CHAPITRE VI.

1698

Le czar et ses voyages. — Saint-Albans envoyé, et Portland ambassadeur d'Angleterre, à Paris. — Premiers princes de Parme et de Toscane incognito en France; le dernier distingué. — Distraction du cardinal d'Estrées. — Mlles de Soissons enlevées, et à Bruxelles. — Le comte de Soissons errant. — Abbé de Caudelet fait et défait évêque de Poitiers. — Mort du président Talon et sa dépouille. — Mort de Mme de Sillery. — Mort de Villars, chevalier de l'ordre; pourquoi dit Orondat. — Castries, chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Chartres. — Mort de Brienne. — Mort du duc de Bracciano.

Le czar [7] avait déjà commencé ses voyages. Il a tant et si justement fait de bruit dans le monde, que je serai succinct sur un prince si grand et si connu, et qui le sera sans doute de la postérité la plus reculée, pour avoir rendu redoutable à toute l'Europe, et mêlé nécessairement à l'avenir dans les affaires de toute cette partie du monde, une cour qui n'en avait jamais été une, et une nation méprisée et entièrement ignorée pour sa barbarie. Ce prince était en Hollande à apprendre lui-même et à pratiquer la construction des vaisseaux. Bien qu'incognito, suivant sa pointe, et ne voulant point s'incommoder de sa grandeur ni de personne, il se faisait pourtant tout rendre, mais à sa mode et à sa façon.

Il trouva sourdement mauvais que l'Angleterre ne s'était pas assez pressée de lui envoyer une ambassade dans ce proche voisinage, d'autant que, sans se commettre, il avait fort envie de lier avec elle pour le commerce. Enfin l'ambassade arriva: il différa de lui donner audience, puis donna le jour et l'heure, mais à bord d'un gros vaisseau Hollandais qu'il devait aller examiner. Il y avait deux ambassadeurs qui trouvèrent le lieu sauvage, mais il fallut bien y passer. Ce fut bien pis quand ils furent arrivés à bord. Le czar leur fit dire qu'il était à la hune, et que c'était là qu'il les verrait. Les ambassadeurs qui n'avaient pas le pied assez marin pour hasarder les échelles de corde, s'excusèrent d'y monter; le czar insista, et les ambassadeurs fort troublés d'une proposition si étrange et si opiniâtre; à la fin, à quelques réponses brusques aux derniers messages, ils sentirent bien qu'il fallait sauter ce fâcheux bâton, et ils montèrent. Dans ce terrain si serré et si fort au milieu des airs, le czar les reçut avec la même majesté que s'il eût été sur son trône; il écouta la harangue, répondit obligeamment pour le roi et la nation, puis se moqua de la peur qui était peinte sur le visage des ambassadeurs, et leur fit sentir en riant que c'était la punition d'être arrivés auprès de lui trop tard.

Le roi Guillaume, de son côté, avait déjà compris les grandes qualités de ce prince, et fit de sa part tout ce qu'il put pour être bien avec lui. Tant fut procédé entre eux qu'enfin le czar, curieux de tout voir et de tout apprendre, passa en Angleterre, toujours incognito, mais à sa façon. Il y fut reçu en monarque qu'on veut gagner, et, après avoir bien satisfait ses vues, repassa en Hollande. Il avait dessein d'aller à Venise et à Rome et dans toute l'Italie, surtout de voir le roi et la France. Il fit sonder le roi là-dessus, et le czar fut mortifié de ce que le roi déclina honnêtement sa visite, de laquelle il ne voulut point s'embarrasser. Peu après en avoir perdu l'espérance, il se résolut de voyager en Allemagne, et d'aller jusqu'à Vienne. L'empereur le reçut à la Favorite, accompagné seulement de deux de ses grands officiers, et le czar du seul général Le Fort, qui lui servait d'interprète et à la suite duquel il paraissait être comme de l'ambassadeur de Moscovie. Il monta par l'escalier secret, et trouva l'empereur à la porte de son antichambre la plus éloignée de la chambre. Après les premiers compliments l'empereur se couvrit. Le czar voulut demeurer découvert à cause de l'incognito; ce qui fit découvrir l'empereur. Au bout de trois semaines, le czar fut averti d'une grande conspiration en Moscovie, et partit précipitamment pour s'y rendre. En passant en Pologne il en vit le roi, et ce fut là que furent jetés les premiers fondements de leur amitié et de leur alliance.

