CHAPITRE VIII.

1701

Mlle de Laigle, fille d'honneur de Mme la duchesse, à Marly; et mange avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Violente indigestion de Monseigneur. — Capitulation. — Grande augmentation de troupes. — Force milice. — Électeur de Bavière à Munich; Ricous l'y suit. — Bedmar, commandant général des Pays-Bas espagnols par intérim. — Traités et fautes. — Succession à la couronne d'Angleterre établie dans la ligne protestante. — Plaintes et droits de M. de Savoie. — Vénitiens neutres. — Catinat général en Italie. — Dépit et vues de Tessé; sa liaison avec Vaudémont. — Boufflers général en Flandre et Villeroy en Allemagne. — M. de Chartres refusé de servir; grand mécontentement de Monsieur, qui ne s'en contraint pas avec le roi. — Nyert revient d'Espagne. — Retours des Princes. — La Suède reconnaît le roi d'Espagne. — Archevêques d'Aix et de Sens nommés à l'ordre. — Traits du premier. — Refus illustre de l'archevêque de Sens. — M. de Metz commandeur de l'ordre. — Tallard chevalier de l'ordre, etc. — Mort de Mme de Tallard, de la duchesse d'Arpajon, de Mme d'Hauterive, de Mme de Bournouville, de Segrais, du maréchal de Tourville. — Châteaurenauld vice-amiral. — Mort du comte de Staremberg. — L'Angleterre reconnaît le roi d'Espagne. — Duc de Beauvilliers grand d'Espagne. — Mariage déclaré du roi d'Espagne avec la fille du duc de Savoie. — Égalité réglée en France et en Espagne entre les ducs et les grands. — Abbé de Polignac rappelé. — Duc de Popoli salue le roi, qui lui promet l'ordre. — Banqueroute des trésoriers de l'extraordinaire des guerres.

On a vu en plusieurs endroits de ces Mémoires les distinctions que le roi se plaisait à donner à ses filles par-dessus les autres princesses du sang, à la différence desquelles entre autres il fit manger avec Mme la duchesse de Bourgogne, Mlles de Sanzay et de Viantais, filles d'honneur de Mme la princesse de Conti. Mme la Duchesse n'en avait plus il y avait longtemps; elle en prit une cette année qui fut la fille de Mme de Laigle, sa dame d'honneur, laquelle tout de suite eut le même honneur que celles de Mme la princesse de Conti sa soeur, et, comme elles, fut de tous les voyages de Marly.

Le samedi 19 mars, veille des Rameaux, au soir, le roi étant à son prie-Dieu, pour se déshabiller tout de suite à son ordinaire, entendit crier dans sa chambre pleine de courtisans, et appeler Fagon et Félix avec un grand trouble. C'était Monseigneur, qui se trouvait extrêmement mal. Il avait passé la journée à Meudon, où il n'avait fait que collation, et au souper du roi s'était crevé de poisson. Il était grand mangeur, comme le roi et comme les reines ses mère et grand'mère. Il n'y avait pas paru après le souper. Il venait de descendre chez lui du cabinet du roi, et à son ordinaire aussi s'était mis à son prie-Dieu en arrivant, pour se déshabiller tout de suite. Sortant de son prie-Dieu et se mettant dans sa chaise pour se déshabiller, il perdit tout d'un coup connaissance. Ses valets éperdus et quelques-uns des courtisans qui étaient à son coucher accoururent chez le roi chercher le premier médecin et le premier chirurgien du roi avec le vacarme que je viens de dire. Le roi, tout déboutonné, se leva de son prie-Dieu à l'instant et descendit chez Monseigneur par un petit degré noir, étroit et difficile, qui, du fond de l'antichambre qui joignait sa chambre, descendait tout droit dans ce qu'on appelait le Caveau, qui était un cabinet assez obscur sur la petite cour, qui avait une porte dans la ruelle du lit de Monseigneur et une autre qui entrait dans son premier grand cabinet sur le jardin. Ce caveau avait un lit dans une alcôve, où il couchait souvent l'hiver; mais comme c'était un fort petit lieu, il se déshabillait et s'habillait toujours dans sa chambre. Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne faisait aussi que passer chez elle, arriva en même temps que le roi, et dans un instant la chambre de Monseigneur, qui était vaste, se trouva pleine.

Ils trouvèrent Monseigneur à demi nu que ses gens promenaient ou plutôt traînaient par la chambre. Il ne connut ni le roi qui lui parla, ni personne, et se défendit tant qu'il put contre Félix qui, dans cette nécessité pressante, se hasarda de le saigner en l'air, et y réussit. La connaissance revint; il demanda un confesseur; le roi avait déjà envoyé chercher le curé. On lui donna force émétique, qui fut longtemps à opérer, et qui sur les deux heures fit une évacuation prodigieuse haut et bas. À deux heures et demie, n'y paraissant plus de danger, le roi, qui avait répandu des larmes, s'alla coucher, laissant ordre de l'éveiller, s'il survenait quelque accident. À cinq heures, tout l'effet étant passé, les médecins le laissèrent reposer et firent sortir tout le monde de sa chambre. Tout y accourut toute la nuit de Paris. Il en fut quitte pour garder sa chambre huit ou dix jours, où le roi l'allait voir deux fois par jour, et où, quand il fut tout à fait bien, il jouait ou voyait jouer toute la journée. Depuis, il fut bien plus attentif à sa santé et prit fort garde à ne se pas trop charger de nourriture. Si cet accident l'eût pris un quart d'heure plus tard, le premier valet de chambre qui couchait dans sa chambre l'aurait trouvé mort dans son lit.

