CHAPITRE XX.

1702

Harcourt refuse l'armée d'Italie. — Vendôme l'accepte et part. — Grand prieur refusé de servir. — Feuquières refusé de servir; son étrange caractère. — Colandre colonel avec choix. — La Feuillade maréchal de camp tout à coup. — Mme de Chambonas dame d'honneur de la duchesse du Maine. — Changement chez Madame. — Maréchale de Clérembault. — Comtesse de Beuvron. — Mort de Fouquet, évêque d'Agde. — P. Camille se fixe en Lorraine; son caractère. — Sourdis. — Mariage de sa fille avec le fils de Saint-Pouange. — Mariage du duc de Richelieu avec la marquise de Noailles. — Mort du bailli d'Auvergne. — Médailles du roi. — Jalousie sur Louis XIII. — Comte de Toulouse pour la mer avec le comte d'Estrées. — Mgr le duc de Bourgogne en Flandre avec le maréchal de Boufflers et le marquis de Bedmar. — Le maréchal d'Estrées en Bretagne. — Chamilly à la Rochelle, etc. — Catinat sur le Rhin. — Son sage et curieux éclaircissement avec le roi et Chamillart. — Jugement arbitral du pape entre l'électeur palatin et Madame qui proteste.

La principale [dépouille] tenait en grande attention: c'était le commandement de l'armée d'Italie. Il était pressé d'y pourvoir. Le lendemain, vendredi, le roi, au sortir de sa messe, entra chez Mme de Maintenon, où Chamillart fut quelque temps en tiers. Tout ce qui était à Marly était dans les salons, attendant le choix du général qu'on voyait bien qui s'allait déclarer. Ma curiosité m'y porta comme les autres. Chamillart sortit, vit M. le prince de Conti, alla lui dire un mot. Chacun le crut l'élu; on applaudit, mais l'erreur ne dura guère. Chamillart fut fort court avec lui, s'avança lentement cherchant des yeux, et, apercevant Harcourt, alla droit à lui. Alors on ne douta plus, et tous les yeux s'arrêtèrent sur eux. Rien ne se mariait mieux avec le désir du roi d'Espagne d'aller en Italie, et d'y avoir ce général sous lui. Mais Harcourt en était alors à cet assaut du conseil dont je viens de parler, et au plus fort de ses espérances que lui-même n'avait pas encore détruites en parlant avec ce grand mépris des ministres au roi, comme il fit depuis. Il n'eut donc garde d'accepter un commandement qui anéantissait toutes ses mesures si avancées pour entrer dans le conseil. Il se défendit sur sa santé et refusa. Lui et Chamillart parlèrent à l'écart assez longtemps avec action. Tout ce qu'il y avait là d'yeux n'en perdaient aucune, et virent enfin ces deux hommes se séparer, et Chamillart seul retourner chez Mme de Maintenon. Il y fut peu et ressortit. La curiosité était plus allumée. Il s'avança, chercha des yeux, et fut joindre M. de Vendôme. Leur conversation fut très courte. Tous deux ensemble allèrent chez Mme de Maintenon. Alors on fut assuré du choix et de l'acceptation. Il fut déclaré lorsque le roi passa dans son appartement. Le soir il fut longtemps chez Mme de Maintenon avec le roi et Chamillart, prit congé et s'en alla à Paris pour partir le surlendemain pour l'Italie. Le roi lui donna quatre mille louis pour son équipage.

Le dépit de M. le duc d'Orléans et des princes du sang fut extrême et fort marqué. Ils n'en tombèrent que plus rudement sur le maréchal de Villeroy, que le roi en toutes occasions prit à tâche de défendre, jusqu'à dire en publie qu'on ne l'attaquait que par jalousie de ce qu'il avait beaucoup d'amitié pour lui. Le mot de favori, qui n'était jamais sorti de sa bouche, lui échappa même une fois. Il lui écrivit une lettre, la plus obligeante qu'il fût possible, et, la lui envoya ouverte, pour que les ennemis n'en eussent pas de soupçon, et qu'eux-mêmes vissent quelle était son estime et son amitié pour lui. Quoiqu'il n'eût aucune familiarité avec la maréchale de Villeroy, il lui fit dire mille choses agréables par son fils, par M. le Grand et par d'autres, et, après Marly, la vit en particulier longtemps et la combla de bontés. Il la vit plusieurs fois de la sorte pendant l'absence de son mari, dont il ne se lassa point de se montrer le défenseur.

