CHAPITRE VIII.

1698

P. La Combe à la Bastille. — Orage contre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et les attachés à M. de Cambrai. — Sainte magnanimité du duc de Beauvilliers. — Grande et prodigieuse action de l'archevêque de Paris. — Quatre domestiques principaux des enfants de France chassés et remplacés, et le frère de M. de Cambrai cassé. — M. de Meaux consulte M. de la Trappe sur M. de Cambrai, publie [sa lettre] à son insu, et le brouille pour toujours avec cet archevêque et avec ses amis. — Duchesse de Béthune, principale amie de Mme Guyon. — Complaisance des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers pour moi sur M. de la Trappe. — Plaisante et fort singulière aventure entre le duc de Charost et moi sur M. de Cambrai et M. de la Trappe. — Caretti, empirique, devient grand seigneur.

Cependant l'affaire de M. de Cambrai était à la cour dans une grande effervescence; les écrits de part et d'autre se multipliaient. Le P. La Combe fut mis à la Bastille, duquel on publia qu'on découvrit d'étranges choses. Mme de Maintenon avait levé le masque, et conférait continuellement avec MM. de Paris, de Meaux et de Chartres. Ce dernier ne pouvait pardonner à M. de Cambrai le projet bien avéré de lui avoir voulu enlever Mme de Maintenon jusque dans son retranchement de Saint-Cyr; et les Noailles, si nouvellement unis à elle par leur mariage, avaient auprès d'elle les grâces de la nouveauté auxquelles elle ne résistait jamais. Son dessein de porter M. de Paris dans la confiance de la distribution des bénéfices, pour énerver le P. de La Chaise qu'elle n'aimait ni sa société, et de s'introduire dans ce nouveau crédit à l'appui de celui de l'archevêque, lui faisait embrasser tout ce qui pouvait l'y porter, et par conséquent une cause dont il était une des parties principales, et la rendait ennemie de tout ce qui la pouvait contre-balancer auprès du roi. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et leurs femmes, tenaient directement à lui par une faveur ancienne qui avait fait naître la confiance, et qui était fondée sur l'estime et sur une continuelle expérience de leur vertu. Cette habitude, qui jusqu'alors les avait rendus les plus florissants et les plus considérés de la cour, avait contenu l'envie.

Il était question d'un effort pour déprendre le roi d'eux. Mme de Maintenon, entraînée par M. de Chartres, et piquée de la conduite indépendante d'elle des deux ducs sur les Maximes des saints, que l'un avait corrigées chez l'imprimeur, l'autre directement présentées au roi en particulier, consentait à leur perte, et le duc de Noailles, qui songeait à s'assurer la dépouille de M. de Beauvilliers, poussait incessamment à la roue. Il ne voulait pas moins que la charge de gouverneur des enfants de France, celle de chef du conseil des finances, et celle de ministre d'État. Il sentait que si le roi pouvait se laisser persuader, sous prétexte du danger de la doctrine et de la confiance, d'ôter ses petits-fils à Beauvilliers, il n'était plus possible qu'il pût demeurer à la cour, et que, par nécessité, les deux autres places seraient en même temps vacantes, et que toutes trois ne pouvaient guère que le regarder, dans l'heureuse et nouvelle position où il se trouvait. Les difficultés qui se rencontraient et qui se multipliaient à Rome sur la condamnation de M. de Cambrai, et la conduite qu'y tenait le cardinal de Bouillon, malgré des ordres si contraires, aigrissait la cabale au dernier point, et devint enfin le moyen qu'elle mit en oeuvre pour culbuter les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers.

Mme de Maintenon la proposa au roi comme un moyen auquel il était obligé en conscience, pour le succès de la bonne cause, et ôter à la mauvaise les appuis qu'elle faisait valoir à Rome, où on ne pouvait croire que, s'il était aussi convaincu qu'il voulait qu'on le crut des opinions de MM. de Paris, de Meaux et de Chartres, contre celle de M. de Cambrai, il ne laisserait pas le plus grand protecteur et le plus déclaré de la dernière, dans les places de son conseil, beaucoup moins dans celle de gouverneur de ses petits-fils, avec un nombre de subalternes qu'il y avait mis, et qui étaient tous dans cette même doctrine; que cette apparence si plausible, soutenue des démarches du cardinal de Bouillon, donnait un poids à Rome, qui embarrassait le pape; qu'il en répondrait devant Dieu s'il laissait plus longtemps un si grand obstacle, et qu'il était temps de le renverser, et de montrer au pape par cet exemple qu'il n'avait aucune sorte de ménagement à garder.

