CHAPITRE II.

1702

Situation de Catinat. — Disposition de Villars. — Bataille de Friedlingen. — Villars fait seul maréchal de France. — Retour de Catinat et sa retraite. — Caractère de Villars. — Mort de M. le maréchal de Lorges. — Son éloge.

Catinat avait eu grande occasion de s'apercevoir, à la tête de l'armée du Rhin, des suites d'un éclaircissement qui lui avait mérité les plus grandes louanges du roi, mais qui avait convaincu son ministre et commis Mme de Maintenon. Tous les moyens lui manquèrent, et le dépit de faire malgré lui une campagne honteuse le rendit mystérieux et chagrin jusqu'à mécontenter les officiers généraux, et les plus distingués d'entre les particuliers de son armée. La nécessité de secourir l'électeur de Bavière déclaré et molesté par les Impériaux, celle aussi d'en être secouru, fit résoudre de tenter le passage du Rhin; il fut proposé à Catinat, peut-être avec peu de moyens et de troupes, je dis peut-être, parce que je ne le sais pas, et que je ne fais que le soupçonner, sur le refus qu'il fit de s'en charger. À son défaut, Villars, qui vit la fortune au bout de ce passage, l'accepta, sûr de ne rien risquer, en manquant même ce que Catinat avait refusé de tenter; mais en habile homme, il voulut être en force, et outre ce qui était venu de Flandre qu'il avait été recevoir de Chamarande à mi-chemin, Blainville lui amena encore un gros détachement de la même armée de Flandre. Il y joignit ce qu'il voulut de l'armée du Rhin, qui devenue par là un détachement elle-même, se retrancha sous Strasbourg, et peu à peu s'y trouva réduite à dix bataillons et à fort peu d'escadrons, en sorte que Catinat se mit dans Strasbourg, en attendant tristement le succès du passage que Villars allait tenter, le départ du roi des Romains pour retourner à Vienne, et ce que deviendrait son armée après la prise de Landau.

Villars marcha droit à Huningue, visita les bords du Rhin, et choisit l'établissement de son pont vis-à-vis d'Huningue, à l'endroit d'une île assez spacieuse pour s'en servir utilement, le grand bras du Rhin entre lui et l'île, et le plus petit entre elle et l'autre côté du Rhin où était la petite ville de Neubourg, retranchée et tenue par les Impériaux qui avaient là un camp volant, et qui avaient donné pendant toute la campagne, l'inquiétude à Catinat de passer le Rhin et de faire le siège d'Huningue, sans toutefois avoir songé à l'exécuter, pour ne rien détacher de celui de Landau. Ce parti pris, Villars fit travailler tout à son aise, mais fort diligemment, à son pont jusqu'à l'île. Il était arrivé le 30 septembre; ce pont fut l'affaire de moins de vingt-quatre heures. Le 1er octobre, à midi, il fit passer dessus quarante pièces de canon avec Champagne et Bourbonnais qu'il établit dans l'île, et fit travailler à son autre pont. Dès qu'il fut achevé, il fit passer des travailleurs soutenus par ses grenadiers qui tirèrent une ligne parallèle au Rhin à la tête du pont, malgré les faibles efforts des ennemis pour l'empêcher, incommodés du feu de l'artillerie et des quinze cents hommes qui étaient dans l'île, et de force petits bateaux chargés de grenadiers. Dans cette posture, Villars, maître d'achever de passer le Rhin, voulut attendre des nouvelles de l'électeur de Bavière, et cependant le prince Louis de Bade et la plupart de ses officiers généraux vinrent se retrancher à Friedlingen. Le 12 octobre Laubanie, avec un détachement de la garnison du Neuf-Brisach, passa le Rhin dans de petits bateaux, et emporta la petite ville de Neubourg l'épée à la main, s'y établit et y fut suivi par notre pont de M. de Guiscard avec vingt escadrons et dix bataillons. Le prince Louis sur cette nouvelle ne douta pas que Villars ne voulût faire là son passage, quitta Friedlingen et marcha à Neubourg le 14 au matin. Ce même matin, à sept heures, Villars, averti de cette marche, sortit de Huningue, fit diligemment passer tout ce qu'il avait de troupes en deçà par son pont dans l'île. La cavalerie passa à gué l'autre petit bras du Rhin et l'infanterie sur le second pont, qu'il avait remué à temps et porté vis-à-vis Friedlingen avec son artillerie.

Là-dessus le prince Louis, qui était en marche, fit retourner toutes ses troupes, qui étaient quarante-deux escadrons avec son infanterie; cinq, de ses escadrons firent le tour d'une petite montagne escarpée de notre côté, pour en gagner la crête par derrière, et les trente-sept autres marchèrent à Villars plus tôt qu'il ne s'attendait à les voir. Il n'avait que trente-quatre escadrons, parce qu'il en avait détaché six pour aller joindre Guiscard à Neubourg. Trois charges mirent en désordre la cavalerie impériale, qui fut reçue par six bataillons frais qui la soutinrent. Leurs autres bataillons s'étaient postés sur la montagne, dont il fallut les déloger en allant à eux par les vignes et l'escarpement qui était de notre côté. Ainsi ce fut un combat bizarre ou la cavalerie et l'infanterie de part et d'autre agit tout à fait séparément.

Cette attaque de la montagne, conduite par Desbordes, lieutenant général, qui avait été gouverneur de Philippsbourg, et qui y fut tué, ne put l'être qu'avec quelque désordre par les coupures et la raideur de la montagne, tellement que les troupes, essoufflées et un peu rompues en arrivant, ne purent soutenir une infanterie ensemble et reposée, qui leur fit perdre du terrain et regagner le bas avec plus de désordre qu'elles n'avaient monté. Avec les dispositions tout cela prit du temps, de manière que Villars, qui était demeuré au bas de la montagne et avait perdu de vue sa cavalerie entière qui était alors à demi lieue de lui après celle de l'empereur, crut la bataille perdue, et perdit lui-même la tramontane, sous un arbre où il s'arrachait les cheveux de désespoir, lorsqu'il vit arriver Magnac, premier lieutenant général de cette armée, qui accourait seul au galop avec un aide de camp après lui. Alors Villars, ne doutant plus que tout ne fût perdu, lui cria: « Eh bien! Magnac, nous sommes donc perdus? » À sa voix, Magnac poussa à l'arbre, et bien étonné de voir Villars en cet état : « Eh, lui dit-il, que faites-vous donc là et où en êtes-vous? ils sont battus et tout est à nous. » Villars à l'instant recogne ses larmes, court avec Magnat à l'infanterie qui combattait celle des ennemis qui l'avait suivie du haut de cette petite montagne, criant tous deux victoire. Magnat avait mené la cavalerie, avait battu et poursuivi l'impériale près de demi lieue jusqu'à ces six bataillons frais qui l'avaient protégée, mais qui n'ayant pu soutenir la furie de nos escadrons, s'étaient retirés peu à peu avec les débris de la cavalerie impériale, et Magnac alors, n'ayant plus à les pousser dans les défilés qui se présentaient, inquiet de notre infanterie dont il n'avait ni vent ni nouvelles, était revenu de sa personne la chercher et voir ce qu'il s'y passait, enragé de ne l'avoir pas à portée de ces défilés pour achever sa victoire, et d'y voir échapper les débris de la cavalerie impériale et ces six bataillons qui l'avaient sauvée. Lui et Villars avec leurs cris de victoire rendirent un nouveau courage à notre infanterie, devant laquelle, après plusieurs charges, celle des ennemis se retira et fut assez longtemps poursuivie. Villars paya d'effronterie; et Magnac n'osa conter leur bizarre aventure que tout bas; mais quand il vit que Villars se donnait tout l'honneur, et plus encore quand il lui en vit recevoir la récompense sans y participer en rien, il éclata à l'armée, puis à la cour, où il fit un étrange bruit; mais Villars, qui avait le prix de la victoire et Mme de Maintenon pour lui, n'en fit que secouer l'oreille. On verra parmi les Pièces le compte qu'il en rendit au roi, aussitôt après l'action, qui s'appela la bataille de Friedlingen, qu'il ajuste comme il peut [4] . Outre Desbordes, lieutenant général tué, Chavanne, brigadier d'infanterie, le fut aussi; et parmi les blessés, le duc d'Estrées, Polignac, Chamarande, lieutenant général, Coetquen et le fils du comte du Bourg, la plupart légèrement.

