CHAPITRE XVI.

1701

Comparaison des dignités des ducs de France et des grands d'Espagne. — Comparaison du fond des deux dignités dans tous les âges. — Dignité de grand d'Espagne ne peut être comparée à celle de duc de France, beaucoup moins à celle de pair de France. — Comparaison de l'extérieur des dignités des ducs de France et des grands d'Espagne. — Spécieux avantages des grands d'Espagne. — Désavantage des grands d'Espagne jusque dans les droits de se couvrir. — Abus des grandesses françaises.

Après cette connaissance de la dignité de grand d'Espagne dans son fond, dans son origine, et de son état présent, il faudrait en donner une de celle des ducs de France, pairs, vérifiés et non vérifiés, ou à brevet, comme on appelle improprement ces derniers. Mais ce n'est pas ici le lieu des dissertations et des histoires particulières, quelque obscurcissement qu'on ait pris à tâche de jeter, surtout depuis quelque temps, sur la première dignité du royaume de France. Elle y est encore trop connue pour avoir besoin d'entrer dans un détail qui ferait un volume. Je me contenterai donc de supposer ce qui est vrai, et démontré par tous les auteurs, et par toutes les images qui restent de la grandeur de cette dignité, et que l'ignorance, la jalousie; l'envie, la malice, j'ajouterai la folie de ces derniers temps, n'ont pu étouffer. Il faut se souvenir de l'occasion de cette digression, c'est l'égalité convenue entre le roi et le roi son petit-fils, des ducs de France et des grands d'Espagne, et de leur donner réciproquement les mêmes rangs et honneurs; le mémoire présenté au roi d'Espagne, pour s'en plaindre; par les ducs d'Arcos et de Baños, et la punition que ces deux frères en subirent, et l'examen s'ils ont été bien ou mal fondés dans cette plainte, ce qui ne se peut faire que par la comparaison des deux premières dignités des deux monarchies; mais en même temps qu'il ne s'agit pas de faire un livre, ni de s'écarter trop loin et trop longtemps des matières historiques de ces Mémoires.

En quelque temps que l'on considère la monarchie Française depuis sa fondation, et les divers États des Espagnes jusqu'à leur réunion, sous Ferdinand et Isabelle, ou plutôt sous Charles-Quint qui hérita d'eux, pour ne faire de toutes les Espagnes, excepté le Portugal, qu'une seule monarchie, elle ne peut entrer en aucune comparaison avec la nôtre. Des provinces séparées, quoique avec titre de royaume, dont aucun ne l'a porté que longtemps après la France, n'ont pas plus de similitude avec ce grand et vaste tout, réuni sous un seul chef, que par la différence d'antiquité de couronne. Conséquemment nulle proportion entre les grands vassaux, les vassaux immédiats de la couronne de France, et ceux des différentes pièces qui composaient les Espagnes sous différents chefs, connus sous le titre de rois beaucoup plus tard que les nôtres. Quelques fonctions qu'aient originairement eues ces premiers grands feudataires des Espagnes, elles n'ont pu être plus importantes et plus relevées que celles de nos premiers grands vassaux, et la différence en a toujours été infinie par celle du cercle étroit de chacun de ces petits États ou royaumes indépendants les uns des autres dans les Espagnes, de la vaste étendue du royaume de France sous un seul roi dans tous les temps, et la part que les uns et les autres ont eue aux affaires, soit intérieures, soit extérieures de l'État dont ils relevaient immédiatement, a été conforme pour le poids et pour le nombre à l'étendue de ces mêmes États, ce qui met encore une différence infinie entre les grands vassaux François et espagnols.

Si de ces temps reculés on descend au moyen âge, on ne voit dans les Espagnes que la confusion qu'avait faite la domination des Maures, la nécessité de se défendre et de se soutenir contre eux où étoilent les rois des différentes provinces des Espagnes, et trop souvent les usurpations de ces mêmes rois, les uns sur les autres. On ne voit plus que force, que nécessité, que multiplication sans mesure des ricos-hombres sans fiefs. Leur part, je dis nécessaire et par droit, dans les affaires s'évanouit, et depuis il n'en est resté ni ombre ni vestige, en quoi les grands d'Espagne successeurs de leur dignité ne sont pas devenus de meilleure condition qu'eux.

Tout au contraire en France. Les grands vassaux ont toujours eu de droit et de fait part aux grandes affaires du dehors et du dedans. Cette part est demeurée aux pairs par essence, aux officiers de la couronne qui, par leurs offices, étaient grands vassaux, puisqu'ils en rendaient foi et hommage particuliers au roi, à d'autres grands vassaux, mais quand, et à ceux qu'il plaisait aux rois d'y appeler. Cette transmission dure jusqu'à nos jours, et sans parler de tant de grands actes de pairie des temps anciens, il n'y a point de règne qui n'en fourmille jusqu'au dernier le plus absolu de tous. Témoin tous les lits de justice que le feu roi a tenus, et en dernier lieu la convocation des pairs par le grand maître des cérémonies au nom du feu roi, pour l'acte des renonciations qui a précédé la mort de Sa Majesté de si peu.

De jugement et de nécessité de celui des pairs en certaines affaires, et de droit en presque toutes, c'est encore une chose qui a toujours été et qui subsiste encore; de même que les formes solennelles pour juger d'une pairie, ou pour faire le procès criminel à un pair. Rien de tout cela en Espagne. On ne le voit point des ricos-hombres, on le voit aussi peu des grands. Leurs grandesses pour la transmission ni pour le jugement, si contestation arrive, ni leurs personnes, si elles se trouvent prévenues de crime, n'ont aucune distinction dans la forme de les juger du moindre héritage ni du moindre particulier. Tout se réduit pour la seule personne des grands à ne pouvoir être arrêtée que par un ordre du roi, après quoi plus de distinction dans tout le reste; et jamais en Espagne il n'a été mention d'être jugé par ses pairs, c'est-à-dire par ses égaux, ce qui, en matière de pairie ou de crime d'un pair, subsiste encore pour les pairs de France.