Tout jeune que j'étais, je fus assez instruit pour tout craindre. Mme de Maintenon était pleine jusqu'à répandre. Il lui échappait des imprudences dans les particuliers; elle en lâchait à Mme la duchesse de Bourgogne, et quelquefois devant des dames du palais. Elle savait que la comtesse de Roucy n'avait jamais pardonné à M. de Beauvilliers d'avoir été pour M. d'Ambres contre elle dans un procès où il y allait de tout pour sa mère et pour elle, et qu'elle gagna. L'orage grondait; les courtisans s'en aperçurent; les envieux osèrent pour la première fois lever la tête: Mme de Roucy, âpre à la vengeance, et plus encore à faire bassement sa cour à Mme de Maintenon, ne perdait point de moments particuliers, et en remportait toujours quelque chose, et elle en triomphait assez pour avoir l'imprudence de me le confier, quoiqu'elle n'ignorât pas ma liaison intime, tant la haine a d'aveuglement. Je recueillais tout avec soin; je le conférais en moi-même avec d'autres connaissances; j'en raisonnais avec Louville à qui Pomponne, ami intime des deux ducs, se déplorait ouvertement, et apprenait tout ce qu'il découvrait. Louville, à ma prière, avait plus d'une fois parlé à M. de Beauvilliers; M. de Pomponne, de son côté, ne s'y était pas oublié, et tout avait été inutile. Il ignorait ce dernier et extrême danger; personne n'avait osé lui en montrer le détail; il ne le voyait qu'en gros. Je me résolus donc à le lui faire toucher, et à ne lui rien cacher de tout ce que j'avais découvert et que je viens d'écrire.

J'allai donc le trouver, j'exécutai mon dessein dans toute son étendue, et j'ajoutai, comme il était vrai, que le roi était fort ébranlé. Il m'écouta sans m'interrompre et avec beaucoup d'attention. Après m'avoir remercié avec tendresse, il m'avoua que lui, son beau-frère et leurs femmes s'apercevaient depuis longtemps de l'entier changement de Mme de Maintenon, de celui de la cour, et même de l'entraînement du roi. J'en pris occasion de le presser d'avoir moins d'attachement, au moins en apparence, pour ce qui l'exposait si fort, de montrer plus de complaisance, et de parler au roi. Il fut inébranlable: il me répondit sans la moindre émotion qu'à tout ce qu'il lui revenait de plusieurs côtés, il ne doutait point qu'il ne fût dans le péril que je venais de lui représenter; mais qu'il n'avait jamais souhaité aucune place; que Dieu l'avait mis en celles où il était; que quand il les lui voudrait ôter, il était tout prêt de les lui remettre; qu'il n'y avait d'attachement que pour le bien qu'il y pouvait faire; que, n'en pouvant plus procurer, il serait plus que content de n'avoir plus de compte à en rendre à Dieu, et de n'avoir plus qu'à le prier dans la retraite où il n'aurait à penser qu'à son salut; que ses sentiments n'étaient point opiniâtreté; qu'il les croyait bons, et que les pensant tels, il n'avait qu'à attendre la volonté de Dieu, en paix et avec soumission, et se garder surtout de faire la moindre chose qui pût lui donner du scrupule en mourant. Il m'embrassa avec tendresse, et je m'en allai si pénétré de ces sentiments si chrétiens, si élevés et si rares, que je n'en ai jamais oublié les paroles, tant elles me frappèrent, et que si je les racontais à cent fois différentes, je crois que je les redirais toutes et dans le même arrangement que je les entendis.