Villars, qui sentit le besoin qu'il avait d'appui, fit un trait de courtisan. Le lendemain de la bataille, il fut joint par quelques régiments de cavalerie de ce qui restait autour de Strasbourg, que Catinat lui envoyait encore. De ce nombre était le comte d'Ayen; Villars lui proposa de porter au roi les drapeaux et les étendards, et le comte d'Ayen l'accepta, malgré tout ce que Biron lui put dire du ridicule de porter les dépouilles d'un combat où il ne s'était point trouvé. Mais tout était bon et permis au neveu de Mme de Maintenon, dont la faveur n'empêcha pas la huée de toute l'armée, dont les lettres à Paris se trouvèrent pleines de l'aventure de Magnac et de moqueries sur le comte d'Ayen. Mais elles arrivèrent trop tard, leur affaire était faite. Choiseul, qui avait épousé une soeur de Villars, fut chargé de la nouvelle et de sa lettre pour le roi; il arriva le matin du mardi 17 octobre à Fontainebleau, et combla le roi de joie de sa victoire, d'avoir un passage sur le Rhin, et de pouvoir compter sur une prompte jonction avec l'électeur de Bavière. Le lendemain matin le comte d'Ayen arriva aussi, et par le détail, les drapeaux et les étendards augmenta fort la joie. Mais quand on sut qu'il ne s'était point trouvé à l'action, le ridicule fut grand, et sa faveur contraignit peu les brocards. Choiseul eut force louanges du roi du compte qu'il avait rendu. Il eut le régiment qu'avait le chevalier de Scève et mille pistoles. Il n'était que capitaine de cavalerie.

Le 20 octobre un courrier de Villars soutint habilement la bonne humeur du roi. Il lui manda la perte des ennemis bien plus grande qu'on ne la croyait, tous les villages des environs de Friedlingen pleins de leurs blessés, sept pièces de canon trouvées abandonnées, le prince d'Anspach, deux princes de Saxe, et le fils de l'administrateur de Wurtemberg blessés et prisonniers, enfin leur armée tellement dispersée qu'elle n'avait pas mille hommes ensemble. Biron détaché avec trois mille chevaux au-devant de l'électeur de Bavière, et Villars occupé à établir des forts et des postes au delà du Rhin, et à y rétablir la redoute vis-à-vis d'Huningue détruite par la paix de Ryswick.

Le samedi matin, 21 octobre, le comte de Choiseul fut redépêché à Villars avec un paquet du roi. On a vu en son lieu la source impure mais puissante de la protection de Mme de Maintenon pour lui. Le roi à son dîner le même jour le déclara seul maréchal de France. Il y voulut ajouter du retour. Le dessus du paquet fut suscrit: «  M. le marquis de Villars, et dedans une lettre de la propre main du roi, fermée et suscrite: À mon cousin le maréchal de Villars. Choiseul en eut la confidence avec défense de la faire à personne, pas même à son beau-frère en lui remettant le paquet. Le roi voulut qu'il ne sût l'honneur qu'il lui faisait que par l'inspection du second dessus. On peut juger de sa joie.

Celle de Catinat relaissé et délaissé dans Strasbourg ne fut pas la même. N'ayant plus rien à faire, ou plutôt n'étant plus rien, il obtint son congé et revint dans son carrosse à fort petites journées, comme un homme qui craint d'arriver. Il salua le roi le 17 novembre, qui le reçut médiocrement, lui demanda des nouvelles, de sa santé, et ne le vit point en particulier. Il n'alla point chez Chamillart. Il demeura un jour à Versailles et fort peu à Paris. Il se retira sagement en sa maison de Saint-Gratien, près Saint-Denis, où il ne vit plus que quelques amis particuliers, et ne sortit presque point de cette retraite; heureux s'il n'en était point sorti et qu'il eût su résister aux cajoleries du roi, pour reprendre le commandement d'une armée et se défier des suites d'un éclaircissement d'autant plus dangereux qu'il fut victorieux.

Le prince Louis, fort éloigné de la dissipation où Villars l'avait représenté, reparut incontinent avec une armée qui donna souvent de l'inquiétude de passer en deçà du Rhin. Le reste de la campagne se passa à s'observer et à chercher ses avantages. Parmi ceux du nouveau maréchal la jonction ne se fit point avec l'électeur de Bavière: ce prince avait pris Memmingen et plusieurs petites places pour s'élargir et se donner des contributions et des subsistances. Les armées se retirèrent dans leurs quartiers d'hiver; la nôtre repassa le Rhin, et bientôt après Villars eut ordre de demeurer à Strasbourg à veiller sur le Rhin.

