu'un chancelier ne pouvait plus se retirer. Boucherat, plus qu'octogénaire, tombait de jour en jour, cela fit peur à Pelletier; il voulut prévenir la vacance. L'affaire de la paix le retenait. Il ne trouvait pas séant de la laisser imparfaite, mais dès qu'il la vit assurée à peu près il demanda son congé. Ce fut un débat entre le roi et lui qui dura plus de deux mois; il ne l'arracha qu'à grand'peine. Au moins le roi exigea qu'il le viendrait voir tous les ans deux ou trois fois dans son cabinet par les derrières, et qu'il conservât toutes ses pensions qui allaient à quatre-vingt mille livres de rente. Il capitula il s'engagea à venir voir le roi comme il le désirait; mais il se débattit tant sur les pensions qu'il n'en garda que vingt mille livres pour lui et six mille livres pour son fils, à qui il avait remis, il y avait déjà longtemps, une charge de président à mortier, qu'il avait achetée étant contrôleur général. En entrant au conseil, d'où il partit pour sa retraite, il tira le duc de Beauvilliers dans une fenêtre et la lui confia. Il était fort son ami et de M. de Pomponne qui ne la sut que par l'événement, et qui s'écria qu'il l'avait prévenu. Mais Pomponne n'était pas en même situation; il était chargé des affaires étrangères dont Torcy, son gendre, n'avait encore que le nom.

La famille de M. Pelletier fut également surprise et affligée, mais elle n'y perdit rien. Pelletier conserva tout son crédit, et fit plus pour elle de sa retraite qu'il n'avait fait jusqu'alors à la cour; il ne vit exactement personne à Villeneuve que sa plus étroite famille et quelques gens de bien. Il passa l'hiver à Paris avec son fils dans sa maison, et s'y élargit un peu davantage. Il était fort des amis de mon père, et il voulut bien me voir. J'en fus ravi, et j'admirai moins la sérénité tranquille et douce que je remarquai en lui, que son attention à rompre tous discours sur sa retraite et qui sentit l'encens. Il avait lors soixante-six ans et une santé parfaite de corps et d'esprit. Il passa toujours les hivers à Paris, où je le voyais de temps en temps, et toujours avec plaisir et respect pour sa vertu, et tout le reste de l'année à Villeneuve, et soutint sa retraite avec une grande sagesse et une grande piété. Il avait épousé une Fleuriau, veuve d'un président de Fourcy, qu'il avait perdue il y avait longtemps. Mme de Châteauneuf, femme du secrétaire d'État, était fille du premier mariage de sa femme, laquelle avait un frère d'âge fort disproportionné d'elle qui était M. d'Armenonville. M. Pelletier le fit travailler sous lui, et lui procura une charge d'intendant des finances. Il a été fort connu dans le monde, et j'aurai occasion d'en parler.

M. Pelletier, outre son fils aîné, en eut deux autres et deux filles mariées à M. d'Argouges et à M. d'Aligre, maîtres des requêtes tous deux. De sa retraite il fit le premier conseiller d'État, l'autre, président à mortier, tous deux fort jeunes, et un de ses fils évêque d'Angers, puis d'Orléans, quoique éborgné jeune d'une fusée à une fenêtre de l'hôtel de ville au feu de la Saint-Jean. L'autre fut supérieur des séminaires de Saint-Sulpice. C'était un cafard qui en bannit la science et y mit tout en misérables minuties. Il usurpa du crédit à force de molinisme et eut souvent part aux grâces ecclésiastiques. Il était lourde dupe et dominait fort le clergé. C'était un animal si plat et si glorieux qu'il disait quelquefois à ses jeunes séminaristes qu'il malmenait pour des riens: « Mais vous autres, à qui croyez-vous donc avoir affaire? savez-vous que je suis fils d'un ministre d'État, et contrôleur général, et frère d'un évêque et d'un président à mortier » et avec cela il croyait avoir tout dit.

