CHAPITRE XI.

1701

Dangereuse maladie de Mme la duchesse de Bourgogne. — Malice du roi à M. de Lauzun. — Spectacle singulier chez Mme la duchesse de Bourgogne convalescente. — Mort de Saint-Herem; singularité de sa femme. — Mort de la maréchale de Luxembourg. — Mort de Mme d'Épernon, carmélite. — Mort du marquis de Lavardin. — Villars de retour de Vienne, et d'Avaux de Hollande. — Matignon gagne un grand procès contre un faussaire. — Villeroy en Italie. — M. de Savoie à l'armée. — Combat de Chiari. — Étrange mortification du maréchal de Villeroy par M. de Savoie. — Villeroy et Phélypeaux fort brouillés. — Frauduleuse inaction en Flandre. — Castel Rodrigo ambassadeur à Turin pour le mariage, et grand écuyer de la reine. — San-Estevan del Puerto majordome-major de la reine. — Choix, fortune et caractère de la princesse des Ursins, camarera-mayor de la reine. — Mme des Ursins évite Turin. — Légat a latere à Nice vers la reine d'Espagne. — Philippe V proclamé aux Indes, va en Aragon et à Barcelone. — Louville chef de la maison française du roi d'Espagne et gentilhomme de sa chambre. — La reine d'Espagne, charmante, va par terre en Catalogne. — Épouse de nouveau le roi à Figuères. — Scène fâcheuse. — Ducs d'Arcos et de Baños à Paris, puis en Flandre.

Mme la duchesse de Bourgogne, qui, par ses caresses, son enjouement, sa soumission, ses attentions continuelles à plaire au roi et à Mme de Maintenon, qu'elle appelait toujours sa tante, leur avait entièrement gagné le coeur, et usurpé une familiarité qui les amusait, pour s'être baignée imprudemment dans la rivière après avoir mangé beaucoup de fruit, tomba dans une grande fièvre vers les premiers jours d'août, comme on était sur le point d'aller à Marly. Le roi, dont l'amitié n'allait pas jusqu'à la contrainte, ne voulut ni retarder son voyage ni la laisser à Versailles. Le mal augmenta à tel point qu'elle fut à l'extrémité. Elle se confessa deux fois, car en huit jours elle eut une dangereuse rechute. Le roi, Mme de Maintenon, Mgr le duc de Bourgogne étaient au désespoir et sans cesse auprès d'elle. Enfin elle revint à la vie à force d'émétique, de saignées et d'autres remèdes. Le roi voulut retourner à Versailles au temps qu'il l'avait résolu et ce fut avec toutes les peines du monde que les médecins de Mme de Maintenon l'arrêtèrent encore huit jours, au bout desquels il fallut partir. Mme la duchesse de Bourgogne fut longtemps si faible qu'elle se couchait les après-dînées, où ses dames et quelques privilégiées faisaient un jeu pour l'amuser. Bientôt il s'y en glissa d'autres, et incontinent après toutes celles qui avaient de l'argent pour grossir le jeu. Mais pas un homme n'y entra que les grandes entrées [37] avec le roi, qui y allait le matin et les après-dînées pendant ce jeu, en sortant ou rentrant de la chasse ou de la promenade.

M. de Lauzun, à qui, à son retour en ramenant la reine d'Angleterre, les grandes entrées avaient été rendues, et qui alors les avait seul sans charge qui les donne, suivit un jour le roi chez Mme la duchesse de Bourgogne. Un huissier ignorant et fort étourdi le fut tirer par la manche et lui dit de sortir. Le feu lui monta au visage, mais, peu sur du roi, il ne répondit rien et s'en alla. Le duc de Noailles, qui par hasard avait le bâton ce jour-là, s'en aperçut le premier et le dit au roi, qui malignement ne fit qu'en rire et eut encore le temps de se divertir à voir Lauzun passer la porte. Le roi se permettait rarement les malices, mais il y avait des gens pour lesquels il y succombait, et M. de Lauzun, qu'il avait toujours craint et jamais aimé depuis son retour, en était un. La duchesse du Lude, qui en fut avertie, entra en grand émoi. Elle craignait fort Lauzun, ainsi que tout le monde, mais elle craignait encore plus les valets, tellement qu'au lieu d'interdire l'huissier elle se contenta de l'envoyer le lendemain matin demander pardon de sa sottise à Lauzun, qui ne fut que plus en colère d'une si légère satisfaction. Cependant le roi, content de s'être diverti un moment à ses dépens, lui fit une honnêteté le lendemain à son petit lever sur son aventure, et l'après-dînée l'envoya chercher pour qu'il le suivît chez Mme la duchesse de Bourgogne.

Le spectacle y était particulier pour un lieu de pleine cour, puisque toutes les dames y entraient et y étaient en grand'nombre, et qu'il n'y avait que les hommes d'exclus. À une ruelle était le jeu et tout ce qu'il y avait de daines; à l'autre, au chevet du lit, Mme de Maintenon dans un grand fauteuil; à la quenouille du pied du lit, du même côté, vis-à-vis de Mme de Maintenon, le roi sur un ployant; autour d'eux les dames familières et privilégiées, à les entretenir, assises ou debout selon leur rang, excepté Mme d'Heudicourt, qui était auprès du roi sur un petit siège tout bas et presque à ras de terre, parce qu'elle ne pouvait se tenir sur ses hautes et vieilles jambes; et tous les jours cet arrangement était pareil, qui ne laissa pas de surprendre et de scandaliser assez pour qu'on ne pût s'accoutumer à ce fauteuil public de Mme de Maintenon.

