CHAPITRE XI.

1698

Mariages du fils du duc de La Force et de Mlle de Bosmelet; de La Vallière et d'une fille du duc de Noailles; de La Carte et d'une fille du duc de La Ferté; de Sassenage avec une fille du duc de Chevreuse, veuve de Morstein. — Cent vingt mille livres à M. le Grand, et soixante mille livres au chevalier de Lorraine. — Charnacé arrêté pour fausse monnaie, etc. ; il déplace plaisamment une maison de paysan qui l'offusquait. — Carrosse de la duchesse de Verneuil exclu des entrées des ambassadeurs. — Querelle de M. le prince de Conti et du grand prieur qui est mis à la Bastille et n'en sort qu'en allant demander pardon en propres termes à M. le prince de Conti. — L'électeur de Saxe reconnu roi de Pologne par le roi. — Naissance de mon fils aîné. — Éclat entre le duc de Bouillon et le duc d'Albret, son fils. — Curé de Seurre, ami de Mme Guyon, brûlé à Dijon. — Réponse de M. de Cambrai à M. de Meaux. — Mort de la duchesse de Richelieu; de la princesse d'Espinoy, douairière; ses enfants; ses progrès. — Entreprise de Mlle de Melun qui frise de près l'affront. — Mort du duc d'Estrées et sa dépouille. — Mort du duc de Chaulnes. — Mort de la duchesse de Choiseul.

Plusieurs mariages suivirent de près celui de M. de Montbazon. M. de La Force maria son fils aîné à Mlle de Bosmelet, fille unique, extrêmement riche, d'un président à mortier du parlement de Rouen, et d'une fille de Chavigny, secrétaire d'État, soeur de la maréchale de Clérembault, de l'ancien évêque de Troyes, etc.

La Vallière épousa une fille du duc de Noailles. Mme la princesse de Conti, cousine germaine de La Vallière et qui l'aimait fort, parla libéralement dans le contrat, et lit la noce en sa belle maison dans l'avenue de Versailles. Ce fut une espèce de fête où Monseigneur se trouva.

Il s'en fit un autre assez bizarre: La Carte, gentilhomme de Poitou, fort mince et fort pauvre, s'attacha à Monsieur qui prit pour lui un goût, que sa figure des plus communes ne méritait pas de celui de ce prince qui s'en entêta extraordinairement, et qui de charge en charge chez lui, le lit rapidement monter à celle de premier gentilhomme de sa chambre, et lui fit beaucoup de grâces pécuniaires. À la fin il le voulut marier. La duchesse de La Ferté avait encore une fille qui avait un peu rôti le balai, et qui commençait à monter en graine. Elle était fort bien avec Monsieur qui lui proposa ce mariage: elle se fit prier, et elle voulut que La Carte prit les livrées et les armes de sa fille et le nom de marquis de La Ferté. Cela l'honorait trop pour n'y pas consentir avec joie. Mais le duc de La Ferté, de tout temps brouillé avec sa femme, et non sans cause, séparé d'elle et qui ne la voyait point, se fit tenir à quatre, et les Saint-Nectaire encore plus, qui s'opposèrent en forme à la prostitution de leur nom et de leurs armes. Après bien du vacarme et des propos fâcheux, Monsieur apaisa tout avec de l'argent. Tous consentirent, et la duchesse de La Ferté donna une fête à Monsieur en faisant la noce.

Sassenage, autre premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, épousa la veuve de Morstein, fille du duc de Chevreuse. C'était une âme d'élite du petit troupeau de Mme Guyon et de M. de Cambrai, qui avec toute la profondeur de cette dévotion voulut se remarier. Ce gendre n'était pas plus fait pour cette famille que M. de Lévi, et beaucoup moins pour une femme si mystique; il a pourtant très bien vécu avec eux tous.

Le roi, qui venait de payer les dettes de M. de La Rochefoucauld, et qui aimait fort aussi M. le Grand, ne voulut apparemment pas faire de jalousie entre ces deux émules en cas que son présent fût éventé; il en fit un de quarante mille écus à M. le Grand, et un autre de vingt mille écus au chevalier de Lorraine.