Cependant l'orage arriva au point de maturité, et en même temps un autre prodige. Les Noailles se servaient bien de M. de Paris pour persuader au roi par conscience un éclat qui retentit jusqu'à Rome, et d'ôter d'auprès des princes tout mauvais levain; mais ni le mari ni la femme n'osèrent jamais lui confier leur but: il était trop homme de bien; ils le connaissaient: ils auraient craint de lui égarer la bouche, et Dieu permit qu'il en devint l'arbitre. Le roi, poussé par les trois évêques sur le gros de l'affaire, et pressé en détail par Mme de Maintenon qui, serrant la mesure, lui avait proposé le duc de Noailles pour toutes places du duc de Beauvilliers, ne tenait plus à ce dernier que par un filet d'ancienne estime et d'habitude, qui cependant le retenait assez pour le peiner. Dans ce tiraillement, il ne put se décider lui-même, et voulut consulter un des trois prélats. Qu'il ne choisit pas l'évêque de Chartres, sa défiance sur son attachement personnel à Mme de Maintenon, qui le ferait penser tout comme elle, put aisément l'en détourner. Mais M. de Meaux n'avait pas le même inconvénient à craindre. Il était accoutumé à lui ouvrir son coeur sur ses pensées de conscience, et de son domestique intérieur les plus secrètes. M. de Meaux avait conservé les entrées et la confiance que lui avait données sa place de précepteur de Monseigneur. Il avait été le seul témoin des différents combats, et à différentes reprises, qui avaient séparé le roi de Mme de Montespan. M. de Meaux seul en avait eu le secret, et y avait porté tous les coups. Malgré tant d'avances, tant d'habitudes, tant d'estime, on ne sait ce qui put l'exclure de la préférence de cette importante consultation, et ce qui la fit donner à celui des trois qui portait son exclusion naturelle par être frère de celui à qui, si M. de Beauvilliers était perdu, toute sa dépouille était dès lors destinée. Néanmoins, quoique de connaissance plus nouvelle même que M. de Chartres, puisqu'il n'avait jamais approché du roi que depuis qu'il était archevêque de Paris, ce fut lui que le roi préféra. Il se trouva dans ces temps où l'impression de tout ce qui avait été dit au roi pour le faire archevêque de Paris, et tout ce qu'il en avait remarqué depuis, l'avait puissamment frappé d'une estime qui lui ouvrait le coeur pour tout ce qui regardait la conscience, qu'il ne répandait alors plus volontiers que dans son sein. Aucune réflexion sur ce qu'il était à M. de Noailles ne le retint. Il lui fit sa consultation si entière, qu'elle alla jusqu'à lui dire qu'en cas qu'il se défit de M. de Beauvilliers, c'était au duc de Noailles à qui il s'était déterminé de donner toutes ses places.

Si M. de Paris y eût consenti, dans l'instant même, la perte de l'un et l'élévation de l'autre était déclarée. Mais si la vertu et le détachement de M. de Beauvilliers m'avaient pénétré d'admiration et de surprise, celles de l'archevêque de Paris furent, s'il se peut, encore plus admirables, puisqu'il y a peut-être moins à faire pour s'abandonner humblement à la chute, et ne s'en vouloir garantir par rien de peur de s'opposer à la volonté de Dieu, qu'il n'y a à prendre sur soi pour conserver dans les plus grandes places le protecteur de son adversaire, et d'une cause qu'on a si solennellement entrepris de faire condamner, et devenir sciemment l'obstacle de la plus grande fortune d'un frère avec qui on est parfaitement uni, et des établissements de sa maison les plus éclatants et les plus solides. C'est là pourtant ce que sans balancer fit l'archevêque de Paris. Il s'écria sur la pensée du roi comme passant le but, lui représenta avec force la vertu, la candeur, la droiture de M. de Beauvilliers, la sécurité où le roi devait être à son égard pour ses petits-fils, le tort extrême que cette chute ferait à sa réputation, [au point d'] attirer dans Rome un dangereux blâme à la bonne cause, par celui qu'y encourraient ceux qui seraient si naturellement soupçonnés de l'avoir opérée. Il conclut à ôter d'auprès des princes quelques subalternes dont on n'était pas si sûr et dont la disgrâce ferait voir à Rome la partialité et les soins du roi, sans faire un éclat aussi préjudiciable et aussi scandaleux que serait celui d'ôter M. de Beauvilliers.

Ce fut ce qui le sauva, et le roi en fut fort aise: le fond d'estime et la force de l'habitude n'avait pu être arraché par tous les soins que Mme de Maintenon avait pris d'en venir à bout, et par elle-même et par tout ce qu'elle avait pu y employer d'ailleurs. Il en fut de même à divers degrés du duc de Chevreuse que la chute de M. de Beauvilliers eût entraîné, et que sa conservation raffermit; et le roi, rassuré sur le point de la conscience par un homme en qui sur ce point il avait mis sa confiance, et qui de plus s'y trouvait aussi puissamment intéressé, respira et devint inaccessible aux coups qu'à l'appui de cette affaire on voulut leur porter désormais. Mais l'orage tomba sur les autres sans que M. de Beauvilliers trop suspect à leur égard les pût sauver.