Le roi ne remplit point la place de ministre et donna le soin des postes à M. de Pomponne. Peu de jours après, voyant au conseil des dépêches de Rome qui ne ressemblaient pas à celles qu'il avait accoutumé de recevoir du cardinal de Janson, qui après sept ans de séjour fort utile ne faisait qu'en arriver, le roi se mit sur ses louanges, et ajouta qu'il regardait comme un vrai malheur de ne pouvoir pas le faire ministre. Torcy, qui avait porté les dépêches, mais sans s'asseoir ni opiner encore, crut faire sa cour de dire, entre haut et bas, qu'il n'y avait personne plus propre que lui, et que dès qu'il avait le bonheur d'en être estimé capable par le roi, il ne voyait pas ce qui pouvait l'empêcher de l'être. Le roi, qui l'entendit, répondit que lorsqu'à la mort du cardinal Mazarin il avait pris le timon de ses affaires, il avait en grande connaissance de cause bien résolu de n'admettre jamais aucun ecclésiastique dans son conseil, et moins encore les cardinaux que les autres; qu'il s'en était bien trouvé, et qu'il ne changerait pas. Il ajouta qu'il était bien vrai qu'outre la capacité, le cardinal de Janson n'aurait pas les inconvénients des autres, mais que ce serait un exemple; qu'il ne le voulait pas faire; ce qui ne l'empêchait pas de regretter de ne l'y pouvoir faire entrer. Je l'ai su de Torcy même, et longtemps auparavant, de M. de Beauvilliers et de M. de Pontchartrain père.

Le comte de Portland fut destiné à l'ambassade de France, le comte de Tallard à celle d'Angleterre, Bonrepos à celle de Hollande, qui fut relevé en Danemark par le comte de Chamilly, neveu du lieutenant général. Quelque temps après, Villars, commissaire général de la cavalerie, fils du chevalier de l'ordre, fut choisi pour envoyé à Vienne; Phélypeaux, maréchal de camp, à Cologne; des Alleurs, à Berlin; du Héron, colonel de dragons, à Wolfenbuttel; d'Iberville, à Mayence. Bonrepos se prétendait gentilhomme du pays de Foix; il avait passé sa vie dans les bureaux de la marine. M. de Seignelay s'en servait avec confiance, et quoique l'oncle et le neveu ne fussent pas toujours d'accord, M. de Croissy lui donna aussi la sienne. Un traité de marine et de commerce que, pendant la paix précédente, il alla faire en Angleterre où il réussit fort bien, le fit connaître à Croissy. Il y demeura longtemps à reprises, et en homme d'esprit et de sens, se procurait l'occasion de faire des voyages à la cour, où il fit valoir son travail. Cet emploi le décrassa. Il continua à travailler sous M. de Seignelay, puis sous M. de Pontchartrain, mais non plus sur le pied de premier commis. Il obtint permission d'acheter une charge de lecteur du roi, pour en avoir les entrées et un logement à Versailles; il s'y était fait des amis de ceux de M. de Seignelay, et d'autres encore. Il était honnête homme et fort bien reçu dans les maisons les plus distinguées de la cour. Tout cela l'aida à prendre un plus grand vol, et il y réussit toujours dans ses ambassades. C'était un très petit homme, gros, d'une figure assez ridicule, avec un accent désagréable, mais qui parlait bien, et avec qui il y avait à apprendre, et même à s'amuser. Quoiqu'il ne se fût pas donné pour un autre, il était sage et respectueux; il avait fort gagné chez M. de Seignelay pendant la prospérité de la marine; il était riche et entendu, fort honorable et toutefois ménageait très bien son fait. Il était frère de d'Usson, lieutenant général qui n'était pas sans mérite à la guerre, où il a passé toute sa vie. Point mariés tous deux, ils prirent soin d'un fils de leur frère aîné qui était demeuré dans son pays de Foix, et dont on n'a jamais ouï parler. Ce neveu s'appelait Bonac, dont j'aurai occasion de parler.