Le bonhomme Saint-Herem mourut à plus de quatre-vingts ans, chez lui, en Auvergne, où il s'était avisé d'aller. Il avait été grand louvetier, et avait vendu à Heudicourt pour le recrépir, lorsque le maréchal d'Albret lui fit en 1666 épouser sa belle et chère nièce de Pons, et il en avait acheté la capitainerie, etc., de Fontainebleau. Tout le monde l'aimait, et M. de La Rochefoucauld reprocha au roi en 1688 de ne l'avoir pas fait chevalier de l'ordre. Il était Montmorin, et le roi le croyait un pied plat, parce qu'il était beau-frère de Courtin, conseiller d'État, avec qui le roi l'avait confondu. Ils avaient épousé les deux soeurs. Le roi, quoique avisé sur sa naissance, ne l'a pourtant point fait chevalier de l'ordre, quoiqu'il en ait fait plusieurs depuis. Cette Mme de Saint-Herem était la créature du monde la plus étrange dans sa figure et la plus singulière dans ses façons. Elle se grilla une fois une cuisse au milieu de la rivière de Seine, auprès de Fontainebleau, où elle se baignait; elle trouva l'eau trop froide, elle voulut la chauffer, et pour cela elle en fit bouillir quantité au bord de l'eau qu'elle fit verser tout auprès d'elle et au-dessus, tellement qu'elle en fut brûlée à en garder le lit, avant que cette eau pût être refroidie dans celle de la rivière. Quand il tonnait, elle se fourrait à quatre pattes sous un lit de repos, puis faisait coucher tous ses gens dessus, l'un sur l'autre en pile, afin que si le tonnerre tombait il eût fait son effet sur eux avant de pénétrer jusqu'à elle. Elle s'était ruinée elle et son mari qui étaient riches, par imbécillité, et il n'est pas croyable ce qu'elle dépensait à se faire dire des évangiles sur la tête.

La meilleure aventure, entre mille, fut celle d'un fou, qui, une après-dînée que tous ses gens dînaient, entra chez elle à la place Royale, et, la trouvant seule dans sa chambre, la serra de fort près. La bonne femme, hideuse à dix-huit ans, mais qui était veuve et en avait plus de quatre-vingts, se mit à crier tant qu'elle put. Ses gens à la fin l'entendirent, et la trouvèrent, ses cottes troussées, entre les mains de cet enragé, qui se débattait tant qu'elle pouvait. Ils l'arrêtèrent et le mirent en justice, pour qui ce fut une bonne gorge chaude, et pour tout le monde qui le sut et qui s'en divertit beaucoup. Le fou fut trouvé l'être, et il n'en fut autre chose que le ridicule d'avoir donné cette histoire au public. Son fils avait la survivance de Fontainebleau. Le roi leur donna quelque pension, car ils étaient fort mal dans leurs affaires. Ce fils était un très galant homme et fort de mes amis. Parlant de Fontainebleau, ce fut cette année qu'on doubla la galerie de Diane, ce qui donna de beaux appartements, et, au-dessus, quantité de petits.

La maréchale de Luxembourg finit sa triste et ténébreuse vie dans son château de Ligny, où M. de Luxembourg l'avait tenue presque toute sa vie sans autre cause que d'être importuné d'elle, après en avoir tiré sa fortune, en grands biens et en dignité, comme je l'ai expliqué en son temps, et qui elle était. Elle n'avait presque jamais demeuré à Paris, où pourtant j'eus une fois en ma vie la fortune de me rencontrer auprès d'elle à un sermon. On me dit qui elle était et à elle qui j'étais, et tout aussitôt elle m'entreprit sur notre procès de préséance en attendant le prédicateur. Je me défendis d'abord avec le respect et la modestie qu'on doit à une femme, puis voyant le toupet s'échauffer, je me tus et me laissai quereller, mais fortement, sans dire une parole. Il est vrai que je trouvai le temps long en attendant le prédicateur, et que je me sentis bien soulagé lorsque je le vis paraître. Mme de Luxembourg ressemblait d'air, de visage et de maintien à ces grosses vilaines harengères qui sont dans un tonneau avec leur chaufferette sous elles. Elle avait été fort maltraitée, fort méprisée, et avait passé sa vie dans une triste solitude à Ligny, où son mari lui donnait peu de ses nouvelles.

Mme d'Épernon mourut aussi aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, dans une éminente sainteté. Elle était petite-fille et le seul reste de ce fameux duc d'Épernon, et fille du second et dernier duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie après son père et gouverneur de Guyenne, et de sa première femme, bâtarde d'Henri IV et de la marquise de Verneuil, soeur du duc de Verneuil. Mme d'Épernon, par la mort de ce galant duc de Candale, son frère qui mourut à la fleur de son âge colonel général de l'infanterie, en survivance de son père, et général de l'armée de Catalogne, hérita de son père de la dignité de duchesse d'Épernon, mais renonça à l'éclat de ce grand héritage, et aux plus grands, partis qui la voulurent épouser, pour faire profession aux Carmélites, dans un âge où elle avait vu et connu le monde et tout ce qu'il avait d'attrayant pour elle. La reine, Mme la Dauphine et Mme la duchesse de Bourgogne, allant de temps en temps aux Carmélites, étaient toujours averties par le roi de la demander et de la faire asseoir. Elle répondait modestement qu'elle n'était plus que carmélite, et qu'en se la faisant elle avait renoncé à tout, et il ne fallait pas moins que l'autorité de ces princesses pour la faire asseoir, elle et Mme de La Vallière, à leur grand regret.