En voilà sans doute assez pour démontrer la différence entière des pairs de France d'aujourd'hui et des grands d'Espagne, et combien il y aurait peu de justesse de comparer, sous prétexte de convenance, les grands de la première classe avec les pairs.

Si du fond de la substance de la dignité et de son antiquité transmise jusqu'à nous, on passe à son inhérence et à sa stabilité, on est extrêmement surpris de n'en trouver aucune dans la grandesse, et de la voir non seulement suspendue à chaque mutation, même de père à fils dans toutes celles, qui ne sont pas de la première classe, du propre aveu de ces grands, mais suspendue encore par le délai ou le refus de la, couverture, tant qu'il plaît au roi, pour toutes les trois classes, et toutes les trois amovibles, et pour toujours, à la volonté du roi, sans forme aucune, sans crime, sans accusation, sans même de prétexte. On ne saurait nier qu'une dignité aussi en l'air, autant dans la main du roi, et d'une manière si absolue et si totalement dépendante, ne soit fort différente de celles dont l'état est déterminé, fixe, stable, certain à toujours, et qui, une fois accordées, n'ont plus besoin de nouvelles grâces, et ne puissent être ôtées qu'avec la vie, pour crime capital, et avec les formes les plus solennelles.

Il est difficile de n'être pas blessé d'un tribut imposé à une dignité comme telle, à plus forte raison de tributs redoublés. Ceux qu'on a expliqués ne ressemblent point aux lods et ventes des terres, ni aux autres droits de la suzeraineté. Ce n'est point ici une terre qui paye pour sa mutation, puisque les grandesses attachées aux noms et non aux terres sont sujettes aux mêmes tributs, et que, faute de payement, ce ne sont point les terres qui en répondent, mais la dignité qui est suspendue encore dans ce cas. En France, la noblesse grande, médiocre, petite, doit le service des armes, mais nul tribut pour elle-même. Ce qu'elle paye est sur sa consommation, des droits de terre, en un mot toute autre chose qu'un tribut de noblesse et à cause de sa noblesse. Combien donc y doit-on être surpris de voir la première et la plus haute dignité où la noblesse la plus distinguée puisse parvenir en Espagne, être imposée à divers tributs comme dignité, et pour elle-même, et à peine de suspension jusqu'à parfait payement? Qui peut douter de la différence que cela met encore entre, la dignité de nos ducs et celle des grands d'Espagne?

Enfin la vénalité de la grandesse, non entre particuliers, mais du roi à eux, qui l'a quelquefois vendue, depuis Philippe II, sous tous les règnes, et vendue sans voile et sans mystère. Quelque rares qu'en soient les exemples, ils sont, et encore une fois il y en a, et de tous les rois, depuis Philippe II; la dignité des ducs a ignoré jusqu'à nos jours cette manière d'y arriver, qui est commune aux plus petites charges.

Il résulte donc, de toutes ces différences si essentielles, que la dignité de grand d'Espagne, pour éclatante qu'elle soit, ne peut être comparée avec celle de nos ducs, et beaucoup moins encore [avec] celle des pairs de France, avec lesquels les grands d'Espagne n'ont aucune similitude, sont sans fonction, sans avis, sans conseil, sans jugement, sans faire essentiellement partie de l'État plus que les autres vassaux immédiats, et sont sans serment et sans foi et hommage pour cause de leur dignité. Il est donc conséquent que ce n'est à aucun d'eux à se trouver blessé de la parité convenue, entre le feu roi et le roi son petit-fils, des ducs de France et des grands d'Espagne, et que les ducs d'Arcos et de Baños y ont été très mal fondés, et y ont très peu entendu l'intérêt de leur dignité.

Ce fond des deux premières dignités de France et d'Espagne examiné, il faut venir à leur extérieur.

Si on est ébloui de certaines choses que les grands d'Espagne ont conservées par la sage politique de leurs rois, et que les nôtres ont laissé peu à peu obscurcir dans les ducs, il se trouvera que ceux-ci ont eu les mêmes avantages, qu'ils les ont presque tous conservés jusque vers le milieu du dernier règne, et qu'il y en a d'autres où la dignité des ducs est plus ménagée que ne l'est celle des grands.

Deux choses, l'une au dehors, l'autre au dedans, [font] briller la dignité de grand d'Espagne beaucoup plus que celle des ducs de France. C'est, à qui n'approfondit pas le fond des dignités qui vient d'être examiné, et à qui n'examine que l'usage; présent sans remonter plus haut, ce qui éblouit le monde en faveur des grands d'Espagne.

Ces deux choses regardent les princes étrangers. On a vu avec quel soin Charles-Quint établit le rang des grands d'Espagne à Rome, en Italie, en Allemagne, et partout où s'étendit sa puissance, et avec quelle jalousie ce même effet de sa politique a été soutenu depuis par les rois d'Espagne en Italie, à la faveur des grands États qu'ils y ont possédés depuis Charles-Quint jusqu'à Charles II, et en Allemagne, à l'appui des empereurs de la même maison d'Autriche. Il ne se trouvera point qu'il en ait été usé autrement avec les ducs de France jusque vers le milieu du dernier règne. Sans en discuter les exemples, qui mèneraient trop loin, il suffit de voir comment le duc de Chevreuse, fils du duc de Luynes, a été traité à Turin et chez les électeurs, voyageant tout jeune. Ces voyages font une partie de ceux de Montconis, alors son gouverneur, qui sont entre les mains de tout le monde, où il touche ce fait sans la moindre affectation, parce qu'il appartient à ce qu'il raconte. Le duc de Rohan-Chabot, allant voyager à dix-sept ou dix-huit ans, M. de Lyonne lui donna une instruction en forme et signée, pour se conduire avec M. de Savoie également en tout, excepté la main, et pour la prétendre des électeurs, à plus forte raison de tous les autres souverains d'Allemagne et d'Italie, et de ne pas voir les électeurs s'ils en faisaient difficulté. Non seulement les ducs, comme tels, mais les maréchaux de France, généraux d'armée, ont toujours traité en égalité parfaite avec les électeurs et tous les autres souverains, comme on le voit par les lettres du maréchal de Créqui dernier, qui n'était point duc, et de tous les autres. Une méprise du maréchal de Villeroy à l'égard de l'électeur de Bavière fit la planche, et de cette planche il a résulté que ce même électeur, qui ne disputait pas en Hongrie aux princes de Conti, à ce que M. le prince de Conti m'a dit et raconté plusieurs fois, prétendit, tout incognito qu'il était, la main chez Monseigneur, et fit si bien qu'il ne le vit chez lui que dans lés jardins de Meudon, sans mettre le pied dans la: maison, et qu'il montèrent en calèche pour s'y promener tous deux en même temps par chacun leur portière. Cette égalité avec le Dauphin n'était pas jusqu'alors entrée dans la tête d'aucun souverain non roi, et celui-là même avant le profit qu'il sut tirer de la lourde méprise du maréchal de Villeroy, n'avait pas imaginé de disputer rien à un prince du sang, non plus que le fameux duc de Lorraine, qui commandait en chef d'armée de l'empereur, dont il avait l'honneur d'être le beau-frère, et les princes de Conti volontaires dans cette armée; c'est ainsi que des dignités on entreprend sur leur source, et c'est ce que les papes et les rois d'Espagne ont sagement prévu et prévenu sur les cardinaux et les grands.