Il fit arrêter Charnacé en province où, déjà fort mécontent de sa conduite en Anjou où il était retiré chez lui, il l'avait relégué ailleurs, et de là conduire à Montauban, fort accusé de beaucoup de méchantes choses, surtout de fausse monnaie. C'était un garçon d'esprit qui avait été page du roi et officier dans ses gardes du corps, fort du monde, et puis retiré chez lui où il avait souvent fait bien des fredaines, mais il avait toujours trouvé bonté et protection dans le roi. Il en fit une entre autres pleine d'esprit et dont on ne put que rire.

Il avait une très longue et parfaitement belle avenue devant sa maison en Anjou, dans laquelle était placée une maison de paysan et son petit jardin qui s'y était apparemment trouvée lorsqu'elle fut plantée, et que jamais Charnacé ni son père n'avaient pu réduire ce paysan à la leur vendre, quelque avantage qu'ils lui en eussent offert, et c'est une opiniâtreté dont quantité de petits propriétaires se piquent, pour faire enrager des gens à la convenance et quelquefois à la nécessité desquels ils sont. Charnacé ne sachant plus qu'y faire avait laissé cela là depuis fort longtemps sans en plus parler. Enfin, fatigué de cette chaumine qui lui bouchait tout l'agrément de son avenue, il imagina un tour de passe-passe. Le paysan qui y demeurait, et à qui elle appartenait, était tailleur de son métier quand il trouvait à l'exercer, et il était chez lui tout seul, sans femme ni enfants. Charnacé l'envoie chercher, lui dit qu'il est mandé à la cour pour un emploi de conséquence, qu'il est pressé de s'y rendre, mais qu'il lui faut une livrée. Ils font marché comptant; mais Charnacé stipule qu'il ne veut point se fier à ses délais, et que, moyennant quelque chose de plus, il ne veut point qu'il sorte de chez lui que sa livrée ne soit faite, et qu'il le couchera, le nourrira et le payera avant de le renvoyer. Le tailleur s'y accorde et se met à travailler. Pendant qu'il y est occupé, Charnacé fait prendre avec la dernière exactitude le plan et les dimensions de sa maison et de son jardin, des pièces de l'intérieur, jusque de la position des ustensiles et du petit meuble, fait démonter la maison et emporter tout ce qui y était, remonte la maison telle qu'elle était au juste dedans et dehors, à quatre portées de mousquet, à côté de son avenue, replace tous les meubles et ustensiles dans la même position en laquelle on les avait trouvés, et rétablit le petit jardin de même, en même temps fait aplanir et nettoyer l'endroit de l'avenue où elle était, en sorte qu'il n'y parut pas.

Tout cela fut exécuté encore plus tôt que la livrée faite, et cependant le tailleur doucement gardé à vue de peur de quelque indiscrétion. Enfin la besogne achevée de part et d'autre, Charnacé amuse son homme jusqu'à la nuit bien noire, le paye et le renvoie content. Le voilà qui enfile l'avenue. Bientôt il la trouve longue, après il va aux arbres et n'en trouve plus. Il s'aperçait qu'il a passé le bout et revient à tâtons chercher les arbres. Il les suit à l'estime, puis croise et ne trouve point sa maison. Il ne comprend point cette aventure. La nuit se passe dans cet exercice, le jour arrive et devient bientôt assez clair pour aviser sa maison. Il ne voit rien, il se frotte les yeux, il cherche d'autres objets pour découvrir si c'est la faute de sa vue. Enfin il croit que le diable s'en mêle, et qu'il a emporté sa maison. À force d'aller, de venir, et de porter sa vue de tous côtés y il aperçait, à une assez grande distance de l'avenue, une maison qui ressemble à la sienne comme deux gouttes d'eau. Il ne peut croire que cela soit; mais la curiosité le fait aller où elle est, et où il n'a jamais vu de maison. Plus il approche, plus il reconnaît que c'est la sienne. Pour s'assurer mieux de ce qui lui tourne la tête, il présente sa clef, elle ouvre, il entre, il retrouve tout ce qu'il y avait laissé, et précisément dans la même place. Il est prêt à en pâmer, et il demeure convaincu que c'est un tour de sorcier. La journée ne fut pas bien avancée que la risée du château et du village l'instruisit de la vérité du sortilège, et le mit en furie. Il veut plaider; il veut demander justice à l'intendant; et partout on s'en moque. Le roi le sut qui en rit aussi, et Charnacé eut son avenue libre. S'il n'avait jamais fait pis il aurait conservé sa réputation et sa liberté.