Ce fut pourtant avec lui-même que le roi décida leur disgrâce. Il fut longtemps seul avec lui le matin du lundi 2 juin avant le conseil, et l'après-dînée on sut que l'abbé de Beaumont, sous-précepteur; l'abbé de Langeron, lecteur; Dupuis et L'Échelle, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, étaient chassés sans aucune conservation pécuniaire, et Fénelon, exempt des gardes du corps, cassé, sans autre faute que le malheur d'être frère de M. de Cambrai. On apprit tout de suite que M. de Beauvilliers avait ordre de présenter au roi un mémoire des sujets qu'il croirait propres à remplir les quatre places auprès des princes.

Rien ne marqua plus la rage de la cabale que Fénelon cassé, qui, par son emploi, n'approchait point des princes, et dont la doctrine assurément était nulle. Aussi Mme de Maintenon fut-elle outrée de s'être vue toucher au but, pour n'avoir plus d'espérance contre des gens qui, échappés de ce naufrage, ne pouvaient plus être attaqués, ni donner sur eux aucune prise. Aussi ne leur pardonna-t-elle jamais; mais, en habile femme, elle sut prendre son parti, ployer sous le joug du roi, et vivre peu à peu, à l'extérieur au moins, honnêtement avec d'anciens amis, puisqu'elle n'avait pu les perdre. M. de Noailles fut encore plus outré qu'elle et fut longtemps en grand froid avec son frère. Mme de Noailles n'en était pas moins affligée, mais elle en savait trop pour ne pas sentir les conséquences de cette brouillerie domestique. Elle mit donc tous ses soins d'abord pour empêcher le plus qu'elle put qu'on ne s'en aperçût, ensuite pour les raccommoder, à quoi il fallut bien que son mari en vînt. Le maréchal de Villeroy, M. de La Rochefoucauld, un gros d'envieux qui chacun à sa façon avait poussé à la roue, et qui, ravis de la chute des deux beaux-frères, auraient encore été plus piqués d'en voir profiter M. de Noailles, furent désolés d'un si grand coup manqué, et par leur jalousie, et par leur espérance sur la dépouille. Mme la duchesse de Bourgogne qui, à force de n'être occupée qu'à plaire au roi et à Mme de Maintenon, prenait, en jeune personne, toutes les impressions que lui donnait cette tante si factice, et qui ne cachait pas toujours celles qu'elle avait prises, parut [avoir] depuis cette époque un grand éloignement pour MM. et Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, à travers tous les ménagements que le goût du roi lui imposait, et plus encore l'amitié tendre et toute l'intime confiance de Mgr le duc de Bourgogne pour eux.

Ce qui acheva d'ôter toute espérance à la cabale qui les avait voulu perdre fut de voir deux jours après les quatre places vacantes chez les princes remplies de quatre hommes proposés par M. de Beauvilliers, les abbés Le Fèvre et Vittement, Puységur et Montriel. Vittement dut ce choix à son mérite, et à la beauté de la harangue qu'il avait faite au roi sur la paix, à la tête de l'Université dont il était alors recteur, et qui fut universellement admirée. Louville conseilla au duc de Beauvilliers les deux gentilshommes de la manche. Il avait été avec eux dans le régiment d'infanterie du roi, capitaine. Puységur en était lieutenant-colonel, et par là fort connu du roi. Il l'était extrêmement de tout le monde parce qu'il avait été l'âme de toutes les campagnes de M. de Luxembourg toute la dernière guerre. Outre ces fonctions de maréchal des logis de l'armée qu'il faisait avec grande étendue et grande supériorité, il soulageait M. de Luxembourg pour tous les autres ordres de l'armée, il avait la principale part à ses projets de campagne et à leur exécution, et la confiance en lui était telle que M. de Luxembourg ne se cachait pas de ne rien penser et de ne rien faire pour la guerre sans lui. Montriel, ancien capitaine au même régiment, était fort attaché à Puységur, et tous deux fort amis de Louville et très propres à cet emploi auprès d'un prince dont l'âge demandait désormais plus d'application pour les choses du monde, et surtout de la guerre que pour celles de l'étude.

