CHAPITRE IV.

1703

Année 1703. — Marsin, chevalier de l'ordre. — Marlborough duc d'Angleterre, etc. — Mariage de Marillac avec une soeur du duc de Beauvilliers. — Mariage du duc de Gesvres avec Mlle de La Chénelaye. — Rétablissement de M. le duc d'Orléans dans l'ordre de succession à la couronne d'Espagne, où il envoie l'abbé Dubois. — Promotion de dix maréchaux de France; leur fortune et leur caractère. — Chamilly. — Estrées. — Châteaurenauld. — Vauban. — Rosen. — Huxelles. — Tessé. — Montrevel. — Tallard. — Harcourt.

Le premier jour de cette année 1703 fut celui de la déclaration que fit le roi au chapitre de l'ordre, de la distinction sans exemple qu'il fit, comme je l'ai déjà dit ailleurs d'avance, en faveur du cardinal Portocarrero, qu'il nomma à la première place vacante de cardinal dans l'ordre, et toutes quatre étaient alors remplies, et de lui permettre de porter l'ordre en attendant, dont il lui envoya une croix de diamants de plus de cinquante mille écus; grâce à laquelle il fut extrêmement sensible. Marsin reçut au même chapitre la récompense de son ambassade et du mérite qu'il s'était fait du refus de la Toison d'or et de la grandesse, il fut seul nommé chevalier de l'ordre, et reçu seul à la Chandeleur suivante. En même temps, le comte de Marlborough fut fait duc en Angleterre avec cinq mille livres sterling de pension, qui est une somme prodigieuse.

M. de Beauvilliers maria sa soeur du second lit au fils unique de Marillac, conseiller d'État, qui était colonel et brigadier d'infanterie, fort estimé dans les troupes, quoique encore fort jeune, et qui devait être fort riche, étant unique. Il était de mes amis dès notre jeunesse, et je puis dire qu'il avait tout ce qu'il fallait pour se faire aimer, pour réussir à la guerre, et pour plaire à la famille où on voulait bien le recevoir. Le duc de Saint-Aignan, veuf d'une Servien, mère du duc de Beauvilliers, avait fait la folie d'épouser, dix-huit mois après, une créature de la lie du peuple, qui, après avoir eu longtemps le soin des chiens de sa femme, était montée à l'état de sa femme de chambre. Il mourut six ans après, parfaitement ruiné, et laissa deux garçons et une fille de ce beau mariage. La mère avait de l'esprit et de la vertu. Le roi même, qui aimait M. de Saint-Aignan, l'avait pressé plus d'une fois de lui faire prendre son tabouret; elle n'y voulut jamais consentir, et se borna à plaire et à avoir soin de M. de Saint-Aignan dans l'intérieur de sa maison sans vouloir se produire, mais portant la housse et le manteau ducal. Sa conduite gagna la vertu de M. et de Mme de Beauvilliers, qui, à la mort de M. de Saint-Aignan, prirent soin d'elle et de leurs enfants comme des leurs, avec qui ils furent élevés et avec la même amitié: ce trait, soutenu en tout et toute leur vie, n'en est pas un des moindres traits. Le mariage se fit à petit bruit à Vaucresson, petite maison de campagne que le duc avait achetée à portée de Versailles et de Marly, où il se retirait le plus souvent que ses emplois le lui pouvaient permettre.

