1698
La belle-fille de Pontchartrain et son intime liaison avec Mme de Saint-Simon. — Amitié intime entre Pontchartrain et moi. — Amitié intime entre l'évêque de Chartres et moi. — Le Charmel; ma liaison avec lui. — Méprise de M. de la Trappe au choix d'un abbé, et son insigne vertu. — Changement d'abbé à la Trappe.
L'intervalle est si court entre le retour du roi le 24 septembre de Compiègne, et son départ le 2 octobre pour Fontainebleau, que je placerai ici une chose qui fut entamée avant le premier de ces deux voyages, et qui ne fut consommée qu'au retour du second. Elle semblera peu intéressante parmi tout ce qui l'a précédée et la suivra, mais j'y pris trop de part pour l'omettre, et je ne la puis bien expliquer sans rappeler ma situation avec quelques personnes. La première me fait trop d'honneur pour n'être pas embarrassé à la rapporter; mais, outre que la vérité doit l'emporter sur toute autre considération, c'est qu'elle a influé depuis sur tant de choses importantes qu'il n'est pas possible de l'omettre.
On a vu en son temps le mariage du fils unique de M. de Pontchartrain avec une soeur du comte de Roucy, cousine germaine de Mme de Saint-Simon. Ils ne l'avaient désirée que pour l'alliance, et par la façon dont ils en usèrent pour tous ses proches, toutefois en trayant, ils firent tout ce qu'il fallait pour en profiter. Il n'y en eut point qu'ils recherchassent autant que Mme de Saint-Simon, et qu'ils désirassent tant lier avec leur belle-fille. Elle se trouva très heureusement née, avec beaucoup de vertu, de douceur et d'esprit, toute Roucy qu'elle était, beaucoup de sens et de crainte de se méprendre et de mal faire, ce qui lui donnait une timidité bienséante à son âge. Avec cela, pour peu qu'elle fût en quelque liberté, toutes les grâces, tout le sel, et tout ce qui peut rendre une femme aimable et charmante, et avec le temps une conduite, une connaissance des gens et des choses, un discernement fort au-dessus d'une personne nourrie dans une abbaye à Soissons, et tombée dans une maison où dans les commencements elle fut gardée à vue, ce qu'elle eut le bon esprit d'aimer, et de s'attacher de coeur à tout ce à quoi elle le devait être. La sympathie de vertus, de goûts, d'esprits, forma bientôt entre elle et Mme de Saint-Simon une amitié qui devint enfin la plus intime, et la confiance la plus sans réserve qui pût être entre deux soeurs. M. et Mme de Pontchartrain en étaient ravis. Je ne sais si cette raison détermina M. de Pontchartrain; mais sur la fin de l'hiver de cette année, l'étant allé voir dans son cabinet, comme depuis ce mariage j'y allais quelquefois mais pas fort souvent à ces heures-là de solitude, après un entretien fort court et fort ordinaire, il me dit qu'il avait une grâce à me demander, mais qui lui tenait au coeur de façon à n'en vouloir pas être refusé. Je répondis comme je devais à un ministre alors dans le premier crédit et dans les premières places de son état. Il redoubla, avec cette vivacité et cette grâce pleine d'esprit et de feu qu'il mettait à tout quand il voulait, que tout ce que je lui répondais était des compliments, que ce n'était point cela qu'il lui fallait, c'était parler franchement, et nettement lui accorder ce qu'il désirait passionnément et qu'il me demandait instamment; et tout de suite il ajouta : « l'honneur de votre amitié, et que j'y puisse compter comme je vous prie de compter sur la mienne, car vous êtes très vrai, et si vous me l'accordez, je sais que j'en puis être assuré. » Ma surprise fut extrême à mon âge, et je me rabattis sur l'honneur et la disproportion d'âge et d'emplois. Il m'interrompit, et me serrant de plus en plus près, il me dit que je voyais avec quelle franchise il me parlait, que c'était tout de bon et de tout son coeur qu'il