En arrivant chez lui, il trouva la conspiration fort étendue, et sa propre soeur à la tête. Il l'avait toujours fort aimée et bien traitée, mais il ne l'avait point mariée. La nation en gros était outrée de ce qu'il lui avait fait couper sa barbe, rogné ses habits longs, été force coutumes barbares, et de ce qu'il mettait des étrangers dans les premières places et dans sa confiance; et pour cela il s'était formé une grande conspiration qui était sur le point d'éclater par une révolution. Il pardonna à sa soeur qu'il mit en prison, et fit pendre aux grilles de ses fenêtres les principaux coupables, tant qu'il en put tenir par jour. J'ai écrit de suite ce qui le regarde pour cette année, pour ne pas sautiller sans cesse d'une matière à l'autre. C'est ce que je vais faire par même raison sur celle qui va suivre.

Le roi d'Angleterre était au comble de satisfaction de se voir enfin reconnu par le roi, et paisible sur ce trône; mais un usurpateur n'est jamais tranquille et content. Il était blessé du séjour du roi légitime et de sa famille à Saint-Germain. C'était trop à portée du roi, et trop près d'Angleterre pour le laisser sans inquiétude. Il avait fait tous ses efforts, tant à Ryswick que dans les conférences de Portland et du maréchal de Boufflers, pour obtenir leur sortie du royaume, tout au moins leur éloignement de la cour. Il avait trouvé le roi inflexible; il voulut essayer tout, et voir si, n'en faisant plus une condition, puisqu'il avait passé carrière, et comblant le roi de prévenances et de respects, il ne pourrait pas obtenir ce fruit de ses souplesses. Dans cette vue il envoya le duc de Saint-Albans, chevalier de la Jarretière, complimenter le roi sur le mariage de Mgr le duc de Bourgogne. Il ne pouvait choisir un homme plus marqué pour une simple commission; on fut surpris même qu'il l'eût acceptée. Il était bâtard de Charles II, frère aîné du roi Jacques II, et c'était bien encore là une raison pour Saint-Albans de s'en excuser. Il voulut même prétendre quelques distinctions, mais on tint poliment ferme à ne le traiter que comme un simple envoyé d'Angleterre. Les ducs de ce pays-là n'ont aucun rang ici, non plus que ceux d'ici en Angleterre. Le roi avait fait la duchesse de Portsmouth et le duc de Richemont, son fils, duc et duchesse à brevet, et accordé un tabouret de grâce en passant à la duchesse de Cleveland, maîtresse de Charles Il, son ami. La duchesse de La Force, retirée en Angleterre pour la religion, et, avant elle, la duchesse Mazarin, fugitive de son mari, et fixée en Angleterre, y avaient obtenu le rang des duchesses; mais ce sont des grâces particulières qui ne tirent point à conséquence pour le général.