Des Alleurs était un Normand de fort peu de chose, fait à peindre, et de grande mine, qui lui avait fort servi en sa jeunesse. Il avait été longtemps capitaine aux gardes, et servit toute cette guerre de major général à l'armée du Rhin; et il l'était excellent. À la longue, il devint lieutenant général et grand-croix de Saint-Louis. C'était un matois doux, respectueux, affable à tout le monde, et qui le connaissait bien; il avait de la valeur et beaucoup d'esprit, du tour, de la finesse, avec un air toujours simple et aisé. Il s'amouracha à Strasbourg, où il était employé les hivers, de Mlle de Lutzbourg, belle, bien faite, et de fort bonne maison, laquelle avait eu plus d'un amant, et qui, n'ayant rien vaillant que beaucoup d'esprit et d'adresse, voulut faire une fin comme les cochers, et fit si bien qu'elle l'épousa.

Du Héron était aussi Normand et peu de chose, fort bien fait aussi, mais d'une autre façon et bien plus jeune. C'était un très bon officier et un des plus excellents sujets qu'on pût choisir à tous égards pour les négociations, et avec cela doux, modeste, appliqué et fort honnête homme. Iberville avait été dans les bureaux de M. de Croissy, d'où on le prit pour Mayence. C'était encore un Normand et fort délié, et très capable d'affaires. Des autres, j'aurai lieu d'en parler ailleurs ainsi que de Puysieux, qui alla relever Amelot, conseiller d'État, en Suisse, et d'Harcourt, en Espagne.

Ces emplois étrangers me font souvenir d'une anecdote étrangère qui mérite bien de n'être pas oubliée. J'ai remarqué en parlant du siège et de la prise de Barcelone par M. de Vendôme, que le prince de Darmstadt commandait dans le Montjoui, qui en est comme la citadelle, quoiqu'un peu séparé. Le fil de la narration m'a emporté ailleurs, il faut revenir à ce prince. C'était un homme fort bien fait, de la maison de Hesse, parent de la reine d'Espagne, de ces cadets qui n'ont rien, qui servent où ils peuvent pour vivre, et qui vont cherchant fortune. On prétend qu'à un premier voyage qu'il fit en effet en Espagne, il ne déplut pas à la reine. Le reste de ce que je vais raconter, on le prétendit aussi, je n'en puis fournir d'autres garants, mais je l'ai ouï prétendre à des personnages qui n'étaient ni accusés ni en place de prétendre légèrement. On prétendit donc que le même conseil de Vienne qui, par raison d'État, ne se fit pas scrupule d'empoisonner la reine d'Espagne, fille de Monsieur, parce qu'elle n'avait point d'enfants, et parce qu'elle avait trop d'ascendant sur le coeur et sur l'esprit du roi son mari, et qui fit exécuter ce crime par la comtesse de Soissons, réfugiée en Espagne, sous la direction du comte de Mansfeld, ambassadeur de l'empereur à Madrid, ne fut pas plus scrupuleux sur un autre point.

Il avait remarié le roi d'Espagne à la soeur de l'impératrice. C'était une princesse grande, majestueuse, très bien faite, qui n'était pas sans beauté et sans esprit, et qui, conduite par les ministres de l'empereur et par le parti qu'il s'était de longue main formé à Madrid, prit un grand crédit sur le roi d'Espagne. C'était bien une partie principale de ce que le conseil de l'empereur s'était proposé; mais le plus important manquait, c'était des enfants. Il en avait espéré de ce second mariage, parce qu'il s'était leurré que l'empêchement venait de la reine, dont ce conseil s'était défait. Ne pouvant plus se dissimuler au bout de quelques années de ce second mariage que le roi d'Espagne ne pouvait avoir d'enfants, ce même conseil eut recours au prince de Darmstadt, et comme l'exécution n'était pas facile, et demandait des occasions qui ne pouvaient être amenées que par un long temps, ils l'engagèrent à s'attacher tout à fait au service d'Espagne, et l'empereur et ses partisans l'appuyèrent de toutes leurs forces, non seulement pour lui faire trouver tous les avantages qui pouvaient l'y fixer, mais tous les moyens encore de pouvoir demeurer à la cour, qui était tout leur but; c'est ce qui le fit gouverneur des armes en Catalogne après la perte de Barcelone, et la paix faite, c'est ce qui, à la fin de cette année, le fit faire grand d'Espagne à vie, pour qu'il pût demeurer à la cour et s'y insinuer à loisir, pour venir à bout du dessein de faire un enfant à la reine.