Mais l'envie est une cruelle passion; Praslin l'éprouva. Des plus grandes louanges on passa au regret de la récompense. Il fut lieutenant général avant que d'avoir pu savoir qu'il était maréchal de camp. De raisons on n'en pouvait dire; les femmes criaient en place de raisons; et la comtesse de Roucy, entre autres, qui en était furieuse, fut de meilleure foi, car l'ayant poussée à bout, elle me répondit, acculée et dans l'excès de sa colère, qu'enfin Praslin était lieutenant général, et que son mari ne l'était pas, lequel mari était lors à la cour.

M. le duc d'Orléans et les princes du sang n'en eurent pas moins contre M. de Vendôme. Ils sentaient, il y avait longtemps, la résolution du roi à ne se servir d'aucun d'eux, et sa préférence pour la naissance illégitime. Cette dernière les outra. Vendôme, qui le comprit dans le peu d'heures qu'il demeura à Marly et à Paris, entre sa nomination et son départ, ne cessa de répandre qu'il ne devait son choix qu'au refus d'Harcourt, et d'émousser ainsi le dépit des princes, tandis qu'il se fit un mérite de ne refuser rien, même le reste d'un autre, pour montrer son attachement à la personne du roi, et son désir d'essayer à contribuer au bien de l'État.

Le grand prieur, intimement uni avec son frère, eut la douleur de n'être point employé, et d'essuyer même le refus d'aller servir sous lui en Italie. Sa crapule journalière, sa vie honteuse, plusieurs frasques qu'il avait hasardées sur la faveur de sa naissance et sur celle de son frère, reçurent enfin ce coup de caveçon dont il eut grande peine à revenir dans la suite.

Feuquières, lieutenant général, reçut le même refus. C'était un homme de qualité, d'infiniment d'esprit et fort orné, d'une grande valeur, et à qui personne ne disputait les premiers talents pour la guerre, mais le plus méchant homme qui fût sous le ciel, qui se plaisait au mal pour le mal, et à perdre d'honneur qui il pouvait, même sans aucun profit. Dangereux au dernier point pour un général d'armée, qui ne se pouvait fier ni à ses conseils ni à son exécution, tant il était hardi à faire échouer les entreprises pour la malice d'en perdre quelqu'un, comme il fit Bullonde à Coni, comme il ne tint pas à lui à la bataille de Neerwinden, où il ne chargea ni ne branla jamais, comme je l'ai remarqué ailleurs, et comme le duc d'Elboeuf le lui reprocha devant toute l'armée, parce qu'il voulait perdre M. de Luxembourg, en lui faisant perdre la bataille, lequel l'avait demandé pour le remettre sur l'eau, et qui avec raison n'en voulut jamais plus. Il avait joué les mêmes tours aux autres généraux d'armée; pas un d'eux n'en voulait, et avec d'autant plus de raison que sa capacité n'était qu'à craindre. M. le maréchal de Lorges l'avait aussi tiré de l'oisiveté; il en reçut la même reconnaissance que M. de Luxembourg. Il ne tint pas à lui qu'il ne fit battre son armée à ne s'en pas relever; et la chose devint par le hasard si grossière, et le cri si général, que, pour peu que M. le maréchal de Longes eût voulu, sa tête aurait couru grand risque. Les Mémoires qu'il a laissés, et qui disent avec art tout le mal qu'il peut de tous ceux avec qui et surtout sous qui il a servi, sont peut-être le plus excellent ouvrage qui puisse former un grand capitaine, et d'autant plus d'usage qu'ils instruisent par les examens et les exemples, et font beaucoup regretter que tant de capacité, de talents, de réflexions se soient trouvés unis à un coeur aussi corrompu et à une aussi méchante âme, qui les ont tous rendus inutiles par leur perversité. Il avait épousé l'héritière d'Hocquincourt, qui la devint par l'événement. Il acheva sa vie abandonné, abhorré, obscur et pauvre. Son fils, unique mourut sans enfants, sa fille fut misérablement mariée.

