CHAPITRE XIV.

1701

Cérémonie de la couverture et ses différences pour les trois différentes classes chez le roi d'Espagne, et son plan. — La même cérémonie chez la reine d'Espagne, et son plan. — Tout ancien prétexte de galanterie pour se couvrir aboli. — Distinction de traits et d'attelages. — Femmes et belles-filles aînées de grands seules et diversement assises. — Séance à la comédie et au bal. — Grands, leurs femmes, fils aînés et belles-filles aînées expressément et seuls invités à toute fête, plaisir et cérémonie, et à quelques-unes les ambassadeurs

Après avoir parlé des usages que nous connaissons et que les grands d'Espagne n'ont pas, il faut venir au rang; honneurs et prérogatives dont ils jouissent, et conclure après, tant de celles qu'ils ont que de celles qu'ils n'ont pas, quelle idée juste on doit avoir de leur dignité. Comme la clef du rang et des honneurs dont les grands d'Espagne jouissent est la cérémonie de leur couverture, comme on l'a vu plus haut, et que c'est encore où la différence des classes des grands est presque uniquement sensible, il faut commencer par sa description. Elles sont toutes semblables suivant leurs classes, tout y est tellement réglé qu'il n'y a point à s'y méprendre, ni à y accorder ou retrancher quoi que ce soit. Comme je n'ai vu que celle de mon fils, on ne trouvera donc pas étrange que ce soit celle-là que je décrive, puisque, de même classe, toutes sont en tout parfaitement semblables.

D'abord le nouveau grand ou celui qui succède à un autre, car cela est pareil pour la couverture, visite tous les grands; j'y menai mon fils. Ensuite il en choisit un pour être son parrain. L'amitié, la parenté et d'autres raisons semblables en font faire le choix, et ce choix lui est honorable. Je crus en devoir prier un grand et principal seigneur, bien avec le roi d'Espagne et qui fût agréable à notre cour; c'est ce qui m'engagea à prier le duc del Arco, grand écuyer et favori du roi, qu'il avait fait grand, de faire cet honneur à mon fils. C'est au parrain à prendre l'ordre du roi du jour de la cérémonie, d'en faire les honneurs, tant au palais que chez le nouveau grand, de l'avertir du jour marqué, et d'en avertir aussi le majordome major du roi, qui a soin d'envoyer un billet d'avis à tous les grands. Ce dernier, à l'occasion de mon fils, prétendit que c'était à lui à demander le jour au roi et m'en fit faire quelque insinuation. J'évitai de l'entendre pour ne pas blesser un si grand et si respectable seigneur, ni le grand écuyer aussi, et avec lui tous les glands; j'en avertis néanmoins ce dernier qui s'éleva d'abord, mais qui, en ma considération, l'ignora, et prit cependant l'ordre du roi d'Espagne qui le donna pour le [47] .., et c'est toujours le matin.

Le jour venu, le parrain invite un, deux ou trois grands comme tels, et qui bon lui semble, pour l'accompagner chez le nouveau grand qu'il va prendre et qu'il mène au palais dans son carrosse avec eux, et l'en ramène de même, où tous lui donnent la première place. Ces autres grands aident au parrain à faire les honneurs, et le nouveau grand se fait accompagner en cortège.

Le duc del Arco ne prit avec lui que le duc d'Albe, oncle paternel et héritier de celui qui est mort ambassadeur d'Espagne à Paris, à cause des places du carrosse que nous remplissions mon fils et moi. Il eut, comme je l'ai dit ailleurs, la politesse de venir dans son carrosse, et non dans un du roi dont il se servait toujours, parce que dans celui-là il ne pouvait donner la main à personne. Je ne pus jamais empêcher, quoi que je fisse, qu'ils ne se missent tous deux sur le devant, mon fils et moi eûmes le derrière. Je crus plaire aux Espagnols de marcher à cette cérémonie avec tout l'appareil de ma première audience, et j'y réussis. Six de mes carrosses, entourés de ma livrée à pied, suivaient celui du duc del Arco, où nous étions, et personne autour; quinze ou dix-huit autres seigneurs de la cour marchèrent après les miens remplis de ma suite: tout Madrid était aux fenêtres ou dans les rues.

Nous trouvâmes les gardes espagnoles et wallonnes en bataille dans la place du Palais, qui rappelèrent à notre passage en arrivant et en retournant.

À la descente du carrosse nous fûmes reçus par ce qui s'appelle en Espagne la famille du roi, c'est-à-dire une grosse troupe de bas officiers de sa maison et une autre d'officiers plus considérables, au milieu du degré, avec le majordome de semaine, qui était le marquis de Villagarcias, qui était Guzman et a été depuis vice-roi du Mexique.

