CHAPITRE II.

1700

Testament du roi d'Espagne en faveur du duc d'Anjou. — Mort du roi d'Espagne. — Harcourt à Bayonne assemblant une armée; son ambition et son adresse. — Ouverture du testament. — Plaisanterie cruelle du duc d'Abrantès. — Deux conseils d'État chez Mme de Maintenon en deux jours. — Avis partagés; raisons pour s'en tenir au traité de partage; raisons pour accepter le testament. — Monseigneur [parle] avec force pour accepter. — Résolution d'accepter le testament. — Surprise du roi et de ses ministres.

Cependant le roi d'Espagne était veillé et suivi de près, dans l'espérance où était le cardinal pour le disposer à une parfaite et prompte obéissance à la décision qu'il attendait, de manière que lorsqu'elle arriva il n'y eut plus à vaincre que des restes impuissants de répugnance et à mettre la main tout de bon à l'oeuvre; Ubilla, uni à ceux du secret, fit un autre testament en faveur du duc d'Anjou, et le dressa avec les motifs et les clauses qui ont paru à tous les esprits désintéressés si pleines d'équité, de prudence, de force et de sagesse; et qui est devenu si public que je n'en dirai rien ici davantage. Quand il fut achevé d'examiner par les conseillers d'État du secret, Ubilla le porta au roi d'Espagne avec l'autre précédent fait en faveur de l'archiduc; celui-là fut brûlé par lui en présence du roi d'Espagne, du cardinal et du confesseur, et l'autre tout de suite signé par le roi d'Espagne et un moment après authentiqué au-dessus, lorsqu'il fut fermé, par les signatures du cardinal, d'Ubilla et de quelques autres. Cela fait, Ubilla tint prêts les ordres et les expéditions nécessaires en conséquence pour les divers paye de l'obéissance d'Espagne avec un secret égal; on prétend qu'alors ils firent pressentir le roi sans oser pourtant confier tout le secret à Castel dos Rios, et que ce fut la matière de cette audience si singulière qu'elle est sans exemple, dort il exclut Torcy, auquel, ni devant ni après, il ne dit pas un mot de la matière qu'il avait à traiter seul avec le roi.

L'extrémité du roi d'Espagne se fit connaître plusieurs jours seulement après la signature du testament. Le cardinal, aidé des principaux du secret qui avaient les deux grandes charges, et du comte de Benavente qui avait l'autre, par laquelle il était maître de l'appartement et de la chambre du roi, empêcha la reine d'en approcher les derniers jours sous divers prétextes. Benavente n'était pas du secret, mais il était ami des principaux du peu de ceux qui en étaient, et il était aisément gouverné, de sorte qu'il fit tort ce qu'ils voulurent. Ils y comptaient si bien qu'ils l'avaient fait mettre dans le testament pour entrer comme grand d'Espagne dans la junte qu'il établit pour gouverner en attendant le successeur, et il savait aussi que le testament était fait, sans toutefois être instruit de ce qu'il contenait. Il était tantôt temps de parler au conseil. Des huit qui en étaient, quatre seulement étaient du secret, Portocarrero, Villafranca, San-Estevan et Ubilla. Les autres quatre étaient l'amirante, Veragua, Mancera et Arias. Des deux derniers ils n'en étaient point en peine, mais l'attachement de l'amirante à la reine, le peu de foi de Veragua, et la difficulté de leur faire garder un si important secret, avaient toujours retardé jusque tout aux derniers jours du roi d'Espagne d'en venir aux opinions dans le conseil, sur la succession.