Comme presque tout ce que j'ai écrit depuis que j'ai parlé de la brillante ambassade de milord Portland s'est passé pendant qu'il était ici, je ne ferai point de difficulté d'ajouter en cet endroit un oubli que j'ai fait sur son entrée, dont je n'ai rien dit, parce qu'à la magnificence près, elle se passa comme toutes les autres; mais il y eut une difficulté. Depuis que Mme de Verneuil fut, à sa grande surprise à elle-même, devenue princesse du sang, elle avait envoyé son carrosse aux entrées des ambassadeurs qui n'y avaient pas pris garde. Portland attentif à tout en fut averti, et déclara qu'il ne souffrirait pas que ce carrosse passât devant le sien; que si d'autres ambassadeurs l'avaient souffert, c'était leur affaire; mais qu'il ne ferait point d'entrée bien résolument, plutôt qu'endurer une nouveauté sans exemple avec des ambassadeurs d'Angleterre, ou qu'il en écrirait si on voulait, et en attendait les ordres là-dessus, qui était tout ce qu'il pouvait faire. Il se fit des allées et des venues qui n'ébranlèrent point la fermeté de Portland; sur quoi on aima mieux que le carrosse de Mme de Verneuil ne se présentât point, que d'insister davantage ou de se commettre à la réponse d'un pays où les bâtards des rois sont ce qu'ils ont été partout, et ce qu'ils devraient toujours être, c'est-à-dire des néants sans état et sans nom, si ce n'est par les charges et par les dignités qui les en tirent, et qui les mettent au rang exact de celles dont ils sont revêtus. Heemskerke, réveillé pour son entrée par cette aventure, forma la même difficulté que Portland, et eut le même succès.

Il arriva à Meudon une scène fort étrange: on jouait après souper, et Monseigneur s'alla coucher; assez de courtisans demeurèrent à jouer ou à voir jouer. M. le prince de Conti et le grand prieur étaient des acteurs. Il y eut un coup qui fit une dispute. On a déjà vu en plus d'un endroit que ce prince et MM. de Vendôme ne s'aimaient pas, et d'une manière même assez déclarée. La faveur de M. de Vendôme qui ne l'était pas moins, sa préférence sur les princes du sang pour le commandement des armées, ses rangs et ses distinctions, crûs à pas de géant, touchant presque le niveau des princes du sang, avaient tellement augmenté l'audace du grand prieur qu'il lui échappa dans la dispute une aigreur et des propos qui eussent été trop forts dans un égal, et qui lui attirèrent une cruelle repartie, où le prince de Conti tançait à bout portant et sa fidélité au jeu, et son courage à la guerre, l'un et l'autre à la vérité fort peu nets. Là-dessus le grand prieur s'emporte, jette les cartes, et lui demande satisfaction, l'épée à la main, de cette insulte. Le prince de Conti, d'un sourire de mépris, l'avertit qu'il lui manquait de respect, mais qu'en même temps il était facile à rencontrer, parce qu'il allait partout et tout seul. L'arrivée de Monseigneur tout nu en robe de chambre, que quelqu'un alla avertir, imposa à tous deux. Il ordonna au marquis de Gesvres qui s'y trouva d'aller rendre compte au roi de ce qu'il venait d'arriver, et chacun s'en alla se coucher. Le marquis de Gesvres, au réveil du roi, s'acquitta de sa commission, sur quoi le roi manda à Monseigneur d'envoyer, par l'exempt des gardes servant auprès de lui, le grand prieur à la Bastille. Celui-ci était déjà venu de Meudon pour parler au roi de son affaire, et fit demander audience par Lavienne. Le roi lui manda qu'il lui défendait de se présenter devant lui, et lui ordonna de s'en aller sur-le-champ à la Bastille, où il trouverait ordre de le recevoir. Il fallut obéir. Un moment après arriva M. le prince de Conti qui entretint le roi en particulier dans son cabinet.

