CHAPITRE XIX.

1699

Fortune de Chamillart fait contrôleur général des finances. — Mariage de Dreux avec la fille aînée de Chamillart. — Belle action de Chamillart. — Logement de Monseigneur à Fontainebleau. — Princesse de Montbéliard à Fontainebleau. — Tabouret de la chancelière. — Femmes des gardes des sceaux. — Cour du chancelier. — Trois cent mille livres au maréchal de Villeroy, maître à Lyon; et pension de cent mille livres au duc d'Enghien. — Mort de l'abbé de Charost. — Mort de Villacerf; sa familiarité avec le roi. — Mort de la comtesse de Fiesque. — Famille, fortune et mort de M. de Pomponne. — Changements d'ambassadeurs. — Retour de Fontainebleau.

Le soir même, au sortir du souper, le roi dit dans son cabinet à Monseigneur et à Monsieur qu'il avait écrit un billet de sa main à Chamillart par un des gens de Mme de Maintenon, par lequel il lui mandait qu'il lui donnait la place de contrôleur général. Cela se répandit au coucher, et de là par toute la cour. Le courrier ne l'avait pas trouvé à Paris et le fut chercher à Montfermeil qui en est à quatre lieues, vers Chelles et Livry. Il arriva le lendemain dimanche après midi.

C'était un grand homme qui marchait en dandinant, et dont la physionomie ouverte ne disait mot que de la douceur et de la bonté, et tenait parfaitement parole. Son père, maître des requêtes, mourut en 1675 intendant à Caen, où il avait été près de dix ans. L'année suivante, le fils fut conseiller au parlement. Il était sage, appliqué, peu éclairé, et il aima toujours la bonne compagnie. Il était de bon commerce et fort honnête homme. Il aimait le jeu, mais un jeu de commerce, et jouait bien tous les jeux. Cela l'initia un peu hors de sa robe; mais sa fortune fut d'exceller au billard. Le roi, qui s'amusait fort de ce jeu, dont le goût lui dura fort longtemps, y faisait presque tous les soirs d'hiver des parties avec M. de Vendôme et M. le Grand, et tantôt le maréchal de Villeroy, tantôt le duc de Grammont. Ils surent que Chamillart y jouait fort bien, ils voulurent en essayer à Paris. Ils en furent si contents, qu'ils en parlèrent au roi, et le vantèrent tant, qu'il dit à M. le Grand de l'amener la première fois qu'il irait à Paris. Il vint donc, et le roi trouva qu'on ne lui en avait rien dit de trop. M. de Vendôme et M. le Grand l'avaient pris en amitié et en protection encore plus que les deux autres, et firent en sorte qu'il fût admis une fois pour toutes dans la partie du roi, où il était le plus fort de tous. Il s'y comporta si modestement et si bien, qu'il plut au roi et au courtisan, dont il se trouva protégé à l'envi au lieu d'en être moqué, comme il arrive à un nouveau venu inconnu et de la ville. Le roi le goûta de plus en plus, et il en parla tant à Mme de Maintenon qu'elle le voulut voir. Il s'en tira si bien avec elle, que, peut-être pour flatter le goût du roi, elle lui dit de la venir voir quelquefois, et à la fin elle le goûta autant pour le moins que le roi. Malgré ses voyages continuels à Versailles, où il ne couchait point, il fut assidu les matins au palais, et continua d'y rapporter. Cela lui acquit l'affection de ses confrères, qui lui surent gré de faire son métier comme l'un d'eux, et de vivre avec eux à l'ordinaire, sans donner dans l'impertinence qui suit souvent les distinctions en beaucoup de gens, et cela lui fit un mérite à la cour et auprès du roi. Peu à peu il se fit des amis, et le roi voulut qu'il fût maître des requêtes, pour être plus libre et plus en état d'être avancé. Alors, il lui donna un logement au château, chose fort extraordinaire pour un homme comme lui, et même unique. C'était en 1686. Trois ans après il fut nommé intendant de Rouen. Il pria le roi, avec qui déjà il était très librement, de vouloir bien ne le pas éloigner de lui; mais le roi lui dit que c'était pour cela même qu'il l'envoyait à Rouen qui est si proche, et il lui permit de venir de temps en temps passer six semaines à Versailles. Il le mena à Marly et le mit de son jeu au brelan et à d'autres. Il prit des croupiers parce que le jeu était gros: il y fut heureux.

Au bout de trois ans d'intendance où il ne se méconnut pas plus qu'il avait fait au parlement, il vaqua une charge d'intendant des finances que le roi lui donna de son mouvement en 1689, où, comme on voit, il demeura dix ans, et toujours sur le même pied avec le roi, quoique le billard ne fit plus à la mode. Il cultiva si bien Mme de Maintenon depuis qu'il fut devenu sédentaire à Paris et à la cour, qu'elle le choisit pour administrer les revenus et toutes les affaires temporelles de Saint-Cyr, ce qui lui donna un rapport continuel avec elle. Il se fit beaucoup d'amis à la cour: M. de Chevreuse, dont les terres venaient presque jusqu'à Versailles par le duché de Chevreuse et par celui de Montfort, avait fait et refait divers échanges avec la maison de Saint-Cyr, dans lesquels le roi et Mme de Maintenon étaient entrés, et avait beaucoup de terres limitrophes et même enclavées avec les leurs. Cela donna lieu à Chamillart de travailler souvent avec lui, et occasion d'acquérir véritablement son amitié et celle du duc de Beauvilliers, qui a duré autant que leur vie. Avec tant de véhicules, celui de Saint-Cyr surtout et la protection de Mme de Maintenon, qui se faisait un si grand intérêt d'avoir un contrôleur général tout à fait à elle, ce choix ne fut pas un instant balancé, et le roi s'en applaudit publiquement.