Cet enfant de la fortune va si continuellement faire désormais un personnage si considérable qu'il est à propos de le faire connaître. J'ai parlé de sa naissance à propos de son père: on y a vu que ce n'est pas un fonds sur lequel il pût bâtir. Le bonheur et un bonheur inouï y suppléa pendant toute sa longue vie. C'était un assez grand homme, brun, bien fait, devenu gros en vieillissant, sans en être appesanti, avec une physionomie vive, ouverte, sortante, et véritablement un peu folle, à quoi la contenance et les gestes répondaient. Une ambition démesurée qui ne s'arrêtait pas pour les moyens; une grande opinion de soi, qu'il n'a jamais guère communiquée qu'au roi; une galanterie dont l'écorce était toujours romanesque; grande bassesse et grande souplesse auprès de qui le pouvait servir, étant lui-même incapable d'aimer ni de servir personne, ni d'aucune sorte de reconnaissance. Une valeur brillante, une grande activité, une audace sans pareille, une effronterie qui soutenait tout et ne s'arrêtait pour rien, avec une fanfaronnerie poussée aux derniers excès et qui ne le quittait jamais. Assez d'esprit pour imposer aux sots par sa propre confiance; de la facilité à parler, mais avec une abondance et une continuité d'autant plus rebutante, que c'était toujours avec l'art de revenir à soi, de se vanter, de se louer, d'avoir tout prévu, tout conseillé, tout fait, sans jamais, tant qu'il put, en laisser de part à personne. Sous une magnificence de Gascon, une avarice extrême, une avidité de harpie, qui lui a valu des monts d'or pillés à la guerre, et quand il vint à la tête des armées, pillés haut à la main et en faisant lui-même des plaisanteries, sans pudeur d'y employer des détachements exprès, et de diriger à cette fin les mouvements de son armée. Incapable d'aucun détail de subsistance, de convoi, de fourrage, de marche qu'il abandonnait à qui de ses officiers généraux en voulait prendre la peine; mais s'en donnant toujours l'honneur. Son adresse consistait à faire valoir les moindres choses et tous les hasards. Les compliments suppléaient chez lui à tout. Mais il n'en fallait rien attendre de plus solide. Lui-même n'était rien moins. Toujours occupé de futilités quand il n'en était pas arraché par la nécessité imminente des affaires. C'était un répertoire de romans, de comédies et d'opéras dont il choit à tout propos des bribes, même aux conférences les plus sérieuses. Il ne bougea tant qu'il put des spectacles avec une indécence de filles de ces lieux et du commerce de leur vie et de leurs galants qu'il poussa publiquement jusqu'à sa dernière vieillesse, déshonorée publiquement par ses honteux propos.

Son ignorance, et s'il en faut dire le mot, son ineptie en affaires, était inconcevable dans un homme qui y fut si grandement et si longtemps employé; il s'égarait et ne se retrouvait plus; la conception manquait, il y disait tout le contraire de ce qu'on voyait qu'il voulait dire. J'en suis demeuré souvent dans le plus profond étonnement et obligé à le remettre et à parler pour lui plusieurs fois, depuis que je fus avec lui dans les affaires pendant la régence; aucune, tant qu'il lui était possible, ne le détournait du jeu, qu'il aimait parce qu'il y avait toujours été heureux et y avait gagné très gros, ni des spectacles. Il n'était occupé que de se maintenir en autorité et laisser faire tout ce qu'il aurait dû faire ou voir lui-même. Un tel homme n'était guère aimable, aussi n'eut-il jamais ni amis ni créatures, et jamais homme ne séjourna dans de si grands emplois avec moins de considération.

Le nom qu'un infatigable bonheur lui a acquis pour des temps à venir m'a souvent dégoûté de l'histoire, et j'ai trouvé une infinité de gens dans cette même réflexion. Les siens ont eu l'imprudence de laisser paraître fort tôt après lui des Mémoires qu'on ne peut méconnaître de lui; il n'y a qu'à voir sa lettre au roi sur sa bataille de Friedlingen. Un récit embarrassé, mal écrit, sans exactitude, sans précision, expressément confus, voile tant qu'il peut le désordre qui pensa perdre son infanterie; son ignorance de ce que fit sa cavalerie; ne peint ni la situation, ni les mouvements, ni l'action, encore moins ce qui en fit la décision et la fin; et ses louanges générales et universelles, qui ne louent personne en ne marquant rien de particulier de personne, données au besoin qu'il se sentait de tous; n'en peuvent flatter aucun. Ses Mémoires ont la même confusion, et s'ils ont plus de détail, c'est pour faire plus de mensonges dont il se donne sans cesse pour le héros. J'étais bien jeune, et seulement mestre de camp d'un régiment de cavalerie en 1594 et les années suivantes; mais à la première, j'étais gendre du général de l'armée, et les autres dans la plus intime confiance du maréchal de Choiseul, qui succéda à mon beau-père. C'en est assez pour avoir très distinctement vu que les vanteries de ses Mémoires sur ces campagnes-là n'ont pas seulement la moindre apparence, et que tout ce qu'il y dit de lui est un roman. J'ai su des officiers principaux qui ont servi avec lui et sous lui dans les autres campagnes qu'il raconte, que tout y est mensonge, la plupart des faits entièrement controuvés, ou avec un fondement dont tout le reste est ajusté à ses louanges, et au blâme de ceux qui y ont le plus mérité pour leur dérober le mérite et se l'approprier. Il s'y trouve même des traits dont la hardiesse pue tellement la fausseté, qu'on est indigné de l'audace pour soi-même et que le héros prétendu ait osé espérer de se faire si grossièrement des dupes et des admirateurs. La soif d'en avoir l'a rendu coupable des plus noirs larcins de la gloire des maîtres, devant qui je l'ai vu ramper, et des calomnies les plus audacieuses et les plus follement hasardées.

À l'égard de ses négociations en Bavière et à Vienne, qu'il y décrit avec de si belles couleurs, j'en ai demandé des nouvelles à M. de Torcy, à qui lors il en rendait compte, et sur les ordres et les instructions duquel il avait uniquement à se régler. Torcy m'a protesté qu'il en avait admiré le roman, que tout y est mensonge, et qu'aucun fait et aucun mot n'en est véritable; il était lors ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, par qui elles passaient toutes, et le seul qui se fût préservé de partager, ou plutôt de soumettre son département à Mme de Maintenon. Sa droiture, sa probité, sa vérité n'ont jamais été douteuses en France ni dans les pays étrangers, et sa mémoire toujours exacte et nette.

Telle a été la vanité de Villars d'avoir voulu être un héros en tout genre dans la postérité, aux dépens des mensonges et des calomnies qui font tout le tissu du roman de ses Mémoires, et la folie de ceux qui se sont hâtés de les donner avant la mort des témoins des choses et des spectateurs d'un homme si merveilleux, qui avec tout son art, son bonheur sans exemple, les plus grandes dignités et les premières places de l'État, n'y a jamais été qu'un comédien de campagne, et plus ordinaire encore qu'un bateleur monté sur des tréteaux.

Tel fuit en gros Villars, à qui ses succès de guerre et de cour acquerront dans la suite un grand nom dans l'histoire, quand le temps l'aura fait perdre de vue lui-même et que l'oubli aura effacé ce qui n'est guère connu qu'aux contemporains. Il se retrouvera si souvent dans la suite de ces Mémoires qu'il y aura lieu de le reconnaître à divers traits de ce portrait, plus fidèle que la gloire qu'il a dérobée, et qu'à l'exemple du roi il a transmise à la postérité, non par des médailles et des statues, il était trop avare, mais par des tableaux dont il a tapissé sa maison, et où il n'a pas même oublié les choses les plus simples et jusqu'à sa séance tenant les états de Languedoc, lorsqu'il a commandé dans cette province. Je ne dis rien du ridicule extrême de ses jalousies, et des voyages de sa femme traînée sur les frontières. Il faut voiler ces misères; mais il est triste qu'elles influent sur l'État et sur les plus importantes opérations de la guerre, comme la Bavière le lui reprochera à jamais.