En même temps que ces amis de M. de Cambrai furent chassés, Mme Guyon fut transférée de Vincennes, où était le P. La Combe, à la Bastille, et sur ce qu'on lui mit auprès d'elle deux femmes pour la servir, peut-être pour l'espionner, on crut qu'elle était là pour sa vie. Cet éclat ne laissa pas de porter fortement sur les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et sur leurs épouses. À Versailles où ils vivaient fort peu avec le monde, cela ne parut guère. Mais le jeudi suivant, octave de la Fête-Dieu, c'est-à-dire le quatrième jour après l'éclat, le roi alla à Marly; ils essuyèrent une désertion presque générale; M. de Beauvilliers, qui était en année, servait jusqu'au dîner inclus, et le marquis de Gesvres achevait toujours les journées.

Tout était local. À Versailles, le service était précis et réglé, et les grandes entrées attendaient dans les cabinets quand ils avaient à attendre. À Marly, où le roi n'en avait que deux, et encore à peine, nulle grande entrée n'y mettait le pied. Il fallait attendre dans la chambre du roi, ou dans les salons, mêlé avec tout le courtisan, et cette attente prenait une grande partie de la matinée, lorsqu'il n'y avait pas conseil qui y était bien moins fréquent qu'à Versailles. Pour les dames, les plus retirées partout ailleurs ne le pouvaient guère être à Marly. Elles s'assemblaient pour le dîner, presque jusqu'au souper elles demeuraient dans le salon, et par-ci par-là, les distinguées dans la première pièce de l'appartement de Mme de Maintenon, où elle ni le roi ne se tenaient pas, mais où elles le voyaient passer plus à leur aise, et mieux remarquées.

Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, accoutumées à voir l'élite des dames se ramasser autour d'elles partout, se trouvèrent tout ce voyage-là et quelques autres ensuite fort esseulées. Personne ne les approcha celui-ci, et si le hasard, ou quelque soin, en amenait auprès d'elles, c'était sur des épines, et elles ne cherchaient qu'à se dissiper, ce qui arrivait bientôt après. Cela parut bien nouveau et assez amer aux deux soeurs; mais, semblables à leurs maris en vertus et en bienséances, elles ne coururent après personne, se tinrent tranquilles, virent sans dédain ce flux de la cour, mais sans paraître embarrassées, reçurent bien le peu et le rare qui leur vint, mais sans empressement, et à leur façon ordinaire, et surtout sans rien chercher, et ne laissèrent pas de bien remarquer et distinguer les différentes allures, et tous les degrés de crainte, de politique ou d'éloignement. Leurs maris aussi courtisés, et encore plus environnés qu'elles, éprouvèrent encore plus d'abandon, et ne s'en émurent pas davantage. Tout cela eut un temps, et peu à peu, on se rapprocha d'eux et d'elles, parce qu'on vit le roi les traiter avec la même distinction, et que la même politique qui avait éloigné d'eux le gros du monde l'en rapprocha dans les suites, et que l'envie, lasse de bouder inutilement, fit enfin comme les autres.

Pendant ces dégoûts, La Reynie interrogea plusieurs fois Mme Guyon et le P. La Combe. Il se répandit que ce barnabite disait beaucoup, mais que Mme Guyon se défendait avec beaucoup d'esprit et de réserve. Les écrits continuaient. Le roi loua publiquement l'histoire de toute cette affaire, que M. de Meaux lui avait présentée, et dit qu'il n'y avait pas avancé un mot qui ne fût vrai. M. de Meaux était ce voyage-là fort brillant à Marly, et le roi avait chargé le nonce d'envoyer ce livre au pape. Rome fut agitée de tout cet éclat. L'affaire qui dormait un peu à la congrégation du Saint-Office, où elle avait été renvoyée, reprit couleur, et couleur qui commença à devenir fort louche pour M. de Cambrai.

Dans ces entrefaites, il arriva une chose qui ne laissa pas de m'importuner. M. de Meaux était anciennement ami de M. de la Trappe: il l'était allé voir quelquefois, et ils s'écrivaient de temps en temps; ils s'aimaient et ils s'estimaient encore davantage. M. de Meaux, dans les premières crises de la dispute, lui envoya ses premiers écrits, ceux que M. de Cambrai publia d'abord, et en même temps les Maximes des saints; il le pria d'examiner ces différents ouvrages, et, sans en faire un lui-même dont il n'avait ni le temps ni la santé, de lui mander franchement, et en amitié, ce qu'il en pensait. M. de la Trappe lut attentivement tout ce que M. de Meaux lui avait envoyé. Tout savant et grand théologien qu'il fût, le livre des Maximes des saints l'étonna et le scandalisa beaucoup. Plus il l'étudia, et plus ces mêmes sentiments le pénétrèrent. Il fallut enfin répondre après avoir bien examiné. Il crut répondre en particulier et à son ami; il compta qu'il n'écrivait qu'à lui, et que sa lettre ne serait vue de personne. Il ne la mesura donc point comme on fait un jugement, et il manda tout net à M. de Meaux, après une dissertation fort courte, que si M. de Cambrai avait raison, il fallait briller l'Évangile, et se plaindre de Jésus-Christ, qui n'était venu au monde que pour nous tromper. La force terrible de cette expression était si effrayante, que M. de Meaux la crut digne d'être montrée à Mme de Maintenon, et Mme de Maintenon, qui ne cherchait qu'à accabler M. de Cambrai de toutes les autorités possibles, voulut absolument qu'on imprimât cette réponse de M. de la Trappe à M. de Meaux.