Paris aimait Monseigneur, peut-être parce qu'il y allait souvent à l'Opéra. Les harengères des halles imaginèrent de se signaler. Elles en députèrent quatre de leurs plus maîtresses commères pour aller savoir des nouvelles de Monseigneur. Il les fit entrer. Il y en eut une qui lui sauta au collet et qui l'embrassa des deux côtés; les autres lui baisèrent la main. Elles furent très bien reçues. Bontems les promena par les appartements, et leur donna à dîner. Monseigneur leur donna de l'argent, le roi aussi leur en envoya. Elles se piquèrent d'honneur, elles en firent chanter un beau Te Deum à Saint-Eustache, puis se régalèrent.

Le roi, voyant que l'alliance unie contre lui à la dernière guerre se rejoignait et se préparait à y rentrer contre lui, en même temps que ces puissances essayaient de l'amuser pour se donner le temps de mettre ordre à leurs affaires, songea aussi à s'y préparer. Il augmenta son infanterie de cinquante mille hommes; il forma soixante-dix bataillons de milice, et augmenta sa, cavalerie de seize mille et ses dragons à proportion. Ces dépenses renouvelèrent la capitation dont l'invention est due à Bâville, intendant ou plutôt roi de Languedoc. Elle eut lieu pour la première fois à la fin de la dernière guerre. Pontchartrain y avait résisté tant qu'il avait pu, comme au plus pernicieux impôt par la facilité de l'augmenter à. volonté d'un trait de plume, l'injustice inévitable de son imposition, à proportion des facultés de chacun toujours ignorées, et nécessairement livrée à la volonté des intendants des provinces, et l'appât de la rendre ordinaire, comme il est enfin arrivé malgré les édits et les déclarations remplies des plus fortes promesses de la faire cesser à la paix. Mais à la fin il eut la main forcée par la nécessité des dépenses, par les persécutions de Bâville, et par les mouvements des financiers. Celle-ci fut beaucoup plus forte que n'avait été la première, comme sont toujours les impôts, qui vont toujours en augmentant.

Il y avait plusieurs années que l'électeur de Bavière n'avait été chez lui. Bruxelles lui plaisait plus que le séjour de Munich, et après avoir passé toute la dernière guerre aux Pays-Bas dont il était gouverneur, il y demeura encore pendant la paix. À la fin, ses affaires d'Allemagne le pressèrent d'y retourner. Il le fit trouver bon au roi, et le pria en même temps de lui donner quelqu'un qui fût homme de guerre pour être témoin de ses actions, et à qui il pût communiquer les propositions de traités qui ne manqueraient pas de lui être faites, parce qu'il voulait que le roi et le roi d'Espagne fussent informés de tout ce qui le regarderait, et ne rien faire que de concert avec eux. On lui envoya Ricous. C'était un homme de beaucoup d'esprit, qui avait servi avec valeur, ami particulier de M. et de Mme de Castries, qui était de Languedoc et qui avait déjà eu quelques commissions en Allemagne. Castries, fort ami de Torcy, le lui avait fait connaître, et par lui à Croissy. Depuis que Ricous était revenu, il s'était toujours entretenu fort bien avec Torcy, s'était fait des amis de considération, et il était souvent à Versailles dans les bonnes maisons, où on était bien aise de le voir. L'électeur partit donc et se fit suivre par toutes ses troupes, et laissa le marquis de Bedmar, commandant général des Pays-Bas espagnols, en son absence.

On fit en même temps imprimer les propositions que les Hollandais et les Anglais avaient faites à d'Avaux dans les conférences de la Haye. Les premiers demandaient d'avoir leurs garnisons dans une douzaine de places, parmi lesquelles Luxembourg, Namur, Charleroi et Mons; et les Anglais dans Ostende et Nieuport. Cela montrait qu'ils ne cherchaient qu'à rompre, et la faute si lourde de leur avoir renvoyé leurs vingt-deux bataillons. Ce n'était pas tout: ils ajoutaient qu'on donnât satisfaction à l'empereur, et cela n'était pas facile à un prince qui prétendait tout, et qu'il entrât dans leur traité. Aussi ces conférences ne durèrent-elles pas longtemps après des propositions si sauvages. Les Hollandais, pour gagner temps, n'oublièrent rien pour amuser toujours; mais à la fin, Briord convalescent revint et d'Avaux peu après, qui ne laissa qu'un secrétaire à la Haye, lequel même n'y demeura pas longtemps.

Tallard aussi quitta Londres et y laissa Poussin, espèce de secrétaire qui dans la suite fut subalternement employé et fit bien partout. Presque en même temps, Molès, ambassadeur d'Espagne à Vienne, fut congédié. Sous prétexte de pourvoir à ses dettes, il s'arrêta dans les faubourgs, et fit si bien qu'il y fut arrêté contre le droit des gens, quoiqu'il eût pris congé et dépouillé le caractère. Je dis qu'il fit si bien qu'il y fut arrêté, parce que la suite fit juger que ç'avait été un jeu, qui finit en tournant casaque et se donnant à l'empereur.