Colandre, lieutenant aux gardes, qui s'était distingué partout où il s'était trouvé, et dont la figure intéressait les dames, eut l'agrément d'un régiment et traita de celui de la Reine infanterie; mais le roi arrêta le marché, et trouva que Colandre, fils de Le Gendre, riche négociant de Rouen, n'était pas fait pour être colonel de régiments de cette sorte. Les maximes ont changé depuis, c'est ce qui m'a engagé à ne pas omettre ce fait, que je pourrais grossir de beaucoup d'autres et plus marqués encore à l'égard d'autres corps.

La Feuillade ne tarda pas à profiter de l'alliance qu'il venait de contracter. Chamillart le fit faire maréchal de camp sous la cheminée, et partir pour l'Italie, et aussitôt après il fut déclaré. Ainsi, il ne fut point brigadier, et fit tomber encore son régiment à un Aubusson.

Mme du Maine et Mme de Manneville, fille de Montchevreuil et sa dame d'honneur, se lassèrent l'une de l'autre. La princesse peu à peu avait secoué tous ses jougs, même celui du roi et de Mme de Maintenon, qui enfin la laissèrent vivre à son gré. Ce reste de lien lui déplut; M. du Maine tremblait devant elle. Il mourait toujours de peur que la tête ne lui tournât. Elle prit Mme de Chambonas, que personne ne connaissait, et, dont le mari était déjà à M. du Maine, capitaine de ses gardes, comme gouverneur de Languedoc.

En même temps Madame fit un changement chez elle, dans lequel le roi entra, et qui se régla chez elle à Marly, dans une visite que le roi lui rendit un matin en revenant de la messe. Elle congédia ses filles d'honneur avec leur gouvernante en leur donnant des pensions, et prit auprès d'elle, mais sans titre ni nom, la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron, qu'elle avait toujours fort aimées, mais sur lesquelles Monsieur, qui les haïssait, l'avait toujours fort contrainte. Toutes deux étaient veuves, la comtesse de Beuvron pauvre, et toutes deux n'avaient rien de mieux à faire. Elle leur donna quatre mille livres de pension à chacune. Le roi leur donna un logement à Versailles; elles suivirent Madame partout, et furent, sans demander, de tous les voyages de Marly.

La maréchale de Clérembault était fille de Chavigny, secrétaire d'État, dont j'ai parlé au commencement de ces Mémoires, à l'occasion de mon père, et soeur entre autres de l'évêque de Troyes, de la retraite duquel j'ai parlé, et qui reviendra encore sur la scène. Elle était gouvernante de la reine d'Espagne, fille de Monsieur, qui se prit à elle de diverses choses et la chassa assez malhonnêtement. Elle était parente assez proche et fort amie de M. et de Mme la chancelière, et allait souvent à Pontchartrain avec eux. C'est où je l'ai fort vue et chez eux à la cour. C'était une vieille très singulière, et quand elle était en liberté, et qu'il lui plaisait de parler, d'excellente et de très plaisante compagnie, pleine de traits et de sel qui coulait de source, sans faire semblant d'y toucher et sans aucune affectation. Hors de là des journées entières sans dire une parole; étant jeune, elle avait pensé mourir de la poitrine, et avait eu la constance d'être une année entière sans proférer un mot. Avec sa tranquillité, son indifférence, sa froideur naturelle, l'habitude lui en était restée. On ne saurait plus d'esprit qu'elle en avait, ni d'un tour plus singulier. Quoique venue fort tard à la cour, elle en était passionnée et instruite à surprendre de tout ce qui s'y passait, dont, quand elle daignait en prendre la peine, les récits étaient charmants; mais elle ne se laissait aller que devant bien peu de personnes et bien en particulier.