On peut imaginer quel triomphe d'une part, et quels cris perçants de l'autre. M. de Cambrai et ses amis n'eurent pas assez de voix ni de plumes pour se plaindre, et pour tomber sur M. de la Trappe, qui de son désert osait anathématiser un évêque, et juger de son autorité, et de la manière la plus violente et la plus cruelle, une question qui était déférée au pape, et qui était actuellement sous son examen. Ils en firent même faire des reproches amers à M. de la Trappe; et de là, éclatèrent contre lui.

M. de la Trappe fut très affligé de l'impression de sa lettre, et de se voir sur la scène, au moment qu'il s'en était le moins défié. Il prit le parti d'écrire une seconde lettre à M. de Meaux, et en même temps de la publier. Il lui faisait des reproches, mais comme un ami, d'avoir communiqué sa réponse sur sa dispute avec M. de Cambrai, qu'il lui avait écrite avec ouverture de coeur, dans sa confiance accoutumée de leur commerce de lettres, que celle-ci serait brûlée aussitôt qu'elle aurait été lue; qu'il était affligé avec amertume de la peine qu'il apprenait de toutes parts qu'elle causait à des personnes dont il avait toujours particulièrement honoré les vertus, les places et les personnes, qu'il l'était encore davantage du bruit qu'il lui revenait que faisait sa réponse, lui qui depuis tant d'années ne cherchait qu'à être oublié, qui dans aucun temps n'était entré dans aucune affaire de l'Église, et qui, en les évitant toutes, ne s'était vu forcé, qu'avec un très grand déplaisir, à se défendre sur des questions monastiques de son état qui l'avaient conduit plus loin qu'il n'aurait voulu, mais qu'il n'avait pu abandonner en conscience; qu'il était vrai que ce qu'il lui avait mandé sur M. de Cambrai, il l'avait pensé, et qu'il le penserait toujours; niais que, sans penser autrement ni chercher le moins du monde à se déguiser, surtout sur des points de doctrine, où il se serait tu s'il avait pu craindre de se voir imprimer, parce que son partage était la retraite et le silence, ou, s'il avait été forcé à s'expliquer, il l'aurait fait au moins dans des termes mesurés, convenables à être publiés, et propres à répondre à sa vénération pour l'épiscopat, et en particulier au respect qu'il avait pour la personne, la vertu et le savoir de M. de Cambrai, et que l'entière différence de sentiment où il était de lui ne devait pas altérer pour sa dignité dans l'Église, ni pour sa personne. C'était là dire, ce semble, tout ce qu'il était possible de plus satisfaisant, et c'était à M. de Meaux, et plus encore à Mme de Maintenon, qu'il s'en fallait prendre, qui avaient commis une si grande infidélité pour exciter tout ce fracas. Mais M. de Cambrai et ses amis, à bout de colère contre leur persécutrice, et d'écrits faits et à faire au fond contre M. de Meaux, ne se contentèrent de rien, et ne le pardonnèrent de leur vie à M. de la Trappe.