L'escalier depuis le bas jusques en haut bordé des hallebardiers sous les armes avec leurs officiers. Tous ces honneurs ne sont que pour la première classé. Au haut du degré quelques grands, qui par cette même distinction descendirent deux marches. Beaucoup de personnes distinguées dans l'escalier et jusqu'à la porte de l'appartement, et une foule de grands et de seigneurs nous attendaient dans la première pièce, mais cela n'est que de civilité; la vérité est qu'elle fut extrême, et que tous me dirent qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir vu tant de concours de grandesse et de noblesse à aucune couverture, et, à ce que, j'y vis, il fallut le croire.

Les gardes du corps étaient en haie sous les armes à notre passage dans leur salle et à notre retour. Dans cette première pièce au delà de la salle des gardes on attend que le roi soit arrivé dans celle qui suit, et cependant compliments sans fin, et invitation au repas qui suit chez le nouveau grand; lui, son parrain et ses amis particuliers vont invitant le monde, il fait prier tous les grands, tous leurs fils aînés, et les maris des filles aînées de ceux qui n'ont point de fils. Cela est de règle. On peut prier aussi d'autres seigneurs amis ou distingués: on le fait d'ordinaire, et nous en invitâmes plusieurs.

Le roi arrive, la cérémonie commence. Le majordome de semaine sort et vient avertir le nouveau grand que le roi est entré par l'autre côté. Tous les grands entrent, saluent le roi et se placent. Les gens de qualité en font autant; les portes s'investissent de curieux; et le nouveau grand entre tout le dernier, ayant son parrain à sa droite et le majordome de semaine à sa gauche. La marche est fort lente: ils font presque en entrant tous trois de front et tous trois ensemble une profonde révérence au roi, qui ôte à demi son chapeau et le remet. Il est debout sur un tapis de pied sous un dais, son capitaine des gardes en quartier derrière lui, couvert parce qu'il est toujours grand, le dos à la muraille. Personne du même côté où est le roi que le majordome-major du roi, qui est couvert, le dos à la muraille, vers le bout du côté des grands; en retour des deux autres côtés jusqu'à la cheminée qui est vis-à-vis du roi, les grands couverts le dos à la muraille, d'un seul rang qui ne se redouble point et personne devant eux. Devant la cheminée, qui est grande, les trois autres majordomes découverts.

Depuis la porte par où les grands et la cour est entrée, jusqu'à l'autre vis-à-vis par où le roi est entré, qui fait le quatrième côté de la pièce où sont les fenêtres, qui sont fort enfoncées et fort larges, sont tous les gens de qualité de la cour, découverts, pêle-mêle, les uns devant les autres, tant qu'il y en peut tenir, et le reste regarde par les deux portes en foule sans avancer dans la pièce. Cette première révérence faite; le parrain quitte le nouveau grand et se va mettre après tous les grands, entre la porte par où il vient d'entrer et la cheminée, le dos à la muraille, et s'y couvre, et fait ainsi aux autres grands les honneurs pour le nouveau grand. Celui-ci s'avance lentement avec le majordome à sa gauche. Au milieu de la pièce ils font en même temps, et de front, une deuxième révérence profonde au roi, qui à celle-là ne branle pas; puis, sans partir de la place, salue le majordome-major et les autres côtés des grands, prenant garde de ne pas tourner tout à fait le dos au roi. Le majordome-major, le capitaine des gardes et tous les grands se découvrent entièrement, mais ne laissent pas tomber leur chapeau fort bas, puis tout de suite se recouvrent.

Le majordome, qui conduit le nouveau grand et qui a fait la même révérence que lui aux grands, le quitte dès qu'elle est achevée, et se retire vis-à-vis d'où il se trouve, du côté des fenêtres, un pas au plus en avant des gens de qualité, à qui le nouveau grand ni lui n'ont point fait de salut. Le nouveau grand, demeuré seul au milieu de la place, s'avance de nouveau avec la même lenteur jusqu'au bord du tapis de pied où est le roi, à qui en arrivant près de lui il fait une profonde et troisième révérence, à laquelle le roi ne remue pas. Si le grand est de première classe, le roi prend l'instant qu'il commence à se relever de sa révérence pour prononcer cobrios. Si de la seconde, il le laisse relever et parler, et faire ensuite la révérence; en se relevant, il prononce cobrios, et quand il est couvert le roi lui répond. Si de la troisième, le roi ne prononce cobrios qu'après avoir répondu, il se couvre un instant, puis se découvre, baise la main du roi, et le reste comme il va être expliqué. À ceux de première classe, le roi ayant prononcé cobrios comme le grand se relève de sa troisième révérence, il s'incline de nouveau profondément du corps à ce mot, mais sans révérence, et en se relevant se couvre avant de commencer à parler. Les ambassadeurs ne se trouvent point à cette cérémonie, ni aucune dame.