Il vécut dans cet emploi avec une douceur, une patience, une affabilité qui y était inconnue, et qui lui gagna tout ce qui avait affaire à lui. Il ne se rebutait point des propositions les plus ineptes ni des demandes les plus absurdes et les plus réitérées; son tempérament y contribuait par un flegme qui ne se démentait jamais, mais qui n'avait rien de rebutant: sa manière de refuser persuadait du déplaisir qu'il en ressentait, et celle d'accorder ajoutait à la grâce. Il était en effet extrêmement porté à obliger et à servir, et fâché et éloigné de faire la moindre peine. Il se fit aimer passionnément des intendants des finances, dont ses manières émoussèrent le dépit de voir leur cadet devenu leur maître, et adorer de ses commis et des financiers. Toute la cour l'aima de même par la facilité de son accès, par sa politesse et par une infinité de services, et le roi lui marqua continuellement une affection qui se peut dire d'ami, et qui augmenta tous les jours. Sa femme et lui étaient enfants des deux soeurs. Elle était vertueuse et fort polie; mais elle ne savait que jouer, sans l'aimer, mais faute de savoir faire autre chose ni que dire, après avoir demandé à chacun comment il se portait: la cour ne put la former, et, à dire vrai, c'était la meilleure et la plus sotte femme du monde, et la plus inutile à son mari.

Hors son fils alors enfant, Chamillart fut malheureux en famille, malheur grand pour chacun, mais extrême pour un ministre qui n'a le temps de rien, et qui a un besoin principal, pour se soutenir et pour faire, d'avoir autour de soi un groupe qui rassemble et concilie le monde, qui soit instruit à tout moment des intrigues de ce qui se passe, et de l'histoire du jour, qui sache raisonner et combiner, et qui soit capable de le mettre en deux mots au fait de tout tous les jours. Il avait deux frères plus sots encore que sa femme, et le second y joignait la suprême impertinence à la sublime bêtise, et tous deux, malgré la faveur, se faisaient moquer d'eux sans cesse et ouvertement. L'un était évêque de Dôle, qu'il fit évêque de Senlis, à qui il ne manquait qu'un béguin et des manches pendantes: bon homme et bon prêtre d'ailleurs, qu'il fallait envoyer à Mende ou à quelque évêché comme cela riche et au bout du royaume. L'autre qui était dans la marine, il le passa à terre, et le maria à la fille de Guyet, bien faite, sage et raisonnable, mais dont le père, qui fut intendant des finances, était un sot et un impertinent pommé, et sa femme un esprit aigre, qui se croyait une merveille. Ce gendre, dont la cervelle de plus était mal timbrée, vécut fort mal avec eux. Rebours, cousin germain de Chamillart et de sa femme, travailla sous lui d'abord, puis devint intendant des finances. C'était, je pense, le véritable original du marquis de Mascarille, et fort impertinent au fond. L'abbé de La Proustière, aussi leur cousin germain, suppléait pour le ménage, les affaires et l'arrangement domestique à l'incapacité de Mme Chamillart: c'était le meilleur homme et le plus en sa place, et le plus respectueux du monde, mais grand bavard, et savait fort rarement ce qu'il disait ni même ce qu'il voulait dire. Avec de tels entours, il fallait toute l'amitié du roi et de Mme de Maintenon pour soutenir Chamillart, dont les talents ne suppléaient pas aux appuis domestiques. Il éprouva encore un autre malheur fort singulier.

Dreux et lui étaient conseillers en la même chambre et intimes amis; Dreux fort riche, et Chamillart fort peu accommodé. Leurs femmes accouchèrent en même temps d'un fils et d'une fille. Dreux, par amitié, demanda à Chamillart d'en faire le mariage. Chamillart, en âge d'avoir d'autres enfants, le représenta à son ami, et qu'en attendant que ces enfants qui venaient de naître fussent en état de se marier, il trouverait avec ses biens des partis bien plus convenables que sa fille. Dreux, homme droit, franc, et qui aimait Chamillart, persévéra si bien qu'ils s'en donnèrent réciproquement parole. Avec les années, la chance avait tourné. Dreux était demeuré conseiller au parlement, et Chamillart devenu tout ce que nous venons de voir, mais toujours amis intimes. Sept ou huit mois avant que Chamillart devînt contrôleur général, il alla trouver Dreux, et avec amitié lui dit que leurs enfants étaient en âge de se marier et de les acquitter de leur parole. Dreux, très touché d'une proposition qui, par la fortune, était si disproportionnée de la sienne, et qui faisait celle de son fils, fit tout ce qu'un homme d'honneur peut faire pour le détourner d'une affaire qui n'était plus dans les termes ordinaires, et qui dans les suites ferait l'embarras de sa famille, lui rendit sa parole, refusa et dit que c'était lui-même qui lui en manquait, parce qu'il lui en voulait manquer. Ce combat d'amitié et de probité dura plusieurs jours de part et d'autre. À la fin Chamillart bien résolu à partager sa fortune avec son ami l'emporta, et le mariage se fit. Il obtint pour son gendre l'agrément du régiment d'infanterie de Bourgogne, et tôt après sa fortune, de la charge de grand maître des cérémonies que Blainville lui vendit, et le roi prit prétexte de cette charge pour faire entrer Mme Dreux dans les carrosses, et manger avec Mme la duchesse de Bourgogne. C'est le premier exemple de deux noms de bourgeois se décorer d'eux-mêmes, et sans prétexte de terre, du nom de marquis et de comte; car tout aussitôt M. Dreux devint M. le marquis de Dreux [22] , et Chamillart le frère M. le comte de Chamillart, tant la faveur enchérit toujours sur les plus folles nouveautés que la bassesse du monde crée et adopte. Ce nouveau marquis se montra un fort brave homme, mais bête, obscur, brutal, et avec le temps, audacieux, insolent, et quelque chose de pis encore, et sans se défaire des bassesses de son état et de son éducation. Sa femme ne fut heureuse ni par lui ni avec lui, et méritait infiniment de l'être: une grande douceur, beaucoup de vertu et de sagesse, bien de l'esprit, et avec le temps, de connaissance du monde et des gens, du manège mais sans rien de mauvais, et si fort en tout temps en sa place, qu'elle se fit aimer de tout le monde, même des ennemis de son père, et fit tant de pitié, qu'elle fut toujours et dans tous les temps accueillie partout, et traitée avec une distinction personnelle très marquée.