Le lendemain 30 juillet, M. de Vendôme arriva d'Anet, eut audience du roi, et de là alla chez M. le prince de Conti. Ce fut un grand émoi à la cour. Les princes du sang prirent l'affaire fort haut, et les bâtards [furent] si embarrassés, que le 2 août, M. du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent voir M, le prince de Conti. Enfin l'affaire s'accommoda à Marly, le 6 août le matin; Monseigneur pria le roi de vouloir bien pardonner au grand prieur et le faire sortir de la Bastille, et l'assura que M. le prince de Conti lui pardonnait aussi. Là-dessus le roi envoya chercher M. de Vendôme. Il lui dit qu'il allait faire expédier l'ordre pour faire sortir son frère de la Bastille; qu'il pourrait le lendemain l'amener à Marly, où d'abord il voulait qu'il allât demander pardon à M. le prince de Conti, après à Monseigneur; qu'il le verrait ensuite, et que de là il s'en retournerait à Paris. Il ajouta qu'au retour à Versailles, le grand prieur pourrait y venir. La chose fut exécutée de point en point de la sorte le lendemain jeudi 7 août, les deux pardons demandés et en propres termes, et M. de Vendôme présent avec son frère. Ce ne fut pas sans que nature pâtit cruellement en tous les deux; mais il fallut avaler le calice, et calmer les princes du sang, qui étoient extrêmement animés.

Pendant les jours de cette querelle, un envoyé de l'électeur de Saxe qui venait d'arriver à Paris eut audience du roi, et son maître fut publiquement reconnu ici roi de Pologne.

Presque en même temps, c'est-à-dire le 29 mai dans la matinée, Mme de Saint-Simon accoucha fort heureusement, et Dieu nous fit la grâce de nous donner un fils. Il porta, comme j'avais fait, le nom de vidame de Chartres. Je ne sais pourquoi on a la fantaisie des noms singuliers; mais ils séduisent en toutes nations, et ceux même qui en sentent le faible les imitent. Il est vrai que les titres de comte et de marquis sont tombés dans la poussière par la quantité de gens de rien et même sans terre qui les usurpent, et par là tombés dans le néant, si bien même que les gens de qualité qui sont marquis ou comtes (qu'ils me permettent de le dire), ont le ridicule d'être blessés qu'on leur donne ces titres en parlant à eux. Il reste pourtant vrai que ces titres émanent d'une érection de terre et d'une grâce du roi, et quoique cela n'ait plus de distinction, ces titres dans leur origine, et bien longtemps depuis, ont eu des fonctions, et que leurs distinctions ont duré bien au delà de ces fonctions. Les vidames, au contraire, ne sont que les premiers officiers de la maison de certains évêques par un fief inféodé d'eux, et à titre de leurs premiers vassaux conduisaient tous leurs autres vassaux à la guerre, du temps qu'elle se faisait ainsi entre les seigneurs les uns contre les autres, ou dans les armées que nos rois assemblaient contre leurs ennemis, avant qu'ils eussent établi leur milice sur le pied que peu à peu elle a été mise, et que peu à peu ils ont anéanti le service avec le besoin des vassaux, et toute la puissance et l'autorité des seigneurs. Il n'y eut donc jamais de comparaison entre le titre de vidame, qui ne marque que le vassal et l'officier d'un évêque, et les titres qui par fief émanent des rois. Mais comme on n'a guère connu de vidames que ceux de Laon, d'Amiens, du Mans et de Chartres, et que entre ceux-là un Moratoire, dont la maison avait pris le nom de Vendôme pour en avoir épousé l'héritière dont les Montoire relevaient; parce que, dis-je, ce Vendôme s'illustra par sa gentillesse, ses galanteries, ses grands biens, sa magnificence et la splendeur du tournoi qu'il donna, et par les intrigues et les grandes affaires où il n'eut que trop de part, puisqu'elles le firent périr dans la Bastille, ce nom de vidame de Chartres a paru beau, et ce fief ayant toujours appartenu aux mêmes qui avaient la terre de la Ferté-Arnaud, qui de ce Vendôme tomba par sa soeur aux Ferrières, et de ceux-ci encore par une soeur aux La Fin, Louis XIII l'ayant fait acheter à mon père, parce qu'il n'y a que vingt lieues de là à Versailles, il acheta en même temps ce fief dans Chartres qui en est le vidame, et m'en fit porter le nom, que j'ai fait après porter à mon fils.