Parmi tant et de tels défauts, il ne serait pas juste de lui nier des parties. Il en avait de capitaine. Ses projets étaient hardis, vastes, presque toujours bons, et nul autre plus propre à l'exécution et aux divers maniements des troupes, de loin pour cacher son dessein et les faire arriver juste, de près pour se poster et attaquer. Le coup d'oeil, quoique bon, n'avait pas toujours une égale justesse, et dans l'action la tête était nette, mais sujette à trop d'ardeur, et par là même à s'embarrasser. L'inconvénient de ses ordres était extrême, presque jamais par écrit, et toujours vagues, généraux, et sous prétexte d'estime et de confiance, avec des propos ampoulés se réservant toujours des moyens de s'attribuer tout le succès, et de jeter les mauvais sur les exécuteurs. Depuis qu'il fut arrivé à la tête des armées, son audace ne fut plus qu'en paroles. Toujours le même en valeur personnelle, mais tout différent en courage d'esprit. Étant particulier, rien de trop chaud pour briller et pour percer. Ses projets étaient quelquefois plus pour soi que pour la chose, et par là même suspects; ce qui ne fut pas depuis pour ceux dont il devait être chargé de l'exécution, qu'il n'était pas fâché de rendre douteuse aux autres, quand c'était sur ceux qu'elle devait rouler. À Friedlingen il y allait de tout pour lui, peu à perdre, ou même à différer si le succès ne répondait pas à son audace, dans une exécution refusée par Catinat; le bâton à espérer s'il réussissait; mais quand il l'eut obtenu, le matamore fut plus réservé, dans la crainte des revers de fortune, laquelle il se promettait de pousser au plus haut, et il lui a été reproché depuis, plus d'une fois, d'avoir manqué des occasions uniques, sûres et qui se présentaient d'elles-mêmes. Il se sentait alors d'autres ressources.

Parvenu au suprême honneur militaire, il craignait d'en abuser à son malheur; il en voyait des exemples. Il voulut conserver la verdeur des lauriers qu'il avait dérobés par la main de la fortune, et se réserver ainsi l'opinion de faire la ressource des malheurs, ou des fautes des autres généraux. Les intrigues ne lui étaient pas inconnues; il savait prendre, le roi par l'adoration, et se conserver Mme de Maintenon par un abandon à ses volontés sans réserve et sans répugnance; il sut se servir du cabinet dont elle lui avait ouvert la porte; il y ménagea les valets les plus accrédités; hardiesse auprès du roi, souplesse et bassesse avec cet intérieur, adresse avec les ministres; et porté par Chamillart, dévoué à Mme de Maintenon, cette conduite suivie en présence, et suppléée par lettres, il se la crut plus utile que les hasards des événements de la guerre, comme aussi plus sûre. Il osa dès lors prétendre aux plus grands honneurs où les souterrains conduisent mieux que tout autre chemin, quand on est arrivé à persuader les distributeurs qu'on en est susceptible. Je ne puis mieux finir ce trop long portrait, où je crois pourtant n'avoir rien dit d'inutile, et dans lequel j'ai scrupuleusement respecté le joug de la vérité; je ne puis, dis-je, l'achever mieux que par cet apophtegme de la mère de Villars, qui, dans l'éclat de sa nouvelle fortune, lui disait toujours: « Mon fils, parlez toujours de vous au roi, et n'en parlez jamais à d'autres. » Il profita utilement de la première partie de cette grande leçon, mais non pas de l'autre, et il ne cessa jamais d'étourdir et de fatiguer tout le monde de soi.

L'époque de cette bataille de Friedlingen me fut celle d'une des plus sensibles afflictions que je pusse recevoir, par la perte que je fis de mon beau-père, à soixante-quatorze ans. Au milieu d'une santé d'ailleurs parfaite, il fut attaqué de la pierre, aux symptômes de laquelle on se méprit d'abord, ou plutôt on voulut bien se méprendre, dans le désir que ce ne la fût pas. Les derniers six mois de sa vie il ne put plus sortir de chez lui, où l'affection publique lui forma toujours plutôt une cour, par le nombre et la distinction des personnes, qu'une compagnie assidue. Le mal venu au point de ne le pouvoir méconnaître, la réputation d'un certain frère Jacques séduisit et le fit préférer aux chirurgiens pour l'opération. Ce n'était ni un moine ni un ermite, mais un homme bizarrement encapuchonné de gris, qui avait inventé une manière de faire la taille par à côté de l'endroit ordinaire, qui avait l'avantage d'être plus promptement faite et de ne laisser après aucune des fâcheuses incommodités qui sont très souvent les suites de cette opération faite à l'ordinaire. Tout est mode en France; cet homme-là y était lors tellement qu'on ne parlait que de lui. On fit suivre ses opérations pendant trois mois, et sur vingt personnes qu'il tailla il en mourut fort peu.

Pendant ce temps-là M. le maréchal de Lorges se dérobait au monde, et se préparait avec une grande fermeté et une résignation vraiment chrétienne. Le désir de sa famille et de conserver sa charge de capitaine des gardes du corps à son fils eurent plus de part que lui-même à cette résolution. Elle fut exécutée le jeudi 19 octobre à huit heures du matin, ayant la veille fait ses dévotions. Frère Jacques ne voulut ni conseil ni secours, que Milet, chirurgien-major de la compagnie des gardes du corps de M. le maréchal de Lorges, auquel il était fort attaché. Il se trouva une petite pierre, puis de gros champignons, et, dessous, une fort grosse pierre. Un chirurgien qui eût su autre chose qu'opérer de la main aurait tiré la petite pierre et en serait demeuré là pour lors. Il aurait fondu par des onguents ces excroissances de chair adhérentes à la vessie, qui s'en seraient allées par les suppurations, après quoi il aurait tiré la grosse pierre. La tête tourna au frère Jacques, qui n'était que bon opérateur de la main. Il arracha ces champignons. L'opération dura trois quarts d'heure, et fut si cruelle, que frère Jacques n'osa aller plus loin et remit à tirer la grosse pierre. M. le maréchal de Lorges la soutint avec un courage qui fut toujours tranquille. Fort peu après, Mme sa femme, qui fut la seule qu'on lui laissa voir de sa famille, s'étant approchée de lui, il lui tendit la main: « Me voilà, lui dit-il, dans l'état où on m'a voulu, » et, sur sa réponse pleine d'espérance: « Il en sera, ajouta-t-il, tout ce qu'il plaira à Dieu. » Toute la famille et quelques amis étaient dans la maison, qui augurèrent mal d'une opération si étrange. Le duc de Grammont, qui avait été depuis peu taillé par Maréchal, força la porte, annonça les accidents qui arriveraient coup sur coup, où il n'y aurait point de remède, et insista inutilement pour qu'on fît venir Maréchal ou d'autres chirurgiens. Jamais frère Jacques ne voulut, et la maréchale, qui craignait de le troubler, n'osa appeler personne. Le duc de Grammont ne fut que trop bon prophète; bientôt après frère Jacques lui-même demanda du secours. Il l'eut à l'instant, mais tout fut inutile. M. le maréchal de Lorges mourut le samedi 22 octobre, sur les quatre heures du matin, ayant toujours eu auprès de lui l'abbé Anselme, alors directeur et prédicateur fameux.