À la fin, le roi prêt à manquer à tous les moments, toutes les précautions possibles prises, et n'y ayant guère à craindre, que ces deux conseillers d'État seuls, et sans appui ni confiance de personne, et la reine dans l'abandon, osassent révéler un secret si prêt à l'être, et si inutilement pour eux, le cardinal assembla le conseil et y mit tout de suite la grande affaire de la succession en délibération. Villafranca tint parole, et opina avec grande force en la manière qu'elle se trouve ci-dessus. San-Estevan suivit avec autorité. L'amirante et Veragua, qui virent la partie faite, n'osèrent contredire. Le second ne se souciait que de sa fortune, qu'il ne voulait pas exposer dans des moments si critiques et dans une actuelle impuissance de la cour de Vienne par son éloignement, et la même raison retint l'amirante malgré son attachement pour elle lancera, galant homme et qui ne voulait que le bien, mais effrayé d'avoir à prendre son parti sur-le-champ en chose de telle importance, demanda vingt-quatre heures pour y penser, et au bout desquelles il opina pour la France. Arias s'y rendit d'abord, à qui on avait dit le mot à l'oreille un peu auparavant. Ubilla, après que le cardinal eut opiné et conclu, dressa sur la table même ce célèbre résultat; ils le signèrent et jurèrent d'en garder un inviolable secret, jusqu'à ce qu'après la mort du roi il fût temps d'agir en conséquence de ce qui venait d'être résolu entre eux. En effet, ni l'amirante ni Veragua n'osèrent en laisser échapper quoi que ce fût, et l'amirante même fut impénétrable là-dessus à la reine et au comte d'Harrach, qui ignorèrent toujours si le conseil avait pris une résolution. Très peu après le roi d'Espagne mourut, le jour de la Toussaint, auquel il était né quarante-deux ans auparavant; il mourut, dis-je, à trois heures après midi dans le palais de Madrid.

Sur les nouvelles de l'état mourant du roi d'Espagne, dont Blécourt avait grand soin d'informer le roi, il donna ordre au marquis d'Harcourt de se tenir prêt pour aller assembler une armée à Bayonne, pour laquelle on fit toutes les dispositions nécessaires, et Harcourt partit le 23 octobre avec le projet de prendre les places de cette frontière, comme Fontarabie et les autres, et d'entrer par là en Espagne. Le Guipuscoa était à la France par le traité de partage; ainsi jusque-là il n'y avait rien à dire. Comme tout changea subitement de face, je n'ai point su quels étaient les projets après avoir réduit cette petite province. Mais, en attendant qu'Harcourt fît les affaires du roi, il profita de la conjoncture et fit les siennes. Beuvron, son père, avait été plus que très bien avec Mme de Maintenon dans ses jeunes années. C'est ce qui fit la duchesse d'Arpajon, sa sueur, dame d'honneur de Mme la Dauphine-Bavière, arrivant pour un procès au conseil, de Languedoc où elle était depuis vingt ans, et sans qu'elle, ni son frère, ni pas un des siens eût imaginé d'y songer. On a vu que Mme de Maintenon n'a jamais oublié ces sortes d'amis. C'est ce qui a fait la fortune d'Harcourt, de Villars et de bien d'autres.

Harcourt sut en profiter en homme d'infiniment d'esprit et de sens qu'il était. Il la courtisa dès qu'il put pointer, et la cultiva toujours sur le pied d'en tout attendre, et quoiqu'il frappât avec jugement aux bonnes portes, il se donna toujours pour ne rien espérer que par elle. Il capitula donc par son moyen sans que le roi le trouvât mauvais, et il partit avec assurance de n'attendre pas longtemps à être fait duc héréditaire. La porte alors était entièrement fermée à la pairie. J'aurai lieu d'expliquer cette anecdote ailleurs. Arriver là était toute l'ambition d'Harcourt. Elle était telle que, longtemps avant cette conjoncture, étant à Calais, pour passer avec le roi Jacques en Angleterre, il ne craignit pais de s'en expliquer tout haut. On le félicitait de commander à une entreprise dont le succès lui acquerrait le bâton. Il ne balança point et répondit tout haut que tout son but était d'être duc, et que, s'il savait sûrement devenir maréchal de France et jamais duc, il quitterait le service tout à l'heure et se retirerait chez lui.