Un peu devant le voyage de Compiègne, M. de Bouillon et le duc d'Albret, son fils aîné, se brouillèrent avec éclat; il y avait quelque temps que, de l'agrément du père, le fils avait fait un voyage à Turenne, pour en rapporter le présent qui se faisait aux fils aînés du seigneur de Turenne, la première fois qu'il y allait. Le duc d'Albret y avait mené des gens d'affaires qui y trouvèrent un testament du maréchal de Bouillon, portant, à ce qu'ils prétendirent, une substitution dûment faite et insinuée partout où il appartenait, qui assurait tout d'aîné en aîné, et qui, par conséquent, liait les mains à M. de Bouillon sur tout avantage à ses cadets, et le mettait de plus hors d'état de payer ses créanciers personnels, que sur les revenus pendant sa vie. Au retour de M. d'Albret, ce feu couva sous la cendre. On tourna M. de Bouillon, on n'osait tout dire; à la fin on vint au fait, et M. d'Albret porta le testament au lieutenant civil. À quelques semaines de là, M. de Bouillon étant allé à Évreux, son fils y envoya lui signifier un exploit par un huissier à la chaîne, qui sont ceux qui peuvent exploiter indifféremment partout et que chacun qui veut emploie, quand on veut faire une signification délicate et forte, parce que ceux-là sont toujours fort respectés et instrumentent avec une grosse chaîne d'or au cou, d'où pend une médaille du roi. Ils sont en même temps huissiers du conseil, et y servent avec cette chaîne. Cette démarche causa un grand vacarme: M. de Bouillon jeta les hauts cris, lit ses plaintes au roi, et lui en dit, dans sa colère, tout ce qu'il put de pis, et il exigea de sa plus proche famille et de ses amis de ne point voir le duc d'Albret. Le roi s'expliqua assez partialement en faveur de M. de Bouillon pour mettre toute la cour de son côté, et ce procédé du fils y mit presque tout le monde, indépendamment de l'esprit courtisan. M. d'Albret, assez gauche et assez empêtré de son naturel, n'osa presque plus se montrer, quoique fort soutenu de M. de La Trémoille, son beau-père, et cette affaire le renferma fort dans l'obscurité et dans la mauvaise compagnie, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, et même fort orné, mais avec cela peu agréable.

Un arrêt du parlement de Dijon fit en même temps un grand bruit. Il fit brûler le curé de Seurre, convaincu de beaucoup d'abominations, en suite des erreurs de Molinos et fort des amis de Mme Guyon. Cela vint fort mal à propos en cadence avec la réponse de M. de Cambrai aux États d'oraison de M. de Meaux, qui n'eut rien moins que le succès et l'applaudissement qu'avait eus ce livre, et qu'il conserva toujours. M. de Paris avait, quelque temps auparavant, fait une visite aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils avaient su la belle action qu'il avait faite à l'égard du dernier, et qui portait sur tous les deux. Ils se séparèrent donc fort contents de part et d'autre, et ils firent depuis, dans toutes les suites de cette affaire, une grande différence de lui aux deux autres prélats.