J'étais à la muraille comme duc de France, ou comme déjà grand, parmi eux et couvert. On peut croire que je regardais de tous mes yeux par la curiosité de la cérémonie, et beaucoup plus dans l'inquiétude, comment mon fils s'en tirerait, qui avec un grand air de respect et de modestie n'en eut point du tout d'embarras, et fit tout de fort bonne grâce et à propos, il faut que cela m'échappe. Je remarquai la bonté du roi, qui, en peine qu'il manquât à se couvrir à temps, lui fit deux fois de suite signe de le faire comme il se relevait de son inclination après le cobrios. Il obéit, et s'étant couvert, il fit, comme c'est l'usage, un remerciement au roi de demi-quart d'heure, pendant lequel il mit quelquefois la main au chapeau et le souleva deux fois, à une desquelles le roi mit la main au sien. À toutes ces démonstrations qui ne sont pas pourtant prescrites et qui ne se font qu'en nommant notre roi, ou quelquefois disant Votre Majesté au roi d'Espagne, tous les grands les imitèrent en même temps que lui. Il finit en se découvrant, fit une révérence profonde, et se couvrit en se relevant. Tous les grands se découvrirent et se recouvrirent en même temps. Aussitôt après, le roi, toujours couvert, lui répondit en peu de mots [48] .

Lorsqu'il finit de parler, le nouveau grand se découvre, ploie un genou tout à fait à terre, prend la main droite du roi, qui est exprès dégantée, avec la sienne, la baise, se relève et fait une profonde révérence au roi, qui alors se découvre tout à fait et se recouvre à l'instant, et le nouveau grand passe au coin du tapis de pied, salue tous les côtés des grands qui sont découverts et s'inclinent un peu à lui, et il va pour cette unique fois se placer à la muraille au-dessus d'eux tous, à côté et au-dessous du majordome-major, sans aucune façon ni compliment. Là il se couvre et eux tous, et après quelques moments, le roi se découvre, s'incline un peu aux trois côtés des grands, et se retire. Tous vont chez la reine, excepté le nouveau grand, sa famille, son parrain et ses amis particuliers, qui suivent le roi parmi les félicitations, et à la porte de son cabinet lui font leurs remerciements de nouveau, mais sans discours en forme, après quoi le nouveau grand, avec ce qui l'a accompagné, va aussi chez la reine. Le plan fera mieux entendre toute la cérémonie.

1. Pièce où l'on attend que le roi arrive dans la salle d'audience.

2. Porte par où la cour entre ; fermées avant son arrivée.

3. Porte par où le roi entre ; fermées avant son arrivée.

4. Curieux entassés regardant par les portes.

5. Le roi debout sous un dais sur un tapis de pied.

6. Le capitaine des gardes du corps en quartier.

7. Le majordome-major.

8. Le nouveau grand lorsqu'il se retire à la muraille.

9. Les grands d'Espagne aux murailles.

10. La place à peu près où je me trouvai.

[11. Cheminée.]

12. Le parrain.

13. Les trois majordomes du roi.

14. Gens de qualité.

15. Le quatrième majordome du roi lorsque, après la deuxième révérence, il a quitté le nouveau grand.

16. Première révérence du nouveau grand, après laquelle son parrain le quitte et se retire à la muraille.

17. Deuxième révérence, après laquelle le majordome de semaine quitte le grand, et se va mettre du côté des seigneurs, et prend garde qu'ils ne s'avancent pas dans la salle, et que l'enfilade des deux portes demeure libre et vide.

18. Troisième révérence du nouveau grand seul; il se couvre, parle au roi, l'écoute, lui baise enfin la main dans cette même place, puis se retire à la muraille.

0. Personne entre la porte et le roi qui sort par cette même porte, et tout ce qui veut sortir par là après lui, au lieu qu'il entre seul par là avec ses officiers seulement qui par leurs charges le peuvent.