Il arrive quelquefois aux plus gens de bien de diviniser certaines passions, et telle est la faiblesse de l'homme. J'étais passionnément attaché à M. de la Trappe; je l'étais intimement à M. de Beauvilliers, et fort à M. de Chevreuse; ils ne se cachaient de rien devant moi, et quelquefois il leur échappait des amertumes sur M. de la Trappe, que j'aurais voulu ne pas entendre. Je me souviens qu'ayant dîné en particulier chez M. de Beauvilliers, il nous proposa à M. de Chevreuse, au duc de Béthune et à moi, une promenade en carrosse autour du canal de Fontainebleau. La duchesse de Béthune était la grande âme du petit troupeau, l'amie de tous les temps de Mme Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde. Le petit troupeau avait donc réuni dans une liaison intime la fille de M. Fouquet et les filles de M. Colbert; et le duc de Béthune, qui n'allait pas en ce genre à la cheville du pied de sa femme, était, à cause d'elle, fort recueilli des deux ducs et des deux duchesses. À peine fûmes-nous vers le canal, que le bonhomme Béthune mit la conversation sur M. de la Trappe à propos de M. de Cambrai, dont on parlait; les deux autres suivirent, et tous trois se lâchèrent tant et si bien, qu'après avoir un peu répondu, puis gardé le silence pour ne les pas exciter encore davantage, je sentis que je ne pouvais plus supporter leurs propos. Je leur dis donc naïvement que je sentais bien que ce n'était pas à moi, à mon âge, à exiger qu'ils se tussent, mais qu'à tout âge on pouvait sortir d'un carrosse; que je les assurais que je ne les en aimerais et ne les en verrais pas moins, en ajoutant que c'était pour moi la dernière épreuve où mon attachement pût être mis, mais que je leur demandais l'amitié d'avoir aussi égard à rua faiblesse s'ils voulaient l'appeler ainsi, et de me mettre pied à terre, après quoi ils diraient tout ce qu'ils voudraient en pleine liberté. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers sourirent. « Eh bien! dirent-ils, nous avons raison, mais nous n'en parlerons plus, » et firent taire le duc de Béthune, qui voulait toujours bavarder. J'insistai, et sans fâcherie, à sortir pour les laisser à leur aise. Jamais ils ne le voulurent souffrir, et ils eurent cette amitié pour moi que jamais depuis je ne leur en ai ouï dire un mot. Pour le bonhomme Béthune il n'était pas si maître de lui, mais comme aussi je ne m'en contraignais pas comme pour les deux autres, je lui répondais de façon que c'en était pour longtemps.

Encore ce mot pour sa singularité: le duc de Charost, son fils, ne bougeait de chez moi, et était intimement de mes amis; il était aussi un des premiers tenants du petit troupeau, et, comme tel, protégé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui nous avaient liés ensemble, mais qui ne lui parlaient jamais de quoi que ce soit, que des affaires de leur communion. Par même raison Charost était infatué à l'excès de M. de Cambrai, et fort aliéné de M. de la Trappe. Nous badinions et plaisantions fort ordinairement ensemble, et de temps en temps il se licenciait avec moi sur M. de la Trappe. Je l'avertis plusieurs fois de laisser ce chapitre, que tout autre je l'abandonnais à tout ce qu'il voudrait dire, et en badinerais avec lui, mais que celui-là était plus fort que moi, et que je le conjurais d'épargner ma patience et les sorties que je ne pourrais retenir. Malgré ces avis très souvent réitérés, il se mit sur ce chapitre à Marly dans la chambre de Mme de Saint-Simon où nous avions dîné et où il n'était resté que Mmes du Châtelet et de Nogaret avec nous. Je parlai d'abord, je le fis souvenir après de ce que je lui avais tant de fois répété; il poussa toujours sa pointe, et de propos en propos de plaisanterie fort aigre, et où il ne se retenait plus, il me lâcha avec un air de mépris pour M. de la Trappe que c'était mon patriarche devant qui tout autre n'était rien. Ce mot enfin combla la mesure. « Il est vrai, répondis-je d'un air animé, que ce l'est, mais vous et moi avons chacun le nôtre, et la différence qu'il y a entre les deux, c'est que le mien n'a jamais été repris de justice. » Il y avait déjà longtemps que M. de Cambrai avait été condamné à Rome. À ce mot, voilà Charost qui chancelle (nous étions debout), qui veut répondre, et qui balbutie; la gorge s'enfle, les yeux lui sortent de la tête, et la langue de la bouche. Mme de Nogaret s'écrie, Mme du Châtelet saute à sa cravate qu'elle lui défait et le col de sa chemise, Mme de Saint-Simon court à un pot d'eau, lui en jette et tâche de l'asseoir et de lui en faire avaler. Moi, immobile, je considérais le changement si subit qu'opère un excès de colère et un comble d'infatuation, sans toutefois pouvoir être mécontent de ma réponse. Il fut plus de trois ou quatre Paters à se remettre, puis sa première parole fut que ce n'était rien, qu'il était bien, et de remercier les dames. Alors je lui fis excuse, et le fis souvenir que je le lui avais bien dit. Il voulut répondre, les dames interrompirent. On parla de toute autre chose, et Charost se raccoûtra, et s'en alla peu après. Nous n'en fûmes pas un instant moins bien ni moins librement ensemble, et dès la même journée; mais ce que j'y gagnai, c'est qu'il ne se commit jamais plus à quoi que ce soit sur M. de la Trappe. Quand il fut sorti, les dames me grondèrent, et se mirent toutes trois sur moi; je ne fis qu'en rire. Pour elles, elles ne pouvaient revenir de l'étonnement et de l'effroi de ce qu'elles avaient vu, et nous convînmes, pour la chose et pour l'amour de Charost, de n'en parler à personne; et en effet, qui que ce soit ne l'a su.