M. de Lavardin, lieutenant général de Bretagne, si connu par l'étrange ambassade où il se fit excommunier par Innocent XI, sans avoir jamais pu obtenir audience de lui, mourut à cinquante-cinq ans. Il était chevalier de l'ordre. C'était un gros homme extrêmement laid, de beaucoup d'esprit et fort orné, et d'une médiocre conduite. Il avait épousé en premières noces une soeur du duc de Chevreuse, dont il n'eut que Mme de La Châtre. Il s'était remarié à la soeur du duc et du cardinal de Noailles, dont il était veuf. Il en laissa une fille et un fils jeunes, auquel il défendit au lit de la mort, sous peine de sa malédiction, d'épouser jamais une Noailles, et le recommanda ainsi au cardinal de Noailles son beau-frère. Nous verrons dans la suite qu'il fut mal obéi, mais que sa malédiction n'eut que trop son effet. On l'accusait d'être fort avare, difficile à vivre, et d'avoir hérité de la lèpre des Rostaing, dont était sa mère. Il disait que de sa vie il n'était sorti de table sans appétit, et assez pour bien manger encore. Sa goutte, sa gravelle, et l'âge où il mourut, ne persuadèrent personne d'imiter son régime.

Villars, envoyé du roi à Vienne, parut à Versailles, le 20 août, qui rendit compte de tous les efforts que l'empereur faisait pour la guerre. Il avait laissé président du conseil de guerre, à la place du fameux comte de Staremberg, qui avait défendu Vienne et qui est la plus grande charge et la plus puissante de la cour de Vienne, ce même comte de Mansfeld qui, pendant son ambassade en Espagne, s'était servi de la comtesse de Soissons, mère du prince Eugène, pour empoisonner la reine d'Espagne, fille de Monsieur, et qui s'enfuit aussitôt après sa mort. D'Avaux, notre ambassadeur en Hollande, lassé de toutes les amusettes avec lesquelles on le menait, salua le roi le lendemain. Le roi Guillaume était arrivé à la Haye, après avoir tiré de son parlement tout ce qu'il avait voulu pour nous faire la guerre, et rien de tout ce qu'il en désirait d'ailleurs; il ne tint pas à lui, malgré sa harangue à ce parlement, de retenir encore d'Anaux à la Haye, à qui il dit lorsqu'il en prit congé, qu'en l'état où il le voyait il était aisé de juger qu'il ne souhaitait point la guerre, mais que, si le roi la lui commençait, il emploierait le peu de vie qui lui restait à défendre ses sujets et ses alliés. Pouvait-on, pour un habile homme, pousser la dissimulation plus loin et plus gratuitement, lui qui était l'âme, le boute-feu, et le constructeur de cette guerre? Il avait alors les jambes ouvertes, il ne pouvait marcher sans le secours de deux écuyers, et il fallait le mettre entièrement à cheval, et prendre ses pieds pour les mettre dans les étriers. Aussi ne comptait-il pas apparemment de commander d'armée, mais bien de tout diriger de son cabinet. Le lendemain, 22 août, Zinzendorf, envoyé de l'empereur, prit congé du roi, et s'en retourna à Vienne. C'est le même qui y a fait depuis une si grande fortune, chancelier de la cour, c'est-à-dire ministre des affaires étrangères, conseiller de conférences, c'est-à-dire ministre d'État, et il n'y en a que trois, au plus quatre, chevalier de la Toison d'or, et des millions, et voir son fils cardinal tout jeune et évêque d'Olmütz.

Matignon avait alors une très fâcheuse affaire. Un va-nu-pieds lui fit un procès au parlement de Rouen, et y produisit des pièces qui mirent Matignon au moment d'être condamné à lui payer un million deux cent mille livres, malgré tout son crédit dans la province, soutenu de celui de Chamillart. Ce procès dura longtemps, et ce va-nu-pieds avait tant d'argent et de recommandations qu'il voulait de tous les dévots et dévotes, à force de crier à l'oppression; à la fin, les pièces furent reconnues fausses, il avoua tout et fut pendu.

Vaudemont, fut satisfait d'avoir le maréchal de Villeroy en Italie, ce fut un nouveau crève-cœur pour Tessé, d'autant plus grand qu'il n'espéra plus de bricoles pour arriver au commandement de l'armée, et qu'il n'y avait pas moyen de se jouer à ce nouveau général comme avec Catinat, avec lequel ses démêlés devinrent scandaleux à l'armée, et firent ici beaucoup de bruit. Il n'y eut souplesses qu'il ne fit à Villeroy pour le mettre de son côté. Catinat reçut cette mortification en philosophe, et fit admirer sa modération et sa vertu. La tranquillité avec laquelle il remit le commandement au maréchal de Villeroy, et la conduite qu'il tint après à l'armée la lui ramena. On s'y souvint enfin des lauriers qu'il avait cueillis en Italie. On n'en trouvait aucuns chez Villeroy. Les manèges, l'ingratitude, le succès de Tessé révoltèrent. Mais ce fut tout. Tessé, venu seul avec son fils et un aide de camp au secours de Saint-Frémont, à Carpi, au lieu de se faire suivre par tout son quartier, ou du moins de l'envoyer chercher après avoir vu de quoi il était question, fut fort accusé d'avoir voulu laisser rompre le cou à Saint-Frémont, et donne lieu à un passage des Impériaux au milieu de tous les postes de l'armée, qui, pour garder inutilement un trop grand pays, étaient trop nombreux, se pouvaient trop peu entre-secourir; et dispersaient trop l'armée. C'est ce dont Tessé se plaignait aux dépens de Catinat, comme si Vaudemont n'en eût pas été de moitié; mais ces plaintes et les souterrains de Tessé firent tant d'effet à Paris et à la cour, que personne n'osait défendre Catinat, et que ses parents du parlement cessèrent quelque temps d'y aller pour éviter les discours trop désagréables dont ils étaient assaillis. Catinat offrit sa maison et ses équipages à Villeroy, en attendant les siens, mais il fut descendre chez son ami Vaudemont, qui le reçut avec les grâces et la magnificence d'un homme qui sent le besoin qu'il a d'un autre, et qui connaît les moyens de l'aveugler. En effet, il en fit tout ce qu'il voulut, et eut de plus en lui un favori du roi, et un ami du ministre tout occupé à le faire valoir.