Ce duc de Saint-Albans fut le précurseur du comte de Portland, à l'arrivée duquel il prit congé. J'ai déjà assez parlé de ce favori pour n'avoir pas besoin d'y rien ajouter. Les mêmes raisons qui l'avaient fait choisir pour conférer avec le maréchal de Boufflers le firent préférer à tout autre pour cette ambassade. On n'en pouvait nommer un plus distingué. Sa suite fut nombreuse et superbe, et sa dépense extrêmement magnifique en table, en chevaux, en livrées, en équipages, en meubles, en habits, en vaisselle et en tout, et avec une recherche et une délicatesse exquise. Tout arriva presque au même temps, parce que le comte vint de Calais dans son carrosse à journées, et reçut partout toutes sortes d'honneurs militaires et civils. Il était en chemin lorsque le feu prit à White-Hall, le plus vaste et le plus vilain palais de l'Europe, qui fut presque entièrement brûlé, et qui n'a pas été rétabli depuis, de sorte que les rois se sont logés et assez mal au palais de Saint-James. Portland eut sa première audience particulière du roi, le 4 février, et fut quatre mois en France. Il arriva avant que Tallard fût parti, ni aucun autre de la part du roi, pour Londres. Portland parut avec un éclat personnel, une politesse, un air de monde et de cour, une galanterie et des grâces qui surprirent. Avec cela, beaucoup de dignité, même de hauteur, mais avec discernement, et un jugement prompt, sans rien de hasardé. Les Français qui courent à la nouveauté, au bon accueil, à la bonne chère, à la magnificence, en furent charmés. Il se les attira, mais avec choix, et en homme instruit de notre cour, et qui ne voulait que bonne compagnie et distinguée. Bientôt il devint à la mode de le voir, de lui donner des fêtes, et de recevoir de lui des festins. Ce qui est étonnant, c'est que le roi, qui au fond n'était que plus outré contre le roi Guillaume, y donna lieu lui-même, en faisant pour cet ambassadeur ce qui n'a jamais été fait pour aucun autre. Aussi fit toute la cour pour lui à l'envi: peut-être le roi voulut-il compenser par là le chagrin qu'il eut en arrivant de voir, dès le premier jour, sa véritable mission échouée.

Dès la première fois qu'il vit Torcy avant d'aller à Versailles, il lui parla du renvoi, à tout le moins, de l'éloignement du roi Jacques et de sa famille. Torcy sagement n'en fit point à deux fois, et lui barra tout aussitôt la veine. Il lui répondit que ce point, tant de fois proposé dans ses conférences avec le maréchal de Boufflers, et sous tant de diverses formes débattu à Ryswick, avait été constamment et nettement rejeté partout; que c'était une chose réglée et entièrement finie; qu'il savait que le roi, non seulement ne se laisserait jamais entamer là-dessus le moins du monde, mais qu'il serait extrêmement blessé d'en ouïr parler davantage; qu'il pouvait l'assurer de la disposition du roi à correspondre en tout, avec toutes sortes de soins, à la liaison qui se formait entre lui et le roi d'Angleterre, et personnellement à le traiter lui avec toutes sortes de distinctions; qu'un mot dit par lui sur Saint-Germain serait capable de gâter de si utiles dispositions, et de rendre son ambassade triste et languissante; et que, s'il était capable de lui donner un conseil, c'était celui de ne rien gâter, et de ne pas dire un seul mot au roi, ni davantage à aucun de ses ministres, sur un point convenu, et sur lequel le roi avait pris son parti. Portland le crut, et s'en trouva bien; mais on verra bientôt que ce ne fut pas sans dépit, et le roi approuva extrêmement que Torcy lui eût dès l'abord fermé la bouche sur cet article. On prit un grand soin de faire en sorte qu'aucun Anglais de Saint-Germain ne se trouvât à Versailles ni à Paris, à aucune portée de ceux de l'ambassadeur, et cela fut très exactement exécuté.

Portland fit un trait au milieu de son séjour qui donna fort à penser, mais qu'il soutint avec audace sans faire semblant de s'apercevoir qu'on l'eût même remarqué. Vaudemont passait des Pays-Bas à Milan, sans approcher de la cour. Soit affaires, soit galanterie pour l'ami intime de son maître qu'il voulut ménager, il partit de Paris, et s'en alla à Notre-Dame-de-Liesse, auprès de Laon, voir Vaudemont qui y passait. Le marquis de Bedmar passa bientôt après d'Espagne aux Pays-Bas, pour y remplir la place qu'y avait Vaudemont de gouverneur des armes. Il n'avait pas les mêmes exclusions personnelles que Vaudemont avait méritées. Il vint à Paris et à la cour, où Monsieur à cause de la feue reine sa fille le présenta au roi, de qui il fut fort bien reçu. Portland suivit Monseigneur à la chasse. Deux fois il alla de Paris à Meudon pour courre le loup, et toutes les deux fois Monseigneur le retint à souper avec lui. Le roi lui donna un soir le bougeoir à son coucher, qui est une faveur qui ne se fait qu'aux gens les plus considérables et que le roi veut distinguer. Rarement les ambassadeurs se familiarisent à faire leur cour à ces heures, et s'il y en vient, il n'arrive presque jamais qu'ils reçoivent cet agrément.