Chez la reine on attend comme chez le roi dans la pièce qui précède celle de l'audience, qui est fort singulière au palais de Madrid; elle est fort longue et peu large; c'est le double d'une galerie intérieure qui entre par un bout dans l'appartement de la reine, et par l'autre dans celui de la princesse des Asturies et dans celui des infants. Cette salle d'audience communique avec la galerie dans toute leur longueur par de grandes arcades ouvertes dont elle tire tout son jour, et qui en font presque une même pièce avec la galerie, qui est pourtant plus longue que la salle d'audience du côté de l'appartement de la princesse des Asturies et des infants. Un quart de la longueur de cette salle est retranché par des barrières à hauteur d'appui et couvertes de tapis du côté d'en bas, qui ne se mettent que pour ces cérémonies, et qui ne se mettent que pour ce moment-là. Vis-à-vis au haut de la salle, assez près de la muraille et en face de la porte et de la barrière, la reine est assise dans un fauteuil plus haut que les fauteuils ordinaires, avec un extrêmement gros carreau de velours à grands galons d'or sous ses pieds, un dais et un grand tapis de pied, ayant derrière son fauteuil un exempt des gardes du corps découvert, et qui n'est point grand; s'il l'était, car il y en a, il serait couvert. À sa gauche en retour, qui est le côté de la muraille, une haie de grands couverts, le majordome-major de la reine à leur tête, et une place vide entre lui et le premier des grands, pour le nouveau grand quand il se retire à la muraille. Les grands ne redoublent point, et personne devant eux jusqu'à la barrière. À la droite, vis-à-vis du majordome-major de la reine, la camarera-mayor, les dames du palais et d'autres dames. Les femmes et les belles-filles aînées des grands au-dessus des autres, et à la différence d'elles ayant chacune un gros carreau devant elles, et les autres, pour grandes dames qu'elles soient, n'en ont point. Ceux des femmes des grands sont de velours en toute saison, ceux de leurs belles-filles aînées de damas ou de satin en toute saison, avec ordinairement de l'or à la plupart, toutes debout à ces couvertures. Après les daines sont de suite les señoras de honor. Dans l'entrée de la barrière, mais très peu avant et en face de la reine, des seigneurs et gens de qualité découverts, les uns devant les autres, et derrière les barrières ceux de moindre condition. Dans les arcades qui joignent la galerie à la salle d'audience les caméristes de la reine derrière les dames du palais, et dans les autres les officiers de la reine.

En attendant que la reine soit arrivée, tous les hommes attendent dans la pièce qui précède la salle d'audience, où les invitations se continuent au repas à ceux à qui on pourrait avoir manqué de les faire chez le roi.

La reine arrivée avec les dames et placée, celui de ses trois majordomes qui est de semaine ouvre par dedans la porte de la salle d'audience et vient avertir. Alors tous les grands entrent, se placent à la muraille et se couvrent. Le parrain n'a point là de fonction, il entre avec les autres grands, et se place indifféremment parmi eux. Plusieurs seigneurs et gens de qualité entrent aussi après, mais les uns devant, les autres après le grand nouveau, à qui on laisse un grand passage libre; il entre lentement avec le majordome de semaine à sa gauche, ils dépassent la barrière, et quand il s'est avancé quelques pas, il fait à la reine une profonde révérence avec le majordome qui aussitôt après le quitte, et se retire quelques pas vers les gens de qualité à gauche. À cette première révérence la reine se lève en pied et se rassait incontinent; et lors les grands se découvrent et se recouvrent. Ensuite le nouveau grand s'avance lentement au milieu de la pièce, où il fait à la reine la deuxième révérence, qui s'incline un peu sans se lever; puis, sans partir de la place, il fait une révérence aux dames entièrement tourné vers elles, et montrant l'allonger en toute la longueur de leur ligne du haut en bas, mais pourtant par une seule révérence. Toutes s'inclinent beaucoup, qui est leur révérence.

Le nouveau grand se tourne ensuite par-devant la reine vers les grands, toujours sans bouger de la même place, et leur fait une révérence moins profonde qu'aux dames. Sitôt qu'il se tourne aux grands, ils se découvrent et se recouvrent lorsque le nouveau grand se tourne vers la reine après les avoir salués. Il s'avance après jusque sur le tapis de la reine, et tout auprès de son carreau; il y fait sa troisième révérence, et en se relevant se couvre et fait son compliment et le reste comme chez le roi, suivant la même différence des classes, mais il se couvre au temps que la classe dont il est le demande, sans que la reine le lui dise, parce qu'elle ne fait pas les grands. Il lui baise la main dégantée comme au roi, un genou à terre, et s'avance pour cela à côté du carreau. La reine s'incline après à lui, et il se retire à la muraille [49] . Quelques moments après, la reine s'incline aux grands et aux dames, et se retire, et les grands se découvrent et s'en vont.

Le plan fera mieux entendre la cérémonie.

1 L'exempt des gardes du corps de semaine chez la reine.

2 La reine.

3 Son majordome-major.

4 Place où le nouveau grand se retire à la muraille.

5 Grands.

6 La camarera-mayor.

7 Les dames du palais et les femmes et belles-filles aînées de grands.

8 Les señoras de honor et autres dames de qualité.

9 Seigneurs et gens de qualité.

10 Curieux de moindre distinction.

11 Caméristes.

12 Officiers de la reine.

13 Première révérence du nouveau grand avec le majordome de semaine.

14 Place où se retire le majordome après la première révérence.

15 Deuxième révérence du nouveau grand seul.

16 Troisième révérence du nouveau grand, et place où il se couvre et parle.

0 Personne eu toutes ces places.

Il faut remarquer que toutes les révérences que le nouveau grand, son parrain et le majordome de semaine, font à la couverture chez le roi et chez la reine, sont toutes à la française, même pour les Espagnols, ce qui s'est apparemment introduit lorsque Philippe V a défendu la golille et l'habit espagnol en sa présence à tout ce qui n'est ni robe ni bourgeoisie ni marchands et au-dessous.