Dès que le roi d'Espagne fut expiré, il fut question d'ouvrir son testament. Le conseil d'État s'assembla, et tous les grands d'Espagne qui se trouvèrent à Madrid y entrèrent. La curiosité de la grandeur d'un événement si rare, et qui intéressait tant de millions d'hommes, attira tout Madrid au palais, en sorte qu'on s'étouffait dans les pièces voisines de celle où les grands et le conseil ouvraient le testament. Tous les ministres étrangers en assiégeaient la porte. C'était à qui saurait le premier le choix du roi qui venait de mourir, pour en informer sa cour le premier. Blécourt était là comme les autres sans savoir rien plus qu'eux, et le comte d'Harrach, ambassadeur de l'empereur, qui espérait tout, et qui comptait sur le testament en faveur de l'archiduc, était vis-à-vis la porte et tout proche avec un air triomphant. Cela dura assez longtemps pour exciter l'impatience. Enfin la porte s'ouvrit et se referma. Le duc d'Abrantès, qui était un homme de beaucoup d'esprit, plaisant, mais à craindre, voulut se donner le plaisir d'annoncer le choix du successeur, sitôt qu'il eut vu tous les grands et le conseil y acquiescer et prendre leurs résolutions en conséquence. Il se trouva investi aussitôt qu'il parut. Il jeta les yeux de tous côtés en gardant gravement le silence. Blécourt s'avança, il le regarda bien fixement, puis tournant la tête fit semblant de chercher ce qu'il avait presque devant lui. Cette action surprit Blécourt et fut interprétée mauvaise pour la France; puis tout à coup, faisant comme s'il n'avait pas aperçu le comte d'Harrach et qu'il s'offrît premièrement à sa vue, il prit un air de joie, lui saute au cou, et lui dit en espagnol, fort haut: « Monsieur, c'est avec beaucoup de plaisir…. » et faisant une pause pour l'embrasser mieux, ajouta : « Oui, monsieur, c'est avec une extrême joie que pour toute ma vie… » et redoublant d'embrassades pour s'arrêter encore, puis acheva: « et avec le plus grand contentement que je me sépare de vous et prends congé de la très auguste maison d'Autriche. » Puis perce la foule, chacun courant après pour savoir qui était le successeur. L'étonnement et l'indignation du comte d'Harrach lui fermèrent entièrement la bouche, mais parurent sur son visage dans toute leur étendue. Il demeura là encore quelques moments; il laissa des gens à lui pour lui venir dire des nouvelles à la sortie du conseil, et s'alla enfermer chez lui dans une confusion d'autant plus grande qu'il avait été la dupe des accolades et de la cruelle tromperie du compliment du duc d'Abrantès.

Blécourt, de son côté, n'en demanda pas davantage. Il courut chez lui écrire pour dépêcher son courrier. Comme il était après, Ubilla lui envoya un extrait du testament qu'il tenait tout prêt, et que Blécourt n'eut qu'à mettre dans son paquet. Harcourt, qui était à Bayonne, avait ordre d'ouvrir tous les paquets du roi, afin d'agir suivant les nouvelles, sans perdre le temps à attendre les ordres de la cour qu'il avait d'avance pour tous les cas prévus. Le courrier de Blécourt arriva malade à Bayonne, de sorte qu'Harcourt en prit occasion d'en dépêcher un à lui avec ordre de rendre à son ami Barbezieux les quatre mots qu'il écrivit tant au roi qu'à lui, avant que de porter le paquet de Blécourt à Torcy. Ce fut une galanterie qu'il fit à Barbezieux pour le faire porteur de cette grande nouvelle. Barbezieux la reçut, et sur-le-champ la porta au roi, qui était lors au conseil de finance, le mardi matin 9 novembre.

Le roi, qui devait aller tirer, contremanda la chasse, dîna à l'ordinaire au petit couvert sans rien montrer sur son visage, déclara la mort du roi d'Espagne, qu'il draperait; ajouta qu'il n'y aurait de tout l'hiver ni appartement, ni comédies, ni aucuns divertissements à la cour, et quand il fut rentré dans son cabinet, il manda aux ministres de se trouver à trois heures chez Mme de Maintenon. Monseigneur était revenu de courre le loup; il se trouva aussi à trois heures chez Mme de Maintenon. Le conseil y dura jusqu'après sept heures, en suite de quoi le roi y travailla jusqu'à dix avec Torcy et Barbezieux, ensemble. Mme de Maintenon avait toujours été présente au conseil; et la fut encore au travail qui le suivit. Le lendemain mercredi, il y eut conseil d'État le matin chez le roi à l'ordinaire, et au retour de la chasse il en tint un autre comme la veille chez Mme de Maintenon, depuis six heures du soir jusqu'à près de dix. Quelque accoutumé qu'on fût à la cour à la faveur de Mme de Maintenon, on ne l'était pas à la voir entrer publiquement dans les affaires, et la surprise fut extrême de voir assembler deux conseils en forme chez elle, et pour la plus grande et la plus importante délibération qui de tout ce long règne et de beaucoup d'autres eût été mise sur le tapis.

Le roi, Monseigneur, le chancelier, le duc de Beauvilliers et Torcy, et il n'y avait lors point d'autres ministres d'État que ces trois derniers, furent les seuls qui délibérèrent sur cette grande affaire, et Mme de Maintenon, avec eux, qui se taisait par modestie, et que le roi força de dire son, avis après que tous eurent opiné, excepté lui. Ils furent partagés: deux pour s'en tenir au traité de partage, deux pour accepter le testament.