En même temps le roi eut nouvelle de la signature de trois traités avantageux. Par l'un le Portugal faisait avec lui une alliance offensive et défensive, interdisait ses ports aux Anglais et aux Hollandais, et défendait tout commerce avec eux à ses sujets. C'était un coup de partie que de fermer cette porte d'Espagne. Mais, faute d'argent et de troupes à temps pour joindre à celles que le Portugal fournissait et qu'il réclama en vain, il fut forcé, le pied sur la gorge, à recevoir les vaisseaux et les troupes de ces deux nations, de se joindre à elles contre l'Espagne malgré lui, et de la prendre ainsi par le seul endroit en prise, et qui fit sentir tout le danger et toute la dépense de ce que nous avions manqué.

Cette faute et celle du renvoi des garnisons hollandaises furent capitales et influèrent sur tout. Celle encore d'espérer toujours contre toute, espérance, et cette délicatesse de ne vouloir pas paraître agresseur, et de s'opiniâtrer à se laisser attaquer après tous les amusements et tous les délais qu'ils voulurent employer, fut une autre cause de ruine. Avec un parti pris et le courage et la célérité du début des précédentes guerres, on les aurait déconcertés et réduits à l'impossible avant qu'ils se fussent arrangés, et on les eût réduits à cette paix qu'on désirait tant par la posture ou on se serait mis de leur faire tout craindre pour eux-mêmes. Mais nos ministres n'étaient plus les mêmes; et on ne s'aperçut que trop après que c'était aussi d'autres généraux. L'autre traité fut celui par lequel M. de Mantoue livra au roi ses places et ses États. Rien n'était plus important que Mantoue, ni rien de si pressé de s'en assurer. Enfin, par celui de M. de Savoie, il fut déclaré généralissime des forces des deux couronnes en Italie, et s'engagea à fournir dix mille hommes de ses troupes, outre tous les passages et toutes les facilités pour les nôtres, et il se flatta en même temps du mariage de sa seconde fille avec le roi d'Espagne.

M. de Savoie fut fort blessé de la loi que le parlement d'Angleterre venait de faire pour régler l'ordre de la succession à la couronne de la Grande-Bretagne et la fixer en même temps dans la ligne protestante, en faveur de Sophie, femme du nouvel électeur d'Hanovre, et mère de l'électeur roi d'Angleterre, et fille de l'électeur palatin roi de Bohème déposé et chassé de tous ses États, et d'une fille de Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne et soeur du roi Charles Ier à qui ses sujets coupèrent la tête. Or, Charles était père de la première femme de Monsieur, dont la fille était épouse de M. de Savoie, et par conséquent excluait de droit sa tante paternelle et les Hanovre ses enfants. M. de Savoie porta ses plaintes en forme en Angleterre, qui ne furent pas écoutées. On n'y voulait plus ouïr parler d'un roi catholique après avoir chassé et proscrit le roi Jacques II et sa postérité.

Les Vénitiens aussi déclarèrent qu'ils se tiendraient neutres, et qu'ils appelleraient à leur secours l'ennemi de celui qui se voudrait saisir de quelqu'une de leurs places malgré eux. C'est tout ce que le cardinal d'Estrées en put obtenir, qui de Venise se mêla aussi du traité de Savoie avec Phélypeaux, notre ambassadeur là Turin, et avec Tessé de celui du duc de Mantoue. Le bonhomme La Haye, notre ambassadeur à Venise, voulut finir sa longue ambassade à ce période. Il avait été longtemps ambassadeur à Constantinople avec grande réputation, et bien servi encore ailleurs. Charmant, nouveau secrétaire du cabinet, lui succéda à Venise.

Catinat fut choisi pour commander en Italie. Il venait de, perdre Croisille, son frère, qui avait servi avec grande réputation, mais que sa mauvaise santé avait empêché de continuer. C'était un homme fort sage, fort instruit, fort judicieux, qui avait beaucoup d'amis considérables, quoique fort retiré et grand homme de bien. C'était le conseil et l'ami, du coeur de son frère, qui partit dans cette affliction. Tessé fut outré d'avoir un général. Le brillant et le solide qu'il avait tiré de la fin de la dernière guerre d'Italie, les avantages qu'il avait taché d'en prendre à la cour depuis que la paix et sa charge l'y avaient attaché, la familiarité qu'il avait acquise à la cour de Turin et la part qu'il venait d'avoir au traité de Mantoue lui avaient fait espérer de commander en chef les troupes du roi sous M. de Savoie. Il était gâté, mais M. de Vaudemont avait achevé de lui tourner la tête. Ce favori de la fortune, qui ne négligeait rien pour s'en tenir les chaînes assurées, et qui était l'homme le mieux informé de l'intérieur des cours dont il avait affaire, avait tout prodigué pour s'attacher Tessé, que le roi lui avait envoyé pour concerter avec lui tout ce qui regardait le militaire. Fêtes, galanteries, confiance, déférences, honneurs partout et civils et militaires, en tout pareils à ceux qui lui étaient rendus à lui-même, rien ne fut épargné. Il parut donc bien dur à Tessé, qui avait eu la sotte vanité de recevoir des honneurs de gouverneur et de capitaine général du Milanais, d'en tomber tout à coup, et dans le Milanais même, dans l'état commun de simple lieutenant général roulant avec tous les autres. Il tâcha au moins de tirer ce parti de leur commander sous Catinat, comme autrefois on avait fait quelques capitaines généraux, mais il en fut refusé, et se vit par là loin encore du bâton de maréchal de France qu'il croyait déjà tenir, quoiqu'il n'eût jamais vu d'action ni peut-être brûler une amorce par le hasard d'absence, de détachement ou de commissions, mais on ne se rend pas justice et on se prend à qui on peut. Il attendit donc Catinat qui l'avait proposé à fa fin de la dernière guerre pour traiter avec la cour de Turin, et qui par là avait fait sa fortune. Il l'attendit, dis-je, avec ferme dessein de lui faire du pis qu'il pourrait, afin d'essayer de le chasser de cette armée, dans l'espérance de lui succéder, et qu'appuyé comme il comptait de l'être de M. de Savoie et de Vaudemont, elle ne lui échapperait pas, et qu'à ce coup on ne pourrait lui différer le bâton de maréchal de France.