Au moment que la reine s'ébranle pour se retirer, le nouveau grand va faire la révérence et un compliment à chacune de toutes les dames qui sont à la cérémonie et qui ont l'excellence, et point aux autres, commençant par la camarera-mayor, et ne s'arrêtant qu'un instant devant chacune, pour avoir le temps d'aller à toutes. Cette nécessité de se hâter a mis en usage le même compliment, très bref, qui se répète à toutes, en glissant de l'une à l'autre on leur dit : A los piés de Vuestra Excelencia et rien que cela; la dame sourit et s'incline: cela se fait plus posément aux unes qu'aux autres suivant leur qualité, leur faveur ou leur âge. Si la reine n'est pas encore rentrée, et on se hâte d'avoir fait auparavant, le nouveau grand court à la porte de la galerie qui donne dans son appartement intérieur et lui fait là encore un remerciement. Je pris la liberté d'abuser peut-être de celle qu'elle m'avait bien voulu donner auprès d'elle, je l'appelai pour l'arrêter, lui faire mon remerciement, et donner le temps à mon fils de lui venir faire le sien. Cela ne lui déplut pas, et elle nous reçut et nous répondit avec beaucoup de bonté. Dès qu'elle est rentrée, compliments pêle-mêle, et félicitations d'hommes et de dames, comme on ferait en notre cour. Cela dure quelque temps, puis les dames suivent la reine, d'autres s'en vont chez elles, et les hommes s'écoulent.

Il ne reste plus à la cour d'Espagne trace aucune de cette tolérance de la vanité prétextée de la galanterie espagnole de l'ancien temps, de personne qui s'y couvre sans autre droit que celui de son entretien avec la dame qu'il sert, dont l'amour le transporte au point de ne savoir ce qu'il fait, si le roi ou la reine sont présents, et s'il est couvert ou non. Cette tolérance était abolie longtemps avant l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne. Il n'en reste pas même d'idée. Il n'y a occasion ni prétexte qui laisse couvrir personne que les grands, les cardinaux et les ambassadeurs.

De chez la reine nous allâmes chez le prince des Asturies; il n'y a là aucune sorte de cérémonie. On l'environne en foule, ni lui ni personne ne se couvre; mais le nouveau grand, son parrain, le grand ou les grands qu'il a menés le prendre, et ses plus familiers qui font les honneurs de la cérémonie sont les plus près du prince. Cela dure quelques moments. Il s'y trouva et, s'y trouve toujours en ces occasions beaucoup de grands et d'autres seigneurs; on nous dit que chez la princesse des Asturies cela se serait passé de même; mais un érésipèle la retenait au lit, et on n'y voit ni princesses ni dames. On ne va point chez les infants, et nous n'y fûmes point.

Je ne sais si la conduite que nous fit le duc de Popoli, grand d'Espagne et gouverneur du prince, jusque vers la fin de son appartement, fut un honneur de politesse pour moi au caractère d'ambassadeur, ou une distinction due au nouveau grand, car il s'adressa toujours également à mon fils et à moi sur les compliments de cette reconduite; mais je pense qu'il y eut mélange de tout cela.

Quoique l'appartement du prince soit en bas de plain-pied à la cour, à quatre ou cinq marches près, nous passâmes en y, entrant et en sortant à travers une longue haie de hallebardiers sous les armes, et la famille du roi nous attendait et nous conduisit au carrosse qu'elle vit partir, comme elle nous avait reçus à la descente, qui sont deux honneurs de la seule première classe, ainsi que les gardes espagnoles et wallonnes que nous trouvâmes encore sous les armes dans la place.

Nous retournâmes chez moi en la même manière que nous étions venus, et parmi tout autant de spectateurs. Il s'y était déjà rendu bonne et nombreuse compagnie par d'autres rues, presque tous les grands, beaucoup de leurs fils aînés, quantité de seigneurs et de gens de qualité. Nous étions plus de cinquante à table, et il y en eut plusieurs autres et nombreuses d'amis, de familiers et même de grands, de seigneurs et de gens de qualité qui voulurent s'y mettre. Je me mis à la dernière place. Le duc del Arco, le duc d'Albe, mon deuxième fils, car l'aîné était malade, et ceux qui voulurent bien nous aider à faire les honneurs, comme le duc de Lira, le duc de Veragua, le prince de Masseran, le prince de Chalais, et d'autres, se placèrent en différents endroits pour en être plus à portée. On fut content du repas. On y mangea, on y but, on y parla, on y fit du bruit, comme on aurait pu faire en France. Il dura plus de trois heures. Un grand nombre s'amusa chez moi jusque fort tard, et on servit force chocolat et force rafraîchissements. Les jours suivants tous les grands, leurs fils aînés, et quantité d'autres seigneurs et de gens de qualité nous vinrent rendre visite, c'est la coutume; et le lendemain, mon fils et moi allâmes remercier le duc del Arco et le duc d'Albe.