La duchesse de Richelieu mourut d'une longue, cruelle et bien étrange maladie. On lui trouva tous les os de la tête cariés jusqu'au cou, et tout le reste parfaitement sain. Elle était Acigné, de très bonne maison de Bretagne, et fort proche parente de ma mère, qui était issue de germaine de sa mère, et fort de ses amies. C'est la seule dont M. de Richelieu ait eu des enfants.

La princesse d'Espinoy la mère mourut la veille ou le même jour plus tristement encore. Elle était du voyage de Compiègne, et voulait être de celui de Marly qui le précédait immédiatement. Allant à Versailles pour se présenter le soir même pour Marly, elle vint à six chevaux chez Mme de Saint-Simon dont la porte était encore fermée de sa couche, mais qui lui fut ouverte par l'amitié intime d'elle et de ses soeurs avec MM. de Duras et de Lorges dont j'ai parlé. Quoiqu'elle mit beaucoup de rouge, elle la parut tant partout où on n'en met point, et les veines si grosses, que Mme de Saint-Simon ne put s'empêcher de lui dire qu'elle ferait mieux de se faire saigner que d'aller à Versailles. Mme d'Espinoy répondit qu'elle en avait été fort tentée par le grand besoin qu'elle s'en sentait, mais qu'elle n'en avait pas eu le temps à tout ce qu'elle avait eu à faire avant Compiègne, qu'il fallait qu'elle allât à Marly, et que là elle se ferait saigner. Du logis elle alla débarquer tout droit chez M. de Barbezieux, à Versailles; elle entra chez lui en bonne santé; l'instant d'après elle se trouva mal; on ne fit que la jeter sur le lit de Barbezieux; elle était morte. On lui trouva la tête noyée de sang. Ce fut une vraie perte pour sa famille et pour ses amis, et elle en avait beaucoup. C'était une femme d'esprit et de grand sens, bonne et aussi vraie et sûre que sa soeur de Soubise était fausse, noble, généreuse, bonne et utile amie, accorte, qui aimait passionnément ses enfants et qui, excepté ses amis, ne faisait guère de choses sans vues. Le prince d'Espinoy, qui l'avait épousée en secondes noces, avait obtenu un tabouret de grâce par son premier mariage avec une fille du vieux Charost, dont une seule fille, première femme du petit-fils de ce bonhomme.

Mme d'Espinoy était demeurée veuve avec deux fils et deux filles. M. d'Espinoy avait été chevalier de l'ordre de la promotion de 1661, et y avait marché le vingt-neuvième, c'est-à-dire le dix-huitième des gentilshommes, entre le comte de Tonnerre et le maréchal d'Albret, et n'imaginait pas être prince quoique de grande, ancienne et illustre maison. Il était mort en 1679, et n'avait jamais fait aucune figure. Mme d'Espinoy, fort laide, était soeur du duc de Rohan-Chabot et de deux beautés, Mme de Soubise de qui j'ai parlé il n'y a pas longtemps, et assez pour n'en plus rien dire, et Mme de Coetquen, célèbre par le secret du siège de Gand, que M. de Turenne amoureux d'elle ne lui put cacher, et qui transpira par elle, en sorte que le roi, qui ne l'avait dit qu'à M. de Louvois et à lui, leur en parla à tous deux, et que M. de Turenne eut la bonne foi d'avouer sa faute. Entre une déesse et une nymphe, cette troisième soeur n'était qu'une mortelle qui vivait avec Mme de Soubise dans l'accortise et la subordination de sa beauté et de sa faveur, et dans l'amertume de lui avoir vu faire pièce à pièce MM. de Rohan princes, tandis qu'elle ne savait pas même si elle obtiendrait la continuation du tabouret de grâce pour son fils. Tous les biens de ses enfants étaient en Flandre, cela l'avait engagée à y faire de longs séjours. M. Pelletier de Sousy y était intendant; lui et son frère, le contrôleur général, étaient créatures de M. de Louvois, par conséquent il était le maître en Flandre. Le besoin que Mme d'Espinoy en eut, et les services qu'il lui rendit, les lièrent d'une amitié si intime qu'elle dura toute leur vie, et passa réciproquement à leurs enfants, quoiqu'ils eussent fait tout ce qu'il fallait pour l'éteindre; car M. Pelletier ayant perdu sa femme, Mme d'Espinoy l'épousa, et quoique ce mariage n'ait jamais été déclaré, il ne fut pourtant ignoré de personne.