Les premiers soutenaient que la foi y était engagée, qu'il n'y avait point de comparaison entre l'accroissement de la puissance et d'États unis à la couronne, d'États contigus et aussi nécessaires que la Lorraine, aussi importants que le Guipuscoa pour être une clef de l'Espagne, aussi utiles au commerce que les places de Toscane, Naples et Sicile; et la grandeur particulière d'un fils de France, dont tout au plus loin la première postérité devenue espagnole par son intérêt, et par ne connaître autre chose que l'Espagne, se montrerait aussi jalouse de la puissance de la France que les rois d'Espagne autrichiens. Qu'en acceptant le testament il fallait compter sur une longue et sanglante guerre, par l'injure de la rupture du traité de partage, et par l'intérêt de toute l'Europe à s'opposer à un colosse tel qu'allait devenir la France pour un temps, si on lui laissait recueillir une succession aussi vaste. Que la France épuisée d'une longue suite de guerres, et qui n'avait pas eu loisir de respirer depuis la paix de Ryswick, était hors d'état de s'y exposer; que l'Espagne l'était aussi de longue main; qu'en l'acceptant tout le faix tombait sur la France, qui, dans l'impuissance de soutenir le poids de tout ce qui s'allait unir contre elle, aurait encore l'Espagne à supporter. Que c'était un enchaînement dont on n'osait prévoir les suites; mais qui en gros se montraient telles que toute la prudence humaine semblait conseiller de ne s'y pas commettre. Qu'en se tenant au traité de partage, la France se conciliait toute l'Europe par cette foi maintenue, et par ce grand exemple de modération, elle qui n'avait eu toute l'Europe sur les bras que par la persuasion, où sa conduite avait donné crédit, des calomnies semées avec tant de succès qu'elle voulait tout envahir, et monter peu à peu à la monarchie universelle tant reprochée autrefois à la maison d'Autriche, dont l'acceptation du testament ne laisserait plus douter, comme en étant un degré bien avancé. Que, se tenant au traité de partage, elle s'attirerait la confiance de toute l'Europe dont elle deviendrait la dictatrice, ce qu'elle ne pouvait espérer de ses armes, et que l'intérieur du royaume, rétabli, par une longue paix, augmenté aux dépens de l'Espagne, avec la clef du côté le plus jaloux et le plus nu de ce royaume, et celle de tout le commerce du Levant, enfin l'arrondissement si nécessaire de la Lorraine, qui réunit les Évêchés, l'Alsace et la Franche-Comté, et délivre la Champagne qui n'a point de frontières, formerait un État si puissant qu'il serait à l'avenir la terreur ou le refuge de tous les autres, et en situation assurée de faire tourner à son gré toutes les affaires générales de l'Europe. Torcy ouvrit cet avis pour balancer et sans conclure, et le duc de Beauvilliers le soutint puissamment.