désirait et me demandait mon amitié, et qu'il me demandait réponse précise. Je supprime les choses honnêtes dont cela fut accompagné. Je sentis en effet qu'il me parlait fort sérieusement, et que c'était un engagement que nous allions prendre ensemble; je pris mon parti, et après un mot de reconnaissance, d'honneur, de désir, je lui dis que pour lui répondre nettement il fallait lui avouer que j'avais une amitié qui passerait toujours devant toute autre, que c'était celle qui me liait intimement à M. de Beauvilliers, dont je savais qu'il n'était pas ami; mais que s'il voulait encore de mon amitié à cette condition, je serais ravi de la lui donner, et comblé d'avoir la sienne. Dans l'instant il m'embrassa, me dit que c'était là parler de bonne foi, qu'il m'en estimait davantage, qu'il n'en désirait que plus ardemment mon amitié, et nous nous la promîmes l'un à l'autre. Nous nous sommes réciproquement tenu parole plénièrement. Elle a réciproquement duré jusqu'à sa mort dans la plus grande intimité et dans la confiance la plus entière. Au sortir de chez lui, ému encore d'une chose qui m'avait autant surpris, j'allai le dire à M. de Beauvilliers qui m'embrassa tendrement, et qui m'assura qu'il n'était pas surpris du désir de M. de Pontchartrain, et beaucoup moins de ma conduite sur lui-même. Le rare est que Pontchartrain n'en dit rien à son fils ni à sa belle-fille, ni moi non plus, et personne à la cour ne se douta d'une chose si singulière qu'à la longue, c'est-à-dire de l'amitié intime entre deux hommes si inégaux en tout.
J'avais encore un autre ami fort singulier à mon âge. C'était l'évêque de Chartres. Il était mon diocésain à la Ferté. Cela avait fait qu'il était venu chez moi, d'abord avec un vieil ami de mon père qui s'appelait l'abbé Bailly. Peu à peu l'amitié se mit entre nous, et la confiance. Dans la situation où il était avec Mme de Maintenon, jamais je ne l'employai à rien qu'une seule fois, et bien légère, qui se trouvera en son temps. Je le voyais souvent chez lui et chez moi à Paris, et j'étais avec lui à portée de tout.
Un autre encore avec qui je liai amitié fut du Charmel que j'avais vu plusieurs fois à la Trappe. C'était un gentilhomme tout simple de Champagne, qui s'était introduit à la cour par le jeu, qui y gagna beaucoup et longtemps, sans jamais avoir été soupçonné le plus légèrement du monde. Il prêtait volontiers, mais avec choix, et il se fit beaucoup d'amis considérables. M. de Créqui le prit tout à fait sous sa protection. Il lui fit acheter du maréchal d'Humières une des deux compagnies des cent gentilshommes de la maison du roi au bec de corbin. Cela n'avait plus que le nom. M. de Créqui, fort bien avec le roi alors, et avec un air d'autorité à la cour, était premier gentilhomme de la chambre; lui fit avoir des entrées sous ce prétexte de sa charge; le roi le traitait bien et lui parlait souvent; il était de tous ses voyages, et au milieu de la meilleure compagnie de la cour. Tout lui riait: l'âge, la santé, le bien, la fortune, la cour; les amis, même les dames, et des plus importantes, qui l'avaient trouvé à leur gré. Dieu le toucha par la lecture d'Abbadie: De la vérité de la religion, chrétienne; il ne balança ni ne disputa, et se retira dans une maison joignant l'institution de l'Oratoire. Le roi eut peine à le laisser aller. « Quoi, lui dit-il, Charmel, vous ne me verrez jamais? — Non, sire, répondit-il, je n'y pourrais résister, je retournerais en arrière, il faut faire le sacrifice entier et s'enfuir. » Il passait sa vie dans toutes sortes de bonnes oeuvres, dans une pénitence dure jusqu'à l'indiscrétion, et allait le carnaval tous les ans à la Trappe; il y demeurait jusqu'à Pâques, où, excepté le travail des mains, il menait en tout la même vie que les religieux.