Je ne puis quitter Chamillart sans en rapporter une action qui, pour n'être pas ici en sa place et avoir dû être racontée plus haut, mérite de n'être pas oubliée. Ce fut du temps qu'il était conseiller au parlement, et qu'il jouait au billard avec le roi trois fois la semaine sans coucher à Versailles. Cela lui rompait fort les jours et les heures sans le détourner, comme je l'ai dit, de son assiduité au palais. Il y rapporta dans ces temps-là un procès. Celui qui le perdit lui vint crier miséricorde. Chamillart le laissa s'exhaler avec ce don de tranquillité et de patience qu'il avait. Dans le discours du complaignant, il insista fort sur une pièce qui faisait le gain de son procès, et avec laquelle il ne comprenait pas encore qu'il l'eut perdu. Il rebattit tant cette pièce que Chamillart se souvint qu'il ne l'avait pas vue, et lui dit qu'il ne l'avait pas produite. L'autre à crier plus fort et qu'elle l'était. Chamillart insistant et l'autre aussi, il prit les sacs qui se trouvèrent là, parce que l'arrêt ne faisait qu'être signé; ils les visitèrent, et la pièce s'y trouva produite. Voilà l'homme à se désoler, et cependant Chamillart à lire la pièce et à le prier de lui donner un peu de patience. Quand il l'eut bien lue et relue: « Vous avez raison, lui dit Chamillart, elle m'était inconnue, et je ne comprends pas comment elle m'a pu échapper: elle décide en votre faveur. Vous demandiez vingt mille livres, vous en êtes débouté par ma faute, c'est à moi à vous les payer. Revenez après-demain. » Cet homme fut si surpris qu'il fallut lui répéter ce qu'il venait d'entendre; il revint le surlendemain. Chamillart cependant avait battu monnaie de tout ce qu'il avait, et emprunté le reste. Il lui compta les vingt mille livres, lui demanda le secret et le congédia; mais il comprit de cette aventure que les examens et les rapports de procès ne pouvaient compatir avec ce billard de trois fois la semaine. Il n'en fut pas moins assidu au palais, ni attentif à bien juger, mais il ne voulut plus être rapporteur d'aucune affaire, et remit au greffe celles dont il se trouvait chargé, et pria le président d'y commettre. Cela s'appelle une belle, prompte et grande action dans un juge, et encore plus dans un juge aussi étroitement dans ses affaires qu'il y était alors.

Monseigneur logeait à Fontainebleau dans un appartement enclavé qui ne lui plaisait point. Il eut envie de ceux de MM. du Maine et de Toulouse contigus, en bas dans la cour en ovale; mais le roi ne les voulut point déloger. Il fit espérer pour l'année suivante un autre logement à Monseigneur, qui fut obligé de demeurer en attendant dans le sien. Celui de la reine mère lui aurait mieux convenu qu'aucun, mais il était occupé tout le milieu de chaque voyage, et celui-ci encore par le roi et la reine d'Angleterre, et demeurait vide le reste du temps.

Il vint à Fontainebleau du fond de la Silésie une fille de la maison de Wirtemberg, d'une arrière-branche de Montbéliard-Eltz, et c'est cette principauté d'Eltz qui est en Silésie. Elle avait perdu son père il y avait six mois, et sans savoir que M. de Chaulnes avec l'héritière de Picquigny sa mère avaient tout donné au second fils de M. de Chevreuse, s'il mourait sans enfants, elle venait recueillir la succession d'Ailly dont elle avait eu une mère; elle était dans un deuil à faire peur, et ne marchait que dans un carrosse drapé comme en ont les veuves et sans armes, et ses chevaux caparaçonnés et croisés de blanc jusqu'à terre, ses gens des manteaux longs et des crêpes traînants: on lui demanda de qui un si grand deuil. « Hélas! dit-elle en sanglotant ou faisant semblant, c'est de monseigneur mon papa. » Cela parut si plaisant que chacun lui fit la même question pour donner lieu à la réponse, et voilà comme sont les Français. Ce qui leur parut si ridicule, et qui l'était en effet à nos oreilles, ne l'était en soi qu'à demi. Personne de quelque distinction, même fort éloignée de celle des maisons souveraines d'Allemagne, en parlant de ses parents en allemand, ne dit jamais autrement que monsieur mon père, madame ma mère, mademoiselle ma soeur, monsieur mon frère, monsieur mon oncle, madame ma tante, monsieur mon cousin, et supprimer le monsieur ou le madame serait une grossièreté pareille à tutoyer parmi nous. De monseigneur il n'y en a point en allemand, de papa voilà le ridicule, surtout entre cinquante et soixante ans qu'avait cette bonne Allemande; mais cela, joint aux sanglots, à l'équipage d'enterrement, fit le ridicule complet. Elle vit le roi le matin un moment, puis Mme la duchesse de Bourgogne, à qui le roi avait mandé de la baiser et de la faire asseoir la dernière de toutes les duchesses; et Sainctot, introducteur des ambassadeurs, la mena partout par ordre du roi. Ce fut la duchesse du Lude qui la présenta; elle demeura deux jours à Fontainebleau et une quinzaine à Paris, puis s'en retourna comme elle était venue.