En même temps les, armées furent réglées en Flandre sous le maréchal de Boufflers, et en Allemagne sous le maréchal de Villeroy. Monseigneur le duc de Bourgogne fut destiné un moment à commander celle de ce dernier, mais cela fut changé sur le dépit que témoigna Monsieur de ce que M. de Chartres fut refusé de servir.

Le roi y avait consenti dans l'espérance que Monsieur, piqué de ce qu'on ne lui donnait point d'armée, n'y consentirait pas, et y mit la condition que ce serait avec l'agrément de Monsieur. Monsieur, et M. le duc de Chartres, qui comprirent que servant toujours, il n'était plus possible à son âge de lui refuser le commandement d'une armée l'année suivante, s'ils ne le pouvaient obtenir celle-ci, aimèrent mieux sauter le bâton du service subalterne encore cette campagne. Le roi, qui pour cette même raison ne voulait pas que son neveu servît, fut surpris de trouver Monsieur dans la même volonté que M. son fils, et, si cela s'ose dire, fut pris pour dupe; mais il ne la fut pas, et montra la corde par le refus chagrin qu'il fit tout net pour qu'on ne lui en parlât plus. Il s'y trompa encore. M. de Chartres fit des escapades peu mesurées, mais de son âge, qui fâchèrent le roi et l'embarrassèrent encore davantage. Il ne savait que faire à son neveu qu'il avait forcé à être son gendre, et [à] qui, excepté les conditions écrites, [il] n'avait rien tenu, tant de ce qu'il avait laissé espérer que de ce qu'il avait promis. Ce refus de servir qui éloignait sans fin, pour ne pas dire qui anéantissait, toute espérance de commandement d'armée, rouvrit la plaie du gouvernement de Bretagne, et donnait beau jeu à. Madame d'insulter à la faiblesse que Monsieur avait eue, qui n'en était pas aux premiers repentirs. Il laissait donc faire son fils en jeune homme, qui, avec d'autres jeunes têtes, se proposait de faire un trou à la lune, tantôt pour l'Espagne et tantôt pour l'Angleterre; et Monsieur, qui le connaissait bien et qui n'était pas en peine qu'il exécutât ces folies, ne disait mot, bien aise que le roi en prit de l'inquiétude, comme à la fin il arriva.

Le roi en parla à Monsieur, et, sur ce qu'il le vit froid, lui reprocha sa faiblesse de ne savoir pas prendre autorité sur son fils. Monsieur alors se fâcha, et bien autant de résolution prise que de colère, il demanda au roi à son tour ce qu'il voulait faire de son fils à son âge; qu'il s'ennuyait de battre les galeries de Versailles et le pavé de la cour, d'être marié comme il l'était, et de demeurer tout nu vis-à-vis ses beaux-frères comblés de charges, de gouvernements, d'établissements et de rangs sans raison, sans politique et sans exemple; que son fils était de pire condition que tout ce qu'il y avait de gens en France de son âge qui servaient et à qui on donnait des grades bien loin de les en empêcher; que l'oisiveté était la mère de tout vice; qu'il lui était bien douloureux de voir son fils unique s'abandonner à la débauche, à la mauvaise compagnie et aux folies, mais qu'il lui était cruel de ne s'en pouvoir prendre à une jeune cervelle justement dépitée, et de n'en pouvoir accuser que celui qui l'y précipitait par ses refus. Qui fut bien étonné de ce langage si clair? ce fut le roi. Jamais il n'était arrivé à Monsieur de s'échapper avec lui à mille lieues près de ce ton, qui était d'autant plus fâcheux qu'il était appuyé de raisons sans réplique, auxquelles toutefois le roi ne voulait pas céder. Dans la surprise de cet embarras, il fut assez maître de soi pour répondre, non en roi, mais en frère. Il dit à Monsieur qu'il pardonnait tout à la tendresse paternelle. Il le caressa, il fit tout ce qu'il put pour le ramener par la douceur et l'amitié. Mais le point fatal était ce service pour le but du commandement en chef que Monsieur voulait, et que le roi par cette raison même ne voulait pas; raison qu'ils ne se disaient point l'un à l'autre, mais que tous deux comprenaient trop bien l'un de l'autre. Cette forte conversation fut longue et poussée, Monsieur toujours sur le haut ton et le roi toujours au rabais. Ils se séparèrent de la sorte, Monsieur outré, mais n'osant éclater, et le roi très piqué, mais ne voulant pas étranger Monsieur, et moins encore que leur brouillerie pût être aperçue.