Dans l'intérieur, la même prévoyance, mais commune à tous les États de l'Europe, a refusé avec persévérance jusqu'à aujourd'hui tout rang aux princes étrangers. La seule France les y a établis, et leur a laissé peu à peu usurper toutes sortes d'avantages; ils s'y sont d'abord introduits sans y en prétendre aucun. Après ils ont ambitionné la pairie. Ils en ont obtenu après tant qu'ils ont pu. Ils en ont fait valoir les prérogatives. Devenus puissants, ils ont formé la ligue à la faveur de laquelle ils ont empiété par degrés, laquelle aurait dû donner des leçons à n'être pas oubliées. Bien des événements les ont depuis rafraîchies, mais tout le fruit n'a été que d'augmenter les usurpations en y associant des branches de maisons de gentilshommes français, de peur de manquer de princes étrangers vrais ou faux. Il est vrai qu'en nul lieu ces derniers n'ont précédé les ducs; il est vrai encore que les princes étrangers véritables ne les précèdent encore nulle part, si ce n'est dans l'ordre du Saint-Esprit, contre les premiers statuts et le premier exemple de la première promotion que la puissance de la Ligue fit réformer en deux fois, et que d'étranges causes ont maintenu sans décision, mais en continuant l'usage. Il est vrai de plus que ceux-là mêmes, quand ils sont pairs, suivent leur rang d'ancienneté en tous actes de pairie. Il est donc vrai qu'ils cèdent aux pairs, et qu'ils ne les précèdent jamais, excepté dans l'ordre, de la façon que je viens de le dire. Cela suffit pour montrer qu'il n'en était pas ainsi avant le dernier siècle; qu'il y avait déjà des ducs gentilshommes, et que ce qui s'est introduit depuis n'est qu'usurpation qui laisse la dignité entière. Mais il faut convenir que la multitude des usurpations, des distinctions, et de ceux qui en jouissent, l'éclat et les avantages qu'ils en retirent, la lutte de préséance qu'ils entretiennent à la cour sur des gens qui s'en lassent et qui n'ont jamais su s'entendre ni se soutenir, est la chose qui donne le plus spécieux prétexte aux grands d'Espagne, chez lesquels ces princes n'ont aucun honneur, aucun rang, aucun établissement, et qui, s'ils s'attachent au service d'Espagne, n'en peuvent prétendre ni espérer aucun que pour être faits grands d'Espagne eux-mêmes. Je n'en dirai pas davantage pour ne pas tomber dans l'inconvénient d'une dissertation contre ces rangs étrangers qui ne sont soufferts nulle autre part qu'en France.

À ces deux avantages dont il faut convenir quoique en écorce et en surface sans fond, les grands en ont encore deux autres que les ducs avaient comme eux les honneurs militaires et civils, dont M. de Louvois les priva sous prétexte de ménager la poudre, d'où le reste des honneurs militaires et civils, se sont peu à peu évanouis pour être appropriés aux ministres qui avant cette insensible époque étaient bien éloignés d'y prétendre. Cet avantage est donc un de ceux que la dignité de duc a perdus par l'usage; mais qui ne lui est pas moins propre qu'aux grands, puisqu'ils en ont constamment joui jusqu'à la toute-puissance de M. de Louvois vers le milieu de son ministère.

Ces quatre avantages que l'usage a conservés aux grands et ôtés aux ducs, et qui leur ont été également propres, ne consistent donc que dans lit volonté différente de leurs rois, et dans une différence de volonté si moderne qu'elle laisse voir le droit et le long usage en faveur des ducs, et laisse ainsi leur dignité entière, en cela même que le vouloir des rois y a donné pour la surface l'atteinte dont on ne peut disconvenir, mais qui ne peut rien opérer de solide contre leur dignité en faveur de celle des grands, puisque le droit et l'usage, est le même, et qu'il ne tient qu'à nos rois de le remettre comme il a été en partie jusqu'à la violence de la Ligue, et en partie jusqu'à M. de Louvois.

Les grands ont encore deux autres avantages: l'un n'est qu'un agrément et une distinction, qui est d'être seuls conviés, ainsi que leurs épouses, avec leurs fils aînés et les leurs, à tout ce qui se fait de plus ordinaire et d'extraordinaire en fêtes, divertissements et cérémonies à la cour ou ailleurs quand le roi s'y trouve, ou qu'ils se font par ses ordres. Cela fait un accompagnement de grande décoration au roi, et les nôtres en ont usé de même jusque vers les deux tiers du règne de Louis XIV; ainsi je ne m'arrêterai pas à celui-ci, quoiqu'il paroisse beaucoup en Espagne, où pour les chapelles, les audiences publiques et mille occasions, il y en a de continuelles de ces avertissements aux grands, lesquelles presque toutes n'existent point en France et y ont toujours été rares de plus en plus.