Il faut maintenant venir aux autres distinctions et prérogatives du rang des grands d'Espagne. Je n'y entamerai rien d'étranger qu'autant qu'il sera nécessaire pour les mieux expliquer.

Madrid est une belle et grande ville, dont la situation inégale et souvent en pentes fort roides, a peut-être donné lieu aux sortes de distinctions dont je vais parler.

J'ai déjà dit que personne, sans exception, hors le roi, la reine, les infants et le grand écuyer dans les équipages du roi, ne peut aller à plus de quatre mules dans la ville, mules ou chevaux c'est de même; mais presque personne ne s'y sert de chevaux pour les carrosses. Si on va ou si on revient de la campagne, on envoie à la porte de la ville deux ou quatre mules attendre, qu'on y prend et qu'on y laisse de même lorsqu'on y rentre. Le commun et peu au-dessus ne peut aller qu'à deux mules, l'étage d'au-dessus à quatre mules, mais sans postillon. Les titulados et plusieurs sortes d'emplois ont un postillon; mais rien n'est plus réglé que ces manières d'aller, et personne ne peut empiéter au delà de ce qui lui appartient. Ce grand nombre de personnes qui ont des postillons a peut-être été cause d'une autre sorte de distinction: c'est d'avoir des traits de corde très vilains pour toutes conditions, mais qui sont courts pour les moindres de ceux qui ont un postillon; longs pour l'étage supérieur, et très longs pour les grands, lés cardinaux et les ambassadeurs, et fort peu d'autres, comme les conseillers d'État, les chefs des conseils, et, je crois, les chevaliers de la Toison, etc.; encore ne les ont-ils pas si longs que les grands. C'est uniquement à la qualité de l'attelage qu'on reconnaît la qualité des personnes que l'on rencontre dans les rues, et cela s'aperçait très distinctement, et les cochers ont une adresse qui me surprenait toujours à tourner court et dans les lieux les plus étroits, sans jamais empêtrer ni embarrasser leurs traits les plus longs. Je n'ai point vu que les cochers des grands les menassent tête nue, sinon en cérémonie, comme à une couverture, ou quelque autre semblable; bien l'ai-je remarqué de ceux des femmes des grands, et du porteur de chaise de devant des grands, de leurs femmes et de leurs belles-filles aînées.

Chez la reine, les femmes des grands ont un carreau de velours, et leurs belles-filles aînées un de damas ou de satin, sans or ni argent. Elles s'asseyent dessus. Toutes les autres, de quelque distinction qu'elles soient, sont debout ou s'assoient nûment par terre. Mais en Espagne on ne voit jamais de plancher nulle part; tous sont couverts de belles nattes de jonc qui y sont particulières; le feu n'y prend point, elles sont fort fines, souvent ouvragées de paysages en noir et en jaune, et d'autres choses faites exprès pour les lieux; elles durent toutes une infinité d'années, et il y en a de fort chères; on les balaye, quelquefois on les ôte pour les secouer, rien n'est plus propre ni plus commode. Les pièces intérieures ont en tout temps des tapis par-dessus. Ceux du palais sont de la plus grande beauté, et c'est sur ces tapis que les dames qui n'ont point de carreau s'assoient et s'en relèvent avec une souplesse, une grâce et une promptitude, jusque dans les plus vieilles et sans aucun appui, qui me surprenait toujours.