Saint-Cloud, ou Monsieur passait les étés en grande partie, et où il alla plus tôt qu'à son ordinaire, les mit à l'aise en attendant un raccommodement, et Monsieur, qui vint depuis voir le roi et quelquefois dîner avec lui, y vint plus rarement qu'il n'avait accoutumé, et leurs moments de tête-à-tête se passaient toujours en aigreurs du côté de Monsieur; mais en public il n'y paraissait rien ou bien peu de chose, sinon que les gens familiers avec eux remarquaient des agaceries et des attentions du roi, et une froideur de Monsieur à y répondre, qui n'étaient dans l'habitude ni de l'un ni de l'autre. Cependant Monsieur qui vit bien que de tout cela il n'en résulterait rien de ce qu'il désirait, et que la fermeté du roi là-dessus ne se laisserait point affaiblir, jugea sagement par l'avis du maréchal de Villeroy, qui s'entremit fort dans tout cela, et surtout par ceux du chevalier de Lorraine et du marquis d'Effiat, qu'il ne fallait pas pousser le roi à bout et qu'il était temps d'arrêter les saillies de la conduite de M. son fils. Il le fit donc peu à peu, mais le coeur restant ulcéré, et toujours avec le roi de la même manière.

Les princes du sang ne servirent point non plus. Ce fut M. le Prince encore à qui le roi s'adressa pour faire entendre ce qu'il appelait raison à M. le Duc et à M. le prince de Conti; mais M. du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent comme lieutenants généraux en Flandre sous le maréchal de Boufflers.

Nyert, premier valet de chambre du roi, qui, sous prétexte de curiosité à son âge et dans son emploi, avait suivi le roi d'Espagne à Madrid, et qui y était demeuré pour y être spectateur des premiers temps de son arrivée, revint au bout de cinq mois, et entretint le roi fort longtemps, à plusieurs reprises, tête-à-tête. Mgr le duc de Bourgogne arriva aussi le mercredi 20 avril; il avait pris la poste à Lyon. Le roi l'attendit dans son cabinet; et en sortit au-devant de lui pour l'embrasser, puis lui fit embrasser Mme la duchesse de Bourgogne: c'était à trois heures après midi; il avait couché à Sens. M. le duc de Berry, qui n'avait pas pris la poste si loin, arriva quatre jours après.

Le roi eut presque en même temps la joie que la Suède, qui tenait de fort près les Moscovites et le roi de Pologne unis contre lui, et qui les avait battus en plusieurs rencontres et obtenu de grands avantages, reconnut le roi d'Espagne.

Ce même mois d'avril vit un exemple bien rare et bien respectable, auquel on ne devrait jamais donner lieu, et qui a été mal imité, et en mêmes cas et choses, depuis par plusieurs qui l'auraient dû. Le roi voulut remplir les deux places vacantes par la mort de M. de Noyon et par la promotion du cardinal de Coislin à la charge de grand aumônier de France et de l'ordre; et sans qu'aucun des deux prélats choisis le sussent ni personne, il nomma M. de Cosnac archevêque d'Aix, et M. Fortin de La Goguette archevêque de Sens.

Cosnac était un homme de qualité de Guyenne, qui avait fait grand bruit par son esprit et par ses intrigues autrefois, étant évêque de Valence et premier aumônier de Monsieur. Il s'était entièrement attaché à feu Madame, pour laquelle il a fait des choses tout à fait singulières. Il était son conseil et son ami de coeur, et le roi lui en savait gré. Il ne put pourtant refuser à Monsieur de le faire chercher et arrêter, sur ce qu'il avait disparu avec soupçon qu'il était allé se saisir de papiers qui inquiétaient la jalousie de Monsieur, pour les rendre à Madame, et que Monsieur voulait avoir. Madame, avertie par le roi, en donna aussitôt avis à M. de Valence, qui se cacha dans une auberge obscure à un coin de Paris. Mais Monsieur, secondé de ceux qui le gouvernaient, mit de telles gens en campagne qu'il fut découvert, et qu'un matin la maison fut investie. À ce bruit, l'évêque ne perdit point le jugement; il se mit tout aussitôt à crier la colique; et l'officier qui entra pour l'arrêter le trouva dans des contorsions étranges. L'évêque, sans disputer, comme un homme qui n'est occupé que de son mal, dit qu'il va mourir s'il ne prend un lavement sur l'heure; et qu'après qu'il l'aura rendu il obéira, et continue à crier de toute sa force. L'officier, qui n'eut pas la cruauté de l'emmener en cet état, se hâta d'envoyer quérir un lavement pour achever plus tôt sa capture, mais il déclara qu'il ne sortirait point de la chambre qu'avec le prélat. Le lavement vint, il le prit, et quand il fut question de le rendre, il se mit sur un large pot dans son lit sans en sortir. Il avait ses raisons pour un si bizarre manège. Les papiers qu'on lui voulait prendre étaient avec lui dans son lit, parce que depuis qu'il les avait il ne les quittait point. En rendant son lavement, il les mit adroitement par-dessous sa couverture au fond du pot, et opéra par-dessus, de façon à n'en être plus en peine. S'en étant défait de cette façon, il dit qu'il se trouvait fort soulagé, et se mit à rire comme un homme qui se sent revenir de la mort à la vie après de cruelles douleurs, mais en effet de son tour de souplesse, et de ce que cet officier si vigilant n'aurait que la puanteur de sa selle, avec laquelle les papiers furent jetés au privé. Le prélat, qui était travesti et qui n'avait point là d'autres habits à prendre, fut conduit au Châtelet, et là écroué sous le faux nom qu'il avait pris; mais comme on ne trouva rien et qu'on n'en eut que la honte, il fut délivré deux jours après, avec beaucoup d'excuses et quelques réprimandes de son travestissement, qui, se disait-on, l'avait fait méconnaître. Madame se trouva plus délivrée que lui, et comme le roi en fut fort aise, le prélat ne fit que secouer les oreilles, et fut le premier à rire de son aventure [32] .