Avare au dernier point, elle aimait le jeu passionnément, et ces conversations particulières et resserrées, et rien du tout autre chose. Je me souviens qu'à Pontchartrain, par le plus beau temps du monde, elle se mettait, en revenant de la messe, sur le pont qui conduit aux jardins, s'y tournait lentement de tous côtés, puis disait à la compagnie: « Pour aujourd'hui, me voilà bien promenée, oh! bien, qu'on ne m'en parle plus, et mettons-nous à jouer tout à l'heure; » et de ce pas prenait des cartes qu'elle n'interrompait que le temps des deux repas, et trouvait mauvais encore qu'on la quittât à deux heures après minuit. Elle mangeait peu, souvent sans boire, au plus un verre d'eau. Qui l'aurait crue, on eût fait son repas sans quitter les cartes. Elle savait beaucoup et en histoire et en sciences; jamais il n'y paraissait. Toujours masquée en carrosse, en chaise, à pied par les galeries: c'était une ancienne mode qu'elle n'avait pu quitter, même dans le carrosse de Madame. Elle disait que son teint s'élevait en croûte sitôt que l'air le frappait; en effet, elle le conserva beau toute sa vie, qui passa quatre-vingts ans, sans d'ailleurs avoir jamais prétendu en beauté. Avec tout cela, elle était fort considérée et comptée. Elle prétendait connaître l'avenir par des calculs et de petits points, et cela l'avait attachée à Madame, qui avait fort ces sortes de curiosités; mais la maréchale s'en cachait fort.

Il faut donner le dernier trait à cette espèce de personnage. Elle avait une soeur religieuse à Saint-Antoine à Paris, qui, à ce qu'on disait, avait pour le moins autant d'esprit et de savoir qu'elle: c'était la seule personne qu'elle aimât. Elle l'allait voir très souvent de Versailles; et, quoique très avare mais fort riche, elle l'accablait de présents. Cette fille tomba malade; elle la fut voir et y envoya sans cesse. Lorsqu'elle la sut fort mal et qu'elle comprit qu'elle n'en reviendrait pas: « Oh bien, dit-elle, ma pauvre soeur, qu'on ne m'en parle plus. » Sa soeur mourut, et oncques depuis elle n'en a parlé ni personne à elle. Pour ses deux fils, elle ne s'en souciait point, et n'avait pas grand tort, quoiqu'en grande mesure avec elle; elle les perdit tous deux, il n'y parut pas et dès les premiers moments.

La comtesse de Beuvron était une autre femme à qui, non plus qu'à la maréchale de Clérembault, il ne fallait pas déplaire, et qui était extrêmement de mes amies. Elle était fille de condition de Gascogne; son père s'appelait le marquis de Théobon, du nom de Rochefort. Elle était fille de la reine lorsqu'elle épousa le comte de Beuvron, frère de la duchesse d'Arpajon et du comte de Beuvron, père du duc d'Harcourt, desquels j'ai parlé plus d'une fois. Le comte de Beuvron était capitaine des gardes de Monsieur, dont j'ai fait mention à propos de la mort de la première femme de ce prince. Elle en était veuve, en 1688, sans enfants et était pauvre. Des intrigues du Palais-Royal la firent chasser par Monsieur au grand déplaisir de Madame, qui fut plusieurs années sans avoir permission de la voir, et qui ne la vit enfin que rarement et à la dérobée dans des couvents à Paris. Elle lui écrivait tous les jours de sa vie, et en recevait réponse par un page qu'elle envoyait exprès. Elle était intimement unie avec la famille de son mari, et notre liaison avec la comtesse de Roucy, fille unique de la duchesse d'Arpajon, où elle était sans cesse, forma la nôtre avec elle; mais elle n'était revenue à la cour qu'à la mort de Monsieur, qui la lui avait fait défendre. C'était une femme qui avait beaucoup d'esprit et de monde, et qui, à travers de l'humeur et une passion extrême pour le jeu, était fort aimable et très bonne et sûre amie.

L'évêque d'Agde mourut vers ce temps-ci fort riche en bénéfices. Il était frère du surintendant Fouquet, mort à Pignerol en 1680, après vingt années de prison, de l'archevêque de Narbonne et de l'abbé Fouquet si connu en son temps, mort deux mois avant son frère, à la disgrâce duquel ses imprudences et ses folies avaient eu grande part. Il fut en 1656 chancelier de l'ordre, et en même temps Guénégaud, secrétaire d'État, fut garde des sceaux de l'ordre qu'on désunit de la charge de chancelier qu'ils achetèrent de M. Servien. La disgrâce du surintendant leur frère les dépouilla des marques de l'ordre, fit réunir la charge de chancelier aux sceaux de l'ordre, entre les mains de Guénégaud en 1661, et confina ses frères dans un exil. M. d'Agde changea souvent de lieu, et eut enfin permission de demeurer à Agde sans en sortir le reste de ses jours. Il fut chancelier de l'ordre sur la démission de son frère en 1659.