Le spectacle de cette maison fut terrible; jamais homme si tendrement et si universellement regretté, ni si véritablement regrettable. Outre ma vive douleur, j'eus à soutenir celle de Mme de Saint-Simon, que je crus perdre bien des fois; rien de comparable à son attachement pour son père, et à la tendresse qu'il avait pour elle; rien aussi de plus parfaitement semblable que leur âme et leur coeur. Il m'aimait comme son véritable fils, et je l'aimais et le respectais comme le meilleur père, avec la plus entière et la plus douce confiance.

Né troisième cadet d'une nombreuse famille, ayant perdu son père à l'âge de cinq ans, il porta les armes à quatorze. M. de Turenne, frère de sa mère, prit soin de lui comme de son fils, et dans la suite lui donna tous ses soins et toute sa confiance. L'attachement du neveu répondit tellement à l'amitié de l'oncle, qu'ils vécurent toujours ensemble, et furent considérés de tout le monde comme un père et un fils les plus étroitement unis. Des malheurs de temps et des engagements de famille entraînèrent M. de Lorges dans le parti de M. le Prince. Il le suivit même aux Pays-Bas; il servit sous lui de lieutenant général avec de grandes distinctions et s'acquit entièrement son estime. Instruit déjà par M. de Turenne, il se perfectionna sous M. le Prince et revint sous son oncle, qui se fit un plaisir et une étude de le rendre capable de commander dignement les armées, en l'employant dans les siennes à tout ce qu'il y avait de plus difficile et de plus important, M. de Lorges, jeune et bien fait, galant, fort dans le grand monde, pensait néanmoins sérieusement. Élevé dans le sein des protestants où il était né, et lié de la plus proche parenté et amitié avec leurs principaux personnages, il passa la moitié de sa vie sans se défier qu'ils pussent être trompés et pratiquant exactement leur religion. Mais à force de la pratiquer les réflexions vinrent, puis les doutes. Les préjugés de l'éducation et de l'habitude le retenaient: il était encore maîtrisé par l'autorité de sa mère qui en était une de l'Église protestante et par celle de M. de Turenne plus forte qu'aucune. Il était intimement lié d'amitié avec la duchesse de Rohan, l'âme du parti et le reste de ses derniers chefs, et avec ses célèbres filles, et son extrême tendresse pour la comtesse de Roye sa soeur, qui était infiniment attachée à sa religion, le contraignit extrêmement. Mais, parmi ces combats, il voulut être éclairci. Il trouva un grand secours dans un homme médiocre qui lui était attaché d'amitié, et qui, en étant fort estimé, s'était fait catholique. Mais M. de Lorges voulut voir par lui-même, quand il fut parvenu au point de se défier tout à fait de ce qu'il avait cru jusqu'alors.

Il prit donc le parti de feuilleter lui-même et de proposer ses doutes au célèbre Bossuet, depuis évêque de Meaux, et à M. Claude, ministre de Charenton et le plus compté parmi eux. Il ne les consultait que séparément, à l'insu l'un de l'autre, et leur portait comme de soi-même leurs réciproques réponses, pour démêler mieux la vérité. Il passa de la sorte toute une année à Paris, tellement occupé à cette étude qu'il avait comme disparu du monde, et que ses plus intimes, jusqu'à M. de Turenne, en étaient inquiets, et lui faisaient des reproches de ce qu'ils ne pouvaient parvenir à le voir. Sa bonne foi et la sincérité de sa recherche mérita un rayon de lumière. M. de Meaux lui prouva l'antiquité de la prière pour les morts, et lui montra dans Saint-Augustin que ce docteur de l'Église avait prié pour sainte Monique sa mère. M. Claude ne le satisfit point là-dessus, et ne s'en tira que par des défaites qui choquèrent la droiture du prosélyte et achevèrent de le déterminer. Alors il s'ouvrit au prélat et au ministre, du commerce qu'il avait depuis longtemps avec eux à l'insu l'un de l'autre; il les voulut voir aux mains, mais toujours dans le plus profond secret. Cette lutte acheva de convaincre son esprit par la lumière, et son coeur par les échappatoires peu droites qu'il remarqua souvent dans M. Claude, sur lesquelles après, tête à tête, il n'en put tirer de meilleures solutions.

Convaincu alors, il prit son parti, mais les considérations de ses proches l'arrêtèrent encore. Il sentait qu'il allait plonger le poignard dans le coeur des trois personnes qui lui étaient les plus chères, sa mère, sa soeur et M. de Turenne à qui il devait tout, et de qui il tenait tout jusqu'à sa subsistance. Cependant ce fut par lui qu'il crut devoir commencer. Il lui parla avec toute la tendresse, toute la reconnaissance, tout le respect du meilleur fils au meilleur père; et, après un préambule dont il sentit tout l'embarras, il lui fit toute la confidence de cette longue retraite dont il lui avoua enfin le fruit, et il assaisonna cette déclaration de tout ce qui en pouvait adoucir l'amertume. M. de Turenne l'écouta sans l'interrompre d'un seul mot, puis, l'embrassant tendrement, lui rendit confidence pour confidence, et l'assura qu'il avait d'autant plus de joie de sa résolution, que lui-même en avait pris une pareille après y avoir travaillé longtemps avec le même prélat que lui. On ne peut exprimer la surprise, le soulagement, la joie de M. de Lorges. M. de Meaux lui avait fidèlement caché qu'il instruisait M. de Turenne depuis longtemps, et à M. de Turenne ce qu'il faisait avec M. de Lorges. Fort peu de temps après, la conversion de M. de Turenne éclata. La délicatesse de M. de Lorges ne lui permit pas de se déclarer sitôt. Le respect du monde le contint encore cinq ou six mois dans la crainte qu'on ne le crut entraîné par l'exemple d'un homme de ce poids auquel tant de liens l'attachaient. Sans avoir jamais fait une profession particulière de piété distinguée, M. de Lorges regarda tout le reste de sa vie sa conversion comme son plus précieux bonheur. Il redoubla d'estime, d'amitié et de commerce avec M. Cotton qui en avait été la première cause; il vit tant qu'il vécut M. de Meaux très familièrement, et avec vénération et grande reconnaissance. Il abhorrait la contrainte sur la religion, mais il se portait avec zèle à persuader les protestants à qui il pouvait parler, et fut jusqu'à la mort régulier et même religieux dans sa conduite et dans la pratique de la religion qu'il avait embrassée, et ami des gens de bien. Il eut la douleur que la comtesse de Roye en pensa mourir de regret. Il n'y avait que la religion que tous deux se préférassent. Elle fut si outrée de ce changement, qu'elle ne le voulut voir qu'à [la] condition, qu'ils tinrent, de ne s'en parler jamais.