L'autre avantage des grands en est un effectif; la bonne foi veut qu'on l'avoue, mais il est l'unique à l'égard des ducs. C'est le rang et les honneurs de leurs fils aînés et des femmes de ces fils aînés, et quand ils n'ont point de fils, de celui ou de celle à qui la grandesse doit aller de droit après eux. Les distinctions des fils sont peu perceptibles, comme l'invitation dont on vient de parler, l'excellence qui s'est fort multipliée, le traitement de parent quand le roi leur écrit, et divers autres; mais celles de leurs femmes ou de leur fille aînée, s'ils n'ont point de fils, sont pareilles en tout à celles des femmes des grands en tout et partout, à l'exception seule de l'étoffe de leurs carreaux chez la reine pour s'asseoir, ou devant elle à l'église pour se mettre à genoux (je l'ai dit plus haut), de velours pour les femmes des grands en toute saison, et de damas ou de satin en toute saison pour leurs belles-filles aînées. Or, il est vrai que cela n'a aucune comparaison avec les fils aînés des ducs et leurs femmes; cela est sans doute accordé à ce qu'il n'y a jamais de démission en Espagne; mais quelque anciennes que soient les nôtres qui ont commencé au dernier connétable de Montmorency, la bonne foi veut encore l'aveu que nos démissions ne couvrent point cette différence essentielle, parce que la démission opère un duc, qui par conséquent en a le rang et les honneurs, que le démis conserve aussi, au lieu que, sans démission, les fils aînés des ducs n'ont aucune distinction ni leurs femmes, et que les fils aînés des grands et leurs femmes ont comme tels toutes celles dont on vient de parler. Mais cet avantage, quelque solide qu'il soit, et qui est l'unique effectif que les grands aient au-dessus des ducs, ne change rien au fond de leur dignité; il la laisse telle qu'elle a été montrée; il est même un témoignage et un reste de cette multiplication des ricos-hombres par leurs cadets, et par les cadets de ces cadets, sans fiefs, qui vers les temps de Ferdinand et d'Isabelle en avaient défiguré la dignité, et qui à l'habile refonte que Charles-Quint en fit sous le nom de grands, a été restreinte à des bornes plus raisonnables, par cet avantage des seuls fils aînés ou successeurs nécessaires des grandesses au défaut de fils, et de leurs épouses, qui a ôté toute occasion de démissions.

Après avoir exposé dans toute son étendue les six avantages que les grands paraissent avoir sur les ducs, je dis paraissent, puisqu'il n'y a que de l'éblouissant dans les cinq premiers, que les ducs ont eus comme eux jusqu'au milieu du dernier règne, et comme eux les premières places partout, dont le feu roi s'est montré si jaloux jusqu'à sa mort; témoin l'aventure de Mlle de Melun à un bal, et celle de Mme de Torcy à la table du roi à Marly, les deux uniques qui s'y soient exposées; après avoir avoué de bonne foi la solidité du dernier et sixième avantage des grands en la personne de leur fils et belles-filles aînées, il faut venir aux désavantages de ces mêmes grands comparés aux ducs pour l'extérieur.

Quelques usurpations modernes qu'aient essuyées les ducs du chancelier, et même du garde des sceaux de France, elles ne vont qu'à la préséance au conseil, et s'ils ont conservé l'ancienne forme d'écrire et de recevoir chez eux, que les ducs et les officiers de la couronne ont perdue, cela ne regarde point les ducs. Mais le président, ni en son absence le gouverneur du conseil de Castille, ne donne point la main chez lui aux grands, qui de plus sont obligés, comme tous les autres, d'arrêter leur carrosse devant le sien, lorsqu'il ne montre pas., par ses rideaux tirés, qu'il veut être inconnu. Ce respect si grand et si public est tel en France qu'il n'y est rendu par les ducs qu'au roi, à la reine et aux fils et filles de France, bien loin de s'étendre jusqu'à un particulier.

Une seconde différence, et qui est de tous les jours, et n'est pas moins publique, est l'extrême différence du majordome-major du roi, et comme tel de tous les grands, lui-même ne le fût-il pas, comme il est quelquefois arrivé. Non seulement il les précède partout, sans être jamais mêlé avec eux, mais il a un siège ployant de velours placé à la chapelle, à la tête de leur banc, et ce siège si distingué d'eux y est toujours, et il demeure vide, sans pouvoir être occupé, s'il ne l'est pas par le majordome-major. Il est assis au bal et à la comédie sur ce même siège, à la droite du roi et le joignant, presque sur la même ligne, tandis que les grands sont debout; et lorsque le roi d'Espagne reçoit des ambassadeurs sur un trône, comme des Africains et d'autres nations éloignées, le majordome est assis en pareille place et sur pareil siège sur le trône, tandis que les grands sont au bas du trône et debout. Chez la reine, son majordome-major précède tous les grands sans difficulté, en toutes les cérémonies et les audiences, et le grand écuyer du roi ne leur donne pas la main dans le carrosse du roi qui est à son usage. Toutes ces mortifications de charges, publiques et continuelles, sont entièrement inconnues aux ducs. Bien plus, le majordome-major du roi, comme tel, et sans être grand, je le répète, comme il est arrivé quelquefois, jouit de tout le rang et honneurs des grands; et, ce qui est étrange, c'est qu'il est leur chef, et tellement leur chef, que s'il arrive quelque affaire qui intéresse la dignité des grands, c'est chez le majordome-major qu'ils s'assemblent et qu'ils délibèrent, et que c'est par lui que sont portés et présentés au roi les raisons ou les mémoires qu'ils ont à lui faire entendre, et que pareillement c'est par le même que le roi s'explique aux grands de ses décisions ou de ses volontés. Il ne se trouve rien de semblable en France. J'ai moi-même été témoin de tout cela en Espagne, et pour ce dernier article, il se passa ainsi au baptême de l'infant don Philippe, où j'étais, et où le roi voulut que les honneurs fussent portés par les grands, quoiqu'ils ne l'eussent été jusqu'alors que par les majordomes; les ordres, les remontrances, la décision, tout passa par le majordome-major, et ce fut chez lui que les grands s'assemblèrent.