Carlingford, milord irlandais, qui avait été gouverneur de M. de Lorraine de la main de l'empereur, à qui il était fort attaché, avait suivi son pupille dans ses États à la paix de Ryswick; il était grand maître de sa maison et à la tête de son conseil. Devenu feld-maréchal de l'empereur, il désira retourner à Vienne. M. le Grand, qui avait beaucoup d'enfants et peu de patrimoine, trouva jointure à mettre le prince Camille à la place de Carlingford pour la charge et pour de plus fortes pensions encore. Il le fit trouver bon au roi, et le prince Camille s'alla fixer en Lorraine, où il ne fut pas plus goûté qu'il l'était ici. C'était un homme de peu d'esprit, fort glorieux, particulier, qui avala toute sa vie beaucoup de vin fort tristement; une espèce de fagot d'épine, mais ruminant toujours à part soi la grandeur de sa maison, et qui n'avait des Guise, qu'il regrettait, que la valeur et la volonté. Il avait toujours servi et n'était point marié, du reste honnête homme.

Saint-Pouange fit un grand mariage pour son fils avec la fille unique de Sourdis, chevalier de l'ordre, dont il avait toute sa vie été ami intime. La débauche les avait unis, et cette amitié suppléa au mérite pour l'avancement. Sourdis se fit battre auprès de Neuss avec tant d'ignorance, et s'en tira si honteusement à l'ouverture de la guerre précédente, en 1689, que M. de Louvois, n'osant plus l'employer dans les armées, mais pressé par Saint-Pouange, l'envoya commander en Guyenne. Il s'y conduisit avec tant de crapule, et si misérablement d'ailleurs, qu'il ne put y être soutenu davantage. Le commandement de la province lui fut ôté, et un successeur envoyé à sa place. Sourdis, enchanté de sa maîtresse à soixante-dix ans, ne put quitter Bordeaux parce qu'elle y voulait demeurer, et y survécut ainsi à lui-même. À la fin la honte de sa vie obligea à l'en faire sortir. Il ne put s'en éloigner et se confina dans une de ses terres en Guyenne. Un homme si peu soigneux de son honneur donna sa fille au fils de son ancien ami et protecteur, sans compter pour rien l'inégalité du mariage de son héritière à qui il devait laisser de grands biens qu'elle eut en effet, et qu'il ne lui fit pas longtemps attendre. Il mourut en grand affaiblissement d'esprit, et fort vieux et veuf depuis longues années sans s'être remarié.

Le duc de Richelieu, vieux et veuf deux fois, épousa en troisièmes noces une Rouillé, veuve du marquis de Noailles, frère du duc, du cardinal et du bailli de Noailles, dont elle avait une fille unique. Elle était fort riche et voulait un tabouret. M. de Richelieu, qui l'était fort aussi, mais qui, avec des biens substitués et une conduite toujours désordonnée, en était toujours aux expédients, lui donna le sien pour se remettre à flot, et n'avait aussi qu'un fils unique. En s'épousant, ils arrêtèrent le mariage de leurs enfants, dont ils passèrent et signèrent le contrat en attendant qu'ils fussent en âge de se marier. Le vieux couple avait de l'esprit, mais l'humeur de part et d'autre peu concordante, qui donna des scènes au monde. Malgré ce second mariage de la duchesse de Richelieu, elle demeura toute sa vie dans l'union la plus intime avec la famille de son premier mari, surtout avec le cardinal de Noailles.

Celle du comte d'Auvergne, et lui-même, se trouvèrent fort soulagés par la mort du bailli d'Auvergne, son fis aîné, que l'indignité de toute la suite de sa vie, et celle de son combat avec Caylus dont j'ai parlé en son temps, avaient chassé du royaume, fait déshériter et jeté malgré lui dans l'ordre de Malte, menaçant souvent de réclamer contre ses voeux.