Une autre fois, quelque diable fit une satire cruelle sur Madame, le comte de Guiche, etc., et la fit imprimer en Hollande. Le roi d'Angleterre, qui en eut promptement avis, en avertit Madame, qui s'en ouvrit aussitôt à M. de Valence. « Laissez-moi faire, lui dit-il, et ne vous mettez en peine de rien; » et s'en va. Madame après qui lui demande ce qu'il pense faire, il ne répond point et disparaît. De plusieurs jours on n'en entend point parler. Voilà Madame bien en peine. En moins de quinze jours Madame le voit entrer dans son cabinet; elle s'écrie et lui demande ce qu'il est devenu et d'où il vient. « De Hollande, répond-il, où j'ai porté de l'argent, acheté tous les exemplaires et l'original de la satire, fait rompre les planches devant moi, et rapporté tous les exemplaires, pour vous mettre hors de toute inquiétude et vous donner le plaisir de les brûler. » Madame fut ravie, et en effet tout fut fidèlement brûlé, et il n'en est pas demeuré la moindre trace. Il y en aurait mille à raconter.

Personne n'avait plus d'esprit ni plus présent ni plus d'activité, d'expédients et de ressources, et sur-le-champ. Sa vivacité était prodigieuse; avec cela très sensé, très plaisant en tout ce qu'il disait sans penser à l'être, et d'excellente compagnie. Nul homme si propre à l'intrigue, ni qui eût le coup d'oeil plus juste; au reste peu scrupuleux, extrêmement ambitieux, mais avec cela haut, hardi, libre; et qui se faisait craindre et compter par les ministres. Cet ancien commerce intime de Madame dans beaucoup de choses, dans lequel le roi était entré, lui avait acquis une liberté et une familiarité avec lui qu'il sut conserver et s'en avantager toute sa vie. Il se brouilla bientôt avec Monsieur après la mort de Madame, pour laquelle il avait eu force prises avec lui et avec ses favoris. Il vendit sa charge à Tressan, évêque du Mans, autre ambitieux, intrigant de beaucoup d'esprit, mais dans un plus bas genre, et n'en fut que mieux avec le roi, qui lui donna des abbayes et enfin l'archevêché d'Aix, où il était maître de la Provence.

L'autre prélat était tout différent: c'était un homme sage, grave, pieux, tout appliqué à ses devoirs et à son diocèse, dont tout était réglé, rien d'outré, que son mérite avait sans lui fait passer de Poitiers à Sens, aimé et respecté dans le clergé et dans le monde, et fort considéré à la cour. Il était fort attaché à mon père, était demeuré extrêmement de mes amis, et n'avait pas oublié que mon père avait fait le sien major de Blaire, qui fut le commencement de leur fortune, qui avait poussé La Hoguette, petit-fils de celui-là et fils du frère de l'archevêque, à être premier sous-lieutenant des mousquetaires noirs et lieutenant général fort distingué. Il fut tué aux dernières campagnes de la dernière guerre d'Italie, avait épousé une femme fort riche, fort dévote, fort glorieuse, fort dure, sèche et avare, dont une seule fille, qui devait être et fut en effet un grand parti. C'était donc de quoi le rehausser que ce cordon bleu à son grand-oncle paternel, et le tenter de ne pas faire à cette nièce à marier la honte et le dommage d'un refus. Mais la vérité fut plus forte en lui; il répondit avec modestie qu'il n'était pas en état de faire des preuves, et refusa avec beaucoup de respect et de reconnaissance. Ces Fortin en effet n'étaient rien du tout, et c'est au plus si ce major de Blaye avait été anobli. Ce n'est pas que M. de Sens ne sentit le poids de ce refus. Quoique savant, appliqué, à la tête des affaires temporelles et ecclésiastiques du clergé, il était aussi homme du monde, voyait chez lui, à Fontainebleau qui est du diocèse de Sens, la meilleure compagnie de la cour. Il y donnait à dîner tous les jours; grands seigneurs, ministres, tout y allait hors les femmes; et très souvent les soirs, qu'il ne soupait jamais, compagnie distinguée et choisie à causer avec lui, et à Paris, quelques mois d'hiver, toujours dans les meilleures maisons; mais il ne voulait point dérober les grâces ni se donner pour autre qu'il était.