La coutume de s'asseoir ainsi, même dans les maisons particulières, avait commencé fort à céder à l'usagé de nos sièges du temps de mon ambassade. À la comédie, je n'ai vu que des carreaux et les dames qui en ont droit assises dessus, et les autres tout de suite par terre sur le tapis après elles. Elles sont comme à Versailles des deux côtés, et le roi, la reine et les infants sur une ligne vis-à-vis du théâtre, tous dans des fauteuils, le roi à la droite de tout, puis la reine; après, les infants de suite par rang, le majordome-major du roi, sur un ployant, joignant le roi à sa droite; la camarera-mayor joignant le dernier infant, à sa gauche, sur un carreau. Derrière les fauteuils, le capitaine des gardes du corps en quartier, le majordome-major de la reine, le gouverneur du prince des Asturies, la gouvernante des infants, assis sur des tabourets. Pas un autre siège, et tous les hommes debout, grands et autres, quoique les comédies soient fort longues. À la droite du roi il y a une niche dans la muraille, fermée de jalousies, où on entre par derrière. Il n'y a là que les ambassadeurs qui y sont assis, et le nonce du pape, en rochet et camail, à côté duquel j'ai assisté plus d'une fois à ces comédies, lui jamais vêtu autrement. Au bal, qui est rangé comme les nôtres à la cour, et qui sont là fort beaux, les fauteuils et les tabourets derrière sont comme à la comédie; le majordome-major et la camarera-mayor sur son carreau de même, mais il n'y a point d'autres carreaux, ce sont des tabourets rangés sur une ligne de chaque côté. Les femmes des grands et leurs belles-filles aînées sont assises dessus. Après elles et sans mélange toutes les autres dames; les grandes dames entre elles, comme elles arrivent les premières, puis les señoras de honor, enfin les caméristes, mais toutes assises par terre, le dos appuyé contre les tabourets vides derrière elles. Les vieilles de tout âge sont là, comme à la comédie, au premier rang; il n'y en a point de second, et on y danse, hommes et femmes, à tout âge, excepté la véritable vieillesse. Les hommes sont derrière les tabourets et en face des fauteuils; pas un n'est assis, ni grands ni danseurs. On ménage quelque embrasure de fenêtre, hors de la vue du roi et de la reine, où il y a des tabourets pour les ambassadeurs, et, autant qu'on peut, personne ne se tient entre eux et la vue du bal.

La reine ne danse qu'avec le roi et les infants ni danse réglée ni contredanse; la princesse des Asturies de même. Il est vrai qu'aux contredanses elles dansent avec tous, mais celui qui est son danseur, qui la mène, et avec qui principalement elle figure, est le roi ou un infant. De bal en masques, je n'en ai vu aucun.

Il n'y a point de bal public chez le roi, et il y en avait souvent, [point] de comédies au palais, et elles n'y sont pas ordinaires comme dans notre cour; [point] d'audience publique à des ministres étrangers, d'audiences publiques aux sujets, et il y en a deux fois la semaine; c'est comme nos placets, excepté que chacun parle au roi; je les expliquerai ailleurs; point de fêtes publiques, soit au palais ou ailleurs auxquelles le roi assiste, point de cérémonie ou de fonction quelle qu'elle soit, ni que le roi fasse ou qu'il s'y trouve, que les grands, leurs fils aînés, et leurs femmes n'y soient à chacune expressément conviés. Si c'est une occasion où on se couvre, les fils aînés ne le sont pas, ni aux chapelles, parce qu'ils n'y ont point de place. L'invitation est si fréquente, et en tant de lieux par Madrid, parce que nul de ceux qui le doivent être n'est omis, même su malade, que cela se fait assez peu décemment. Le majordome de semaine fait les billets d'avertissement, datés sans les signer, et les envoie porter par les hallebardiers de la garde qui en sont chargés. Ils se partagent par quartiers. Il n'y a que la chose en deux mots, sans compliment ni cachet, et le dessus mis pour chacun. Lorsqu'il y a quelque cérémonie purement de grandesse hors du palais, où le roi ne se trouve point, ce qui est fort rare, quoique j'en aie vu une depuis que je fus grand, l'avertissement se porte de même en la même forme et par les mêmes ordres. Je l'étais toujours ainsi comme duc de France, avant que je fusse grand, même de celles où le roi me faisait lui-même l'honneur de me commander de me trouver, et de celles encore où je devais assister par mon caractère et en place d'ambassadeur, hors d'avec les grands, comme aux chapelles; et depuis que mon second fils eut fait sa couverture, lui et moi fûmes toujours invités, et nous nous sommes trouvés ensemble parmi les grands, comme grands : de cela il résulte que les grands sont l'accompagnement du roi partout, et son plus naturel comme son plus illustre cortège. Personne autre n'est jamais invité, si ce n'est les ambassadeurs en beaucoup d'occasions, comme les fêtes et les chapelles, et de celle-ci, le plan en expliquera mieux tout [50] .

1 Sanctuaire fort magnifique derrière l'autel.

2 L'autel, ses marches, son tapis et au-dessous, les trois marches comme du choeur.

3 Portes du sanctuaire.

4 Table pour le service de l'autel.

5 Bancs nus pour les célébrants.

6 Banc avec un petit tapis pour les évêques.

7 Fauteuil du cardinal patriarche des Indes. 0 Son aumônier.

8 Son petit banc ras de terre avec son tapis et son carreau.

9 Porte de la sacristie.

10 Sommelier de courtine en semaine, debout, c'est-à-dire aumônier.

11 Fauteuil du roi.

12 Son prie-Dieu avec son drap de pied et ses deux carreaux pour les coudes et pour les genoux.

13 Fauteuil du prince des Asturies.

14 Son prie-Dieu, idem, mais qui n'a point de carreau pour les coudes.

15 Grand tapis commun sous les fauteuils et les prie-Dieu.

16 Grand dais avec sa queue qui les couvre.

17 Banc avec son tapis du capitaine des gardes en quartier.

18 Ployant de velours avec de l'or pour le majordome-major du roi.

19 Banc des grands avec son tapis.

20 Gardes sous les armes.

21 Deux grands chandeliers d'argent qui brûlent jour et nuit.

22 Deux autres pareils qu'on ajoute lorsque le saint sacrement est exposé.

23 Deux, quatre ou six pages du roi, suivant la solennité, qui viennent au Sanctus, et s'en vont après la communion du prêtre avec de grands flambeaux allumés de cire blanche.