Quoique les grands ne cèdent point aux cardinaux, dont j'expliquerai en son temps le divers rangs en Espagne, et qu'ils ne les voient point chez eux en public, à cause de la main, les grands essuient néanmoins une distinction étrange dont la France n'a jamais ouï parler: c'est leur fauteuil à la chapelle, tandis qu'ils n'ont qu'un banc, couvert de tapisserie, sans petit banc bas devant eux, et les cardinaux et les ambassadeurs en ont un, celui de ces derniers couvert de tapisserie comme leur banc, et le petit banc bas des cardinaux couverts de velours rouge.

Au conseil, lorsque le roi s'y trouve, et qu'il y a des cardinaux; ils y ont un fauteuil comme à la chapelle. Ils sont au-dessus des grands, et les grands n'y ont que des sièges ployants.

Les grands et le majordome-major même sont nettement précédés par des ambassadeurs de chapelle à la distribution des cierges à la Chandeleur, en celle des cendres, et aux autres occasions où ils se trouvent ensemble qui sont de cérémonie.

Toutes ces choses, la plupart si marquées, si distinctives, si journalières, sont inconnues aux ducs, et avec raison leur paraîtraient monstrueuses.

Les infants sont en Espagne comme sont ici les fils et filles de France.

De princes du sang, il n'y en a jamais eu tant que la maison d'Autriche a régné en Espagne.

M. le duc d'Orléans, petit-fils de France, fut traité en Espagne comme un infant; mais il alla chez toutes les femmes des grands, et traita les grands comme il traitait ici les ducs.

Pour les bâtards des rois, on a vu ce qui a été dit des deux don Juan, les deux seuls reconnus en Espagne, et les grands sont fort éloignés de tout avantage de ce côté-là.

De tout cet extérieur si éblouissant des grands d'Espagne, que leurs rois leur ont jalousement conservé au dehors et au dedans de l'Espagne, à l'égard des princes étrangers, et que les ducs ont eu comme eux, il n'y a de différence que la fermeté des rois d'Espagne par rapport à leur propre dignité, d'avec l'entraînement des rois de France, dont on a vu, par l'exemple de l'électeur de Bavière, que leur dignité même a souffert. Il en est de même des honneurs civils et militaires conservés jusques au milieu du dernier règne, de l'invitation aux fêtes et aux cérémonies qui a été de tout temps, et jusqu'à nos jours, pour les ducs en France, comme en Espagne pour les grands, et de ces distinctions que je viens de raconter, communes en elles-mêmes aux deux dignités, mais qui pour la plupart ont cessé au milieu du règne de Louis XIV. Ainsi dès qu'elles ont été jusqu'alors, rien d'essentiellement distinctif à l'avantage des grands sur les ducs, puisque la cessation à l'égard de ces derniers est si moderne, et que, lorsqu'il plaira au roi de France de penser que sa dignité y est intéressée, toute suréminente qu'elle est, et de faire réflexion qu'il n'appartient qu'à son sang d'avoir chez lui des rangs et des distinctions par naissance, inconnues chez toutes les autres nations, ni à aucune dignité étrangère d'y jouir d'aucun avantage plus grand que n'en ont celles qu'il donne, cet extérieur sera bientôt rétabli, et porté au niveau pour le moins de celui qui éblouit dans les grands d'Espagne, dont le seul avantage réel que n'ont pas les ducs est celui dont jouissent leurs fils aînés et les femmes de ces fils.

Pour les désavantages des grands par comparaison aux ducs, on ne compte point le défaut d'habits particuliers et de marques de dignité aux armes, quoique cet éclat en soit un fort marqué; ni le défaut de housse, puisque la reine n'en porte point, ni de balustres, parce qu'on ne voit point leurs lits ni leurs chambres à coucher; ni le mélange dans les ordres, puisque les infants mêmes n'en étaient point exempts avant Philippe V.

Mais les distinctions étranges du président et même du gouverneur du conseil de Castille, le fauteuil des cardinaux, la préséance si marquée, la supériorité aux audiences singulières, et journellement aux bals et aux comédies, du majordome-major assis à côté du roi où tous les grands sont debout, sa présidence sur eux par sa charge, même sans être grand, pour tout ce qui concerne leur dignité, ce sont des choses, pour en omettre diverses autres, d'un grand contrepoids, et qui toutes sont parfaitement inconnues aux ducs, et qui ne peuvent pas contribuer à faire trouver les ducs d'Arcos et de Baños bien fondés dans leurs plaintes et leur mémoire.

Venons maintenant à ce qui les a le plus frappés et le plus déterminés à cette démarche : c'est que les grands d'Espagne se couvrent devant leurs rois, et que les ducs de France ne s'y couvrent point; que les princes étrangers s'y couvrent aux audiences des ambassadeurs, et que ceux de la maison de Lorraine, privativement à tous autres, les conduisent à l'audience.