Les princes étrangers effectifs, c'est-à-dire souverains ou de maison actuellement souveraine, beaucoup moins les prétendus et les factices, ni ces seigneurs de francs-alleux qu'ils appellent un État, n'ont aucun rang ni aucune sorte de distinction en Espagne. Les grands de toutes classes ne font pas même aucune sorte de comparaison avec eux; ils y sont comme la noblesse ordinaire. C'est pour cela que lorsque les princes veulent s'attacher à cette cour, et que cette cour veut elle-même les y attacher, elle les fait grands à vie, mais de première classe, au moyen de quoi ils peuvent être de tout, et aller partout, parce qu'à ce titre de grands, ils ont le premier rang partout, et un rang parmi les autres grands, qui ne peut embarrasser leur chimère s'ils en avaient quelqu'une, parce que ce rang est égal pour tous les grands de même classe, et les traitements aussi, et tous très distingués partout, et tous très réglés et très établis sans dispute, et qu'entre les grands ils affectent de marcher comme ils se trouvent, et de n'avoir aucune ancienneté parmi eux. Je ne dirai pas si la reine fut inaccessible de fait ou de volonté, je ne dirai pas non plus si elle-même, comme on l'a assuré, mais je crois sans le bien savoir, avait un empêchement de devenir mère. Quoi qu'il en soit, M. de Darmstadt, grand d'Espagne, s'établit et se familiarisa à la cour de Madrid, fut des mieux avec le roi et la reine, arriva à des privances fort rares en ce pays-là; sans aucun fruit qui pût mettre la succession de la monarchie en sûreté contre les différentes prétentions, ni rassurer de ce côté le politique conseil de Vienne.

Revenons maintenant en France voir un assez petit événement, mais tout à fait singulier. Mme de Maintenon, dans ce prodige incroyable d'élévation où sa bassesse était si miraculeusement parvenue, ne laissait pas d'avoir ses peines; son frère n'était pas une des moindres par ses incartades continuelles. On le nommait le comte d'Aubigné; il n'avait jamais été que capitaine d'infanterie, et parlait toujours de ses vieilles guerres comme un homme qui méritait tout, et à qui on faisait le plus grand tort du monde de ne l'avoir pas fait maréchal de France il y a longtemps; d'autres fois il disait assez plaisamment qu'il avait pris son bâton en argent. Il faisait à Mme de Maintenon des sorties épouvantables de ce qu'elle ne le faisait pas duc et pair, et sur tout ce qui lui passait par la tête, et ne se trouvait avoir rien que les gouvernements de Béfort, puis d'Aigues-Mortes, après de Cognac qu'il garda avec celui de Berry pour lequel il rendit Aigues-Mortes, et d'être chevalier de l'ordre. Il courait les petites filles aux Tuileries et partout, en entretenait toujours quelques-unes, et vivait le plus ordinairement avec elles et leurs familles et des compagnies de leur portée où il mettait beaucoup d'argent.