Le vieux duc de Gesvres, à quatre-vingts ans, se remaria peu de jours après à Mlle de La Chénelaye, du nom de Romillé, belle et bien faite et riche, que l'ambition d'un tabouret y fit consentir. Le roi l'en détourna tant qu'il put lorsqu'il lui en vint parler, mais le bonhomme ne sachant faire pis à son fils, à qui ce mariage fit grand tort, n'en put être dissuadé. Il voulut faire le gaillard au souper de la noce, il en fut puni, et la jeune mariée encore plus: il fit partout dans le lit, tellement qu'il en fallut passer une partie à les torcher et à changer de tout. On peut juger des suites d'un tel mariage. La belle en usa pourtant bien et en femme d'esprit: elle se rendit si bien maîtresse de celui de son mari, qu'elle le raccommoda avec son fils, lui fit signer une cession de ses biens pour qu'il ne se ruinât pas davantage, et la démission de son duché avant l'année révolue: on admira comment elle avait pu en venir à bout. Aussi, l'union entre elle et le marquis de Gesvres a-t-elle été constante depuis, et s'est continuée avec ses enfants, qui tous ont toujours eu une grande considération pour elle; du reste, elle ne se contraignit pas d'elle-même elle était riche.

M. le duc d'Orléans avait toujours sur le coeur d'avoir été oublié dans le testament du roi d'Espagne, et Monsieur, fils d'Anne, fille et soeur de Philippe III et de Philippe IV, rois d'Espagne, avait trouvé fort mauvais de n'avoir pas été appelé au défaut des descendants du duc d'Anjou. M. le duc d'Orléans en avait fort entretenu Louville au voyage qu'il fit ici pour celui du roi d'Espagne en Italie. Maintenant que ce prince en était de retour à Madrid, M. le duc d'Orléans voulut travailler tout de bon à son rétablissement dans l'ordre de la succession. Il avait envoyé l'abbé Dubois au passage du roi d'Espagne à Montpellier pour y prendre des mesures avec Louville et y faire entrer ce prince; et il y fut réglé que deux mois après son retour dans son royaume, pendant lesquels les choses se prépareraient en faveur de M. le duc d'Orléans, l'abbé Dubois irait à Madrid pour finir cette affaire, que le roi aussi désirait, et qui eut en effet son exécution, quelques mois ensuite, telle que M. le duc d'Orléans la pouvait désirer. C'est ce même abbé Dubois dont il a été parlé à l'occasion du mariage de M. le duc d'Orléans, et dont il n'y aura que trop à dire dans les suites.

Le dimanche 14 janvier, le roi fit dix maréchaux de France, qui, avec les neuf qui l'étaient, firent dix-neuf: c'était pour n'en pas manquer.

Les neuf étaient :

1675,

MM. de Duras.

1681,

Estrées père.

1693,

Choiseul.

Villeroy.

Joyeuse.

Boufflers.

Noailles.

Catinat.

1702,

Villars.

Les dix nouveaux furent :

MM. de Chamilly, lieutenant général en 1678.

Estrées fils [9] ,

1684.

  Châteaurenauld,

févr. 1688.

  Vauban,

août 1688.

  Rosen,

1688.

  Huxelles,

1688.

  Tessé,

1692.

  Montrevel,

1693.

  Tallard,

1693.

  Harcourt,

1693.

Le roi n'en dit rien jusqu'après son dîner, au sortir de table; il envoya chercher le duc d'Harcourt, Tallard, Rosen et Montrevel. Le premier et le dernier se trouvèrent à Paris. Tallard arriva le premier dans le cabinet du roi, qui lui dit qu'il le faisait maréchal de France. Vint après Rosen, qui fut reçu avec la même grâce. Les deux autres mandés à Paris vinrent sur-le-champ remercier; Chamillart dépêcha des courriers aux autres qui étaient absents, et Pontchartrain un à Châteaurenauld, en Espagne, et un au comte d'Estrées, malade à Paris: il avait quarante-deux ans et six semaines, étant né le 30 novembre 1660. Il faut dire un mot de ces messieurs, dont plusieurs ont figuré dans la suite.