Le chancelier, qui, pendant toute cette déduction s'était uniquement appliqué à démêler l'inclination du roi, et qui crut l'avoir enfin pénétrée, parla ensuite. Il établit d'abord qu'il était au choix du roi de laisser brancher une seconde fois la maison d'Autriche à fort peu de puissance près le ce qu'elle avait été depuis Philippe II, et dont on avait vivement éprouvé la force et la puissance, ou de prendre le même avantage pour la sienne; que cet avantage se trouvait fort supérieur à celui dont la maison d'Autriche avait tiré de si grands avantages, par la différence de la séparation des États des deux branches, qui ne se pouvaient secourir que par des diversions de concert, et qui étaient coupés par des États étrangers. Que l'une des deux n'avait ni mer ni commerce, que sa puissance n'était qu'usurpation qui avait toujours trouvé de la contradiction dans son propre sein, et souvent des révoltes ouvertes, et dans ce vaste pays d'Allemagne où les diètes avaient palpité tant qu'elles avaient pu, et où on avait pu sans messéance fomenter les mécontentements par l'ancienne alliance de la France avec le corps germanique, dont l'éloignement de l'Espagne ne recevait de secours que difficilement, sans compter les inquiétudes de la part des Turcs, dont les armes avaient souvent rendu celles des empereurs inutiles à l'Espagne. Que les pays héréditaires dont l'empereur pouvait disposer comme du sien, ne pouvaient entrer en comparaison avec les moindres provinces de France. Que ce dernier royaume, le plus étendu, le plus abondant, et le plus puissant de tous ceux de l'Europe, chaque État considéré à part, avait l'avantage de ne dépendre de l'avis de qui que ce soit, et de se remuer tout entier à la seule volonté de son roi, ce qui en rendait les mouvements parfaitement secrets et tout à fait rapides, et celui encore d'être contigu d'une mer à l'autre à l'Espagne, et de plus par les deux mers d'avoir du commerce et une marine, et d'être en état de protéger celle d'Espagne, et de profiter à l'avenir de son union avec elle pour le commerce des Indes; par conséquent de recueillir des fruits de cette union bien plus continuels, plus grands, plus certains que n'avait pu faire la maison d'Autriche, qui, loin de pouvoir compter mutuellement sur des secours précis, s'était souvent trouvée embarrassée à faire passer ses simples courriers d'une branche à l'autre, au lieu que la France et l'Espagne, par leur contiguïté, ne faisaient, pour toutes ce importantes commodités, qu'une seule et même province, et pouvait agir en tous temps à l'insu de tous ses voisins; que ces avantages ne se trouvaient balancés que par ceux de l'acquisition de la Lorraine, commode et importante à la vérité, mais dont la possession n'augmenterait en rien le poids de la France dans les affaires générales, tandis qu'unie avec l'Espagne, elle serait toujours prépondérante et très supérieure à la plupart des puissances unies en alliance, dont les divers intérêts ne pouvaient rendre ces unions durables comme celui des frères et de la même maison. Que d'ailleurs en se mettant à titre de nécessité au-dessus du scrupule de l'occupation de la Lorraine désarmée, démantelée, enclavée comme elle était, ne l'avoir pas était le plus petit inconvénient du monde, puisqu'on s'en saisirait toujours au premier mouvement de guerre, comme on avait fait depuis si longtemps, qu'en ces occasions on ne s'apercevait pas de différence entre elle et une province du royaume.

À l'égard de Naples, Sicile, et des places de la côte de Toscane, il n'y avait qu'à ouvrir les histoires pour voir combien souvent nos rois en avaient été les maîtres, et avec ces États de celui de Milan, de Gènes et d'autres petits d'Italie, et avec, quelle désastreuse et rapide facilité ils les avaient toujours perdus. Que le traité de partage avait été accepté faute de pouvoir espérer mieux dès qu'on ne voulait pas se jeter dans les conquêtes; mais qu'en l'acceptant ç'aurait été se tromper de méconnaître l'inimitié de tant d'années de l'habile main qui l'avait dressé pour nous donner des noms sans nous donner de choses, ou plutôt des choses impossibles à conserver par leur éloignement et leur épuisement, et qui ne seraient bonnes qu'à consumer notre argent et partager nos forces, et à nous tenir dans une contraint et une brassière perpétuelles. Que pour le Guipuscoa c'était un leurre de le prendre pour une clef d'Espagne; qu'il n'en fallait qu'appeler à nous-mêmes qui avions été plus de trente ans en guerre avec l'Espagne, et toujours en état de prendre les places et les ports de cette province, puisque le roi avait bien conquis celles de Flandre, de la Meuse et du Rhin. Mais que la stérilité affreuse d'un vaste pays, et la difficulté des Pyrénées avaient toujours détourné la guerre de ce côté-là, et permis même dans leur plus fort une sorte de commerce entre les deux frontières sous prétexte de tolérance sans qu'il s'y fit jamais commis aucune hostilité. Qu'enfin les places de la côte de Toscane seraient toujours en prise du souverain du Milanais qui pouvait faire ses préparatifs à son aise et en secret, tomber, dessus subitement et de plain-pied, et s'en être emparé avant l'arrivée d'un secours par mer qui ne pouvait partir que des ports de Provence. Que pour ce qui était du danger d'avoir les rois d'Espagne français pour ennemis, comme ceux de la maison d'Autriche, cette identité ne pouvait jamais avoir lieu, puisqu'au moins n'étant pas de cette maison, mais de celle de France, tout ce qui ne serait pas l'intérêt même d'Espagne ne serait jamais le leur, comme au contraire, dès qu'il y aurait identité de maison, il y aurait identité d'intérêts, dont, pour ne parler maintenant que de l'extérieur, l'abaissement de l'empereur et la diminution du commerce et de l'accroissement des colonies des Anglais et des Hollandais aux Indes, ferait toujours un tel intérêt commun qu'il dominerait tous les autres. Que pour l'intérieur, il n'y avait qu'à prendre exemple sur la maison d'Autriche, que rien n'avait pu diviser depuis Charles V, quoique si souvent pleine de riottes[10] domestiques. Que le désir de s'étendre en Flandre était un point que le moindre grain de sagesse et de politique ferait toujours céder à tout ce que l'union de deux si puissantes monarchies et si contiguës partout pouvait opérer, qui n'allait à rien moins pour la nôtre qu'à s'enrichir par le commerce des Indes, et pour toutes les deux à donner le branle, le poids et avec le temps le ton à toutes les affaires de l'Europe; que cet intérêt était si grand et si palpable, et le occasions de division entre les deux rois de même sang si médiocres en eux-mêmes et si anéanties en comparaison de ceux-là, qu'il n'y avait point de division raisonnable à en craindre. Qu'il y a voit à espérer que le roi vivrait assez longtemps non seulement pour l'établir, et Monseigneur, après lui, entre ses deux fils, qu'il n'y avait pas moins lier d'en espérer la continuation dans les deux frères si unis et si affermis de longue main dans ces principes, qu'ils feraient passer aux cousins germains, ce qui montrait déjà une longue suite d'années; qu'enfin si le malheur venait assez à surmonter toute raison pour faire naître des guerres, il fallait toujours qu'il y eût un roi d'Espagne, et qu'une guerre se pousserait moins et se terminerait toujours plus aisément et plus heureusement avec un roi de même sang, qu'avec un étranger et de la maison d'Autriche.