C'était un panier percé, fou à enfermer, mais plaisant avec de l'esprit et des saillies et des reparties auxquelles on ne se pouvait attendre. Avec cela bon homme et honnête homme, poli, et sans rien de ce que la vanité de la situation de sa soeur eût pu mêler d'impertinent, mais d'ailleurs il l'était à merveille, et c'était un plaisir qu'on avait souvent avec lui de l'entendre sur les temps de Scarron, et de l'hôtel d'Albret, quelquefois sur des temps antérieurs, et surtout ne se pas contraindre sur les aventures et les galanteries de sa soeur, en faire le parallèle avec sa dévotion et sa situation présente, et s'émerveiller d'une si prodigieuse fortune. Avec le divertissant, il y avait beaucoup d'embarrassant à écouter tous ces propos qu'on n'arrêtait pas où on voulait, et qu'il ne faisait pas entre deux ou trois amis, mais à table devant tout le monde, sur un banc des Tuileries, et fort librement encore dans la galerie de Versailles, où il ne se contraignait pas non plus qu'ailleurs de prendre un ton goguenard, et de dire très ordinairement le beau-frère, lorsqu'il voulait parler du roi. J'ai entendu tout cela plusieurs fois, surtout chez mon père où il venait plus souvent qu'il ne désirait, et dîner aussi, et je riais souvent sous cape de l'embarras extrême de mon père et de ma mère, qui fort souvent ne savaient où se mettre.

Un homme de cette humeur, si peu capable de se refuser rien, et avec un esprit et une plaisanterie à assener d'autant mieux les choses qu'il n'en craignait pour soi ni le ridicule ni les suites sérieuses, était un grand fardeau pour Mme de Maintenon. Dans un autre genre elle n'était pas mieux en belle-soeur. C'était la fille d'un nommé Picère, petit médecin, qui s'était fait procureur du roi de la ville de Paris, qu'Aubigné avait épousée en 1678, que sa soeur était auprès des enfants de Mme de Montespan, qui crut lui faire une fortune par ce mariage. C'était une créature obscure, plus, s'il se pouvait, que sa naissance, modeste, vertueuse, et qui, avec ce mari, avait grand besoin de l'être; sotte à merveille, de mine tout à fait basse, d'aucune sorte de mise, et qui embarrassait également Mme de Maintenon à l'avoir avec elle et à ne l'avoir pas. Jamais elle ne put en rien faire, et elle se réduisit à ne la voir qu'en particulier. Des gens du monde, cette femme n'en voyait point, et demeurait dans la crasse de quelques commères de son quartier. C'étaient des plaintes trop fondées et fréquentes à Mme de Maintenon sur son mari, à qui cette reine, partout ailleurs si absolue, ne pouvait jamais faire entendre raison, et qui la malmenait très souvent elle-même.

Enfin, à bout sur un frère si extravagant, elle fit tant par Saint-Sulpice que, comme c'était un homme tout de sauts et de bonds, et qui avait toujours besoin d'argent, on lui persuada de quitter ses débauches, ses indécences et ses démêlés domestiques, de vivre à son aise, sa dépense entière payée tous les mois, et sa poche de plus garnie, et pour cela de se retirer dans une communauté qu'un M. Doyen avait établie sous le clocher de Saint-Sulpice pour des gentilshommes, ou soi-disant, qui vivaient là en commun dans une espèce de retraite et d'exercices de piété, sous la direction de quelques prêtres de Saint-Sulpice. Mme d'Aubigné, pour avoir la paix, et plus encore, parce que Mme de Maintenon le voulut, se retira dans une communauté, et disait tout bas à ses commères que cela était bien dur, et qu'elle s'en serait fort bien passée. M. d'Aubigné ne laissa ignorer à personne que sa soeur se moquait de lui de lui faire accroire qu'il était dévot, qu'on l'assiégeait de prêtres, et qu'on le ferait mourir chez ce M. Doyen. Il n'y tint pas longtemps sans retourner aux filles, aux Tuileries, et partout où il put; mais on le rattrapa, et on lui donna pour gardien un des plus plats prêtres de Saint-Sulpice, qui le suivait partout comme son ombre et qui le désolait. Quelqu'un de meilleur aloi n'eût pas pris un si sot emploi. Mais ce Madot n'avait rien de meilleur à faire, et n'avait pas l'esprit de s'occuper ni même de s'ennuyer. Il remboursait force sottises, mais il était payé pour cela, et gagnait très bien son salaire par une assiduité dont il n'y avait peut-être que lui qui pût être capable. M. d'Aubigné n'avait qu'une fille unique dont Mme de Maintenon avait toujours pris soin, qui ne quittait jamais son appartement partout, et qu'elle élevait sous ses yeux comme sa propre fille.