Celui-ci prit son audience de congé le 20 mai, comblé de tous les honneurs, de toutes les fêtes, de tous les empressements possibles. Le maréchal de Villeroy eut ordre du roi de le mener voir Marly, et de lui en faire les honneurs. Il voulut voir tout ce qu'il y a de curieux et surtout Fontainebleau, dont il fut plus content que d'aucune autre maison royale. Quoiqu'il eût pris congé, il alla faire sa cour au roi, qui prenait médecine. Le roi le fit entrer après l'avoir prise, ce qui était une distinction fort grande, et pour la combler, il le fit entrer dans le balustre de son lit, où jamais étranger, de quelque rang et de quelque caractère qu'il fût, n'était entré, à l'exception de l'audience de cérémonie des ambassadeurs. Au sortir de là Portland alla trouver Monseigneur à la chasse qui le ramena pour la troisième fois souper avec lui à Meudon. Le grand prieur s'y mit au-dessus de lui avec quelque affectation, dont l'autre, quoique ayant pris congé, s'offensa fort, et le lendemain matin alla fièrement dire au roi que s'il avait donné le rang de princes du sang à MM. de Vendôme, il ne leur disputerait pas, mais que, s'ils ne l'avaient pas, il croyait que le grand prieur devait avoir pour lui les honnêtetés qu'il n'avait pas eues. Le roi lui répondit qu'il n'avait point donné ce rang à MM. de Vendôme, et qu'il manderait à Monseigneur qui était encore à Meudon de faire que cela n'arrivât plus. Monsieur lui voulut faire voir Saint-Cloud lui-même. Madame exprès n'y alla pas, et Monsieur lui donna un grand repas où Monseigneur se trouva et grande compagnie. Ce fut encore là un honneur fort distingué.

Mais parmi tant de fleurs, il ne laissa pas d'essuyer quelques épines, et de sentir la présence du légitime roi d'Angleterre en France. Il était allé une autre fois à Meudon pour suivre Monseigneur à la chasse. On allait partir et Portland se bottait, lorsque Monseigneur fut averti que le roi d'Angleterre se trouverait au rendez-vous. À l'instant il le manda à Portland, et qu'il le priait de remettre à une autre fois. Il fallut se débotter et revenir tout de suite à Paris.

Il était grand chasseur. Soit envie de voir faire la meute du roi, soit surprise de ne recevoir aucune autre civilité du duc de La Rochefoucauld que la simple révérence lorsqu'ils se rencontraient, il dit et répéta souvent qu'il mourait d'envie de chasser avec les chiens du roi. Il le dit tant et devant tant de gens qu'il jugea impossible que cela ne fût revenu à M. de La Rochefoucauld, et cependant sans aucune suite. Lassé de cette obscurité il la voulut percer, et au sortir d'un lever du roi aborda franchement le grand veneur, et lui dit son désir. L'autre ne s'en embarrassa point. Il lui répondit assez sèchement qu'à la vérité il avait l'honneur d'être grand veneur, mais qu'il ne disposait point des chasses; que c'était le roi d'Angleterre dont il prenait les ordres; qu'il y venait très souvent, mais qu'il ne savait jamais qu'au moment de partir quand il ne venait pas au rendez-vous, et tout de suite la révérence, et laissa là Portland dans un grand dépit, et toutefois sans se pouvoir plaindre. M. de La Rochefoucauld fut le seul grand seigneur distingué de la cour qui n'approcha jamais Portland. Ce qu'il lui répondit était pure générosité pour le roi d'Angleterre. Ce prince, à la vérité, disposait quand il voulait de la meute du roi, mais il y avait bien des temps qu'il ne chassait point, et jamais à toutes les chasses. Il ne tenait donc qu'à M. de La Rochefoucauld d'en donner à Portland tant qu'il aurait voulu, à coup sûr, mais piqué de la prostitution publique à la vue de la cour de Saint-Germain, il ne put se refuser cette mortification au triomphant ambassadeur de l'usurpateur qui avait attaché à son char jusqu'à M. de Lauzun, malgré ses engagements et son attachement au roi et à la reine d'Angleterre, et sans y pouvoir gagner que de la honte, pour suivre la mode et croire faire sa cour au roi.