Après cet exposé, le chancelier vint à ce qui regardait la rupture du traité de partage. Après en avoir remis le frauduleux, le captieux, le dangereux, il prétendit que la face des choses, entièrement changée du temps auquel il avait été signé, mettait de plein droit le roi en liberté, sans pouvoir être accusé de manquer de foi; que par ce traité il ne s'était engagé qu'à ce qu'il portait; qu'on n'y trouverait point de stipulation d'aucun refus de ce qui serait donné pas la volonté du roi d'Espagne, et volonté pure, sans sollicitation, et même à l'insu du roi, et de ce qui serait offert par le voeu universel de tous les seigneurs et les peuples d'Espagne; que le premier était arrivé, que le second allait suivre, selon toute apparence; que le refuser contre tout intérêt, comme il croyait l'avoir démontré, attirerait moins la confiance avec qui le traité de partage avait été signé, que leur mépris, que la persuasion d'une impuissance qui les enhardirait à essayer de dépouiller bientôt la France de ce qui ne lui avait été donné en distance si éloignée et de si fâcheuse garde, que pour le lui ôter à la première occasion; et que, bien loin de devenir la dictatrice de l'Europe par une modération si étrange et que nulle équité ne prétextait, la France acquerrait une réputation de pusillanimité qui serait attribuée aux dangers de la dernière guerre et à l'exténuation qui lui en serait restée, et qu'elle deviendrait la risée de ses faux amis avec bien plus de raison que Louis XII et François Ier ne l'avaient été de Ferdinand le Catholique, de Charles V, des papes et des Vénitiens, par leur rare attachement à leur foi et à leurs paroles positives desquelles ici il n'y a rien qui puisse être pris en la moindre parité; enfin qu'il convenait qu'une si riche succession ne se recueillerait pas sans guerre, mais qu'il fallait lui accorder aussi que l'empereur ne souffrirait pas plus paisiblement l'exécution du traité de partage que celle du testament; que jamais il n'avait voulu y consentir, qu'il avait tout tenté pour s'y opposer, qu'il n'était occupé qu'à des levées et à des alliances; que guerre pour guerre, il valait mieux la faire à mains garnies et ne se pas montrer à la face de l'univers indignes de la plus haute fortune et la moins imaginée.