J'arrivai à Paris avec la plupart de ce qui avait servi en Flandre et en Allemagne, et j'allai tout aussitôt à Versailles où la cour ne faisait guère qu'arriver de Fontainebleau. Mme de Saint-Simon y avait été tout le voyage fort agréablement, et le roi me reçut avec toute sorte de bontés. Je trouvai une petite tracasserie domestique, que je ne dédaignerai pas de mettre ici, comme l'entrée à des choses plus considérables, dont on aime à se souvenir des échelons, et qui expliquera aussi la cour naissante de la princesse sur qui tout le monde avait les yeux, parce qu'elle faisait déjà beaucoup l'amusement du roi et de Mme de Maintenon. La cour ne la voyait que deux fois la semaine à sa toilette. Elle était donc renfermée avec ses dames, et le roi y en joignit quelques autres pour qu'elle ne vît pas toujours les mêmes visages, et c'était une extrême faveur pour celles qui eurent cette privance. Les duègnes furent les duchesses de Chevreuse, de Beauvilliers et de Roquelaure, la princesse d'Harcourt et Mme de Soubise; quatre entre deux âges, dont trois comme nièces de la duchesse du Lude, qui furent les duchesses d'Uzès, de Sully, et Mme de Boufflers, et Mme de Beringhen, et deux autres duègnes qui, sans être mandées, avaient liberté d'y aller tant qu'il leur plaisait: c'étaient aussi des favorites, Mmes de Montchevreuil et d'Heudicourt; les autres n'y venaient que mandées. Les jeunes étaient trois femmes de secrétaires d'État, Mmes de Maurepas, de Barbezieux et de Torcy, et trois filles qui ne paraissaient en nul autre lieu qu'en ce particulier et chez leurs mères, Mlle de Chevreuse, Mlle d'Ayen et Mlle d'Aubigné. Les vieilles étaient peu mandées, et s'excusaient souvent, et c'était plutôt une distinction qu'une compagnie; les autres étaient pour l'amusement et surtout pour les promenades. Le roi et Mme de Maintenon n'y voulaient rien que du plus trayé dans leur goût, et le dessein était d'accoutumer ainsi la princesse par un petit nombre de tous âges, et de la former par la conversation et les manières des vieilles, et de la divertir par la compagnie des jeunes. On en demeura à ce nombre. Plusieurs essayèrent d'être admises qui furent refusées, entre autres la duchesse de Villeroy et les deux filles de M. le Grand, dont la duchesse du Lude fut fort mortifiée.

La figure, la modestie, le maintien de Mme de Saint-Simon avait plu au roi à Fontainebleau: il s'en était expliqué plusieurs fois; cela donna lieu à la comtesse de Roucy, et ensuite à la maréchale de Rochefort, amie de Mme la maréchale de Lorges, de proposer à la duchesse du Lude de faire initier Mme de Saint-Simon chez la princesse. La duchesse du Lude, qui crut que la maréchale de Lorges les en avait priées, vint chez elle. Elle y apprit d'elle-même qu'elle n'y avait point pensé, et n'en avait jamais parlé à ces dames; sur quoi la duchesse du Lude lui conta le refus que je viens de dire, et l'assura qu'elle faisait sagement de n'avoir point d'empressement pour cela. Il arriva que la comtesse de Mailly, amie intime de Mme la maréchale de Lorges, et moi ami de famille et parent des Mailly, et ami intime de l'abbé de Mailly, son beau-frère, qui devint peu après archevêque d'Arles, avait parlé de Mme de Saint-Simon à Mme de Maintenon sans que personne l'en eût priée; que Mme de Maintenon avait répondu que cela devrait déjà être fait; que c'étaient des personnes comme Mme de Saint-Simon qu'il fallait approcher de la princesse, et lui ordonna de le dire de sa part à la duchesse du Lude; cela s'était passé la veille. La comtesse de Mailly n'en avait voulu rien dire que la duchesse du Lude ne le sût. Le hasard fit qu'elle la rencontra comme elle remontait de chez la maréchale de Lorges. La duchesse du Lude demeura fort étonnée de la chose, après les personnes de faveur qui avaient été refusées, et très piquée de la manière, parce qu'elle ne douta pas que la maréchale de Lorges, sûre de son fait, ne se fût moquée d'elle; et voilà comme les choses très apparentes se trouvent pourtant très fausses. Dès le lendemain Mme de Saint-Simon fut mandée, et presque tous les jours le reste du voyage de Fontainebleau, et depuis très souvent, avec une jalousie de toutes les autres et de leurs familles qu'il fallut laisser tomber.