Mme la chancelière prit son tabouret à la toilette de Mme la duchesse de Bourgogne le samedi 19 septembre, après laquelle elle suivit dans le cabinet où il y eut audience d'un abbé Rinini en cercle. La duchesse du Lude, son amie et encore plus des places et de la faveur, avait arrangé cela tout doucement pour étendre ce tabouret. Le roi qui le sut lui lava la tête et avertit le chancelier que sa femme avait fait une sottise, qu'il ne trouverait pas bon qu'elle recommençât; aussi s'en garda-t-elle bien depuis. Cela fit grand bruit à la cour. Pour entendre ce fait, il faut remonter bien haut, et savoir qu'aucun office de la couronne ne donne le tabouret à la femme de l'officier, non pas même celui de connétable.

Le chancelier Séguier avait donné sa fille aînée, très riche, à un parti très pauvre, et qui d'ailleurs n'y aurait pas prétendu. C'était au père des duc et cardinal de Coislin, pour faire sa cour au cardinal de Richelieu, le meilleur parent qui fût au monde, qui était cousin germain de M. de Coislin qu'il fit chevalier de l'ordre et colonel général des Suisses, et dont il maria les soeurs au comte d'Harcourt, [l'une] étant veuve de Puylaurens, et l'autre au dernier duc d'Épernon, fils et successeur des charges de ce célèbre duc d'Épernon. Séguier était dans la plus intime faveur du cardinal; il était ambitieux, il trouva sa belle auprès de lui, il lui demanda le tabouret pour sa femme; le cardinal lui fit beaucoup de difficultés et céda enfin à force de persévérance. Quand ce fut à attacher le grelot, avec toute sa puissance et tout son crédit, il demeura court, et n'osa. Il connaissait Louis XIII, dont le goût ni la politique n'était ni le désordre dans sa cour, ni la confusion des états. Le chancelier pressait le cardinal; il s'était engagé à lui, et en effet il avait grande envie de lui faire obtenir cette grâce; dans son embarras, il alla chez mon père, ce qui lui arrivait souvent en ces temps-là, comme je l'ai remarqué en parlant de mon père, et lui exposa son désir, et l'extrême plaisir qu'il lui ferait s'il voulait bien tâcher à le faire réussir, en lui avouant franchement que lui-même n'osait en rompre la glace. Mon père eut la bonté, il ne m'appartient pas de dire la simplicité, de s'en charger; le roi trouva la proposition fort étrange, et pour abréger ce qui se passa dans des temps et des moeurs si éloignées des nôtres, il accorda quoique à regret que la chancelière aurait le tabouret à la toilette sans le pouvoir prétendre, ni s'y présenter en aucun autre temps, parce qu'en ce temps-là, comme je l'ai remarqué sur Mme de Guéméné, la toilette n'était point une heure de cour, mais particulière, à porte fermée, qui n'était ouverte qu'à cinq ou six dames des plus familières.

Quand après la toilette devint temps et lieu public de cour, la chancelière y conserva son tabouret; mais jamais elle ne s'y est présentée à aucune audience, cercle, Biner, etc. La duchesse du Lude, qui était sa petite-fille, aurait bien voulu faire accroire que ce tabouret s'étendait à toute la matinée jusqu'au dîner exclusivement pour y comprendre les audiences, et gagner ainsi le terrain pied à pied. Mais le roi y mit si bon ordre, et la chose tellement au net, que cela demeura barré pour toujours. Pour le roi, la chancelière ne le voyait jamais qu'à la porte de son cabinet où elle se tenait debout tout habillée pour lui faire sa cour lorsqu'il rentrait de la messe, et il s'arrêtait toujours à elle pour lui dire un mot, et cela arrivait deux fois l'année, et aux occasions s'il s'en présentait. Chez les filles de France elle n'était assise non plus qu'à la toilette, mais ce tabouret, tout informe qu'il fût, soutenu de l'exemple de la même chancelière Séguier, qui fut enfin assise tout à fait quand le cardinal Mazarin fit duc à brevet son mari avec tant d'autres (dont il disait qu'il en ferait tant qu'il serait honteux de l'être et honteux de ne l'être pas) [fut cause] que les chancelières sans avoir pu étendre ce tabouret ni oser prendre les distinctions des duchesses comme la housse, etc., n'ont pas laissé pourtant d'obtenir insensiblement des princesses du sang le fauteuil, et je pense aussi la reconduite des duchesses, mais cédant à toutes partout, même à brevet jusqu'à aujourd'hui, et sans tortillage ni difficulté. Il n'avait jamais été question des femmes des gardes des sceaux, et aucune n'a eu le tabouret ni prétendu. Mais M. d'Argenson étant devenu garde des sceaux, et en même temps le seul vrai maître des finances pendant la régence de M. le duc d'Orléans, la facilité de ce prince qui faisait litière d'honneurs, et qui n'en haïssait pas les mélanges et les désordres, fit asseoir la femme du garde des sceaux à la toilette de Mme sa fille, et de Mme sa mère, les seules filles de France alors, et cet exemple a fait asseoir Mme Chauvelin à la toilette de la reine, lorsque son mari eut les sceaux avec toute la faveur et toute la confiance du cardinal Fleury, plus roi que premier ministre.