Enfin Portland, comblé en toutes les manières possibles, se résolut au départ. La faveur naissante du duc d'Albemarle l'inquiétait et le hâta. M. le Prince le pria de passer à Chantilly, et il lui donna une fête magnifique avec ce goût exquis qui, en ce genre, est l'apanage particulier aux Condé. De là Portland continua son chemin par la Flandre; non seulement il eut la permission du roi d'y voir toutes les places qu'il voudrait, mais il le fit accompagner par des ingénieurs avec ordre de les lui bien montrer. Il fut reçu partout avec les plus grands honneurs, et eut toujours un capitaine et cinquante hommes de garde. Le bout d'un si brillant voyage fut de trouver à sa cour un jeune et nouveau compétiteur qui prit bientôt le dessus, et qui ne lui laissa que les restes de l'ancienne confiance, et le regret d'une absence qui l'avait laissé établir. Sur son départ de Paris, il avait affecté de répandre que tant que le roi Jacques serait à Saint-Germain la reine d'Angleterre ne serait point payée du douaire qui lui avait été accordé à la paix, et il tint parole.

Avant de quitter les étrangers, je ferai une courte mention du voyage que vinrent faire en France, les premiers mois de cette année, le frère du duc de Parme qui y fut incognito, et quelque temps après le prince Gaston, second fils du grand-duc, par la singularité qu'ils furent tous deux les deux derniers ducs de Parme et de Toscane. Ce dernier garda aussi l'incognito, mais ce nonobstant le roi voulut le distinguer, et qu'il baisât Mme la duchesse de Bourgogne; il était fils de Mme la grande-duchesse, cousine germaine du roi, et la vit fort, tant qu'il fut à Paris. Le roi prit même quelque soin de sa conduite. Il chargea Albergotti, à cause du pays, de se tenir presque toujours auprès de lui, et de prendre garde à lui faire voir bonne compagnie. Il demeura peu en ce pays-ci, d'où il passa en Allemagne chez la princesse de Saxe-Lauenbourg, son épouse, avec laquelle il se brouilla depuis à ne se jamais revoir. Le frère du duc de Parme demeura presque toute l'année.

Je me souviens qu'à Fontainebleau, où on se donne plus qu'ailleurs de grands repas les uns aux autres, le cardinal d'Estrées, logé à la chancellerie, lui en voulut donner un où il pria beaucoup de gens distingués de la cour. Il me pria aussi, et j'y trouvai de plus ce qu'il avait lors de sa plus proche famille, pour lui aider à faire les honneurs au prince de Parme; mais il arriva que nous fîmes le festin sans lui. Le cardinal qui allant et venant avait prié depuis plusieurs jours les gens qu'il voulut à mesure qu'il les avait rencontrés, n'avait oublié que le prince de Parme. Le matin du repas le souvenir lui en vint; il demanda quel de ses gens l'avait été inviter de sa part, il se trouva qu'il n'en avait chargé aucun. Il y envoya vitement, mais il arriva que le prince de Parme était engagé et pour plusieurs jours. On plaisanta beaucoup le cardinal pendant le repas de cette rare distraction. Il en avait souvent de pareilles.