C'est cette première liaison avec Pelletier qui forma la sienne avec M. de Louvois qui devint son intime ami. Il la trouva propre au monde et à la cour. Il lui conseilla de s'y mettre, elle le crut, elle s'y introduisit par le gros jeu et par Monsieur, et soutenue par Louvois, elle fut bientôt de tout; ce fut par lui qu'elle obtint le tabouret de grâce pour son fils qui n'était pas encore dans le monde; l'autre fils mourut en y entrant. Le désir de rendre ce tabouret plus solide lui fit briguer le mariage de Mlle de Commercy, dès lors dans toute la confiance déclarée de Monseigneur, ainsi que Mme et Mlle de Lislebonne, sa mère et sa soeur aînée. Cette raison, et dans une fille de la maison de Lorraine, fort belle et fort bien faite, la fit passer sur plusieurs années plus que n'avait son fils, et sur la médiocrité du bien qui était nul, et qui alors ne paraissait pas pouvoir augmenter. Le mariage se fit, et la belle-mère et la belle-fille vécurent toujours dans la plus étroite amitié. Avec ce surcroît de princes vrais et faux dont son fils était environné de si près, bien leur fâchait de ne l'être pas aussi. Elle était intrigante, et le fut assez pour introduire ses filles à la cour, et en même temps faire en sorte qu'elles ne se trouvassent presque jamais dans les temps où on s'asseyait, quoiqu'il n'y en eût guère d'autres de faire sa cour à Versailles, où pourtant j'ai été au souper du roi derrière toutes les deux (mais cela était extrêmement rare) et bientôt après qu'elles eurent gagné Marly, où le salon et le manger avec le roi mettait à l'aise sur les tabourets, elles ne s'y trouvèrent plus, mais avec un entregent, une politesse à tout le monde qu'on voyait toute tendue à obtenir tolérance et silence, L'aînée paraissait peu, la cadette était de tout; elle se fourra chez Mme la princesse de Conti, encore plus chez Mme la Duchesse, et tant qu'elle pouvait par elle et par le jeu, dans les parties de Monseigneur. Sa mère qui savait se conduire la tenait souple et mesurée, et fort en arrière avec tout le monde. Quand elle l'eut perdue elle hasarda. À une musique où le roi était, à Versailles, Mlle de Melun, qui s'accoutumait à n'être plus si polie, se trouva la première après la dernière duchesse. Bientôt après il en arriva une autre qui alla pour se placer, et à qui tout fit place, en se baissant comme cela se faisait toujours. Mlle de Melun ne branla pas, et ne fit que se lever et se rasseoir. C'était la première fois que femme ou fille non titrée, même maréchale de France, n'eût pas donné sa place en ces lieux-là aux duchesses et aux princesses étrangères ou en ayant rang. Le roi qui le vit rougit, le montra à Monsieur, et comme il se tournait de l'autre côté où était Mlle de Melun en levant la voix, Monsieur l'interrompit, et le prenant par le genou, se leva et lui demanda tout effrayé ce qu'il allait faire. « La faire ôter de là, » dit le roi en colère. Monsieur redoubla d'instances pour éviter l'affront, et se donna pour caution que cela n'arriverait jamais. Le roi eut peine à se contenir le reste de la musique. Tout ce qui y était voyait bien de quoi il était question, et la fille entre deux duchesses se pâmait de honte et de frayeur jusqu'à perdre toute contenance. Au sortir de là Monsieur lui lava bien la tête et la rendit sage pour l'avenir. C'était l'hiver devant la mort de Monsieur; mais j'ai voulu l'ajouter ici tout de suite.