M. de Lorges porté par l'estime de M. le Prince et de M. de Turenne, et par son propre mérite, eut après les maréchaux de France les commandements les plus importants de la guerre de Hollande; il ne tint qu'à lui après le retour du roi de l'avoir en chef. Il en reçut la patente et l'ordre de faire arrêter le maréchal de Bellefonds, dont l'opiniâtreté était tombée en plusieurs désobéissances formelles coup sur coup aux ordres qu'il avait eus de la cour. M. de Lorges évita l'un et sauva l'autre, qui ne le sut que longtemps après, et d'ailleurs, et qui ne l'a jamais oublié. Je ne rougirai point de dire que toute l'Europe admira et célébra le combat et la savante retraite d'Altenheim, et la gloire de M. de Lorges qui y commandait en chef; en même temps qu'elle retentit de la mort de M. de Turenne. C'est un fait attesté par, toutes les histoires, les Mémoires et les lettres de ce temps-là. M. le Prince voulut bien la rehausser encore. « J'osa avouer, dit-il alors au milieu de l'armée de Flandre qu'il commandait, et d'où il eut ordre d'aller prendre la place de M. de Turenne, j'ose avouer que j'ai quelques actions, mais je dis avec vérité que j'en donnerais plusieurs de celles-là, et avoir fait celle que le comte de Lorges vient de faire à Altenheim. » Après un aussi grand témoignage, et qui fait autant d'honneur à M. le Prince qu'à M. de Lorges, ce serait affaiblir l'action d'Altenheim que s'y étendre; mais je ne puis m'empêcher de remarquer le grand homme en laissant le capitaine, et le grand homme que les Romains eussent également admiré. On trouvera que je ne dis pas trop, si on se représente la situation, l'étonnement, la désertion de l'armée de M. de Turenne au coup de canon qui l'emporta, la douleur extrême et subite de la perte de ce grand homme, dont M. de Lorges fut pénétré, et dont la sensibilité le devait rendre l'homme de toute l'armée le plus stupide et le plus incapable de penser et d'agir. Qu'on ajoute à tout ce que l'amitié, la tendresse, la reconnaissance, la confiance, la vénération fit d'impression à l'excellent coeur de ce neveu si chéri, ce qu'y durent opérer après les réflexions les plus tristes de la privation d'un tel appui à la porte de la fortune dont M. de Lorges n'avait pas reçu encore la moindre faveur et sans nul patrimoine, avec la perspective de la toute-puissance de Louvois, ennemi déclaré de M. de Turenne, et le sien particulier à cause de lui, il n'y en avait que trop sans doute pour terrasser le coeur et l'esprit d'un homme ordinaire, et pour confondre même les opérations d'un homme au-dessus du commun, devenu général tout à coup dans de si cruelles conjonctures.

Comblé d'honneur et de gloire, et l'étonnement de Montécuculli, M. de Lorges vit peu de jours après faire plusieurs maréchaux de France sans en être, et arriver quelques-uns d'eux à la suite de M. le Prince, à qui il remit le commandement de l'armée. On peut imaginer quelle fut pour lui cette amertume. Il eut la consolation que les armées et la cour crièrent publiquement à l'iniquité, et qu'aucun des nouveaux maréchaux, venus avec M. le Prince, n'osa lui donner l'ordre, ni prendre aucun commandement sur lui.

Le bruit extrême que fit cette injustice inquiéta Louvois qui en était l'auteur. Vaubrun, lieutenant général, avait été tué au combat d'Altenheim, et laissait vacant le commandement en chef d'Alsace, de plus de cinquante mille livres de rente. Louvois ne douta pas que ce morceau ne fût du goût d'un homme qui n'avait rien vaillant, et l'envoya à M. de Lorges; mais il fut étonné de se le voir rapporter par le même courrier, avec cette courte réponse, que ce qui était bon pour un cadet de Nogent ne l'était pas pour un cadet de Duras. Avec ce refus M. de Lorges avait pris son parti; c'était d'achever, comme il fit, la campagne dans l'éloignement, de ne s'y mêler de rien, avec hauteur, mais avec modestie, et dès qu'après son retour il aurait salué le roi et vu ses amis quelques jours, de se retirer à l'institution des pères de l'Oratoire, et là d'achever sa vie avec trois valets uniquement, dans une entière retraite et dans la piété. La campagne s'allongea jusque vers la fin de l'année. Il hâta peu son retour, et fut reçu comme le méritait sa gloire et son malheur. M. de La Rochefoucauld, son ami intime, et lors dans le fort de sa faveur, en prit occasion d'en parler au roi avec tant de force, que Louvois ne put parer le coup, et que M. de Lorges, qui ne l'avait pas voulu aller voir, fut fait maréchal de France seul, le 21 février 1676, presque aussitôt qu'il fut arrivé, avec un applaudissement qui n'a guère eu de semblable.

Alors il fallut changer de résolution, et se livrer à la fortune. Le bâton fut le premier bienfait qu'il en reçut; mais avec la gloire qui le lui procura il ne portait que douze mille livres de rente: c'était tout l'avoir du nouveau maréchal, sans aucune autre ressource. Il fut nommé en même temps pour être un des maréchaux de France qui devaient commander l'armée sous le roi en personne, qui avait résolu se rendre en Flandre, au commencement d'avril. Il fallait un équipage, et de quoi soutenir une dépense convenable et pressée. Cette nécessité le fit résoudre à un mariage étrangement inégal, mais dans lequel il trouvait les ressources dont il ne se pouvait passer pour le présent, et pour fonder une maison. Il y rencontra une épouse qui n'eut des yeux que pour lui malgré la différence d'âge, qui sentit toujours avec un extrême respect l'honneur que lui faisait la naissance et la vertu de son époux, et qui y répondit par la sienne, sans soupçon et sans tache, et par le plus tendre attachement. Lui aussi oublia toute différence de ses parents aux siens, et donna toute sa vie le plus grand exemple du plus honnête homme du monde avec elle, et avec toute sa famille, dont il se fit adorer. Il trouva de plus dans ce mariage une femme adroite pour la cour et pour ses manèges, qui suppléa à la roideur de sa rectitude, et qui, avec une politesse qui montrait qu'elle n'oubliait point ce qu'elle était née, joignait une dignité qui présentait le souvenir de ce qu'elle était devenue, et un art de tenir une maison magnifique, les grâces d'y attirer sans cesse la meilleure et la plus nombreuse compagnie, et, avec cela, le savoir-faire de n'y souffrir ni mélange, ni de ces commodités qui déshonorent les meilleures maisons, sans toutefois cesser de rendre la sienne aimable, par le respect et la plus étroite bienséance qu'elle y sut toujours maintenir et mêler avec la liberté.

Incontinent après ce mariage, M. le maréchal de Lorges en sentit la salutaire utilité; la fortune qui l'avait tant fait attendre sembla vouloir lui en payer l'intérêt. Le maréchal de Rochefort, capitaine des gardes du corps, mourut. Il était le favori de M. de Louvois, qui à la mort de M. de Turenne l'avait fait faire maréchal de France avec les autres, dont le François, fertile en bons mots, disait que le roi avait changé une pièce d'or en monnaie. Quoique M. de Duras fût déjà capitaine des gardes du corps, M. son frère fut choisi pour la charge qui vaqua et qu'il n'aurait pu payer, ni même y songer sans son mariage. Ainsi les deux frères, maréchaux de France, furent aussi tous deux capitaines des gardes du corps, égalité et conformité de fortune sans exemple.