Il faut se souvenir de ce qui a été expliqué ci-dessus de l'ancien usage d'être couvert en France devant le roi sans distinction de dignité, et de la manière imperceptible dont il a changé par le changement de coiffures, du chaperon au bonnet, puis à la toque, enfin aux chapeaux. Lors même qu'on était couvert devant nos rois, nul ne leur parlait couvert, non pas même les fils de France. Il n'est donc pas étrange que les ducs n'aient point cet honneur, beaucoup moins depuis que l'usage d'être couvert devant les rois de France s'est peu à peu aboli, même ne leur parlant pas. Chaque pays a ses usages particuliers qui se trouvent souvent la cause primitive et l'origine des distinctions. En France, ni homme ni femme ne baise la reine; ce n'a été qu'au mariage du roi d'aujourd'hui que cet honneur a été accordé aux princes du sang; mais les duchesses et les princesses étrangères ont celui de s'asseoir devant elle et les tabourets de grâce, et pour les hommes, les fils et petits-fils de France et les cardinaux, sans que les princes du sang qui l'ont tenté au mariage du roi d'aujourd'hui y aient pu parvenir, et qui, jusqu'à la mort du feu roi, ne l'ont jamais prétendu; sans qu'en nul lieu que ce soit les dames assises se soient jamais tenues debout un instant en leur présence, ce qui aurait été regardé comme un grand manque de respect, parce qu'il n'y en peut avoir qu'un. Ainsi elles se levaient lorsqu'un prince du sang arrivait où elles étaient assises, et se rasseyaient sur-le-champ; ce qu'elles faisaient de même pour les principaux seigneurs. En Angleterre toutes les duchesses baisent la reine, et pas une n'est assise devant elle; tellement que, lorsque les reines d'Angleterre, femmes de Charles Ier et de Jacques II, sont venues achever leur vie en France, elles y eurent le choix d'y traiter les Françaises assises à la manière Anglaise ou française, et elles choisirent la dernière; il est donc vrai de dire que ces honneurs sont suivant les pays. Aussi a-t-on vu cette multitude de ricos-hombres cesser de se couvrir devant Philippe le Beau, père de Charles-Quint, par flatterie pour lui et pour faire dépit à Ferdinand son beau-père, et l'usage de recouvrir ne revenir que sous Charles-Quint, qui l'établit en la forme qu'il est demeuré lors de l'abolition de la rico-hombrerie et de l'établissement de la grandesse.

Il faut se souvenir encore plus de quelle façon s'est introduit l'usage de se couvrir devant le roi en France. On le peut voir plus haut et y remarquer que c'est celui des grands d'Espagne qui y donna lieu, par la liberté qu'un ambassadeur d'Espagne, qui était grand, prit de se couvrir voyant Henri IV couvert dans ses jardins de Monceaux, et du hasard qui restreignit cet honneur aux princes du sang, aux princes étrangers et au duc d'Épernon si éloigné de l'être, parce qu'Henri IV, piqué de voir cet Espagnol se couvrir, commanda à l'instant de se couvrir à M. le Prince et aux ducs d'Épernon et de Mayenne, qui par hasard se trouvèrent seuls à cette promenade. De là, M. de Mayenne prétendit se couvrir aux audiences où il conduisait les ambassadeurs, et l'obtint; les princes de la maison de Lorraine, de Savoie, de Longueville et de Gonzague, qui conduisaient aussi les ambassadeurs, se trouvèrent dans le même droit. Dès qu'ils l'eurent obtenu, il s'étendit aisément à ceux de ces maisons qui se trouvèrent à ces audiences sans avoir conduit les ambassadeurs, puisqu'en les conduisant ils se couvraient avec eux; à plus forte raison M. le Prince et les princes du sang, et en même temps M. d'Épernon, par la bonne fortune de s'être trouvé à cette promenade, où il se couvrit avec M. le Prince et M. de Mayenne, et comme M. d'Épernon, ses enfants furent aussi couverts à ces audiences. Ce chapeau vient donc d'Espagne, et s'est trouvé borné à ceux qu'Henri IV fit couvrir à cette promenade, et d'eux à leur maison, et aux maisons qui avaient la conduite des ambassadeurs. Ce n'est que le feu roi qui l'a étendu en divers temps et à diverses reprises à trois branches de maisons de gentilshommes, quoiqu'ils ne conduisent pas les ambassadeurs. Le pourquoi et le comment nous jetterait ici dans une dissertation trop longue. On en a pu voir ci-dessus quelque chose de MM. de Rohan et de M. de Monaco; de ce dernier il n'a pas passé aux Matignon, qui en ont eu Monaco avec l'héritière, et l'érection nouvelle du duché-pairie de Valentinois.

Mais il ne faut pas oublier que cet honneur de se couvrir est entièrement restreint aux audiences des ambassadeurs, et sans place distinguée, et sans entrer dans le balustre avec les princes du sang et l'ambassadeur; qu'il ne s'étend à pas une autre sorte d'audience ni de cérémonies, comme à celle du doge de Gènes, qui se couvrit seul; à l'hommage de MM. de Lorraine, aux audiences des souverains, etc., en sorte que ce chapeau est uniquement restreint aux audiences des ambassadeurs, où les cardinaux l'ont aussi obtenu, et ne l'ont nulle part ailleurs, non plus que leur bonnet devant le roi.

Quel que soit cet honneur, il ne touche point aux ducs, puisqu'il ne peut être pris en leur présence. Témoin cette audience si solennelle du cardinal Chigi, légat a latere du pape son oncle, pour la satisfaction de la fameuse affaire des Corses de la garde du pape qui avaient insulté le duc de Créqui, ambassadeur du roi à Rome. Les princes du sang ne pouvaient être à cette audience, où le légat eut un fauteuil. Les ducs s'y devaient trouver, et furent avertis de la part du roi, par le grand maître des cérémonies, et à cause de leur présence, les princes étrangers eurent défense de s'y couvrir. Les comtes d'Harcourt, grand écuyer, et de Soissons, qui tous deux conduisaient le légat à l'audience, n'oublièrent rien pour avoir permission de se couvrir ou de n'assister pas à l'audience. Ils ne purent obtenir ni l'un ni l'autre, et y demeurèrent tout du long et toujours découverts. On peut voir cela plus au long, et le récit de l'erreur réformée d'une tapisserie (t. II, p. 80, 81), ou plutôt du mensonge qui les y représente couverts. Il est donc vrai que la présence nécessaire des ducs fait tomber ce chapeau. Les deux seuls qui se trouvent aux audiences où on se couvre n'y sont que par la nécessité de leur charge, l'un en qualité de premier gentilhomme de la chambre, qui commande dans la chambre, et qui ne s'en peut absenter alors comme tel; l'autre de capitaine des gardes en quartier, et comme tel, en fonction nécessaire de sa charge, et nullement comme ducs.