Ce refus embarrassa le roi, qui l'avait déclaré en plein chapitre; il l'aimait, et ce trait ne le lui fit qu'estimer davantage. Il lui fit donc l'honneur de lui écrire lui-même, et après l'avoir loué, il lui manda qu'étant publiquement nommé, il faudrait en trouver un autre à sa place, ce qui ne se pouvait sans alléguer la cause de son refus; qu'il acceptât donc hardiment sur sa parole; que les commissaires de ses preuves ne lui en demanderaient jamais; qu'au prochain chapitre il ordonnerait de passer outre à l'admission en attendant les preuves; qu'il serait reçu tout de suite, et que de preuves après il ne s'en parlerait jamais. Le roi eut la bonté de lui représenter l'intérêt de sa famille, aux dépens de laquelle il ne devait pas faire une action, belle pour lui, mais qui la noterait pour toujours, et d'ajouter qu'il désirait qu'il acceptât et qu'il prenait tout sur lui. Si quelque chose peut flatter et tenter au delà des forces, il faut convenir que c'est une lettre aussi complète; mais rien ne put ébranler l'humble attachement de ce prélat aux règles et à la vérité. Après s'être répandu comme il devait en actions de grâces, il répondit qu'il ne pouvait mentir, ni par conséquent fournir de preuves; qu'il ne pouvait aussi se résoudre à être cause que, par un excès de bonté, le roi manquât au serment qu'il avait fait à son sacre de maintenir l'ordre et ses statuts; que celui qui obligeait aux preuves était de ceux dont le souverain, grand maître, ne pouvait dispenser, et que ce serait lui faire violer son serment que d'être reçu sans preuves préalables, sur la certitude de les faire après, quand il savait que sa condition lui en ôtait le moyen; et il finit une lettre d'autant plus belle qu'il n'y avait ni fleurs ni tours, mais de la vérité, de l'humilité et beaucoup de sentiment, par supplier le roi d'en nommer un autre, et de ne point craindre d'en dire la raison, puisqu'il le fallait. Cette grande action fut universellement admirée, et ajouta encore à la considération du roi et au respect de tout le monde.

Son refus commençait à transpirer lorsque le roi assembla un autre chapitre pour nommer M. de Metz à sa place, par amitié pour le cardinal de Coislin son oncle, qui ne s'y attendaient ni l'un ni l'autre. Le roi déclara le refus de M. de Sens, voulut bien parler de ce qu'il lui avait offert, et fit son éloge. Il n'y eut personne dans le chapitre qui ne le louât extrêmement; mais, sans louanges, M. de Marsan fit mieux que pas un, et tint là le meilleur propos de toute sa vie : « Sire, dit-il au roi tout haut, cela mériterait bien que Votre Majesté changeât le bleu en rouge. » Tout y applaudit comme par acclamation, et à la fin du chapitre, tous louèrent et remercièrent M. de Marsan.

Tallart, qui ne faisait qu'arriver d'Angleterre, eut le gouvernement du pays de Foix, et d'autres petites charges à vendre, et fut déclaré chevalier de l'ordre, pour être reçu à la Pentecôte avec les deux prélats. Il parut fort content, mais le duché d'Harcourt émoussait fort la joie de ces faveurs. À un mois de là il perdit sa femme, du nom de Groslée, fille de Virville, qui avait été longtemps capitaine de gendarmerie. C'était une femme fort d'un certain monde à Paris, dont la réputation était médiocre, et qui ne partageait en rien avec son mari: elle n'allait jamais à la cour et ils ne vivaient comme point ensemble.

La duchesse d'Arpajon, soeur de Beuvron, et Mme d'Hauterive, ci-devant duchesse de Chaulnes, et soeur du maréchal de Villeroy, moururent en même temps. J'ai tant parlé d'elles que je n'ai rien à y ajouter.

Mme de Bournonville qui, faute de tabouret, très mal à propos prétendu, n'allait point à la cour, et s'en dépiquait à Paris par ses charmes, mourut fort jeune aussi. Elle était soeur du second lit de M. de Chevreuse, et son mari cousin germain de la maréchale de Noailles. Elle laissa un fils et une fille forts enfants. Le père de Mme de Noailles, frère du sien, avait été duc à brevet après son père. Le père de M. de Bournonville était l'aîné, et eut de grands emplois en Espagne, où il mourut. Le cadet, père de Mme de Noailles, s'attacha à la France, et y eut des charges considérables. Le brevet du duc lui fut renouvelé. Ils ne sont point héréditaires; ainsi M. de Bournonville, dont il s'agit ici, n'y avait pas ombre de droit.

Segrais, poète français illustre, élevé chez Mademoiselle, fille de Gaston, et retiré à Caen dans le sein des belles-lettres, était mort fort vieux auparavant.

La France perdit le plus grand homme de mer, de l'aveu des Anglais et des Hollandais, qui eût été depuis un siècle, et en même temps le plus modeste. Ce fut le maréchal de Tourville, qui n'avait pas encore soixante ans. Il ne laissa qu'un fils, qui promettait, et qui fut tué dès sa première campagne, et une fille fort jeune. Tourville possédait en perfection toutes les parties de la marine, depuis celle du charpentier jusqu'à celles d'un excellent amiral. Son équité, sa douceur, son flegme, sa politesse, la netteté de ses ordres, les signaux et beaucoup d'autres détails particuliers très utiles qu'il avait imaginés, son arrangement, sa justesse, sa prévoyance, une grande sagesse aiguisée de la plus naturelle et de la plus tranquille valeur, tout contribuait à faire désirer de servir sous lui, et d'y apprendre. Sa charge de vice-amiral fut donnée à Châteaurenauld, qui était lors en Amérique pour en ramener les galions.