Avant de quitter la matière du chancelier, il faut dire que, lui et sa femme n'étant plus nommés que du nom unique de leur office, leur fils prit le nom de Pontchartrain et se comtifia, son père, ayant extrêmement augmenté cette terre qu'il avait fait ériger en comté. Il ouvrit la porte de sa cour aux évêques, aux gens d'une qualité un peu distinguée, sans être titrés, et pour toute la robe au seul premier président du parlement de Paris. On le souffrit, et on trouva même qu'il en avait beaucoup rabattu de son prédécesseur, et il était vrai. Reste à savoir si Boucherat qui, le premier, avait imaginé d'égaler sa cour à celle du roi, pouvait avoir raison.

En ce voyage de Fontainebleau, le roi donna trois cent mille livres au maréchal de Villeroy, à prendre en trois ans sur Lyon, des riches revenus duquel lui et le prévôt des marchands qu'il nommait, étaient les seuls dispensateurs sans rendre compte. Peu après, le roi donna cent mille livres de pension au duc d'Enghien, encore enfant; M. le Duc, son père, n'en avait que quatre-vingt-dix mille.

L'abbé de Charost mourut en ce temps-ci à Paris, chez son père, où il vivait fort pieusement et fort retiré. Il était fils aîné du duc de Béthune, et frère aîné du duc de Charost; il était fort bossu, avait renoncé à tout pour une pension médiocre, et s'était fait prêtre. Il n'avait qu'une abbaye, et jamais il n'avait été question de lui pour l'épiscopat. J'ai ouï dire qu'il en aurait été fort digne.

Le bonhomme Villacerf ne put survivre plus longtemps au malheur qui lui était arrivé de l'infidélité de son principal commis des bâtiments, dont j'ai parlé au commencement de l'année. Il rie porta pas santé depuis, ne remit pas le pied à la cour depuis s'être démis des bâtiments, et acheva enfin de mourir. C'était un bon et honnête homme, qui était déjà vieux, et qui ne put s'accoutumer à avoir été trompé et à n'être plus rien. Il avait passé une longue vie, toujours extrêmement bien avec le roi, et si familier avec lui, qu'étant d'une de ses parties de paume autrefois, où il jouait fort bien, il arriva une dispute sur sa balle; il était contre le roi, qui dit qu'il n'y avait qu'à demander à la reine qui les voyait jouer de la galerie: « Par...! sire, répondit Villacerf, cela n'est pas mauvais; s'il ne tient qu'à faire juger nos femmes, je vais envoyer quérir la mienne. » Le roi et tout ce qui était là rirent beaucoup de la saillie. Il était cousin germain, et dans la plus intime et totale confiance de M. de Louvois, qui, du su du roi, l'avait fait entrer en beaucoup de choses secrètes, et le roi avait toujours conservé pour lui beaucoup d'estime, d'amitié et de distinction. C'était un homme brusque, mais franc, vrai, droit, serviable et très bon ami; il en avait beaucoup, et fut généralement plaint et regretté.

La comtesse de Fiesque, cousine germaine paternelle de la feue duchesse d'Arpajon, de feu Thury et du marquis de Beuvron, mourut pendant Fontainebleau, extrêmement âgée. Elle avait passé sa vie dans le plus frivole, du grand monde; deux traits entre deux mille la caractériseront. Elle n'avait presque rien, parce qu'elle avait tout fricassé ou laissé piller à ses gens d'affaires; tout au commencement de ces magnifiques glaces, alors fort rares et fort chères, elle en acheta un parfaitement beau miroir. « Hé, comtesse, lui dirent ses amis, où avez-vous pris cela? — J'avais, dite-elle, une méchante terre, et qui ne me rapportait que du blé, je l'ai vendue, et j'en ai eu ce miroir. Est-ce que je n'ai pas fait merveilles? du blé ou ce beau miroir! » Une autre fois, elle harangua son fils, qui n'avait presque rien, pour l'engager à se marier, et à se remplumer par un riche mariage, et la voilà à moraliser sur l'orgueil qui meurt de faim plutôt que faire une mésalliance. Son fils, qui n'avait aucune envie de se marier, la laissa dire, puis, voulant voir où cela irait, fit semblant de se rendre à ses raisons. La voilà ravie ! Elle lui étale le parti, les richesses, l'aisance, une fille unique, les meilleures gens du monde, et qui seraient ravis, auprès de qui elle avait des amis qui feraient immanquablement réussir l'affaire, une jolie figure, bien élevée et d'un âge à souhait. Après une description si détaillée, le comte de Fiesque la pressa de nommer cette personne en qui tant de choses réparaient la naissance; la comtesse lui dit que c'était la fille de Jacquier, qui était un homme connu de tout le monde, et qui s'était acquis l'estime et l'affection de M. de Turenne, les armées duquel il avait toujours fournies de vivres, et s'était enrichi. Voilà le comte de Fiesque à rire de tout son coeur, et la comtesse à lui demander, en colère, de quoi il riait, et s'il trouvait ce parti si ridicule. Le fait était que Jacquier n'eut jamais d'enfants. La comtesse, bien surprise, pense un moment, avoue qu'il a raison, et ajoute en même temps que c'est le plus grand dommage du monde, parce que rien ne lui eût tant convenu. Elle était pleine de semblables disparates qu'elle soutenait avec colère, puis en riait la première. On disait d'elle qu'elle n'avait jamais eu que dix-huit ans. Elle était veuve, dès 1640, de M. de Piennes-Brouilly, tué à Arras, dont elle n'eut qu'une fille, mère de Guerchy. Les Mémoires de Mademoiselle, avec qui elle passa toute sa vie, souvent en vraies querelles pour des riens, et sans toutefois pouvoir se passer l'une de l'autre, la font très bien connaître. Elle n'eut ni frères ni soeurs, et son père était aîné de celui de Beuvron.