Le roi, à la prière de M. de Savoie, envoya enlever Mlle de Carignan par un lieutenant de ses gardes du corps à l'hôtel de Soissons, qui la mena aux Filles de Sainte-Marie dans un carrosse de l'ambassadeur de Savoie. En même temps l'électeur de Bavière en fit autant à Bruxelles, où il fit conduire dans un couvent Mlle de Soissons de chez sa mère. Leur conduite était depuis longtemps tellement indécente, et leur débauche si prostituée que M. de Savoie ne put plus supporter ce qu'il en apprenait. Quelque temps après il envoya une dame de Savoie ici où Mlle de Soissons se devait rendre, pour les conduire toutes deux dans ses États où il comptait de les resserrer fort dans un couvent, mais à la fin elles obtinrent, l'une de retourner chez sa mère à Bruxelles, l'autre de l'y aller trouver d'ici. Pendant ce temps-là le comte de Soissons, leur frère aîné, qui était sorti d'ici depuis quelques années, quoique comblé des grâces et des bontés du roi, continuait à courir l'Europe pour chercher du service et du pain. On n'en avait voulu, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni à Venise. Il s'en alla chercher fortune en Espagne, qu'il n'y trouva non plus qu'ailleurs. Il eut peine à obtenir permission de passer à Turin, où M. de Savoie ne le voulait point voir. Sa femme y était dans un couvent, fort pauvre et fort retirée.

L'évêque de Poitiers était mort au commencement de cette année. Il avait été longtemps prêtre de l'Oratoire sous le nom de P. Saillans, et il était de ces Baglioni qui ont tant figuré dans les guerres d'Italie. Ses sermons l'avaient fait évêque de Tréguier, où il avait appris le bas-breton pour pouvoir entendre et prêcher les peuples de ce diocèse. De là il passa à Poitiers. C'était un excellent évêque, qui venait peu à Paris. Il ressemblait parfaitement à tous les portraits de saint François de Sales. J'en fus très fâché; il était ami intime de mon père et de ma mère. Son évêché fut donné à Pâques à l'abbé de Caudelet. C'était un bon gentilhomme de Bretagne, frère d'un capitaine aux gardes, fort estropié, et qui avait bien servi. Ils étaient parents de la maréchale de Créqui, et souvent chez elle. L'envie de lui voir un si bel évêché et la rage de n'en avoir point firent aller au P. de La Chaise les plus noires calomnies contre l'abbé de Caudelet qui avait toujours passé pour un fort honnête homme et de très bonnes moeurs, et qui l'était en effet, et entre autres impostures, qu'il avait passé au jeu tout le vendredi saint, veille du jour de sa nomination à Poitiers. La vérité était qu'ayant assisté à tous les offices de la journée, il alla sur le soir voir la maréchale de Créqui qui était seule et fatiguée des dévotions. Elle aimait à jouer; elle proposa à l'abbé de l'amuser une heure au piquet. Il le fit par complaisance, fit collation avec elle et puis se retira. Cela fut bien vérifié ensuite. Le P. de La Chaise, épouvanté de ce qu'il recevait sur son compte, le dit au roi qui lui ôta sur-le-champ Poitiers. L'éclat fut grand: le pauvre abbé, accablé de l'affront, se cacha longtemps, puis fut trouvé dans la Chartreuse de Rouen, où, sans prendre l'habit, il vécut longtemps comme les chartreux. Au bout de quelques années il s'en alla en Bretagne, où il a passé le reste de sa vie dans la même solitude et dans la même piété, sans s'en être dérangé un moment, ni [avoir] jamais fait la moindre démarche pour avoir quoi que ce soit.

Son frère cependant éclaircit la scélératesse, et prouva si nettement la fausseté de tous les allégués, que le P. de La Chaise, qui était bon et droit, fit tout ce qu'il put pour obtenir un gros évêché à l'abbé de Caudelet; mais le roi tint ferme, jusque-là qu'ils en eurent des prises lui et son confesseur, à qui il reprocha qu'il était trop bon, et l'autre, au roi, qu'il était trop dur et qu'il ne revenait jamais. Il ne se rebuta point, et tant qu'il a vécu, il a souvent fait de nouveaux efforts, mais tous aussi inutiles.