Tessé ne pouvant abattre Villeroy, espéra une part principale dans sa confiance, et par lui, aidé de Vaudemont et appuyé du généralissime, se donner un crédit et une autorité principale dans l'armée. Mais son débordement sur Catinat donna des soupçons, puis de la jalousie à Villeroy, qui le traita plus sèchement, et M. de Savoie même ne put s'empêcher d'en parler publiquement à Tessé d'une manière assez forte, qui lui rabattit fort le ton. On disputa sur la conduite de Catinat sans femme ni enfants, et libre par conséquent de se retirer pour n'entendre jamais parler de cour ni de guerre, ou de demeurer, comme il fit, à l'armée, ne se mêlant presque de rien avec une rare modestie.

M. de Savoie enfin la joignit avec ses troupes après de longs délais, et très suspects. Son arrivée ne changea rien à l'exactitude avec laquelle les ennemis étaient avertis de tous les desseins, de toutes les mesures, et des moindres mouvements qui se faisaient dans notre armée. L'intelligence entre lui et Vaudemont fut parfaite. Le besoin d'un gouverneur du Milanais aussi soutenu que l'était, Vaudemont du temps du feu roi d'Espagne, l'avait commencée par les plus grandes avances, jusque-là que M. de Savoie l'alla rencontrer en chemin lorsqu'il arriva dans le Milanais, et qu'il lui donna l'Altesse : au fond, quoique français de parti en apparence, leurs liaisons fondamentales étaient les mêmes à l'un et à l'autre. M. de Savoie, quoique peu content de l'empereur, qui ne lui avait pas tenu tout ce qu'il lui avait promis, ni du roi Guillaume, qui l'avait fort maltraité, pour s'être détaché d'eux par le traité de Turin, ne voyait qu'avec un extrême regret la monarchie d'Espagne devenue française, et lui enfermé entre le grand-père et le petit-fils, par le Milanais et la France. Il ne se prêtait donc que pour tirer parti de ce qu'il ne pouvait empêcher, et il désirait avec ardeur le rétablissement de l'empereur en Italie; comme il ne parut que trop tôt. En attendant, il parut faire avec soin toutes les fonctions de généralissime.

Les armées cependant s'approchaient, celle des Impériaux gagnant toujours du terrain, et elles en vinrent au point que ce fut à qui s'emparerait les premiers du poste de Chiari. Le prince Eugène fut le plus diligent. C'était un gros lieu fermé de murailles, sur un tertre imperceptible, mais qui dérobait la vue de ce qui était derrière, au bas d'un ruisseau qui coulait tout auprès. M. de Savoie, trop bon général pour tomber dans la même faute que le maréchal d'Humières avait faite à Valcourt, l'imita pourtant de point en point, et avec un plus fâcheux succès, parce qu'il s'y opiniâtra davantage. Il fit attaquer ce poste le 1er septembre, par huit brigades d'infanterie. Il augmenta toujours, et s'exposa extrêmement lui-même pour gagner estime et confiance, et montrait qu'il y allait avec franchise; mais il attaquait des murailles et une armée entière qui rafraîchissait toujours, tellement qu'après avoir bien fait tuer du monde il fallut se retirer honteusement. Cette folie dans un prince qui savait le métier de la guerre, et à qui le péril personnel ne coûtait rien, fut dès lors très suspecte. Villeroy s'y montra fort partout, et Catinat, sans se mêler de rien, sembla y chercher la mort, qui n'osa l'atteindre. Nous y perdîmes cinq ou six colonels peu marqués, et quantité de monde, et eûmes force blessés. Cette action, où la valeur française parut beaucoup, étonna fort notre armée, et encouragea beaucoup celle des ennemis, qui firent à peu près tout ce qu'ils voulurent le reste de la campagne. Nos troupes étaient si accoutumées, dès qu'on en envoyait dehors, à rencontrer toujours le double d'Impériaux bien avertis qui les attendaient, que la timidité s'y mit, et que les troupes de M. de Vaudemont surent bien dire plus d'une fois qu'elles ne savaient encore qui de l'archiduc ou du duc d'Anjou était leur maître, et qu'il en fallut enfermer entre les nôtres.