C'était un homme d'une grande dureté pour soi, d'un esprit au-dessous du médiocre, qui s'entêtait aisément et qui ne revenait pas de même, de beaucoup de zèle qui n'était pas toujours réglé, mais d'une grande fidélité à sa pénitence, à ses oeuvres, et qui se jetait la tête la première dans tout ce qu'il croyait de meilleur. Avant sa retraite fort honnête homme et fort sûr, très capable d'amitié, doux et bon homme. On le connaîtra encore mieux en ajoutant qu'il avait une soeur mariée en Lorraine à un Beauvau, avec qui il était fort uni, et que son neveu, fils de ce mariage, épousa une nièce de Couronges, que nous allons voir venir conclure le mariage de M. de Lorraine avec la dernière fille de Monsieur. [C'est] cette nièce, qui, sous le nom de Mme de Craon que portait son mari, fut dame d'honneur de Mme la duchesse de Lorraine, et fit, par le crédit qu'elle prit auprès de M. de Lorraine, une si riche maison et son mari grand d'Espagne, puis prince de l'empire, qui a eu depuis l'administration de la Toscane et la Toison de l'empereur, que j'ai fort connu par rapport à son oncle et qui est demeuré depuis toujours de mes amis.
Tout cela dit, venons à ce qui m'a engagé à l'écrire. On a vu en son temps que M. de la Trappe avait obtenu du roi un abbé régulier de sa maison et de son choix, auquel il s'était démis pour ne plus penser qu'à son propre salut après avoir si longtemps contribué à celui de tant d'autres. On a vu aussi que cet abbé mourut fort promptement après, et que le roi agréa celui qui lui fut proposé par M. de la Trappe pour en remplir la place. Mais pour saints, pour éclairés et pour sages que soient les hommes, ils ne sont pas infaillibles. Un carme déchaussé s'était jeté à la Trappe depuis peu d'années. Il avait de l'esprit, de la science, de l'éloquence. Il avait prêché avec réputation. Il savait fort le monde, et il paraissait exceller en régularité dans tous les pénibles exercices de la vie de la Trappe. Il s'appelait D. François-Gervaise, et il avait un frère trésorier de Saint-Martin de Tours, qui était homme de mérite, et qui se consacra depuis aux missions, et fut tué en Afrique évêque in partibus. Ce carme était connu de M. de Meaux, dans le diocèse duquel il avait prêché. M. de la Trappe, son ami, le consulta; M. de Meaux l'assura qu'il ne pouvait faire un meilleur choix.
C'était un homme de quarante ans et d'une santé à faire espérer une longue vie et un long exemple; ses talents, sa piété, sa modestie, son amour de la pénitence séduisirent M. de la Trappe, et le témoignage de M. de Meaux acheva de le déterminer. Ce fut donc lui qui, à la prière de M. de la Trappe, fut nommé par le roi pour succéder à celui qu'il venait de perdre. Ce nouvel abbé ne tarda pas à se faire mieux connaître après qu'il eut eu ses bulles; il se crut un personnage, chercha à se faire un nom, à paraître et à n'être pas inférieur au grand homme à qui il devait sa place et à qui il succédait. Au lieu de le consulter il en devint jaloux, chercha à lui ôter la confiance des religieux, et n'en pouvant venir à bout, à l'en tenir séparé. Il fit l'abbé avec lui plus qu'avec nul autre; il le tint dans la dépendance, et peu à peu se mit à le traiter avec une hauteur et une dureté extraordinaires, et à maltraiter ouvertement ceux de la maison qu'il lui crut les plus attachés. Il changea autant qu'il le put tout ce que M. de la Trappe avait établi, et sans réflexion que les choses ne subsistent que par le même esprit qui les a établies, surtout celles de ce genre si particulier et si sublime. Il allait à la sape avec application, et il suffisait qu'une chose eût été introduite par M. de la Trappe pour y en substituer une tout opposée. Prélat plus que religieux, ne se prêtant qu'à ce qui pouvait paraître; et devant les amis de M. de la Trappe (quand ils étaient gens à être ménagés), dans les adorations pour lui, dont tout aussitôt après il savait se dédommager par les procédés avec lui les plus étranges.