On sut aussi qui était le faux délateur, et qui avait fait et envoyé ces calomnies atroces. C'était l'abbé de La Châtre, frère du gendre du marquis de Lavardin. Il était aumônier du roi depuis longtemps, et il enrageait de n'être point évêque, et contre tous ceux qui le devenaient. C'était un homme qui ne manquait pas d'esprit, mais pointu, désagréable, pointilleux, fort ignorant parce qu'il n'avait jamais voulu rien faire, et si perdu de moeurs, que je lui vis dire la messe à la chapelle un mercredi des cendres, après avoir passé la nuit masqué au bal, faisant et disant les dernières ordures, à ce que vit et entendit M. de La Vrillière devant qui il se démasqua, et qui me le conta le lendemain matin une demi-heure avant que je le rencontrasse habillé allant à l'autel. D'autres aventures l'avaient déjà perdu auprès du roi pour être évêque. Il était fort connu et fort méprisé. Il ne porta pas loin le châtiment de son dernier crime, et la vengeance du pauvre abbé de Caudelet qui fut plaint de tout le monde.

Le président Talon alla aussi en l'autre monde voir s'il est permis de souffler le froid et le chaud comme M. de Luxembourg le lui avait fait faire. Lamoignon eut sa charge de président à mortier, et Portail eut la sienne d'avocat général où il brilla plus que lui, et s'y fit beaucoup de réputation d'éloquence et d'équité. Ce n'est pas qu'il ne fût fils de notre rapporteur, plus que très favorable à M. de Luxembourg, mais il faut dire la vérité.

Mme de Sillery mourut à Liancourt, où elle était retirée depuis un grand nombre d'années. Elle était soeur du père de M. de La Rochefoucauld, qui avait tant figuré avec Mme de Longueville dans le parti de M. le Prince, et qui eut tant d'esprit et d'amis. Sa soeur en avait aussi beaucoup, mais rien vaillant; ce qui fit son mariage. Elle se trouva mal mariée, et ne parut point à la cour. M. de Sillery avait aussi beaucoup d'esprit, mais nulle conduite, et se ruina en fils de ministre, sans guerre ni cour. Il ne laissait pas d'être fort dans le monde et désiré par la bonne compagnie. Il allait à pied partout faute d'équipage, et ne bougeait de l'hôtel de La Rochefoucauld ou de Liancourt avec sa femme, qui s'y retira dans le désordre de ses affaires, longtemps avant la mort de son mari. Elle était fort considérée de ses neveux, et assistée de tout. Puysieux, qu'on vient de voir ambassadeur en Suisse, le chevalier de Sillery, écuyer de M. le prince de Conti, et l'évêque de Soissons, étaient ses enfants. Sillery, leur père, était petit-fils du chancelier de Sillery et fils de Puysieux, secrétaire d'État, chassé avec le chancelier dès 1640, et mort en disgrâce, et de cette fameuse Mme de Puysieux si bien avec la reine mère, si comptée et si impérieuse avec le monde, et qui mangea à belles dents, pour s'amuser, pour cinquante mille écus de point de Gênes à ses manchettes et à ses collets, qui était lors la grande mode. Elle était Étampes, et commença la ruine de son fils.

Le vieux Villars mourut en même temps à Paris en deux jours, à plus de quatre-vingts ans. J'aurais assez parlé de lui lorsqu'il fut chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Chartres à son mariage, si je ne me souvenais à cette heure de l'origine de son nom d'Orondat, qu'on lui donnait toujours, et qui ne lui déplaisait pas. La voici: la comtesse de Fiesque, si intime de Mademoiselle, avait amené de Normandie avec elle Mlle d'Outrelaise, et la logeait chez elle. C'était une fille de beaucoup d'esprit, qui se fit beaucoup d'amis qui l'appelèrent la Divine, nom qu'elle communiqua depuis à Mme de Frontenac, avec qui elle alla demeurer depuis à l'Arsenal, et avec qui elle passa inséparablement sa vie, autre personne d'esprit et d'empire, et de toutes les bonnes compagnies de son temps. On ne les appelait que les Divines. Pour en revenir donc à l'Orondat, Mme de Choisy, autre personne du grand monde, alla voir la comtesse de Fiesque, et y trouva grande compagnie. L'envie de pisser la prit; elle dit qu'elle allait monter en haut chez la Divine, qui était Mlle d'Outrelaise. Elle monte brusquement, y trouve Mlle de Bellefonds, tante paternelle du maréchal, jeune et extrêmement jolie, et voit un homme qui se sauve et qu'elle ne put connaître. La figure de cet homme parfaitement bien fait la frappa tant, que, de retour à la compagnie, et contant son aventure, elle dit que ce ne pouvait être qu'Orondat. La plupart de la compagnie savait que Villars était en haut, où il était allé voir Mlle de Bellefonds dont il était fort amoureux, qui n'avait rien, et qu'il épousa fort peu après. Ils rirent fort de l'aventure et de l'Orondat. Maintenant qu'on s'est heureusement défait de la lecture des romans, il faut dire qu'Orondat est un personnage du Cyrus, célèbre par sa taille et sa bonne mine, qui charmait toutes les héroïnes de ce roman alors fort à la mode. Mme la duchesse d'Orléans souhaita fort que M. de Castries, mari de sa dame d'atours, eût la place qu'avait Villars auprès d'elle; Monsieur, qui a toujours fort aimé Mme de Montespan, y consentit, et M. du Maine acheva l'affaire auprès du roi.