24 Espèce de croisée de la chapelle.

25 Les quatre majordomes du roi debout.

26 Banc des ambassadeurs.

27 [Banc] de chapelle avec leur petit banc ras de terre et le tapis de l'un et de l'autre.

28 La chaire du prédicateur et son petit degré.

29 Banc nu pour les ecclésiastiques et les religieux du premier ordre.

30 Banc, idem, pour ceux du deuxième ordre.

31 Vide pour les ecclésiastiques et les religieux du commun debout.

32 Glaces qui servent de fenêtres à la tribune à voir dans la chapelle.

33 Petite porte par où la reine sort de la tribune lorsqu'elle va aux processions et y rentre.

34 Autre porte de communication pour le prêtre qui vient dire la messe à la tribune.

35 Place dans la chapelle pour le majordome de la reine en semaine, debout.

36 Autel de la tribune.

37 Place de la reine sur un prie-Dieu entre deux balustrades.

38 Place des infants.

Suite
[47]
Le mot est en blanc dans le manuscrit.
[48]
Le personnage dont parle Saint-Simon dans ce passage est son fils cadet, Armand-Jean de Saint-Simon, marquis de Ruffec, né le 12 août 1699, et reçu grand d'Espagne le 1er février 1722, comme on le verra dans la suite de ces Mémoires. Ce fut pour faire obtenir la grandesse à ce fils que Saint-Simon demanda à être envoyé ambassadeur extraordinaire en Espagne. Il raconte lui-même, à l'année 1721, qu'il dit au duc d'Orléans, alors régent de France, qu'il le suppliait « de lui donner cette ambassade avec sa protection et sa recommandation auprès du roi d'Espagne pour faire grand d'Espagne le marquis de Ruffec. »
[49]
On peut consulter sur les grands d'Espagne, outre Imhof que Saint-Simon a indiqué plus haut, les auteurs suivants:J. A. de Tapia y Robles, Ilustracion del nombre de grande, principio, grandeza y etimologia, pontífices, santos, emperadores, reyes y varones ilustres, que le merecieron en la voz pública de los hombres (Madrid, 1638, in-4);S. M. Marquez, Tesoro militar de cavalleria, s. de ortu statuque equestrium in primis Hispanicorum commentarius (Madrid, 1642, in-folio);Muños, Discurso sobre la anttgüedad de la rica ombria (Madrid, 1739, in-4);J. Berni, Creacion, antigüedad y privilegios de los títulos de Castilla (Valence, 1769, in-folio);Enfin l'ouvrage intitulé: Noticia de las ordenes de caballeria de España, cruzes y medallas de distincion (Madrid, 1815. 4 vol. in-16).
[50]
On peut ajouter ici, comme complément des indications bibliographiques données plus haut, plusieurs ouvrages modernes qui retracent les révolutions politiques de l'Espagne et la situation de la noblesse de cette contrée ; entre autres le Tableau de la monarchie espagnole au XVIe siècle, par Léopold Ranke (die Spanische Monarchie, Castilien, Granden), ouvrage traduit en français par Haiber. M. Mignet, dans l'Introduction aux Négociations relatives à la succession d'Espagne, a exposé l'organisation politique de ce pays au XVIIe siècle. Il résume rapidement les progrès de la royauté aux dépens de la noblesse espagnole : « Ferdinand le Catholique avait donné l'exemple. Sans détruire les ordres de chevalerie de Calatrava, d'Alcantara, de Monteza, de Saint-Jacques, qui avaient fait leur temps depuis que les Maures étaient expulsés, il leur enleva l'indépendance dont ils jouissaient, en devenant lui-même leur grand maître. » Charles-Quint et Philippe II complétèrent cette révolution. « Les grandes familles, dit M. Mignet, comme celles des Guzman, des Mendoza, des Enriquez, de Pacheco, des Girone, etc., avaient d'immenses richesses, des cours constituées sur le modèle des cours féodales au moyen âge, des gardes, des sujets en grand nombre et la petite noblesse sous leurs ordres. Elles furent laissées à l'écart ; et les fils des conquérants espagnols, réduits au rôle de grands propriétaires, n'aspirèrent bientôt plus qu'au privilège de se couvrir devant le roi ou dans sa chapelle. »