Ce n'était pas que M. le maréchal de Lorges l'eût méritée par sa complaisance. Le roi à la tête de son armée couvrait Monsieur qui assiégeait Bouchain, et s'avança jusqu'à la cense [5] d'Harrebise. Le prince d'Orange se trouva campé tout auprès, sans hauteur, ravin ni ruisseau qui séparât les deux armées. Celle du roi était supérieure, et reçut encore un renfort très à propos de l'armée devant Bouchain. Il semblait qu'il n'y avait qu'à marcher aux ennemis, pour orner le roi d'une importante victoire. On balança, on coucha en bataille, et le matin suivant, M. de Louvois fit tenir au roi un conseil de guerre, le cul sur la selle avec les maréchaux de France qui se trouvèrent présents, et deux ou trois des premiers et des plus distingués d'entre les lieutenants généraux; ils étaient en cercle, et toute la cour et les officiers généraux à une grande distance laissée vide. M. de Louvois exposa le sujet: de la délibération à prendre, et opina pour se tenir en repos. Il savait à qui il avait affaire, et il s'était assuré des maréchaux de Bellefonds, d'Humières et de La Feuillade. M. le maréchal de Lorges opina pour aller donner la bataille au prince d'Orange, et il appuya ses raisons, de manière qu'aucun de ce conseil n'osa les combattre; mais regardant M. de Louvois dont ils prirent une seconde fois l'ordre de l'oeil, ils persistèrent. M. le maréchal de Lorges insista, et de toutes ses forces représenta la facilité du succès, la grandeur des suites à une ouverture de campagne, et tout ce qui se pouvait tirer d'utile et de glorieux de la présence du roi, et il réfuta aussi les inconvénients allégués, avec une solidité qui n'eut aucune réplique. Le résultat fut que le roi lui donna force louanges, mais [dit] qu'avec regret il se rendait à la pluralité des avis. Il demeura donc là, sans rien entreprendre, tandis qu'il arriva du renfort au prince d'Orange.

Je ne sais quoi engagea à envoyer un trompette aux ennemis, et à préférer celui d'entre eux qui en avait le plus d'habitude. Il ne fut pas vingt-quatre heures; il rapporta au roi que le prince d'Orange lui avait fait voir son armée, et lui avait dit qu'il n'avait jamais eu si belle peur, ni plus de certitude d'être attaqué. Il se plut à lui expliquer les raisons de sa crainte, et de ce qu'il était perdu à coup sûr. Apparemment pour en donner plus de regret, et pour le plaisir de montrer à quel point il était tôt et bien informé, il le chargea de dire à M. le maréchal de Lorges de sa part qu'il savait combien il avait disputé pour engager la bataille, en peu de mots, les raisons qu'il en avait apportées, que s'il avait été cru, il était battu et perdu sans aucune ressource. Le trompette fut assez imprudent pour raconter tout cela au roi et à M. de Louvois, en présence de force généraux et seigneurs; et n'y ayant pas remarqué M. le maréchal de Lorges, il l'alla chercher, et s'acquitta de ce dont le prince d'Orange l'avait chargé pour lui. Le maréchal, de plus en plus outré de n'avoir pas été cru, sentit le poids de ce témoignage. Il en commanda bien expressément le secret au trompette, mais il n'était plus temps; et une heure après, son rapport fut la nouvelle et l'entretien de toute l'armée; sur cela, Monsieur arriva venant de prendre Bouchain, et le roi laissa son armée à ses généraux, et partit avec Monsieur pour retourner à Versailles, où, à peine arrivés, Louvois qui le suivit eut la douleur d'apprendre la mort du maréchal de Rochefort, son ami, et le dépit de voir donner sa charge à M. le maréchal de Lorges.

Ce ministre, n'était pas homme à pardonner, ni M. le maréchal de Lorges à se ployer à aucune recherche. Il demeura donc à faire sa charge auprès du roi. Il ne pouvait se plaindre étant le dernier des maréchaux de France. La convenance élu comte de Feversham, son frère, grand chambellan de la reine d'Angleterre, femme de Charles II, grand maître de la garde-robe, et capitaine des gardes du corps de ce prince, et alors du roi Jacques II, son frère et son successeur, et général de leurs armées, engagea le roi à envoyer M. le maréchal de Lorges complimenter le roi d'Angleterre Jacques II sur la victoire que le comte de Feversham venait de remporter contre les rebelles, qui coûta la tête sur un échafaud au duc de Monmouth, bâtard de Charles II, qui n'aspirait à rien moins qu'à la: couronne d'Angleterre, dès lors l'objet des désirs et des espérances du prince d'Orange qui l'avait poussé et aidé pour s'en préparer les voies à lui-même, dès cette année-là 1685. En 1688, M. le maréchal de Larges, fait chevalier de l'ordre dans la grande promotion du dernier jour de cette année, eut le commandement en chef de Guyenne avec tous les appointements et l'autorité du gouverneur, jusqu'à ce que M. le comte de Toulouse qui l'était fût en âge. Les appointements lui demeurèrent jusqu'alors; mais à peine fut-il arrivé en Guyenne, qu'il fut rappelé pour le commandement de l'armée du Rhin, où il arriva comme Mayence venait de se rendre.

Le dessein de Louvois n'était pas de terminer en peu de temps la guerre que son intérêt particulier venait de rallumer, ni d'en procurer l'honneur à un général aussi peu à son gré que l'était M. le maréchal de Lorges. Aussi fut-ce en vain que celui-ci ne cessa de représenter l'impossibilité d'y parvenir par le côté de la Flandre, si coupé de rivières et si hérissé de places, et la facilité et l'utilité des progrès en portant le fort de la guerre de l'autre côté du Rhin, où les princes de l'empire se lasseraient bientôt de leurs pertes, et les alliés de voir les troupes du roi au milieu de l'Allemagne. Plus il avait raison, moins était-il écouté. Louvois avait tellement persuadé le roi de ne rien tenter en Allemagne, que ce même esprit régna après sa mort; on a vu sur l'année 1693 ce qu'il s'y passa en présence de Monseigneur, qui s'arrêta devant Heilbronn, après ses avantages que la facilité de celui-là aurait comblés en ouvrant l'Allemagne. Tout ce que le maréchal de Lorges employa fut inutile pour faire résoudre l'attaque de ce poste, et le désespoir qu'il ne put cacher de se voir arrêté en si beau chemin par l'avis de Beringhen, premier écuyer, et de Saint-Pouange, qui accompagnaient ce prince avec la confiance du roi auprès de lui. Ils n'osèrent se hasarder avec un général qui les aurait menés trop loin à leur gré, et qui l'année précédente avait forcé par un combat le prince Louis de Bade à repasser le Rhin, l'y avait suivi, défait et pris l'administrateur de Würtemberg, pris deux mille chevaux qui remontèrent sa cavalerie en partie, onze pièces de canon, Pfortzheim et quelques autres places, et qui fit ensuite lever au landgrave de Hesse le siège d'Eberbourg qu'il avait formé depuis dix jours, et tout seul avec une armée plus faible que celle du prince Louis de Bade.