Après ces éclaircissements, ne pourrait-on point remarquer que ce grand honneur de parler [couvert] au roi d'Espagne s'affaiblit étrangement par les conditions qui y sont opposées? L'introduction de la nécessité de faire la couverture, avec toute suspension de rang, honneurs et distinctions jusqu'à ce qu'elle soit faite, et cependant le pouvoir et l'usage des rois de la différer tant qu'il leur plaît, et même toujours, est un grand contrepoids; celui d'avoir un certificat de sa couverture du secrétaire de l'estampille, sous peine, si on le perd, d'avoir à recommencer et de courir les risques des délais du roi, et en attendant d'être suspendu de tout rang, honneurs et prérogatives, n'en est pas moindre, et cela à toute mutation de père même à fils, et même pour la première classe. En France, le mort saisit le vif, sans que le roi y intervienne; et à l'égard des pairs, dont la réception au parlement de celui en faveur duquel l'érection fixe le rang d'ancienneté pour lui et pour toute sa postérité, comme l'enregistrement le fixe pour les ducs vérifiés qui ne sont pas pairs, les successeurs à la pairie ne dépendent point de leur réception au parlement, ni d'aucune autre chose pour jouir de tout leur rang, honneurs et prérogatives, soit qu'ils s'y fassent recevoir tard ou point du tout, et ne préjudicie en aucune sorte Je choses à leurs successeurs.

En voilà bien assez, ce me semble, pour entendre quelle est la dignité des grands d'Espagne, [tant] dans son origine, son essence et son fond, que dans son écorce et son extérieur; et le peu qui a été dit sur les ducs de France, parce qu'il aurait fallu un volume pour entrer à fond dans leur dignité, et que j'écris en France où on la doit connaître, et où on en trouve force mémoires et traités, suffit, ce me semble, pour montrer que les grands ne peuvent être comparés en rien aux pairs, et que les ducs d'Arcos et de Baños ont ignoré la dignité des ducs quand ils se sont plaints de la parité de rang et d'honneurs donnés aux uns et aux autres dans les deux royaumes.

Mais après cet examen, il faut convenir aussi que l'abus qui s'en est fait est extrêmement étrange. Lorsque le feu roi et le roi son petit-fils sont convenus de cette parité, il est manifeste qu'ils n'ont entendu qu'une fraternité des grands des deux royaumes pour cimenter mieux celle des deux nations. Au lieu de s'en tenir à un règlement si raisonnable et si commode pour les ducs et les grands qui vont en Espagne ou viennent en France, on en a fait des grands d'Espagne français et en France: d'abord une reconnaissance digne du roi d'Espagne pour le duc de Beauvilliers son gouverneur; après, le crédit des Noailles et du cardinal d'Estrées, aidé de l'amusement que prenait le roi des enfances de la comtesse d'Estrées, dans la familiarité des particuliers, des dames du palais, trouve le chausse-pied du passage du roi d'Espagne de Barcelone en Italie sur une escadre commandée par le comte d'Estrées pour le faire faire grand d'Espagne, sans qu'il y ait eu soupçon seulement de la moindre opposition à ce passage. En France, il ne faut que des exemples: sur ceux-là un voyage du comte de Tessé en Espagne, où ses succès furent nuls à l'armée, avec le manège qui l'a si bien servi dans les cours, lui procurèrent la grandesse. Je ne parle point du duc de Berwick, qui, par la bataille d'Almanza, rétablit la couronne sur la tête du roi d'Espagne: c'est en Espagne que les terres de sa grandesse sont situées, et c'est en Espagne que les grands de sa postérité se sont fixés. Trois ou quatre seigneurs flamands, grands d'Espagne, dont les pères ni eux-mêmes n'étaient jamais sortis des Pays-Bas ou d'Espagne, se viennent fixer à Paris, trouvent plus agréable d'y jouir du premier rang de l'État et de s'y établir que de demeurer chez eux. Le duc de Noailles, neveu de Mme de Maintenon, va en Espagne et y est fait grand tout de suite, puis revient disgracié des deux cours, et, longues années après, fait passer sa grandesse à son second fils, à quoi d'abord il n'avait pas songé; ainsi, en deux voyages courts, la Toison au premier, la grandesse en l'autre. M. de Chalais, neveu du premier mari de Mme des Ursins, sans aucun service en France, se dévoue à elle, et est employé en d'étranges commissions, dont la grandesse est la récompense, malgré le feu roi, qui, loin de lui permettre de l'accepter, s'en irrita jusqu'à déclarer qu'il ne souffrirait jamais qu'il en eût le rang ni les honneurs en France. Croirait-on, après ses aventures à l'égard de M. le duc d'Orléans, et l'éclat entre ce prince et Mme des Ursins, que ce fut ce prince qui, dans sa régence, lui permit de revenir en France et d'y jouir du rang et des honneurs ?

J'avoue que, voyant tant d'abus, je crus en pouvoir profiter comme les autres, mais sans dissimuler à M. le duc d'Orléans combien je les désapprouvais. J'ose dire que si, après les grandesses de MM. de Beauvilliers et de Berwick, il y en a une pardonnable, c'est celle qui me fut donnée à l'occasion de mon ambassade extraordinaire pour demander, conclure et signer le mariage du roi avec l'infante.

De là Mme de Ventadour, qui fut sa gouvernante, obtint une grandesse pour le comte de La Mothe, qu'on avait mis à même d'être fait maréchal de France, et que son incapacité en repoussa toujours, qui de sa vie n'avait servi l'Espagne, et qui était parfaitement éloigné de devenir duc. Le mariage arrêté de l'infant avec une fille de M. le duc d'Orléans fit le grand prieur de France, son bâtard reconnu, grand d'Espagne. Cette élévation donna de l'émulation à l'électeur de Bavière pour le sien, attaché au service de France. Il fit si bien valoir tout ce que lui avait coûté son attachement au service des deux couronnes, et l'honneur qu'il avait d'être frère de Mme la Dauphine, mère du roi d'Espagne, que le comte de Bavière fut fait grand. Le maréchal de Villars n'avait jamais servi le roi d'Espagne, ni approché de ses frontières; la Toison ne laissa pas de lui être envoyée, à la surprise du feu roi et de tout le monde. Pendant la régence, la grandesse lui plut de même, sans qu'en France ni en Espagne on ait jamais su pourquoi.