Outre ce qu'il en coûtait au coeur et à l'esprit de M. de la Trappe, cette conduite n'allait pas à moins qu'à un prompt renversement de toute régularité, et à la chute d'un si saint et si merveilleux édifice. M. de la Trappe le voyait et le sentait mieux que personne et par sa lumière et par son expérience, lui qui l'avait construit et soutenu de fond en comble. Il en répandait une abondance de larmes devant son crucifix. Il savait que d'un mot il renverserait cet insensé, il était peiné pour sa maison de ne le pas faire, et déchiré de la voir périr; mais il était lui-même si indignement traité tous les jours et à tous les moments de sa vie, que la crainte extrême de trouver, même involontairement, quelque satisfaction personnelle à se défaire de cet ennemi et de ce persécuteur le retenait tellement là-dessus, qu'à moi-même il me dissimulait ses peines et me persuadait tant qu'il pouvait que cet abbé faisait très bien en tout, et qu'il en était parfaitement content. Il ne mentait pas assurément, il se plaisait trop dans cette nouvelle épreuve, qui se peut dire la plus forte de toutes celles par lesquelles il a été épuré, et il ne craignait rien tant que de sortir de cette fournaise. Il excusait donc tout ce qu'il ne pouvait nier, et avalait à longs traits l'amertume de ce calice. Si M. Maisne et un ou deux anciens religieux le pressaient sur la ruine de sa maison, à qui il ne pouvait dissimuler ce qu'ils voyaient et sentaient eux-mêmes, il répondait que c'était l'oeuvre de Dieu, non des hommes, et qu'il avait ses desseins et qu'il fallait le laisser faire.
M. Maisne était un séculier qui avait beaucoup de lettres, infiniment d'esprit, de douceur, de candeur, et de l'esprit le plus gai et le plus aimable, qui depuis plus de trente ans vivait là comme un religieux, et qui avait écrit, sous M. de la Trappe, la plupart de ses lettres et de ses ouvrages qu'il lui dictait. Je savais donc par lui et par ces autres religieux tous les détails de ce qui se passait dans cet intérieur. J'en savais encore par M. de Saint-Louis: c'était un gentilhomme qui avait passé une grande partie de sa vie à la guerre, jusqu'à être brigadier de cavalerie, avec un beau et bon régiment. Il était fort connu et fort estimé du roi, sous qui il avait servi plusieurs campagnes avec beaucoup de distinction. Les généraux en faisaient tous beaucoup de cas, et M. de Turenne l'aimait plus qu'aucun autre. La trêve de vingt ans lui fit peur en 1684; il n'était pas loin de la Trappe; il y avait vu M. de la Trappe au commencement qu'il s'y retira; il vint s'y retirer auprès de lui dans la maison qu'il avait bâtie au dehors pour les abbés commendataires, afin qu'ils ne troublassent point la régularité du dedans; et il y a vécu dans une éminente piété. C'était un de ces pieux militaires, pleins d'honneur et de courage et de droiture, qui la mettent à tout sans s'en écarter jamais, avec une fidélité jamais démentie, et à qui le cœur et le bon sens servent d'esprit et de lumière, avec plus de succès que l'esprit et la lumière n'en donnent à beaucoup de gens.
Le temps s'écoulait de la sorte sans qu'il fût possible de persuader M. de la Trappe contre l'amour de ses propres souffrances, ni d'espérer rien que de pis en pis de celui qui était en sa place. Enfin il arriva ce qu'on n'aurait jamais pu imaginer. D. Gervaise tomba dans la punition de ces philosophes superbes dont parle l'Écriture; par une autre merveille, ses précautions furent mal prises, et par une autre plus grande encore, le pur hasard, ou pour mieux dire la Providence, le fit prendre sur le fait. On alla avertir M. de la Trappe, et, pour qu'il ne pût pas en douter, celui dont il s'agissait lui fut mené. M. de la Trappe épouvanté, tant qu'on peut l'être, fut tout aussitôt occupé de ce que pourrait être devenu D. Gervaise. Il le fit chercher partout, et il fut longtemps dans la crainte qu'il ne se fût allé jeter dans les étangs dont la Trappe est environnée. À la fin on le trouva caché sur les voûtes de l'église, prosterné et baigné de larmes. Il se laissa amener devant M. de la Trappe, à qui il avoua ce qu'il ne pouvait lui cacher. M. de la Trappe, qui vit sa douleur et sa honte, ne songea qu'à le consoler avec une charité infinie, en lui laissant pourtant sentir combien il avait besoin de pénitence et de séparation. Gervaise entendit à demi-mot, et dans l'état où il se trouvait, il offrit sa démission. Elle fut acceptée. On manda un notaire à Mortagne, qui vint le lendemain, et l'affaire fut consommée. M. du Charmel, qui était fort bien avec M. de Paris, reçut par un exprès cette démission, avec une lettre de D. Gervaise à ce prélat, qu'il priait de présenter sa démission au roi.