Une autre mort fit plus de bruit, et laissa un grand vide pour le conseil et pour les honnêtes gens, ce fut celle de Pomponne, fils du célèbre Arnauld d'Andilly, et neveu du fameux M. Arnauld. Cette famille illustre en science, en piété et par beaucoup d'autres endroits, n'a pas besoin d'être expliquée ici; elle l'est par tant de beaux ouvrages que je m'en tiendrai ici à M. de Pomponne. M. d'Andilly, par ses emplois et par l'amitié dont la reine mère l'honorait avant et même depuis sa retraite à Port-Royal des Champs, malgré les tempêtes du jansénisme, fit employer son fils dès sa première jeunesse en plusieurs affaires importantes en Italie, où il fit des traités et conclut des ligues avec plusieurs princes. Son père, extrêmement aimé et estimé, lui donna beaucoup de protecteurs, dont M. de Turenne fut un des principaux. Pomponne passa par l'intendance des armées à Naples et en Catalogne, et partout avec tant de sagesse, de modération et de succès, que sa capacité, soutenue des amis de son père et de ceux que lui-même s'était procurés, le fit choisir en 1665 pour l'ambassade de Suède. Il y demeura trois ans, et passa après à celle de Hollande; il réussit si bien en toutes deux qu'il fut renvoyé en Suède, où, combattu par tout l'art de la maison d'Autriche, il vint à bout de conclure cette fameuse ligue du Nord, si utile à la France en 1671. Le roi en fut si content qu'ayant perdu peu de mois après M. de Lyonne, ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, il ne crut pouvoir mieux remplacer un si grand ministre que par Pomponne. Toutefois il en garda le secret, et ne le manda qu'à lui par un billet de sa main, avec ordre d'achever en Suède, le plus tôt qu'il pourrait, ce qui demandait nécessairement à l'être de la même main, et de revenir incontinent après. Il arriva au bout de deux mois, dans la même année 1671, et fut déclaré aussitôt. Son père, retiré dès 1644, eut la joie de voir son fils arrivé par son mérite dans une place si importante, et mourut trois ans après à quatre-vingt-cinq ans. Pomponne parut encore plus digne de cette charge par la manière dont il l'exerça, qu'avant d'en avoir été revêtu. C'était un homme qui excellait surtout par un sens droit, juste, exquis, qui pesait tout et faisait tout avec maturité, mais sans lenteur; d'une modestie, d'une modération, d'une simplicité de moeurs admirables, et de la plus solide et de la plus éclairée piété. Ses yeux montraient de la douceur et de l'esprit; toute sa physionomie, de la sagesse et de la candeur; un art, une dextérité, un talent singulier à prendre ses avantages en traitant; une finesse, une souplesse sans ruse qui savait parvenir à ses fins sans irriter; une douceur et une patience qui charmait dans les affaires; et avec cela une fermeté, et, quand il le fallait, une hauteur à soutenir l'intérêt de l'État et la grandeur de la couronne que rien ne pouvait entamer. Avec ces qualités il se fit aimer de tous les ministres étrangers comme il l'avait été dans les divers pays où il avait négocié. Il en était également estimé et il en avait su gagner la confiance. Poli, obligeant, et jamais ministre qu'en traitant, il se fit adorer à la cour, où il mena une vie égale, unie, et toujours éloignée du luxe et de l'épargne, et ne connaissant de délassement de son grand travail qu'avec sa famille, ses amis et ses livres. La douceur et le sel de son commerce étoient charmants, et ses conversations, sans qu'il le voulût, infiniment instructives. Tout se faisait chez lui et par lui avec ordre, et rien ne demeurait en arrière sans jamais altérer sa tranquillité.