Le roi, qui de plus en plus mettait ses complaisances en la princesse qui surpassait son âge sans mesure en art, en soins, en grâces pour les mériter, ne voulut pas perdre un jour au delà des douze ans pour faire célébrer son mariage, et l'avait fixé au 7 décembre qui tombait à un samedi. Il s'était expliqué qu'il serait bien aise que la cour y fût magnifique, et lui-même, qui depuis longtemps ne portait plus que des habits fort simples, en voulut des plus superbes. C'en fut assez pour qu'il ne fût plus question de consulter sa bourse ni presque son état pour tout ce qui n'était ni ecclésiastique ni de robe. Ce fut à qui se surpasserait en richesse et en invention. L'or et l'argent suffirent à peine. Les boutiques des marchands se vidèrent en très peu de jours; en un mot, le luxe le plus effréné domina la cour et la ville, car la fête eut une grande foule de spectateurs. Les choses allèrent à un point que le roi se repentit d'y avoir donné lieu, et dit qu'il ne comprenait pas comment il y avait des maris assez fous pour se laisser ruiner par les habits de leurs femmes; il pouvait ajouter, et par les leurs; mais la bride était lâchée, il n'était plus temps d'y remédier, et au fond, je ne sais si le roi en eût été fort aise, car il se plut fort pendant les fêtes à considérer tous les habits. On vit aisément combien cette profusion de matières et ces recherches d'industrie lui plaisaient, avec quelle satisfaction il loua les plus superbes et les mieux entendus, et que le petit mot lâché de politique, il n'en parla plus, et fut ravi qu'il n'eût pas pris.

Ce n'est pas la dernière fois que la même chose lui est arrivée. Il aimait passionnément toute sorte de somptuosités à sa cour, et surtout aux occasions marquées, et qui s'y serait tenu à ce qu'il avait dit lui eût très mal fait sa cour. Il n'y avait donc pas moyen d'être sage parmi tant de folies. Il fallut plusieurs habits; entre Mme de Saint-Simon et moi, il nous en coûta vingt mille livres. Les ouvriers manquèrent pour mettre tant de richesses en œuvre. Mme la Duchesse s'avisa d'en envoyer enlever par des hoquetons de chez le duc de Rohan. Le roi le sut, le trouva très mauvais, et fit sur-le-champ renvoyer ces ouvriers à l'hôtel de Rohan; et il faut remarquer que le duc de Rohan était un des hommes de France que le roi aimait le moins, et pour lequel il se contraignait le moins de le marquer. Il fit encore une autre chose bien honnête, et tout cela montrait bien le désir que tout le monde fût au plus magnifique: il choisit lui-même un dessin de broderie pour la princesse. Le brodeur lui dit qu'il allait quitter tous ses ouvrages pour celui-là. Le roi ne le voulut pas. Il lui commanda bien précisément d'achever premièrement tout ce qu'il avait entrepris, et de ne travailler à celui qu'il choisissait qu'ensuite, et il ajouta que s'il n'était pas fait à temps, la princesse s'en passerait.