L'Allemagne à son tour perdit un homme moins nécessaire et plus vieux, mais qui s'était immortalisé par la défense de Vienne, dont il était gouverneur, assiégée par les Turcs, le célèbre comte de Staremberg, qui était président du conseil de guerre, la plus belle et la plus importante charge de la cour de l'empereur.

Le roi d'Angleterre, qui n'oubliait rien pour redresser promptement son ancienne grande alliance et la bien organiser contre nous, avait peine à rajuster ensemble tant de pièces une fois désunies et à trouver les fonds nécessaires à ses projets, dans la disette d'argent où l'empereur se trouvait. Il tâchait donc d'amuser toujours le roi des flatteuses espérances d'une tranquillité que tout démentait. Pour tenir toujours tout en suspens en attendant que ses machines fussent tout à fait prêtes, il avait engagé les Hollandais, qu'il gouvernait pleinement à reconnaître le roi d'Espagne, et à la fin, il le reconnut aussi, tellement que ce prince le fut de toute l'Europe, excepté de l'empereur. Quoique le roi goûtât extrêmement des démarches si précises en faveur de la paix, il ne laissait pas de se préparer puissamment; et comme il disposait de l'Espagne comme de la France, elle ne perdait pas de temps aussi à se mettre en état de bien soutenir la guerre. Le comte d'Estrées était dans la Méditerranée. Le roi d'Espagne le fit capitaine général de la mer, qui répond à la charge qu'il avait ici, tellement qu'il commanda également aux forces navales des deux couronnes. Ce prince, en même temps excité par Louville, dépêcha un courrier au duc de Beauvilliers, avec la patente d'une grandesse de la première classe pour lui et pour les siens, mâles et femelles. Le duc, qui n'y avait pas songé, et qui, comme ministre d'État et comme ayant été gouverneur du roi d'Espagne, ouvrait librement les lettres qu'il recevait de ce prince, trouvant cette patente et une lettre convenable au sujet qui lui en donnait la nouvelle, les porta au roi l'une et l'autre, qui approuva fort cette marque de sentiment du roi son petit-fils, et qui ordonna à M. de Beauvilliers de l'accepter.

Presque en même temps le mariage du roi d'Espagne fut déclaré avec la seconde fille de M. de Savoie, soeur cadette de Mme la duchesse de Bourgogne, pour qui ce fut une grande joie comme un grand honneur et un grand avantage à M. son père, d'avoir pour gendres les deux premiers et plus puissants rois de l'Europe. Le roi crut fixer ce prince dans ses intérêts par de si hautes alliances redoublées et par la confiance du commandement général en Italie.

Le roi aussi, pour mieux cimenter l'union des deux couronnes et des deux nations, convint avec le roi d'Espagne que les grands d'Espagne auraient désormais en France le rang, les honneurs, le traitement et les distinctions des ducs; et que réciproquement les ducs de France auraient en Espagne le rang, les honneurs, le traitement, et les distinctions qu'y ont les grands. Rien de mieux ni de plus convenable, si on s'en était tenu là. On verra en son lieu ce que quelques grands d'Espagne en pensèrent, et l'abus étrange d'une si sage convention.

L'abbé de Polignac qui, depuis son arrivée de Pologne, était demeuré exilé en son abbaye de Bonport, près le Pont-de-l'Arche, eut permission de revenir à Paris et à la cour. Torcy son ami, et bien des gens qui s'intéressaient en lui avaient travaillé en sa faveur.

Le duc de Popoli, frère du cardinal Canteloni archevêque de Naples, y retournant d'Espagne, fut présenté au roi par l'ambassadeur d'Espagne. C'est une maison ancienne et illustre qui est puissante à Naples, et le cardinal Canteloni avait très bien fait pour le roi d'Espagne. Le roi traita donc fort bien le duc de Popoli, et si bien, que ce seigneur, qui désirait fort l'ordre et qui avait pris ses précautions sur cela avant de quitter Madrid, se crut en état de le pouvoir demander. Le roi le lui promit, et lui dit qu'il lui en coûterait un voyage, parce qu'il serait bien aise de le revoir; et qu'il voulait le recevoir lui-même. Nous lui verrons faire une grande fortune en Espagne, et il donnera lieu d'en parler plus d'une fois. Il fut très peu ici et s'en alla à Naples.

La Touane et Saurion, trésoriers de l'extraordinaire des guerres, culbutèrent et firent banqueroute. Ils en avertirent Chamillart, qui par l'examen de leurs affaires, la trouva de quatre millions. On les mit à la Bastille; le roi prit ce qu'il leur restait, et se chargea de payer les dettes pour conserver son crédit à l'entrée d'une grosse guerre, pour laquelle cette faillite ne fut pas de bon augure. On en fut fort surpris par le soin avec lequel ils avaient soutenu et caché leur désordre jusqu'à rien plus sous la sérénité et le luxe des financiers.

Suite
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Voy., les Mémoires de Daniel de Cosnac, publiés par la Société de l'Histoire de France (2 vol. in-8, Paris, 1852).