Ces deux avis, dont je ne donne ici que le précis, furent beaucoup plus étendus de part et d'autre, et fort disputés par force répliques des deux côtés. Monseigneur, tout noyé qu'il fit dans la graisse et dans l'apathie, parut un autre homme dans tous ces deux conseils, à la grande surprise du roi et des assistants. Quand ce fut à lui à parler, les ripostes finies, il s'expliqua avec force pour l'acceptation du testament, et reprit une partie des meilleures raisons du chancelier. Puis se tournant vers le roi d'un air respectueux, mais ferme, il lui dit qu'après avoir dit son avis comme les autres, il prenait la liberté de lui demander son héritage, puisqu'il était en état de l'accepter; que la monarchie d'Espagne était le bien de la reine sa mère, par conséquent le sien, et pour la tranquillité de l'Europe celui de son second fils, à qui il le cédait de tout son coeur, mais qu'il n'en quitterait pas un seul pouce de terre à nul autre; que sa demande était juste et conforme à l'honneur du roi, et à l'intérêt et à la grandeur de sa couronne, et qu'il espérait bien aussi qu'elle ne lui serait pas refusée. Cela dit d'un visage enflammé surprit à l'excès. Le roi l'écouta fort attentivement, puis dit à Mme de Maintenon: « Et vous, madame, que dites-vous sur tout ceci? » Elle à faire la modeste; mais enfin pressée et même commandée, elle dit deux mots d'un bienséant embarras, puis en peu de paroles se mit sur les louanges de Monseigneur qu'elle craignait et n'aimait guère, ni lui elle, et fut enfin d'avis d'accepter le testament.

Le roi conclut sans s'ouvrir. Il dit qu'il avait tout bien ouï, et compris tout ce qui avait été dit de part et d'autre; qu'il y avait de grandes raisons des deux côtés, que l'affaire méritait bien de dormir dessus et d'attendre vingt-quatre heures ce qui pourrait venir d'Espagne, et si les Espagnols seraient du même avis que leur roi. Il congédia le conseil, à qui il ordonna de se retrouver le lendemain au soir au même lieu et finit sa journée, comme on l'a cuit, entre Mme de Maintenon, Torcy qu'il fit rester, et Barbezieux qu'il envoya chercher.

Le mercredi 10 novembre, il arriva plusieurs courriers d'Espagne, dont un ne fit que passer portant des ordres à l'électeur de Bavière à Bruxelles. On eut par eux tout ce qui pouvait achever de déterminer le roi à l'acceptation du testament, c'est-à-dire le voeu des seigneurs et des peuples, autant que la brièveté du temps le pouvait permettre; de sorte que, tout ayant été lu et discuté chez Mme de Maintenon au conseil que le roi au retour de la chasse y tint comme la veille, il s'y détermina à l'acceptation. Le lendemain matin, jeudi, le roi, entre son lever et sa messe, donna audience à l'ambassadeur d'Espagne, à laquelle Monseigneur et Torcy furent présents. L'ambassadeur présenta, de la part de la reine et de la junte, une copie authentique du testament. On n'a pas douté depuis qu'en cette audience, le roi, sans s'expliquer nettement, n'eût donné de grandes espérances d'acceptation à l'ambassadeur, à la sortie duquel le roi fit entrer Mgr le duc de Bourgogne, à qui il confia le secret du parti pris. Le chancelier s'en alla à Paris l'après-dînée, et les autres ministres eurent congé jusqu'à Versailles, de manière que personne ne douta que la résolution, quelle qu'elle fût, ne fût prise et arrêtée.

La junte qui fut nommée par le testament pour gouverner en attendant le successeur fut fort courte, et seulement composée de la reine, du cardinal Portocarrero, de don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, du grand inquisiteur, et pour grands d'Espagne, du comte de Benavente et du comte d'Aguilar. Ceux qui firent faire le testament n'osèrent pas exclure la reine, et ne voulurent pas s'y mettre pour éviter jalousie. Ils n'étaient pas moins sûrs de leur fait, dès que le choix du successeur serait passé à l'ouverture du testament, ni de la gestion, par la présence du cardinal, du comte de Benavente et d'Arias, dont ils étaient sûrs, et duquel la charge que j'aurai ailleurs occasion d'expliquer donnait le plus grand pouvoir, appuyé surtout de l'autorité du cardinal qui était comme le régent et le chef de la junte, tout le crédit et la puissance de la reine se trouvant anéantis au point qu'elle fut réduite à faire sa cour au cardinal et à ses amis, et que, sous prétexte de sa douleur, elle n'assista à la junte que pour signer aux premières et plus importantes résolutions toutes arrêtées sans elle, et qu'elle s'en retira dans l'ordinaire et le courant, parce qu'elle sentait qu'elle n'y serait que de montre. Aguilar était l'homme d'Espagne le plus laid, qui avait le plus d'esprit, et peut-être encore le plus de capacité, mais le plus perfide et le plus méchant. Il était si bien connu pour tel qu'il en plaisantait lui-même, et qu'il disait qu'il serait le plus méchant homme d'Espagne, sans son fils qui avait joint à la laideur de son âme celle que lui-même avait en son corps. Mais c'était en même temps un homme cauteleux, et qui, voyant le parti pris, ne pensa qu'à sa fortune, à plaire aux maîtres des affaires, et à préparer le successeur à le bien traiter. Ubilla, par son emploi, était encore d'un grand et solide secours au cardinal et à Arias.