Il sembla que les flatteurs du roi prévissent alors que le terme des prospérités de son règne fût arrivé, et qu'ils n'auraient désormais à le louer que de sa constance. Ce grand nombre de médailles frappées en toutes sortes d'occasions, où les plus communes n'étaient pas même oubliées, fut ramassé, gravé et destiné à une, histoire métallique. L'abbé Tallemant, Tourel [55] et Dacier, trois savants principaux de l'Académie française, avaient été chargés de l'explication de ces médailles, à mettre à côté de chacune dans un gros volume de la plus magnifique impression du Louvre. Il fallut une préface, et comme cette sorte d'histoire commençait à la mort de Louis XIII, sa médaille fut nécessairement mise à la tête du livre, et engageait ainsi à dire quelque chose de ce prince dans cette préface. Quelqu'un de leur connaissance s'avisa de ma juste reconnaissance, et crut qu'elle me prêterait ce que je n'avais pas de moi-même pour le morceau de la préface qui devait regarder Louis XIII, ou pour mettre sous sa médaille, qui devait être à la tête de celles de Louis XIV. On me proposa de le faire. L'esprit fut la dupe du coeur, et, sans consulter mon incapacité, j'y consentis, à condition qu'on m'en épargnerait le ridicule dans le monde, et qu'on m'en garderait fidèlement le secret.

Je le fis donc, et je m'y tins en garde contre moi-même, toujours occupé de ne pas obscurcir le fils par le père dans un ouvrage tout à la gloire du premier et où le second n'entrait que par accident et par nécessité de l'introduction [56] . Mon thème fait, et il ne me fallut guère qu'une matinée, parce qu'il ne devait pas être fort étendu, je le donnai. J'eus le sort des auteurs; ma; pièce fut louée, et ne parut excéder en rien. Je m'en applaudis, ravi d'avoir consacré deux ou trois heures à ma juste reconnaissance, car je n'y en mis pas davantage.

Quand ce fut à l'examen pour l'insérer, ces messieurs furent effrayés. Il est des vérités dont la simplicité sans art jette un éclat qui efface tout le travail d'une éloquence qui grossit ou qui pallie: Louis XIII fournit de celles-là en abondance. Je m'étais contenté de les montrer, mais ce crayon ternissait les tableaux suivants, à ce qu'il parut à ceux qui les ornaient. Ils s'appliquèrent donc à élaguer, à affaiblir, à voiler tout ce qu'ils purent pour n'obscurcir pas leur héros par une comparaison qui se faisait d'elle-même. Ce travail leur fut ingrat; ils s'aperçurent enfin que ce n'était pas moi qu'ils avaient à corriger, mais la chose même dont le lustre naissant de soi-même ne se pouvait éteindre que par la suppression; ils sentirent le mensonge de cette sorte de correction; que, taisant certains faits, certaines vérités, ils ne pouvaient les omettre toutes, et toutes à leurs yeux étaient de nature à offusquer leur sujet. Cet embarras, grossi de l'esprit dominant de l'adulation, les détermina enfin à donner leur ouvrage avec la médaille sèche de Louis XIII en tête, sans parler de ce prince qu'en deux mots et uniquement pour marquer que sa mort fit place à son fils sur le trône. Les réflexions sur ce genre d'iniquité mèneraient trop loin. Elle ne fut pas étendue à mon égard; je demeurai sous le silence qui m'avait été promis.