Ce général, qui pendant toute cette guerre commanda toujours l'armée opposée à celle de M. le maréchal de Lorges, avait conçu pour lui tant d'estime, qu'ayant pris un courrier de son armée avec les lettres dont il était chargé pour la cour, il lui en renvoya un paquet après l'avoir lu, et avait écrit dessus ces paroles si connues: Ne sutor ultra crepidam. M. le maréchal de Lorges, surpris au dernier point de cette unique suscription, demanda au trompette s'il n'apportait rien autre, qui lui répondit n'avoir charge que de lui remettre ce paquet en main propre. À son ouverture il se trouva une lettre de La Fond, intendant de son armée, qui devait tout ce qu'il était et avait à M. de Duras et à lui, par laquelle il critiquait toute la campagne, donnait ses avis et se prétendait bien meilleur général. Alors M. le maréchal de Lorges vit la raison de la suscription, et remercia le prince Louis comme ce service le méritait. Il manda La Fond qu'il traita comme il devait, envoya sa lettre et les réflexions qu'elle méritait, et le fit révoquer honteusement. Cette aventure n'empêcha pas depuis que les avis de La Grange, successeur de La Fond, préférés aux raisons de M. le maréchal de Lorges, n'aient coûté le dégât de la basse Alsace, et n'aient pensé coûter pis, comme je l'ai raconté en son lieu, tant la plume a eu sous le roi d'avantage sur l'épée, jusque dans son métier et malgré les expériences.

J'aurais encore tant de grandes choses à dire de mon beau-père que ce serait passer de trop loin les bornes d'une digression que je n'ai pu me refuser. On n'a point connu une plus belle âme ni un coeur plus grand ni meilleur que le sien, et cette vérité n'a point trouvé de contradicteurs. Jamais un plus honnête homme, plus droit, plus égal, plus uni, plus simple, plus aise de servir et d'obliger, et bien rarement aucun qui le fût autant. D'ailleurs la vérité et la candeur même, sans humeur, sans fiel, toujours prompt à pardonner, c'est encore ce dont personne n'a douté. Avec une énonciation peu heureuse et un esprit peu brillant et peu soucieux de l'être, c'était le plus grand sens d'homme, et le plus droit qu'il fût possible, et qui, avec une hauteur naturelle qui ne se faisait jamais sentir qu'à propos, mais que nulle considération aussi n'en pouvait faire rien rabattre, dédaignait les routes les plus utiles si elles n'étaient frayées par l'honneur le plus délicat et la vertu la plus épurée. Avec la plus fine valeur et la plus tranquille, ses vues étaient vastes, ses projets concertés et démontrés; une facilité extrême à manier des troupes, l'art de prendre ses sûretés partout, sans jamais les fatiguer, le choix exquis des postes, et toute la prévoyance et la combinaison de ses mouvements avec ses subsistances. Jamais avec lui de gardes superflues, de marches embarrassées ou inutiles, d'ordres confus. Il avait la science de se savoir déployer avec justesse, et celle des précautions sans fatiguer ses troupes, qui achevaient toujours sous lui leurs campagnes en bon état. J'ai ouï dire merveilles, à ceux qui l'ont vu dans les actions, du flegme sans lenteur dans ses dispositions, de la justesse de son coup d'oeil, et de sa diligence à se porter et à remédier à tout, et à profiter de ce qui aurait échappé à d'autres généraux.

Plus jaloux de la gloire d'autrui que de la sienne, il la donnait tout entière à qui la méritait, et sauvait les fautes avec une bonté paternelle. Aussi était-il adoré, dans les armées, des troupes et des officiers généraux et particuliers, dont la, confiance en lui était parfaite par estime. Sa compagnie des gardes avait pour lui le même amour. Mais ce qui est bien rare, c'est que la cour si jalouse, et où chacun est si personnel, ne le chérissait pas moins, et qu'excepté M. de Louvois, et encore sur le compte de M. de Turenne, il n'eut pas un ennemi, et s'acquit l'estime universelle jusqu'à une sorte de vénération. Rien n'était égal à sa tendresse et à sa douceur dans sa famille, et au réciproque dont il jouissait. Il traita toujours en tout ses neveux comme ses enfants: il avait beaucoup d'amis, et d'amis véritables; il sentait tout le prix des gens et celui de l'amitié, parce que personne n'en était plus capable et n'avait un meilleur discernement que lui; au reste, grand ennemi des fripons, leur fléau sans ménagement, et l'homme qui, avec le plus de simplicité et de modestie, conservait le plus de dignité et s'attirait le plus de considération et de respect. Le roi même, qui l'aimait, le ménageait; il lui disait sans détour toutes les vérités que ses emplois l'obligeaient à ne lui point dissimuler, et il en était cru par l'opinion générale de sa vérité. Avec le respect qu'il devait au roi, il était hardi à rompre pour les malheureux ou pour la justice des glaces qui auraient fait peur aux plus favorisés, et plus d'une fois il a forcé le roi à se rendre, même contre son goût. Dans sa pauvreté, et depuis à la tête des armées, son désintéressement fut sans pareil, et les sauvegardes dont, au moins en pays ennemi et qui les demande, les généraux croient pouvoir profiter, jamais il n'en souilla ses mains: il avait, disait-il, appris cette leçon de M. de Turenne.

Tous les Bouillon lui étaient singulièrement chers à cause de leur oncle, et, jusqu'au colonel général de la cavalerie [6] ; il l'avait tant qu'il pouvait dans son armée, et lui témoignait toutes sortes de prédilections. Partout il vivait non seulement avec toute sorte de magnificence, mais avec splendeur, sans intéresser en rien sa modestie et sa simplicité naturelle; aussi jamais homme si aimable dans le commerce, si égal, si sûr, si aise d'y mettre tout le monde, ni plus honnêtement gai; aussi jamais homme si tendrement, si généralement, si amèrement ni si longuement regretté.

Suite
[4]
Voy., page 11, parmi les Pièces, la lettre de Villars au roi. (Note de Saint-Simon.) On trouvera cette lettre à la fin du volume.
[5]
Le mot cense désignait quelquefois une terre soumise à une certaine redevance, appelée cens. Ces terres portaient aussi le nom de censive.
[6]
Le colonel général de la cavalerie légère était Frédéric Maurice de La Tour, comte d'Auvergne, fils du duc de Bouillon et neveu de Turenne. Cette phrase a été altérée par les anciens éditeurs qui ont cru devoir ajouter le mot régiment. Voici le texte qu'ils ont substitué à celui du manuscrit : « Tous les Bouillon lui étaient singulièrement chers à cause de son oncle, et jusqu'au régiment; colonel général de la cavalerie, il l'avait tant qu'il pouvait dans son armée, » etc. On a supposé que c'était le maréchal de Lorges qui était colonel général de la cavalerie et qu'il avait dans son armée un prétendu régiment de Bouillon, dont ne parle pas Saint-Simon.