Ces qualités étaient en trop grand contraste avec celles de Colbert et de Louvois pour en pouvoir être souffertes avec patience. Tous deux en avaient sans doute de très grandes, mais, si elles paraissaient quelquefois plus brillantes, elles n'étaient pas si aimables; et s'ils avaient des amis, Pomponne avait aussi les siens particuliers, et quoique moins puissant, peut-être en plus grand nombre, et de plus qu'eux était généralement aimé. Chacun des deux autres tendait toujours à embler la besogne d'autrui, et c'est ce qui les avait rendus ennemis l'un de l'autre; tous deux voulaient, sous divers prétextes, manier les affaires étrangères, et tous deux s'en trouvaient également, sagement, mais doucement repoussés. Non seulement ils n'y purent jamais surprendre la moindre prise, mais la grande connaissance qu'avait Pomponne des affaires générales de l'Europe, et en particulier celle que son application, ses voyages, ses négociations lui avaient acquise des maisons, des ministres, des cours étrangères, de leurs intérêts et de leurs ressorts, lui donnaient un tel avantage sur ces matières, que sans sortir de sa modération et de sa douceur, ils n'osaient le contredire au conseil ou devant le roi; il les avait souvent mis sans reparties lorsqu'ils l'avaient hasardé. Hors de toute espérance d'embler rien sur un homme si instruit et si sage, et qui se contentait de son ministère sans leur donner jamais prise par vouloir empiéter sur le leur, ils furent longtemps à chercher comment pouvoir entamer un homme si difficile à prendre, et si insupportable à leur ambition vis-à-vis d'eux. Ce désir de s'en délivrer, pour mettre en sa place quelqu'un qui ne pût pas si bien se défendre, réunit pour un temps ces deux ennemis. Ils se concertèrent; le jansénisme fut leur ressource. C'était en effet le miracle du mérite de Pomponne que, fils, frère, neveu, cousin germain et parent le plus proche, ou lié des noeuds les plus intimes avec tout ce qu'on avait rendu le plus odieux au roi et en gros et personnellement, il pût conserver ce ministre dans un poste de la première confiance. Les deux autres allant toujours l'un après l'autre à la sape, et s'aidant d'ailleurs de tout ce qui pouvait concourir à leur dessein, s'aperçurent de leurs progrès sur l'esprit du roi. Ils le poussèrent et vinrent enfin à bout de se faire faire un sacrifice sous le prétexte de la religion. Ce ne fut pourtant pas sans une extrême répugnance. Le roi, si parfaitement content de la gestion de Pomponne, ne voyait en lui que mesure et sagesse sur tout ce qui regardait le jansénisme. Il avait peine à se défier de lui, même sur ce point, et le danger et le scandale de se servir du neveu de M. Arnauld dans ses affaires les plus secrètes et les plus importantes ne lui paraissait point en comparaison du danger et de la peine de s'en priver. À force d'attaques continuelles il céda à la fin, et, comme la dernière goutte d'eau est celle qui fait répandre le vase, un rien perdit M. de Pomponne après tant d'assidues préparations. Ce fut en 1679.

On traitait le mariage de Mme la Dauphine, et on attendait le courrier qui devait en apporter la conclusion. Dans ces moments critiques Pomponne supputa, et crut qu'il aurait le temps d'aller passer quelques jours à Pomponne. Mme de Soubise était bien au fait de tout; c'était le temps florissant de sa beauté et de sa faveur. Elle était amie de Pomponne, mais elle n'osait s'expliquer; elle se contenta de le conjurer de remettre ce petit voyage, et de l'avertir qu'elle voyait des nuages qui ne devaient pas lui permettre de s'absenter; elle le pressa autant qu'il lui fut possible. Les gens les plus parfaits ne sont pas sans défauts; il ne put comprendre tout ce que Mme de Soubise voulait qu'il entendît, ni avoir la complaisance de sacrifier ce petit voyage à son conseil et à son amitié. Pomponne est à six lieues de Paris. Pendant son absence, arriva le courrier de Bavière, et en même temps une lettre à M. de Louvois qui avait ses gens partout: c'était la conclusion avec le détail de tous les articles du traité et du mariage. Louvois va tout aussitôt porter sa lettre au roi, qui s'étonne de n'avoir point de nouvelles par ailleurs. Les dépêches de Pomponne étaient en chiffres, et celui qui déchiffrait se trouva à l'Opéra, où il s'était allé divertir en l'absence de son maître. Tandis que le temps se passe à l'Opéra, puis à déchiffrer, et cependant à aller et à venir de Pomponne, Colbert et Louvois ne perdirent pas de temps. Ils mirent le roi en impatience et en colère, et s'en surent si bien servir que Pomponne en arrivant à Paris trouva un ordre du roi de lui envoyer les dépêches et sa démission, et de s'en retourner à Pomponne.

Ce grand coup frappé, Louvois, dont Colbert qui avait ses raisons avait exigé de ne pas dire un mot de toute cette menée à son père, se hâta de lui aller conter la menée et le succès: « Mais, lui répondit froidement l'habile Le Tellier, avez-vous un homme tout prêt pour mettre en cette place ? — Non, lui répondit son fils, on n'a songé qu'à se défaire de celui qui y était, et maintenant la place vide ne manquera pas, et il faut voir de qui la remplir. — Vous n'êtes qu'un sot, mon fils, avec tout votre esprit et vos vues, lui répliqua Le Tellier. M. Colbert en sait plus que vous, et vous verrez qu'à l'heure qu'il est, il sait le successeur, et il l'a proposé; vous serez pis qu'avec l'homme que vous avez chassé, qui avec toutes ses bonnes parties n'était pas au moins plus à M. Colbert qu'à vous. Je vous le répète, vous vous en repentirez. » En effet, Colbert s'était assuré de la place pour son frère Croissy, lors à Aix-la-Chapelle, comme je l'ai dit en rapportant sa mort, et ce fut un coup de foudre pour Le Tellier et pour Louvois qui les brouilla plus que jamais avec Colbert, et par une suite nécessaire avec ce frère. Pomponne sentit sa chute et son vide, mais il le supporta en homme de bien et de courage, avec tranquillité. Il eut peu après liberté de venir et de demeurer à Paris. Aucun de ses amis ne le délaissa, tout le monde prit part à sa disgrâce. Les étrangers en regrettant sa personne qu'ils aimaient, et lui continuant toujours des marques de considération dans les occasions qui s'en pouvaient présenter, furent bien aises d'être soulagés de sa capacité.