Dans la fin de cette campagne, les grands airs de familiarité que le maréchal de Villeroy se donnait avec M. de Savoie lui attirèrent un cruel dégoût, pour ne pas dire un affront. M. de Savoie, étant au milieu de tous les généraux et de la fleur de l'armée, ouvrit sa tabatière en causant et allant prendre une pincée de tabac, le maréchal de Villeroy qui se trouva auprès de lui allonge la main et prend dans la tabatière sans mot dire. M. de Savoie rougit; et à l'instant renverse sa tabatière par terre, puis la donne à un de ses gens à qui il dit de lui rapporter du tabac. Le maréchal ne sut que devenir, et but sa honte sans oser proférer une parole, M. de Savoie continuant toujours la conversation qu'il n'interrompit même que par ce seul mot pour avoir d'autre tabac.

La vanité du maréchal de Villeroy eut à souffrir de la présence de Phélypeaux, ambassadeur auprès de M. de Savoie, qui le suivit à l'armée. Par ce caractère il avait la même garde, les mêmes saluts et tous les mêmes honneurs militaires que le général de l'armée du roi, et il avait de plus la préférence du logement et de la marche de ses équipages, comme il avait aussi le pas sur lui partout. Cela était insupportable au maréchal dans un homme comme Phélypeaux, qui, était à peine lieutenant général, et Phélypeaux, qui avait de l'esprit comme cent diables, et autant de malice qu'eux, se plaisait à désespérer le maréchal en prenant partout sur lui ses avantages. Cela mit une telle pique entre eux qu'il, en résulta beaucoup de mal. Phélypeaux, qui en tout voyait clair, se lassa d'aviser un homme qui de dépit n'en faisait aucun usage, et qui se plaisait à mander à la cour tout le contraire de Phélypeaux, qui s'aperçut bientôt de la perfidie de M. de Savoie, et dont les avis furent détruits par les lettres du maréchal de Villeroy, dont la faveur prévalut à toutes les lumières de l'autre.

Ainsi s'écoula la campagne, nous toujours reculant, et les Impériaux avançant avec tant de facilité et d'audace, et leurs troupes grossissant, tandis que les nôtres diminuaient tous les jours par un détail journalier de petites pertes et par les maladies, qu'on en vint à craindre le siège de Milan, c'est-à-dire du château, auquel néanmoins le prince Eugène ne songea jamais sérieusement. Lui et le maréchal de Villeroy prirent leur quartier d'hiver chacun de leur côté, et le passèrent sur la frontière. M. de Savoie se retira à Turin, et Catinat s'en alla à Paris. Le roi le reçut honnêtement, mais il ne lui parla que des chemins et de son voyage, et ne le vit point en particulier; lui aussi ne se mit en aucun soin d'en obtenir une audience.

En Flandre on ne fit que se regarder sans hostilités, qui fut une grande faute, sortie toujours de ce même principe de ne vouloir pas être l'agresseur, c'est-à-dire de laisser bien arranger, dresser et organiser ses ennemis, et attendre leur bon point, et aisément, et leur signal pour entrer en guerre qu'on ne doutait plus qu'ils ne nous voulussent faire. Si, au lieu de cette fausse et pernicieuse politique, l'armée du roi eût agi, elle aurait pénétré les Pays-Bas où rien n'était prêt ni en état de résistance, eût fait crier miséricorde aux Hollandais au milieu de leur pays, les eût mis hors d'état de soutenir la guerre, déconcerté cette grande alliance dont leur bourse fut l'âme et le soutien, mis l'empereur hors d'état de pousser la guerre faute d'argent, et avec les princes du Rhin et M. de Bavière alliés avec la Souabe et ces cercles leurs voisins pour leur tranquillité et leur neutralité, l'empire n'aurait pas pris forcément, comme il fit, parti pour l'empereur, et, malgré la faute d'avoir rendu les vingt-deux bataillons hollandais, on aurait eu encore la paix par les armes d'une campagne, avec la totalité de la monarchie d'Espagne assurée à Philippe V.

Ce prince avait envoyé un ambassadeur extraordinaire à Turin pour signer son contrat de mariage, et porter au prince de Carignan, ce fameux muet si sage et si capable, sa procuration pour épouser en son nom la princesse de Savoie. Cet ambassadeur était un homme de beaucoup d'esprit, de sens et de conduite, et fort propre dans les cours. Il était Homodeï, frère du cardinal de ce nom, et avait porté celui de marquis d'Almonacid jusqu'à son mariage avec Éléonore de Moura, fille aîné du marquis de Castel Rodrigo, gouverneur des Pays-Bas. Son père l'avait été aussi, et son grand-père, qui était Portugais et qui avait fort bien servi Philippe II, en avait été fait comte. Il fut le premier vice-roi de Portugal pour l'Espagne, et Philippe III le fit grand d'Espagne. Almonacid le fut donc en 1671 par la mort de son beau-père sans enfants moles, et prit le nom de Castel Rodrigo.

Il fut en même temps chargé de la conduite de la nouvelle reine en Espagne, de laquelle il fut aussi grand écuyer. Et le, comte de San-Estevan del Puerto dont j'ai fort parlé à propos du testament de Charles II, et qui avait quitté la reine sa veuve dont il était majordome-major, le fut de la nouvelle reine.