La suite nécessaire d'une narration si intéressante ne m'a pas permis de l'interrompre. Maintenant qu'elle est conduite à un point de repos il faut revenir quelque peu sur ses pas. Il n'est pas croyable l'étonnement qu'eut Blécourt d'une disposition si peu attendue, et dont on s'était caché de lui autant que du comte d'Harrach. La rage de celui-ci fit extrême par la surprise, par l'anéantissement du testament en faveur de l'archiduc, sur lequel il comptait entièrement, et par l'abandon et l'impuissance où il se trouva tombé tout à coup, et lui et la reine à qui il ne resta pas une créature, ni à lui un autrichien qui se l'osât montrer. Harcourt, en ouvrant les dépêches du roi à Bayonne, demeura interdit. Il sentit bien alors que les propositions que l'amirante lui avait faites de la part de la reine étaient de gens clairvoyants, non pas elle, mais lui, qui craignaient que les choses ne prissent ce tour par le grand intérêt des principaux particuliers, et qui, à tout hasard du succès, vouloir faire leur marché. Il eût bien alors redoublé les regrets de son retour, et de la défense qu'il reçut d'entrer en rien avec l'amirante, s'il n'eût habilement su tirer sur le temps, et profiter de la protection de Mme de Maintenon pour emporter à Bayonne une promesse dont il se mit à hâter l'accomplissement.

La surprise du roi et de ses ministres fut sans pareille. Ni lui ni eux ne pouvaient croire ce qu'ils lisaient dans la dépêche de Blécourt, et il leur fallut plusieurs jours pour en revenir assez pour être en état de délibérer sur une aussi importante matière. Dès que la nouvelle devint publique, elle fit la même impression sur toute la cour, et les ministres étrangers passèrent les nuits à conférer et à méditer sur le parti que le roi prendrait, et sur les intérêts de leurs maîtres, et gardaient à l'extérieur un grand silence. Le courtisan ne s'occupait qu'à raisonner; et presque tous allaient à l'acceptation. La manière ne laissa pas d'en être agitée dans les conseils, jusqu'à y raisonner de donner la comédie au monde, et de faire disparaître le duc d'Anjou sous la conduite du nonce Gualterio qui l'emmènerait en Espagne. Je le sus et je songeai à être de la partie. Mais ce misérable biais fut aussitôt rejeté, par la honte d'accepter à la dérobée tant de couronnes offertes, et par la nécessité prompte de lever le masque pour soutenir l'Espagne trop faible pour être laissée à ses propres forces. Comme on ne parlait d'autre chose que du parti qu'il y avait à prendre, le roi se divertit un soir dans son cabinet à en demander leur avis aux princesses. Elles répondirent que c'était d'envoyer promptement M. le duc d'Anjou en Espagne, et que c'était le sentiment général, par fout ce qu'elles en entendaient dire à tout le monde. « Je suis sûr, leur répliqua le roi, que quelque parti que je prenne, beaucoup de gens me condamneront. »

C'était le samedi 13 novembre. Le lendemain matin dimanche 14, veille du départ de Fontainebleau, le roi entretint longtemps Torcy, qui avertit ensuite l'ambassadeur d'Espagne, qui était demeuré à Fontainebleau, de se trouver le lendemain au soir à Versailles. Cela se sut et donna un grand éveil. Les gens alertes avaient su encore que le vendredi précédent le roi avait parlé longtemps à M. le duc d'Anjou en présence de Monseigneur et de Mgr le duc de Bourgogne, ce qui était si extraordinaire qu'on commença à se douter que le testament serait accepté. Ce même dimanche, veille du départ, un courrier espagnol du comte d'Harrach passa à Fontainebleau allant à Vienne, vit le roi à son souper, et dit publiquement qu'on attendait à Madrid M. le duc d'Anjou avec beaucoup d'impatience, et ajouta qu'il y avait quatre grands nommés pour aller au-devant de lui. Ce prince, à qui on parla du testament, ne répondit que par sa reconnaissance pour le roi d'Espagne, et se conduisit si uniment qu'il ne parut jamais qu'il sût ou se doutât de rien jusqu'à l'instant de sa déclaration.

Suite
[10]
Querelles.