On publia que les fêtes dureraient jusqu'à Noël, mais elles furent restreintes à deux bals, un opéra et un feu d'artifice, et de tout l'hiver après il n'y eut plus de bals. Le roi, pour éviter toutes disputes et toutes difficultés, supprima toutes cérémonies; il régla qu'il n'y aurait point de fiançailles dans son cabinet, mais qu'elles se feraient tout de suite avec le mariage à la chapelle pour éviter la queue qui ne serait point portée en cérémonie, mais par l'exempt des gardes du corps en service auprès de la princesse, tout comme il la portait tous les jours, et que le poêle serait tenu par l'évêque nommé de Metz, premier aumônier en survivance de son oncle, et par l'aumônier du roi de quartier qui se trouverait de jour, et ce fut l'abbé Morel; que Mgr le duc de Bourgogne donnerait seul la main à la princesse, tant en allant qu'en revenant de la chapelle, et que, passé M. le Prince, aucun prince ne signerait sur le livre du curé. On jugea que ce dernier point fut décidé en faveur des bâtards, qui, étant du festin royal par une grâce nouvelle qui avait commencé au mariage de M. le duc de Chartres, et point de droit, puisqu'ils n'étaient pas princes du sang, auraient eu un dégoût de ne signer pas aussi sur le registre, à quoi aussi les princes du sang se seraient opposés; ainsi M. le Duc ne signa point. M. le prince de Conti n'était pas encore arrivé. Le roi avait aussi précédemment réglé qu'il ne recevrait point le serment des officiers principaux de la maison de la princesse; qu'ils n'en prêteraient point jusqu'après son mariage, et qu'alors elle les recevront; ce qui fut exécuté ainsi. Mme de Verneuil fut mandée au mariage, et eut la dernière place au festin royal, comme cela s'était fait au mariage de M. le duc de Chartres et de M. du Maine, mais elle n'y fut que le jour du mariage, et aussitôt après, elle s'en retourna à Paris. Aucune dame assise ne se trouva pas à un de ces festins, non pas même la duchesse du Lude. La duchesse d'Angoulême, veuve du bâtard de Charles IX, n'y fut point mandée, comme elle ne l'avait point été aux mariages de M. le duc de Chartres et de M. du Maine, parce qu'elle n'avait pas le rang de princesse du sang.

Suite
[3]
Les quatre secrétaires d'État, sous l'ancienne monarchie, se partageaient les provinces, parce qu'il n'y avait pas alors de ministère de l'intérieur. Voici le tableau des provinces qui dépendaient, en 1781, des divers secrétaires d'État, d'après Guyot (Traité des Offices, livre I, chap. LXXIX) 1° le secrétaire d'État, chargé des affaires étrangères, avait, dans son département, la Guyenne, la Gascogne, la Normandie, la Champagne, la principauté de Dombes, le Berry; 2° du secrétaire d'État de la maison du roi dépendaient la ville et généralité de Paris, le Languedoc, la Provence, la Bourgogne, la Bresse, le Bugey, le Valromey, le pays de Gex, la Bretagne, le comté de Foix, la Navarre, le Béarn, le Bigorre, la Picardie, le Boulonnais, la Touraine, le Bourbonnais, l'Auvergne, le Nivernais, la Marche, le Limousin, l'Orléanais, le Poitou, l'Aunis et la Saintonge; 3° les ports de mer et les colonies relevaient du ministre de la marine; 4° le secrétaire d'État de la guerre avait dans son département, les Trois-Évêchés (Toul, Metz et Verdun), la Lorraine, l'Artois, la Flandre, l'Alsace, la Franche-Comté, le Dauphiné, le Roussillon et l'île de Corse. Le secrétaire d'État de la maison du roi (c'était le département de Châteauneuf dont parle Saint-Simon) était, comme on le voit, celui des ministres qui avait dans ses attributions le plus grand nombre de provinces.
[4]
Voy. sur le conseil de finances appelé petite direction, la note à la fin du t. Ier, p. 445 et 446.