Le roi après quelque temps voulut voir Pomponne par derrière dans ses cabinets. Il le traita en prince qui le regrettait, et lui parla même de ses affaires. De temps en temps, mais rarement cela se répétait, et toujours sur le même pied de la part du roi. À la fin en une de ces audiences, le roi lui témoigna la peine qu'il avait ressentie en l'éloignant, et qu'il ressentait encore, et Pomponne y ayant répondu avec le respect et l'affection qu'il devait, le roi continua à lui parler avec beaucoup d'estime et d'amitié. Il lui dit qu'il avait toujours envie de le rapprocher de lui, qu'il ne le pouvait encore, mais qu'il lui demandait sa parole de ne point s'excuser, et de revenir dans son conseil dès qu'il le manderait, et en attendant de lui garder le secret de ce qu'il lui disait. Pomponne le lui promit, et le roi l'embrassa. L'événement a fait voir ce que le roi pensait alors. C'était de se défaire de M. de Louvois en l'envoyant à la Bastille. La parenthèse, en serait déplacée ici, je pourrai avoir lieu ailleurs de raconter un fait si curieux. Dans le moment que ce ministre fut mort, le roi écrivit de sa propre main à Pomponne de revenir sur-le-champ prendre sa place dans ses conseils. Un gentilhomme ordinaire du roi fut chargé en secret de ce message par le roi même. Il trouva cet illustre disgracié à Pomponne qui s'allait mettre au lit. Le lendemain matin il vint à Versailles, et débarquer chez Bontems qui le mena par les derrières chez le roi. On peut juger des grâces de cette audience. Le roi ne dédaigna pas de lui faire des excuses de l'avoir éloigné et de l'avoir rapproché si tard; il ajouta qu'il craignait qu'il n'eût peine à voir Croissy faire les fonctions qu'il avait si dignement remplies. Pomponne, toujours modeste, doux, homme de bien, répondit au roi, que puisqu'il le voulait rattacher à son service, et qu'il s'était engagé à lui d'y rentrer, il ne songerait qu'à le bien servir, et que pour bien commencer, et ôter, en tant qu'en lui était, toutes les occasions de jalousie, il s'en allait de ce pas chez Croissy lui apprendre les bontés du roi, et lui demander son amitié. Le roi, touché au dernier point d'une action si peu attendue, l'embrassa et le congédia. La surprise de Croissy fut sans pareille quand il s'entendit annoncer M. de Pomponne. On peut juger qu'elle ne diminua pas quand il apprit ce qui l'amenait. Celle de la cour, qui n'avait pas songé à un retour après douze années de disgrâce et qui n'en avait pas eu le moindre vent, fut grande aussi, mais mêlée de beaucoup de joie; il entra au premier conseil qui se tint, et M. de Beauvilliers en même temps.

Pomponne, dès le même jour, eut un logement au château assez grand, et vécut avec toutes sortes de mesures et de prévenances avec Croissy, qui y répondit de son côté, et qui avait bien compris qu'il fallait le faire. Leur alliance que le roi voulut, je l'ai racontée en son temps. Pomponne et son gendre vécurent ensemble en vrai père et en véritable fils. Il y trouva tout ce qu'il pouvait désirer pour devenir un bon et sage ministre. Il y ajouta du sien toutes les lumières et toute l'instruction qu'il put, dont Torcy sut bien profiter. M. de Pomponne lia une amitié étroite avec M. de Beauvilliers. La confiance était intime entre eux et avec le duc de Chevreuse. Il fut aussi fort uni avec Pelletier, et honnêtement avec les autres ministres ou secrétaires d'État. Il mourut le 26 septembre de cette année, à Fontainebleau, à quatre-vingt-un ans, dans le désir depuis longtemps de la retraite, que l'état de sa famille ne lui avait pas encore permise. Sa tête et sa santé étaient entières. Il n'avait jamais été malade; il mangea un soir du veau froid et force pêches; il en eut une indigestion qui l'emporta en quatre jours. Il reçut ses sacrements avec une grande piété, et fit une fin aussi édifiante que sa vie. Torcy, son gendre, eut les postes, et sa veuve douze mille livres de pension. C'était une femme avare et obscure qu'on ne voyait guère. Elle avait une soeur charmante par son esprit, par ses grâces, par sa beauté, par sa vertu, femme de M. de Vins, qui était lieutenant général et qui eut les mousquetaires noirs. Ils avaient un fils unique, beau, aimable, spirituel comme la mère, avec qui j'avais été élevé. M. de Pomponne était ami particulier de mon père, et ils logeaient chez lui. Ce jeune homme fut tué à Steinkerque, à sa première campagne. Le père et surtout la mère ne s'en sont jamais consolés; elle n'a presque plus voulu voir personne depuis, absorbée dans la douleur et dans la piété tout le reste de sa longue vie. Je regrettai extrêmement son fils. M. de Pomponne ne fut pas heureux dans ceux qui se destinèrent au monde. Le cadet, qui promettait, fut tué de bonne heure à la tête d'un régiment de dragons. L'aîné, épais, extraordinaire, avare, obscur, quitta le service, devint apoplectique, et fut toute sa vie compté pour rien jusque dans sa famille. L'abbé de Pomponne fut aumônier du roi. Il se retrouvera occasion d'en parler.

Le roi revint de Fontainebleau et nomma Briord ambassadeur à la Haye en la place de Bonrepos, qui demanda à revenir; et Phélypeaux, lieutenant général, qui était à Cologne, ambassadeur à Turin; Bonac, neveu de Bonrepos, alla à Cologne.

Suite
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Voy., à la fin du volume une note de MM, de Dreux-Nancré et de Dreux-Brezé qui établit que M. de Dreux était de grande et ancienne maison.