Rien n'était meilleur que ces deux choix pour ces deux grandes charges, mais il y en avait un troisième à faire bien plus important, et par lequel il fallait élever et former la jeune reine. C'était celui de sa camarera-mayor. Une dame de notre cour ne pouvait y convenir; une Espagnole n'était pas sûre et eût aisément rebuté la reine; on chercha un milieu et on ne trouva que la princesse des Ursins. Elle était Française, elle avait été en Espagne, elle avait passé la plus grande partie de sa vie à Rome et en Italie, elle était veuve sans enfants, elle était de la maison de La Trémoille; son mari était chef de la maison des Ursins, grand d'Espagne et prince du Soglio, et, par son âge plus avancé que celui du connétable Colonne, il était reconnu le premier laïque de Rome avec de grandes distinctions. Mme des Ursins n'était pas riche depuis la mort de son mari; elle avait passé des temps assez longs en France pour être fort connue à la cour et y avoir des amis. Elle était liée d'un grand commerce d'amitié avec les deux duchesses de Savoie, et avec la reine de Portugal soeur de la douairière. C'était le cardinal d'Estrées, leur parent proche et leur conseil, qui avait formé cette union; que les passages à Turin avaient fort entretenue, avec Mmes de Savoie; enfin ce cardinal qui avait fait sa fortune en la mariant aussi grandement à Rome où elle était veuve de Chalais, sans bien, sans enfants et comme sans être, était demeuré depuis ce temps-là son ami intime après lui avoir été quelque chose de plus en leur jeunesse, conseilla fort ce choix, et ce qui y détermina peut-être tout à fait, c'est qu'on fut informé par lui que le cardinal Portocarrero en avait été fort amoureux à Rome, et qu'il en était demeuré depuis une grande liaison d'amitié entre eux. C'était avec lui qu'il fallait tout gouverner, et ce concert si heureusement trouvé entre lui et elle emporta son choix pour une place si importante, et d'un rapport si nécessaire et si continuel avec lui.

Elle était fille du marquis de Noirmoutiers qui fit tant d'intrigues dans les troubles de la minorité de Louis XIV, et qui en tira un brevet de duc et le gouvernement de Charleville et du Mont-Olympe. Sa mère était une Aubry, d'une famille riche de Paris. Elle épousa en 1659 Adrien-Blaise de Talleyrand, qui se faisait appeler le prince de Chalais, mais sans rang ni prétention quelconque. Son fameux duel avec un cadet de Noirmoutiers, Flamarens et le frère aîné de M. de Montespan contre Argenlieu, les deux La Frette, et le chevalier de Saint-Aignan, frère du duc de Beauvilliers, obligea Chalais aussitôt après, et c'était en 1663, de sortir du royaume; et sa femme le suivit en Espagne et de là par mer en Italie, où il mourut sans enfants en février 1670 auprès de Venise, en allant trouver sa femme, qui l'attendait à Rome. Dans ce désastre, les cardinaux de Bouillon et d'Estrées, prirent soin d'elle; le reste on l'a vu épars dans ces Mémoires.

L'âge et la santé convenaient, et la figure aussi. C'était une femme plutôt grande que petite, brune avec des yeux bleus qui disaient sans cesse tout ce qui lui plaisait, avec une taille parfaite, une belle gorge, et un visage qui, sans beauté, était charmant; l'air extrêmement noble, quelque chose de majestueux en tout son maintien, et des grâces si naturelles et si continuelles en tout, jusque dans les choses les plus petites et les plus indifférentes, que je n'ai jamais vu personne en approcher, soit dans le corps, soit dans l'esprit, dont elle avait infiniment et de toutes les sortes; flatteuse, caressante, insinuante, mesurée, voulant plaire pour plaire, et avec des charales dont il n'était pas possible de se défendre, quand elle voulait gagner et séduire; avec cela un air qui avec de la grandeur attirait au lieu d'effaroucher, une conversation délicieuse, intarissable et d'ailleurs fort amusante par tout ce qu'elle avait vu et connu de pays et de personnes, une voix et un parler extrêmement agréables, avec un air de douceur; elle avait aussi beaucoup lu, et elle était personne à beaucoup de réflexion. Un grand choix des meilleures compagnies, un grand usage de les tenir, et même une cour, une grande politesse, mais avec une grande distinction, et surtout une grande attention à ne s'avancer qu'avec dignité et discrétion. D'ailleurs la personne du monde la plus propre à l'intrigue, et qui y avait passé sa vie à Rome par son goût; beaucoup d'ambition, mais de ces ambitions vastes, fort au-dessus de son sexe, et de l'ambition ordinaire des hommes, et un désir pareil d'être et de gouverner. C'était encore la personne du monde qui avait le plus de finesse dans l'esprit, sans que cela parût jamais, et de combinaisons dans la tête, et qui avait le plus de talents pour connaître son monde et savoir par où le prendre et le mener. La galanterie et l'entêtement de sa personne fut en elle, la faiblesse dominante et surnageante à tout jusque, dans sa dernière vieillesse; par conséquent, des parures qui ne lui allaient plus et que d'âge en âge elle poussa toujours fort au delà du sien; dans le fond haute, fière, allant à ses fins sans trop s'embarrasser des moyens, mais tant qu'elle pouvait sous une écorce honnête; naturellement assez bonne et obligeante en général, mais qui ne voulait rien à demi, et que ses amis fussent à elle sans réserve; aussi était-elle ardente et excellente amie, et d'une amitié que les temps ni les absences n'affaiblissaient point, et conséquemment cruelle et implacable ennemie, et suivant sa haine jusqu'aux enfers; enfin, un tour unique dans sa grâce, son art et sa justesse, et une éloquence simple et naturelle en tout ce qu'elle disait, qui gagnait au lieu de rebuter par son arrangement, tellement qu'elle disait tout ce qu'elle voulait et comme elle le voulait dire, et jamais mot ni signe le plus léger de ce qu'elle ne voulait pas; fort secrète pour elle et fort sûre pour ses amis, avec une agréable gaieté qui n'avait rien que de convenable, une extrême décence en tout l'extérieur, et jusque dans les intérieures même qui en comportent le moins, avec une égalité d'humeur qui en tout temps et en toute affaire la laissait toujours maîtresse d'elle-même. Telle était cette femme célèbre qui a si longtemps et si publiquement gouverné la cour et toute la monarchie d'Espagne, et qui a fait tant de bruit dans le monde par son règne et par sa chute, que j'ai cru nie devoir étendre pour la faire connaître et en donner l'idée qu'on en doit avoir pour s'en former une qui soit véritable.