Il était arrivé deux choses depuis fort peu qui causèrent un étrange contretemps: l'une, que la conduite de D. Gervaise à l'égard de M. de la Trappe et de sa maison, qui commençait à percer, lui avait attiré une lettre forte du P. de La Chaise de la part du roi; l'autre, qu'il avait étourdiment accepté le prieuré de l'Estrée auprès de Dreux, pour y mettre des religieux de la Trappe sans la participation du roi, ce qui d'ailleurs ne pouvait qu'être nuisible par beaucoup de raisons; mais la vanité veut toujours s'étendre et faire parler de soi. Le roi l'avait trouvé très mauvais, et lui avait fait mander par le P. de La Chaise de retirer ses religieux, qui y avait ajouté la mercuriale que ce trait méritait. À la première, il répondit par une lettre, qu'il tira de l'amour de M. de la Trappe pour la continuation de ses souffrances, telle que D. Gervaise la voulut dicter; à la seconde, par une soumission prompte et par beaucoup de pardons. Ce fut donc en cadence de ces deux lettres, et fort promptement après, qu'arriva la démission que le roi remit au P. de La Chaise. Lui qui était bon homme ne douta point qu'elle ne fût le fruit des deux lettres que coup sur coup il lui avait écrites, tellement que, séduit par la lettre dictée par D. Gervaise qu'il avait reçue de M. de la Trappe, il persuada aisément au roi de ne recevoir point la démission, et il le manda à D. Gervaise.
Pendant tout cela nous allâmes à Compiègne. Je crus à propos de suivre la démission de près. J'allai au P. de La Chaise, qui me conta ce que je viens d'écrire. Je lui dis que pensant bien faire il avait très mal fait, et j'entrai avec lui fort au long en matière. Le P. de La Chaise demeura fort surpris et encore plus indigné de la conduite de D. Gervaise à l'égard de M. de la Trappe, et tout de suite il me proposa d'écrire à M. de la Trappe pour savoir au vrai son sentiment à l'égard de la démission. Il m'envoya la lettre pour la faire remettre sûrement, dans un lieu où D. Gervaise les ouvrait toutes. Je l'envoyai donc à mon concierge de la Ferté pour la porter lui-même à M. de Saint-Louis, qui la remit en main propre, et ce fut ainsi qu'il en fallut user tant que cette affaire dura. La lettre du P. de La Chaise était telle, que M. de la Trappe ne put éluder. Il lui manda qu'il croyait que D. Gervaise devait quitter, et que pour obéir à l'autre partie de sa lettre, qui était de proposer un sujet au cas qu'il fût d'avis de changer d'abbé, il lui en nommait un. C'était un ancien et excellent religieux qu'on appelait D. Malachie, et fort éprouvé dans les emplois de la maison. Je portai cette réponse au P. de La Chaise à notre retour à Versailles. Il la reçut très bien. Il m'apprit qu'il lui était venu une requête signée de tous les religieux de la Trappe qui demandaient D. Gervaise, et il m'assura en même temps qu'il n'y aurait nul égard, parce qu'il savait bien qu'il n'y avait point de religieux qui osât refuser sa signature à ces sortes de pièces. Là-dessus nous voilà allés à Fontainebleau.