Enfin le marquis de Brancas, à qui un voyage en Espagne avait valu la Toison, y retourna ambassadeur avec stipulation expresse à M. le cardinal Fleury et à Chauvelin, lors garde des sceaux et adjoint au principal ministère, de n'être point grand; mais y ayant trouvé sa belle, il s'y fit faire grand malgré eux, et s'en tira après comme il put, après avoir essuyé la plus triste disgrâce. Sur cet exemple, le comte de La Marck, qui lui succéda, y a obtenu aussi la grandesse, et toutes de première classe. On peut juger si d'autres n'y parviendront pas. J'oublie M. de Nevers, dont le père était duc à brevet, et qui, fort mal avec le roi, n'en put jamais obtenir la continuation. Il épousa la fille unique de Spinola, qui avait acheté la grandesse, et qui, heureusement pour lui, survécut un peu le feu roi qui s'était déclaré qu'il ne le laisserait pas jouir du rang. Le régent fut plus indulgent à la mort de Spinola, et tôt après fit duc et pair le même M. de Nevers aux instances de la duchesse Sforze sa tante.

Indépendamment des grands d'Espagne qui sont ducs de France, cela fait douze grands d'Espagne établis à Paris et à la cour, dont pas un n'eût osé songer à être duc. Il est étrange qu'on parvienne ici au même rang et aux mêmes avantages par une dignité émanée du roi d'Espagne, quand on ne peut parvenir à celle que le roi donne, et qu'il souffre qu'un autre monarque que lui crée, pour ainsi dire des ducs de ses sujets et dans son royaume. S'il veut élever à la dignité de duc des sujets qui méritent et qui lui plaisent, n'en est-il pas le maître mais ce qu'il ne lui plaît pas de faire, il le voit opérer par le roi d'Espagne. Est-ce là le réciproque du rang des grands des deux royaumes dont les deux rois sont convenus? Cela se présente à l'esprit de soi-même. Le roi d'Espagne, plus jaloux de ses bienfaits, et les Espagnols plus retenus, n'ont point encore vu faire de ducs de France en Espagne. Les Espagnols ont raison de sentir: cette inégalité et une profusion si extraordinaire; elle n'est pas moins sentie en France, et si on prend garde à la mécanique de l'opération, on la trouvera également incroyable et monstrueuse.

Toutes ces grandesses françaises s'établirent comme les duchés, excepté qu'en France l'érection précède le rang et les honneurs dont l'impétrant ne jouit qu'ensuite et en conséquence, au lieu qu'en Espagne ils précèdent l'érection; mais tout tomberait à l'impétrant même si l'érection ne suivait pas, à moins que, comme la grandesse de Bournonville, elle ne fût sur le nom même; ce qui est très rare en Espagne, et n'existe en aucun grand français. L'érection faite et passée au conseil de Castille, il faut des lettres patentes du roi enregistrées au parlement et en la chambre des comptes, avec un nouvel hommage de l'impétrant au roi, enfin faire enregistrer ces mêmes lettres patentes au conseil de Castille; la contrariété de ces opérations est inexplicable. Par l'érection, le roi d'Espagne exerce en France le plus grand acte de souveraineté sur une terre de la souveraineté du roi, et se fait un vassal du premier ordre, pour ne pas dire un sujet, d'un sujet du roi; et à quel titre? d'une terre située en France, de la mouvance directe ou indirecte de la couronne, puisque tout fief lui est reporté, et d'une terre de sa pleine souveraineté, qui n'en est point pour cela détachée; en sorte que le possesseur de cette terre, primordialement sujet et vassal du roi son seigneur suzerain et souverain, le devient, au même titre et par la même possession, d'un autre monarque, dans le royaume duquel il ne vit point, et dans le royaume duquel cette terre n'est pas située. C'est néanmoins sur cette opération, à laquelle on ne peut donner de nom, qu'interviennent les lettres patentes du roi pour l'approuver et la ratifier, qui pour la France reçoivent leur dernière consommation de leur enregistrement au parlement et en la chambre des comptes. Ce n'est pas tout, il faut encore que cette approbation, cette permission du roi, cette ratification du parlement et de la chambre des comptes, en un mot, que ces lettres patentes enregistrées soient envoyées en Espagne, pour y être à leur tour approuvées, ratifiées et enregistrées par le conseil de Castille, qui, ayant fait la première opération par l'enregistrement de l'érection, fait aussi la dernière par l'enregistrement de ces lettres patentes, et de leur enregistrement en France.

Ainsi un grand d'Espagne français fait au roi un nouvel hommage d'une terre érigée par un roi étranger en dignité étrangère, duquel, à ce titre, il devient vassal immédiat, pour ne pas dire sujet, et se trouve avoir deux rois et deux seigneurs suzerains et souverains pour la même terre, il doit donc à l'un et à l'autre le service des armes. Que deviendra-t-il donc si ces deux rois viennent à se faire la guerre, comme il est déjà arrivé, et que deviendraient-ils encore si, à ce qu'à Dieu ne plaise, le cas funeste des renonciations arrivait?

En voilà trop sur cette matière, mais qu'il était bon et curieux de tirer une bonne fois de l'obscurité, de l'ignorance, et de montrer aux Français qui admirent tout ce qui est étranger, qui s'en éblouissent, et qui d'ailleurs se laissent aller au torrent de la plus fausse et de la plus folle jalousie, ce que c'est en effet que la dignité des pairs de France, des ducs vérifiés de France, et des trois classes des grands d'Espagne par rapport de l'une à l'autre, ainsi que l'incroyable abus des rangs étrangers en France, des grandesses qui s'y sont érigées, et des Français habitant en France faits grands d'Espagne. J'ai regret à la longueur de la digression, mais il n'était pas possible de la faire plus courte sans omettre des parties essentielles des connaissances nécessaires à y donner. Revenons maintenant d'où nous sommes partis.

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