Une personne de ce caractère fut fort sensible à un choix qui, lui ouvrait une carrière si fort à son gré; mais elle eut le bon esprit de sentir qu'on ne venait à elle que faute de pouvoir trouver un autre sujet qui rassemblât en soi tant de parties si manifestement convenables à la place qu'on lui offrait, et qu'une fois offerte, on ne la lui laisserait pas refuser. Elle se fit donc prier assez pour augmenter le désir qu'on avait d'elle, et non assez pour dégoûter ni rien faire de mauvaise grâce, mais pour qu'on lui sût gré de son acceptation. Quoique désirée par la Savoie encore plus s'il se pouvait que par la France, et si étroitement bien et en commerce de lettres avec les deux duchesses, elle évita Turin, parce que le cérémonial l'avait toujours empêchée de les voir autrement qu'incognito (qu'elle pouvait garder aisément dans ses voyages en passant à Turin), ce qui ne pouvait plus se faire dans l'occasion qui la menait, tellement que tout se traita par lettres entre elles, et qu'elle alla droit de Rome à Gènes, et de Gènes à Villefranche, y attendre la nouvelle reine.

Son mariage se fit à Turin, le 11 septembre, avec assez peu d'appareil. Elle en partit le 13 pour venir en huit jours à Nice s'y embarquer sur les galères d'Espagne, commandées par le comte de Lémos, qui la devait porter à Barcelone. Elle reçut à Nice le cardinal Archinto, légat a latere exprès pour la fonction de lui faire les compliments du pape sur son mariage. Cette démarche du pape fâcha extrêmement

L'empereur, et la cour de Savoie demeura fort piquée de ce que, passant par ses États, elle n'en avait reçu aucun compliment. M. de Savoie, justement ennuyé du cérémonial des cardinaux, n'en voyait aucun depuis fort longtemps. Ceux qui ont le caractère de légats a latere ont des prétentions immenses apparemment que le cardinal fut mécontent et qu'il les paya de cette incivilité.

Le roi d'Espagne eut nouvelle des Indes qu'il avait été proclamé au Pérou et au Mexique avec beaucoup d'unanimité et de tranquillité, et avec beaucoup de cérémonies et de fêtes. Il partit le 5 septembre de Madrid pour son voyage d'Aragon et de Catalogne, et aller attendre la reine sa femme à Barcelone. Il laissa le cardinal Portocarrero gouverneur de la monarchie d'Espagne, avec ordre à tous les conseils, à tous ses officiers de tous États, et à tous ses ambassadeurs et ministres dans les cours étrangères, de recevoir ses ordres et leur obéir comme aux siens mêmes. En partant il donna à Louville une clef de gentilhomme de la chambre en service, et le titre de chef de sa maison française, c'est-à-dire l'autorité sur tous les officiers français de sa bouche, pour en être mieux servi. Il fit force grâces sur sa route. Saragosse lui fit une magnifique entrée. Il confirma tous les privilèges de l'Aragon et de la Catalogne. Quelques réjouissances que fissent les provinces dépendantes de l'Aragon, et surtout la Catalogne, il n'y parut pas la même franchise et la même affection que dans celles qui dépendent de la couronne de Castille, quoique le roi, qui ne fit pas semblant de le remarquer, se les attirât par toutes sortes de bienfaits.

La reine d'Espagne, que les galères de France avaient amené à Nice, se trouva si fatiguée de la mer, qu'elle voulut achever son voyage par terre à travers la Provence et le Languedoc. Ses grâces, sa présence d'esprit, la justesse et la politesse de ses courtes réponses, sa judicieuse curiosité surprit dans une princesse de son âge, et donna de grandes espérances à la princesse des Ursins.

Sur les premières frontières du Roussillon, Louville vint lui faire les compliments, et lui apporter les présents du roi, qui vint au-devant d'elle jusqu'à Figuères, à deux journées de Barcelone. On avait envoyé au-devant d'elle toute sa maison au delà, d'où Louville la joignit, et on avait renvoyé toute sa maison piémontaise. Elle parut plus sensible à cette séparation que Mme la duchesse de Bourgogne. Elle pleura beaucoup, et se trouva fort étonnée au milieu de tous visages dont le moins inconnu lui était celui de Mme des Ursins, avec qui la connaissance ne pouvait pas être encore bien faite depuis le bord de la mer où elle l'avait rencontrée. En arrivant à Figuères, le roi, impatient de la voir, alla à cheval au-devant d'elle et revint de même à sa portière, où, dans ce premier embarras, Mme des Ursins leur fut d'un grand secours, quoique tout à fait inconnue au roi, et fort peu connue encore de la reine.