D. Gervaise avait mis un prieur à la Trappe de meilleures moeurs que lui, mais d'ailleurs de sa même humeur, et tout à lui. Ce prieur était à l'Estrée à retirer les religieux de la Trappe lors de l'aventure de la démission. Il comprit que celle de l'abbé serait la sienne, et il se trouvait bien d'être prieur sous lui. Il lui remit donc le courage. C'est ce qui produisit la requête et toute l'adresse qui suivit. Un soir à Fontainebleau, que nous attendions le coucher du roi, M. de Troyes m'apprit avec grande surprise que D. Gervaise y était; qu'il avait vu le matin même le P. de La Chaise, et dit la messe à la chapelle, et que ce voyage lui paraissait fort extraordinaire et fort suspect. En effet, il avait su tirer de M. de la Trappe un certificat tel qu'il l'avait voulu, et accompagné d'un religieux qui lui servait de secrétaire, était venu le présenter au P. de La Chaise, et plaider lui-même contre sa démission, repartit aussitôt après, et changea le P. de La Chaise du blanc au noir. Je ne trouvai plus le même homme: plus de franchise, plus de liberté à parler, en garde sur tout. Je ne pouvais en deviner la cause. Enfin, j'appris par une lettre de du Charmel, et lui par la vanterie de D. Gervaise, qu'il avait persuadé, que l'esprit de M. de la Trappe était tout à fait affaibli: qu'on en abusait d'autant plus hardiment, qu'ayant la main droite tout ulcérée, il ne pouvait écrire ni signer, qu'il avait auprès de lui un séculier, son secrétaire, extrêmement janséniste, qui, de concert avec le Charmel, voulait faire de la Trappe un petit Port-Royal; et que pour y parvenir il fallait le chasser, parce qu'il était entièrement opposé à ce parti; et que de là venaient toutes les intrigues de sa démission. Quelque grossier que fût un tel panneau, qui ne pouvait couvrir une démission signée et envoyée par lui-même, le P. de La Chaise y donna en plein, et devint tellement contraire, qu'il fut impossible de le ramener, ni même de se servir utilement de M. de Paris qu'il avait rendu suspect au roi dans cette affaire. Mais la Providence y sut encore pourvoir: il s'était passé depuis dix-huit mois quelque chose d'intime et d'entièrement secret entre M. de la Trappe et moi, et cette chose était telle, que j'étais certain de faire tomber tout l'artifice et la calomnie de D. Gervaise, en la disant à M. de Chartres.
Je passai le reste du voyage de Fontainebleau dans l'angoisse de laisser périr la Trappe et consumer M. de la Trappe dans cette fournaise ardente où D. Gervaise le tenait, ou de manquer au secret. Je ne pouvais m'en consulter à qui que ce fût, et je souffris infiniment avant que de pouvoir me déterminer. Enfin, la pensée me vint que ce secret n'était peut-être que pour le salut de la Trappe, et je pris mon parti. J'étais sûr de celui de M. de Chartres, et le roi était en ce genre l'homme de son royaume le plus fidèle. Mme de Maintenon et M. de Cambrai ne laissaient pas M. de Chartres longtemps de suite à Chartres; il vint à Saint-Cyr au retour de la cour à Versailles. À Saint-Cyr, personne ne le voyait; je lui envoyai demander à l'entretenir, il me donna le lendemain. Je lui racontai toute l'histoire de la Trappe, mais sans parler du motif véritable qui avait fait donner la démission, qu'en cette extrémité même nous n'avions pas voulu dire au P. de La Chaise; ensuite je lui dis le secret. Il m'embrassa à plusieurs reprises, il écrivit sur-le-champ à Mme de Maintenon, et dès qu'il eut sa réponse, une heure après, il s'en alla chez elle trouver le roi à qui il parla: c'était un jeudi. Le fruit de cette conversation fut que le lendemain, qui était le jour d'audience du P. de La Chaise, où je savais qu'il s'était proposé de se faire ordonner de renvoyer la démission, il eut là-dessus une dispute si forte avec le roi, qu'on entendit leur voix de la pièce voisine. Le résultat fut que le P. de La Chaise eut ordre d'écrire à M. de la Trappe, comme il avait déjà fait avant la course de D. Gervaise à Fontainebleau, que le roi voulait savoir son véritable sentiment par lui-même, si la démission devait avoir lieu ou être renvoyée, et au premier cas, de proposer un sujet pour être abbé; et, pour être certain de l'état et de l'avis de M. de la Trappe, le valet de chambre du P. de La Chaise en fut le porteur.