Un événement singulier, que le grand-duc manda à Monsieur, surprit extrêmement tout ce qui à Paris et à la cour avait connu Caretti. C'était un Italien qui s'y était arrêté longtemps, et qui gagnait de l'argent en faisant l'empirique. Ses remèdes eurent quelque succès. Les médecins, jaloux à leur ordinaire, lui firent toutes sortes de querelles, puis de tours, pour le faire échouer, et s'avantagèrent tant qu'ils purent des mauvais succès qui lui arrivaient. Les meilleurs remèdes et les plus habiles échouent à bien des maladies; à plus forte raison ces sortes de gens qui donnent le même remède, tout au plus déguisé, à toutes sortes de maux, et qui, à tout hasard, entreprennent les plus désespérés, et des gens à l'agonie à qui les médecins ne peuvent plus rien faire, dans l'espérance que, si ces malades viennent à réchapper, on criera au miracle du remède, et qu'on courra après eux, et que, s'ils ne réussissent pas, ils auront une excuse bien légitime par l'extrémité que ces malades ont attendue avant de les appeler. Caretti vécut ainsi assez longtemps, et n'avait d'autre subsistance que son industrie. Il avait de l'esprit, du langage, de la conduite; il réussit assez pour se mettre en quelque réputation. Caderousse, alors fort du monde, et depuis longtemps désespéré de la poitrine, se mit entre ses mains, et guérit parfaitement. Cela le mit sur un grand pied qui fut soutenu par d'autres fort belles cures.

La plus singulière fut celle de M. de La Feuillade, abandonné solennellement des médecins, qui le signèrent, et que Caretti ne voulut pas entreprendre sans cette formalité. Il se mourait d'avoir depuis quelque temps quitté une canule, qu'il portait depuis une grande blessure qu'il avait eue autrefois à travers du corps. Caretti le guérit parfaitement et en peu de temps. Il était fort cher pour ces sortes d'entreprises, et faisait consigner gros.

Enrichi et en honneur, en dépit des médecins, et avec des amis considérables, il se mit à faire l'homme de qualité, et à se dire de la maison Caretti, héritier de la maison Savoli; que d'autres héritiers plus puissants que son père lui avaient enlevé cette riche succession et son propre bien, et l'avaient réduit à la misère et au métier qu'il faisait pour vivre. On se moqua de lui et ses protecteurs mêmes; personne n'en voulut rien croire; il le maintint toujours, et se trouvant enfin assez à son aise, il dit qu'il s'en allait tâcher de faire voir qu'il avait raison, et il obtint de Monsieur une recommandation de sa personne et de ses intérêts pour le grand-duc. Il fit, après, quelques voyages à Bruxelles et quelques cures aux Pays-Bas, et repassa ici allant effectivement en Italie. Au bout de quatre ou cinq ans, il gagna son procès à Florence, et le grand-duc manda à Monsieur que sa naissance et son droit avaient été reconnus; qu'il lui avait été adjugé cent mille livres de rente dans l'État ecclésiastique, et qu'il croyait que le pape l'en allait faire mettre en possession. En effet, cet empirique vécut encore longtemps grand seigneur.

La beauté de Mme de Soubise avait achevé ce que les intrigues de la Fronde et la faveur de la fameuse duchesse de Chevreuse et de sa belle-sœur [9] (belle-mère) la belle Mme de Montbazon, avaient commencé. Je l'expliquerai le plus courtement qu'il me sera possible.

Suite
[9]
La duchesse de Montbazon n'était pas belle-sœur, mais belle-mère de la duchesse de Chevreuse. Voy. p. 149 de ce volume.