Chamillart faisait affaires sur affaires: il fallait fournir aux dépenses immenses des armées. Vendôme, conduit par M. du Maine, qui l'était lui-même par Mme de Maintenon, envoyait continuellement des courriers pour vanter sa vigilance, ses projets, et surtout pour grossir les bagatelles que le voisinage des quartiers ennemis produisait assez souvent, et toujours fort légèrement avec les nôtres. Le comte d'Estrées, revenu de Naples à Toulon, vint faire un tour de huit jours à Paris. Il reçut les ordres du roi pour aller prendre le roi d'Espagne à Barcelone, et le conduire à Naples, revenir incontinent après à Toulon, où le comte de Toulouse devait se rendre pour aller à la mer et faire pour la première fois sa charge d'amiral. Cette déclaration, qui pourtant n'était qu'une suite de sa charge, et qui n'avait rien de commun avec la terre, ne laissa pas d'être un renouvellement de douleur pour M. le duc d'Orléans et les deux princes du sang. En même temps, le maréchal de Boufflers fut choisi pour commander l'armée de Flandre sous Mgr le duc de Bourgogne, où le marquis de Bedmar commanda les troupes d'Espagne. Le maréchal d'Estrées fut envoyé en Bretagne; et Chamillart, ami de Chamilly, ou plutôt leurs deux femmes, prit occasion de l'oisiveté où on le laissait avec injustice, pour le remettre à flot, et lui procura le commandement de la Rochelle et des provinces voisines jusqu'au Poitou inclus, chacun avec quelques officiers généraux sous eux. Beuvron et Matignon allèrent en Normandie.

Pour l'armée du Rhin, il fallut avoir recours à Catinat. Il était presque toujours depuis son retour d'Italie à sa petite maison de Saint-Gratien, par delà Saint-Denis, où il ne voyait que sa famille et ses amis particuliers en très petit nombre, portant l'injustice avec sagesse et le peu de compte qu'on avait tenu de lui depuis son retour d'Italie. Chamillart lui manda, qu'il avait ordre du roi de l'entretenir. Catinat vint chez lui à Paris; il y apprit sa destination; il s'en défendit; la dispute fut longue; il ne se rendit qu'avec une extrême peine et par la nécessité seule de l'obéissance. Le lendemain matin, 11 mars, il se trouva à la fin du lever du roi, qui le fit entrer dans son cabinet. La conversation fut amiable de la part du roi, sérieuse et respectueuse de celle de Catinat. Le roi, qui s'en aperçut bien, le voulut ouvrir davantage, lui parla d'Italie et le pressa de s'expliquer avec lui à coeur ouvert de ce qu'il s'y était passé. Catinat s'en excusa, répondit que c'étaient toutes choses passées, très inutiles maintenant à son service, uniquement bonnes à lui donner mauvaise opinion de gens dont il avait paru qu'il aimait à se servir, et au reste à nourrir les inimitiés éternelles. Le roi admira cette sagesse et cette vertu, mais il voulut néanmoins approfondir certaines choses, tant par rapport à. justifier son propre mécontentement du maréchal que pour démêler qui de lui ou de son ministre avait eu tort, pour les rapprocher ensuite dans la nécessité du commerce que le commandement de l'armée leur allait donner ensemble. Il allégua donc à Catinat des faits importants, les uns dont il n'avait rendu aucun compte, d'autres qu'il avait entièrement tus et qui lui étaient revenus d'ailleurs.

Catinat, qui par sa conversation de la veille avec Chamillart avait eu soupçon que le roi lui en dirait quelque chose, avait apporté ses papiers à Versailles. Sûr de son fait, il maintint au roi qu'il ne lui avait rien tu, ni manqué à rendre à lui-même ou à Chamillart un compte détaillé de ces mêmes choses dont le roi lui parlait alors, et le supplia avec instance de permettre à un de ces garçons bleus qui sont toujours dans les cabinets d'aller chez lui chercher sa cassette sans que lui-même en sortît, d'où il lui tirerait les preuves des vérités qu'il avançait, et que Chamillart, s'il était présent, n'oserait désavouer. Le roi le prit au mot et envoya quérir Chamillart.