Un donné [16] de la Trappe, d'un esprit fort supérieur à son état, qu'on appelait frère Chanvier, conduisit ce valet de chambre. Ils arrivèrent exprès fort tard, pour trouver tout fermé. Ils couchèrent chez M. de Saint-Louis, et le lendemain, à quatre heures du matin, le valet de chambre fut introduit avec sa lettre. Il demeura quelque temps auprès de M. de la Trappe à l'entretenir, pour s'assurer par lui-même de l'état de son esprit; il le trouva dans tout son entier, et il n'est pas étrange que ce domestique en sortit charmé. Une heure après, il fut rappelé, et comme M. de la Trappe était instruit des soupçons qui avaient surpris le P. de La Chaise, et que ce domestique était un homme de sa confiance, il lui lut lui-même sa réponse, et la fit après cacheter en sa présence tout de suite, et la lui donna, tellement que ce valet de chambre partit sans que personne à la Trappe se fût douté qu'il y fût venu. La réponse était la même que la précédente: M. de la Trappe était d'avis que la démission subsistât, et que le même D. Malachie fût nommé abbé en sa place. Il n'en fallut pas davantage, et D. Gervaise demeura exclu. Mais il avait si bien su rendre suspect ce D. Malachie, que le P. de La Chaise, quoique revenu de très bonne foi de son erreur, ne voulut jamais, sous prétexte qu'il était Savoyard, et qu'il ne convenait pas à l'honneur de la France qu'un étranger fût abbé de la Trappe. M. de la Trappe eut donc ordre de proposer trois sujets. Au lieu de trois il en mit quatre, et toujours ce D. Malachie le premier. On choisit [celui] qui se trouva le premier après lui sur la liste. C'était un D. Jacques La Court, qui avait été longtemps maître des novices, et en d'autres emplois dans la maison. On tint cette nomination secrète, jusqu'à ce que ce même donné de la Trappe dont j'ai parlé eût fait expédier les bulles. Il fut à Rome avec une lettre de crédit la plus indéfinie pour tous les lieux où il avait à passer, que lui donna M. de Pontchartrain en son nom. Il aimait fort la Trappe, et particulièrement ce frère, à qui il trouvait beaucoup de sens et d'esprit. Le cardinal de Bouillon, qui se piquait d'amitié pour M. de la Trappe, logea ce frère, le mena au pape, qui l'entretint plusieurs fois, et qui le renvoya avec les bulles, entièrement gratis, et la lettre du monde la plus pleine d'estime et d'amitié pour M. de la Trappe, en considération duquel il s'expliqua qu'il accordait le gratis encore plus qu'en celle du roi. Au retour le grand-duc voulut voir ce frère, et le renvoya avec des lettres et des présents pour M. de la Trappe, de sa fonderie, qui étaient des remèdes précieux.
Dirais-je un prodige qui ne peut que confondre? Tandis qu'on attendait les bulles, D. Gervaise demeura abbé en plein et incertain de son sort. Ce même donné, avant de partir pour Rome, trouva par hasard un homme chargé d'un paquet et d'une boîte à une adresse singulière et venant de la Trappe. Il crut que rencontrant ce donné à l'abbaye il saurait mieux trouver celui à qui cela s'adressait, et le frère Chanvier s'en chargea fort volontiers et l'apporta chez M. du Charmel. La boîte était pleine de misères en petits présents; la lettre, nous l'ouvrîmes, et je puis dire que c'est la seule que j'aie jamais ouverte. Comme cet imprudent avait dit au frère Chanvier que l'une et l'autre étaient de D. Gervaise, nous avions espéré de trouver là toutes ses intrigues qui duraient encore pour le maintenir, et nous fûmes fort attrapés à la boîte. La lettre nous consola; elle était toute en chiffres, et de près de quatre grandes pages toutes remplies. Nous ne doutâmes pas alors de trouver là tout ce que nous cherchions. Je portai la lettre à M. de Pontchartrain qui les fit déchiffrer. Le lendemain quand je retournai chez lui, il se mit à rire: « Vous avez, me dit-il, trouvé la pie au nid; tenez, vous en allez voir des plus belles; » puis il ajouta d'un air sérieux: « En vérité, au lieu de rire, il faudrait pleurer de voir de quoi les hommes sont capables, et dans de si saintes professions! »