En arrivant à Figuères, l'évêque diocésain les maria de nouveau avec peu de cérémonie, et bientôt après ils se mirent à table pour souper, servis par la princesse des Ursins et par les dames du palais, moitié de mets à l'espagnole, moitié à la française. Ce manège déplut à ces dames et à plusieurs seigneurs espagnols, avec qui elles avaient comploté de le marquer avec éclat; en effet, il fut scandaleux. Sous un prétexte ou un autre, de la pesanteur ou de la chaleur des plats, ou du peu d'adresse avec laquelle ils étaient présentés aux dames, aucun plat Français ne put arriver sur la table, et tous furent renversés, au contraire des mets espagnols, qui y furent tous servis sans malencontre. L'affectation et l'air chagrin, pour ne rien dire de plus, des dames du palais étaient trop visibles pour n'être pas aperçus. Le roi et la reine eurent la sagesse de n'en faire aucun semblant, et Mme des Ursins, fort étonnée, ne dit pas un mot.

Après un long et fâcheux repas, le roi et la reine se retirèrent. Alors ce qui avait été retenu pendant le souper débanda. La reine se mit à pleurer ses Piémontaises. Comme un enfant qu'elle était, elle se crut perdue entre les mains de dames si insolentes, et quand il fut question de se coucher, elle dit tout net qu'elle n'en ferait rien et qu'elle voulait s'en retourner. On lui dit ce qu'on put pour la remettre, mais l'étonnement et l'embarras furent grands quand on vit qu'on n'en pouvait venir à bout. Le roi déshabillé attendait toujours. Enfin la princesse des Ursins, à bout de raisons et d'éloquence, fut obligée d'aller avouer au roi et à Marsin tout ce qui se passait. Le roi en fut piqué et encore plus fâché. Il avait jusque-là vécu dans la plus entière retenue, cela même avait aidé à lui faire trouver la princesse plus à son gré; il fut donc sensible à cette fantaisie, et par même raison aisément persuadé qu'elle ne se pousserait pas au delà de cette première nuit. Ils ne se virent donc que le lendemain, et après qu'ils furent habillés. Ce fut un bonheur que la coutume d'Espagne ne permette pas d'assister au coucher d'aucuns mariés, non pas même les plus proches, en sorte que ce qui aurait fait un très fâcheux éclat demeura étouffé entre les deux époux, Mme des Ursins, une ou deux caméristes, et deux ou trois domestiques Français intérieurs, Louville et Marsin.

Ces deux-ci cependant se mirent à consulter avec Mme des Ursins comment on pourrait s'y prendre pour venir à bout d'un enfant dont les résolutions s'exprimaient avec tant de force et de tenue. La nuit se passa en exhortations et en promesses aussi sur ce qui était arrivé au souper, et la reine enfin consentit à demeurer reine. Le duc de Medina-Sidonia et le comte de San-Estevan furent consultés le lendemain. Ils furent d'avis qu'à son tour le roi ne couchât point avec elle la nuit suivante pour la mortifier et la réduire. Cela fut exécuté. Ils ne se virent point en particulier de tout le jour. Le soir, la reine fut affligée. Sa gloire et sa petite vanité furent blessées, peut-être aussi avait-elle trouvé le roi à son gré. On parla ferme aux dames du palais, et plus encore aux seigneurs qu'on soupçonna d'intelligence avec elles, et à ceux de leurs parents qui se trouvèrent là. Excuses, pardons, craintes, promesses, tout fut mis en règle et en respect, et le troisième jour fut tranquille, et la troisième nuit encore plus agréable aux jeunes époux. Le quatrième, comme tout se trouva dans l'ordre où il devait être, ils retournèrent tous à Barcelone, où il ne fut question que d'entrées, de fêtes et de plaisirs.

Avant de partir de Madrid, le roi d'Espagne avait ordonné aux ducs d'Arcos et de Baños frères, dont j'ai expliqué la naissance ci-dessus, d'aller servir en Flandre pour les punir. Ils avaient été les seuls d'entre les grands d'Espagne qui à voient trouvé mauvais l'égalité, convenue entre le roi et le roi son petit-fils, entre les ducs et les grands pour les rangs, honneurs, distinctions et traitements des uns et des autres en France et en Espagne. Au moins tous en avaient témoigné leur approbation et leur joie, qu'ils le pensassent ou, non, et ces deux jeunes gens seuls, non contents de marquer tout le contraire, présentèrent au roi d'Espagne un écrit de leurs raisons. Ce mémoire était bien fait, respectueux pour le roi, mesuré même sur la chose, mais il ne fit d'autre effet que de leur attirer cette punition, et le blâme de leurs confrères, dont quelques-uns en eussent peut-être fait autant s'ils en eussent espéré un autre succès. Ils obéirent, ils virent le roi dans son cabinet qui les traita fort bien, furent peu à Paris et à la cour où on les festoya fort, et où ils furent les premiers grands d'Espagne qui baisèrent Mme la duchesse de Bourgogne, et qui jouirent de tout ce dont jouissent les ducs.

Suite
[37]
On appelait les grandes entrées les seigneurs qui avaient droit d'entrer chez le roi dès qu'il était éveillé et d'assister à sa toilette. Le grand chambellan, les premiers gentilshommes de la chambre du roi, et, en général les officiers attachés à la chambre et à la garde-robe du roi avaient de droit les grandes entrées. Pour les autres seigneurs, il fallait un brevet spécial.