Quelque temps après mourut M. de Brienne, l'homme de la plus grande espérance de son temps en son genre, le plus savant, et qui possédait à fond toutes les langues savantes et celles de l'Europe. Il eut de très bonne heure la survivance de son père, qui avait eu la charge de secrétaire d'État du département des affaires étrangères, lorsque Chavigny fut chassé. Loménie qui voulait rendre son fils capable de la bien exercer, et qui n'avait que seize ou dix-sept ans, l'envoya voyager en Italie, en Allemagne, en Pologne, et par tout le Nord jusqu'en Laponie. Il brilla fort, et profita encore plus dans tous ces pays, où il conversa avec les ministres et ce qu'il y trouva de gens plus considérables, et en rapporta une excellente relation latine. Revenu à la cour, il y réussit admirablement, et dans son ministère, jusqu'en 1664 qu'il perdit sa femme, fille de ce même Chavigny, et soeur de M. de Troyes, de la retraite duquel j'ai parlé, de la maréchale Clérembault, etc. Il l'avait épousée quatre ans après la mort de Chavigny. Il fut tellement affligé de cette perte, que rien ne put le retenir. Il se jeta dans les pères de l'Oratoire et s'y fit prêtre. Dans les suites il s'en repentit. Il écrivit des lettres, des élégies, des sonnets beaux et pleins d'esprit, et tenta tout ce qu'il put pour rentrer à la cour et en charge. Cela ne lui réussit pas; la tête se troubla, il sortit de sa retraite et se remit à voyager. Il lui échappa beaucoup de messéances à son état passé et à celui qu'il avait embrassé depuis. On le fit revenir en France, où, bientôt après, on l'enferma dans l'abbaye de Château-Landon. Sa folie ne l'empêcha pas d'y écrire beaucoup de poésies latines et françaises, parfaitement belles et fort touchantes, sur ses malheurs [8] . Il laissa un fils qui est aussi mort enfermé, et deux filles. Sa soeur et sa fille aînée épousèrent MM. de Gamaches, père et fils; et l'autre fille, M. de Poigny-Angennes; ainsi ont fini les Loménie, M. de Lyonne eut la charge de M. de Brienne. Sa famille a encore moins duré, et n'a pas fini plus heureusement; tel est d'ordinaire le sort des ministres.

En même temps mourut à Rome le duc de Bracciano, à soixante-dix-huit ans, dont tout le mérite consista en sa naissance et en ses grands biens. C'était, comme je l'ai dit, le premier laïque de Rome, grand d'Espagne, prince du Soglio du pape, et chef de la maison des Ursins. La soeur de son père était la fameuse duchesse de Montmorency, qui, après la mort tragique de son mari en 1632, se retira à Moulins, où elle se fit fille de Sainte-Marie.

Suite
[7]
Pierre le Grand, souverain de Russie, de 1689 à 1725.
[8]
Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, a laissé des Mémoires sur les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Ils ont été publiés en 1828, par M. François Barrière (Paris, Ponthieu. 2 vol. in-8°).