Le roi en tiers leur remit ce qui venait de se passer entre lui et Catinat. Chamillart répondit d'une voix assez embarrassée qu'il n'était pas besoin d'attendre la cassette de Catinat, parce qu'il convenait qu'il accusait vrai en tout et partout. Le roi bien étonné lui reprocha l'infidélité de son silence, et d'avoir causé par sa confiance en lui l'extrême mécontentement qu'il avait eu de Catinat. Chamillart, les yeux bas, laissa dire, mais comme il sentit que la colère s'allumait: « Sire, dit-il, vous avez raison, mais ce n'est pas ma faute. — Et de qui donc? reprit le roi vivement; est-ce la mienne ? — Non plus, sire, continua Chamillart en tremblant, mais j'ose vous dire avec la plus exacte vérité que ce n'est pas aussi la mienne. » Le roi insistant il fallut bien accoucher, et Chamillart lui dit qu'ayant montré les lettres de Catinat à Mme de Maintenon, parce qu'il jugeait que leur contenu, le même dont le roi reprochait le silence ou la négligence, lui ferait beaucoup de peine et d'embarras, elle n'avait jamais voulu qu'elles allassent jusqu'à Sa Majesté, et que lui ayant insisté qu'il y allait de sa fidélité à ne rien supprimer et à ne rien ordonner de soi-même, comme venant du roi, et de sa perte si cette faute si principale venait jamais à être découverte, Mme de Maintenon lui avait répondu de tout, et défendu si étroitement de donner au roi la moindre connaissance de ces lettres, qu'il n'avait jamais osé passer outre. Il ajouta que Mme de Maintenon n'était pas loin, et qu'il suppliait le roi de lui demander la vérité de cette affaire.

À son tour, la roi, plus embarrassé que Chamillart, baissant aussi la voix, dit qu'il n'était pas concevable jusqu'où Mme de Maintenon portait ses inquiétudes, pour aller au-devant de tout ce qui pouvait le fâcher; et sans plus rien trouver mauvais, se tourna au maréchal, et lui dit qu'il était ravi d'un éclaircissement qui lui faisait voir que personne n'avait tort; ajouta en général mille choses gracieuses au maréchal, le pria de bien vivre avec Chamillart, et se hâta de les quitter, et d'entrer dans ses derniers cabinets.

Catinat, plus honteux de ce qu'il venait de voir et d'entendre, que content d'une justification si entière, fit des honnêtetés à Chamillart, qui, encore hors de lui d'une explication si périlleuse, les reçut et les rendit du mieux qu'il put. Ils ne les prolongèrent pas, ils sortirent ensemble du cabinet, et le choix de Catinat pour l'armée du Rhin fut déclaré. Les réflexions se présentent ici d'elles-mêmes. Le roi vérifia le fait le soir avec Mme de Maintenon. Ils n'en furent que mieux ensemble. Elle approuva Chamillart, mis au pied du mur, d'avoir tout avoué, et ce ministre n'en fut que mieux traité de l'un et de l'autre.

Le pape, de qui le roi avait lieu d'être extrêmement content sur Naples et Sicile, quoiqu'il n'en eût pas encore voulu donner l'investiture au roi d'Espagne, rendit un jugement dont on ne fut pas satisfait, entre Madame et l'électeur palatin. Ce prince, chef de la branche palatine de Neubourg, et frère de l'impératrice, avait succédé au frère de Madame, mort sans enfants, à l'électorat palatin. Madame était héritière, tant du mobilier qui allait fort loin, que de ce que l'électeur son frère pouvait laisser de fiefs féminins. La discussion durait depuis longtemps, et n'ayant pu être terminée par la paix de Ryswick, le jugement y avait été renvoyé à l'empereur et au roi, et au cas qu'ils ne pussent convenir, au pape, pour prononcer la confirmation de la sentence arbitrale de l'un ou de l'autre monarque. L'abbé de Thésut, frère du secrétaire des commandements de feu Monsieur, et de M. le duc d'Orléans ensuite, était à Rome, à la suite de cette affaire, sur laquelle il avait été diversement prononcé à Vienne et ici, et de sept consulteurs nommés par le pape, trois furent d'avis de confirmer la sentence rendue par le roi, et les quatre autres de réduire Madame, pour toutes ses prétentions, à toucher de l'électeur palatin trois cent mille écus romains, en défalquant même ce qu'elle pouvait avoir déjà reçu de ce prince. Le pape embrassa ce dernier avis et y confirma sa sentence arbitrale. On prétendit ainsi qu'il avait passé son pouvoir, et l'abbé de Thésut, au nom et comme procureur de Madame, protesta contre ce jugement d'une manière solennelle.

Suite
[55]
Ce membre de l'Académie française, dont le nom est ainsi écrit par Saint-Simon, s'appelait Jacques de Toureil.
[56]
Voy., ce court éloge, page 13 des Pièces. (Note de Saint-Simon.)