Cette lettre entière, qui était de D. Gervaise à une religieuse avec qui il avait été en commerce, et qu'il aimait toujours et dont aussi il était toujours passionnément aimé, était un tissu de tout ce qui se peut imaginer d'ordures, et les plus grossières, par leur nom, avec de basses mignardises de moine raffolé, et débordé à faire trembler les plus abandonnés. Leurs plaisirs, leurs regrets, leurs désirs, leurs espérances, tout y était au naturel et au plus effréné. Je ne crois pas qu'il se dise tant d'abominations en plusieurs jours dans les plus mauvais lieux. Cela et l'aventure qui causa la démission auraient suffi, ensemble et séparément, pour faire jeter ce malheureux Gervaise dans un cachot pour le reste de ses jours, à qui l'aurait voulu abandonner à la justice intérieure de son ordre. Nous nous en promîmes tous le secret les quatre qui le savions, et ceux à qui il fallut le dire; mais M. de Pontchartrain crut comme nous qu'il fallait déposer le chiffre et le déchiffrement à M. de Paris, pour s'en pouvoir servir si l'aveuglement de cet abandonné et ses intrigues étaient toute autre ressource. Je portai donc l'un et l'autre chez M. du Charmel, à qui j'eus la malice de la faire dicter pour en garder un double pour nous. Ce tut une assez plaisante chose à voir que son effroi, ses signes de croix, ses imprécations contre l'auteur à chaque infamie qu'il lisait, et il y en avait autant que de mots. Il se chargea de déposer les deux pièces à M. de Paris, et je gardai l'autre copie. Heureusement nous n'en eûmes pas besoin. Cela nous mit à la piste de plusieurs choses, par lesquelles nous découvrîmes quelle était la religieuse et d'une maison que Mme de Saint-Simon connaissait entièrement et elle beaucoup aussi. Cet amour était ancien et heureux. Il fut découvert et prouvé, et D. Gervaise sur le point d'être juridiquement mis in pace par les carmes déchaussés, comme il sortait de prêcher dans le diocèse de Meaux, et en même temps la religieuse tomba malade à la mort, et ne voulut jamais ouïr parler des sacrements qu'elle n'eût vu D. Gervaise. Elle ne les reçut ni ne le vit, et ne mourut point. Dans ce péril, il se vit perdu sans ressource, et n'en trouva que de se jeter à la Trappe. À ce prix, ses moines délivrés de lui étouffèrent l'affaire, et en venant à la Trappe y prendre l'habit il passa chez la religieuse, entra dans la maison et la transporta de joie. Depuis qu'il fut abbé il continua son commerce de lettres, ne pouvant mieux, et ce fut une de celles-là que nous attrapâmes; il en fut fort en peine n'ayant point de nouvelles de son paquet; il fit du bruit, il menaça. Pour le faire taire on lui en apprit le sort tout entier. Cela le contint si bien qu'il n'osa plus en parler, ni guère plus continuer ses intrigues; mais de honte ni d'embarras il en montra peu, mais beaucoup de chagrin.
Les bulles arrivées, j'allai à la Trappe et je ne demandai point à le voir. Cela le fâcha, il en fit ses plaintes à M. de la Trappe qui, par bonté pour un homme qui en méritait si peu, exigea que je le visse. Je pris un temps qui ne pouvait être que court. En vérité, j'étais plus honteux et plus embarrassé que lui, qui pourtant savait que j'étais pleinement instruit de ces deux abominations, et qui n'ignorait pas la part que j'avais eue au maintien de sa démission. Il ne laissa pas d'être empêtré, et toujours hypocrite, fort affecté; il soutint presque toujours seul la conversation, me voulut persuader de sa joie d'être déchargé du fardeau d'abbé, et m'assura qu'il s'allait occuper dans sa solitude à travailler sur l'Écriture sainte. Avec ces beaux propos, ce n'était pas plus son compte que celui de la Trappe d'y demeurer. Il en sortit bientôt après. Il porta la combustion cinq ou six ans durant dans toutes les maisons où on le mit successivement, et enfin les supérieurs trouvèrent plus court de le laisser dans un bénéfice de son frère vivre comme il lui plairait. Il ne cessa de vouloir retourner à la Trappe, essayer d'y troubler et d'y redevenir abbé, ce qui m'engagea à la fin à obtenir une lettre de cachet qui lui défendit d'en approcher plus près de trente lieues, et de Paris, plus de vingt.
Si ce scandale dans un homme de cette profession est extrême, le saint et prodigieux usage que M. de la Trappe fit de tout ce qu'il en souffrit, est encore plus surprenant, et qu'à la Trappe la surface même n'en fut pas agitée et pendant un si long temps. Tout, hors quatre ou cinq personnes, y fut dans l'entière ignorance, et y est demeuré depuis, et la paix n'y fut non plus altérée que le silence et toute la régularité. Ce contraste si effrayant et si complet m'a paru quelque chose de si rare, que j'ai succombé à l'écrire. Après tant de solitude, rentrons maintenant dans le monde.