J'anticiperai aussi Compiègne pour parler de deux morts arrivées pendant que le roi y était, de M. de Chaulnes et du duc d'Estrées. Ce dernier périt avant cinquante ans, de l'opération de la taille. Il avait refusé l'ambassade de Rome que son père exerçait quand il mourut, et qui y avait tellement gâté ses affaires, que son fils ne voulut pas continuer la même ruine, dont le roi fut un peu fâché; il laissa un fils fort mal à son aise, de sa première femme, fille du fameux Lyonne, ministre et secrétaire d'État, et n'eut point d'enfants de sa seconde femme qui était Bautru, soeur de l'abbé de Vaubrun. Le cardinal d'Estrées obtint du roi le gouvernement de l'Île-de-France, etc., pour son petit-neveu, et de Monsieur, qui s'en fit honneur, la capitainerie de Villers-Cotterêts que MM. d'Estrées avaient toujours eue par la bienséance de leur petit gouvernement de Soissons.

M. de Chaulnes mourut enfin de douleur de l'échange forcé de son gouvernement de Bretagne, où il était adoré, et qui lui donna jusqu'au bout, et corps et particuliers, les marques les plus continuelles de sa vénération, de son attachement et de ses regrets. On eut grande peine à obtenir de lui la démission du gouvernement de Guyenne, dont on lui avait d'abord expédié les provisions pour l'échange. Cette démission était nécessaire pour expédier les mêmes provisions au duc de Chevreuse, et en même temps la survivance au duc de Chaulnes, mais avec le commandement et les appointements privativement au duc de Chevreuse. C'est ainsi que depuis que le roi s'était fait une règle de ne plus accorder de survivances, il les donnait, en effet, mais sous une autre forme, et comme à l'envers, mais fort rarement. Ce ne fut qu'environ deux mois avant la mort de M. de Chaulnes qu'il y consentit enfin, mais sans un vrai retour, ni de lui ni de la duchesse de Chaulnes, pour M. ni Mme de Chevreuse, et sans avoir jamais voulu ouïr parler de Guyenne, ni de quoi que ce fût qui eût rapport à ce gouvernement.

J'ai assez parlé de ce seigneur pour n'avoir rien à y ajouter, si ce n'est que ce fut une grande perte pour ses amis, et il en avait beaucoup. Il fut regretté de tout le monde, et, en Bretagne, ce fut un deuil général. Il ne laissa point d'enfants, mais force dettes. Tous deux étaient fort magnifiques, et ne s'étaient jamais souciés de laisser grand'chose au duc de Chevreuse, leur héritier substitué, ou plutôt son second fils par son mariage. Les profits immenses du droit d'amirauté de Bretagne, attachés au gouvernement de cette province, et qui pendant les guerres avaient été fort hauts, avaient fait croire qu'il laisserait beaucoup de richesses. Il se trouva qu'il avait tout dépensé, et qu'il avait disposé par un testament en legs pieux et de domestiques, et en quarante mille livres à son ami intime le chancelier, de tout ce qui lui restait à donner. M. de Chevreuse en eut cent dix mille livres de rente du gouvernement, et son second fils, beaucoup de meubles précieux et d'argenterie avec Chaulnes et Picquigny en payant les dettes.

La duchesse du Choiseul, soeur de La Vallière, mourut aussi en même temps, pulmonique, belle et faite au tour, avec un esprit charmant, et à la plus belle fleur de son âge, mais d'une conduite si déplorable, qu'elle en était tombée jusque dans le mépris de ses amants. J'en ai suffisamment parlé ailleurs. Son mari, amoureux et crédule, jusqu'à en avoir quitté le bâton de maréchal de France, comme je l'ai raconté, brouillé et séparé après coup, ne voulut pas même la voir à sa mort.

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