Chamilly s'appelait Bouton, d'une race noble de Bourgogne, dont on en voit servir avant 1400 avec des écuyers sous eux, et dès les premières années de 1400, des chambellans des ducs de Bourgogne. Ils ont toujours servi depuis, et aucun d'eux n'a porté robe: quelques-uns ont été gouverneurs de Dijon. Le père et le frère aîné du maréchal s'attachèrent à M. le Prince, le suivirent partout, en furent estimés; cet aîné, depuis son retour de Flandre, se distingua tellement aux guerres de Hollande, sous les yeux du roi, qu'il en acquit assez de part dans son estime et dans sa confiance pour encourir la jalousie et de là la haine de Louvois, malgré lequel pourtant il allait être maréchal de France lorsqu'il mourut, et que le roi a dit depuis qu'il lui avait destiné la première compagnie de ses gardes du corps qui viendrait à vaquer.

Sous ce frère, celui dont je parle, de six ans plus jeune, commença à se distinguer. Il avait servi avec réputation en Portugal et en Candie. À le voir et à l'entendre, on n'aurait jamais pu se persuader qu'il eût inspiré un amour aussi démesuré que celui qui est l'âme de ces fameuses Lettres portugaises, ni qu'il eût écrit les réponses qu'on y voit à cette religieuse. Entre plusieurs commandements qu'il eut pendant la guerre de Hollande, le gouvernement de Grave l'illustra par cette admirable défense de plus de quatre mois, qui coûta seize mille hommes au prince d'Orange, dont il mérita les éloges, et à qui il ne se rendit qu'avec la plus honorable composition, sur les ordres réitérés du roi. Ce fameux siège l'avança en grades et en divers gouvernements, sans cesser de servir, malgré la haine de Louvois qu'il avait héritée de son frère, qui toutefois ne put empêcher que, lorsque le roi se saisit de Strasbourg au printemps de 1685, il ne lui en donnât le gouvernement; mais le ministre s'en vengea en y tenant le commandant en chef de l'Alsace, dont le dégoût bannit presque toujours Chamilly de Strasbourg. La même cause l'empêcha d'être du nombre de tant de militaires qui furent chevaliers de l'ordre à la fin de 1688, et Barbezieux ne lui fut pas plus favorable que son père. La femme de son successeur se trouva amie de celle de Chamilly, qui était une personne singulièrement accomplie, à qui Louvois même avait eu peine à résister. C'était une vertu et une piété toujours égale dès sa première jeunesse, mais qui n'était que pour elle; beaucoup d'esprit et du plus aimable et fait exprès pour le monde, un tour, une aisance, une liberté qui ne prenait jamais rien sur la bienséance, la modestie, la politesse, le discernement, et avec cela un grand sens, beaucoup de gaieté, de la noblesse et même de la magnificence, en sorte que, tout occupée de bonnes oeuvres, on ne l'aurait crue attentive qu'au monde et à ce qui y avait rapport. Sa conversation et ses manières faisaient oublier sa singulière laideur: l'union entre elle et son [mari] avait toujours été la plus intime.

C'était un grand et gros homme, le meilleur homme du monde, le plus brave et le plus plein d'honneur, mais si bête et si lourd, qu'on ne comprenait pas qu'il pût avoir quelque talent pour la guerre. L'âge et le chagrin l'avaient fort approché de l'imbécile. Ils étaient riches chacun de leur côté, et sans enfants. Sa femme, pleine de vues, séchait pour lui de douleur. Dans les divers commandements et gouvernements où elle l'avait suivi, elle avait eu l'art de tout faire, de suppléer jusqu'à ses fonctions, de laisser croire que c'était lui qui faisait tout, jusqu'au détail domestique, et partout ils s'étaient fait aimer et respecter, mais elle singulièrement. Par Chamillart, elle remit son mari à flot, qui lui procura ce commandement de la Rochelle et des provinces voisines qu'avait eu le maréchal d'Estrées, avant qu'il allât en Bretagne, et le porta ainsi au bâton d'autant plus aisément, que le roi avait toujours eu pour lui de l'estime et de l'amitié: sa promotion trop retardée fut généralement applaudie.

Le comte d'Estrées fut heureux. Son père, qui s'était fort distingué à la guerre et lieutenant général dès 1655, fut choisi pour passer au service de mer, lorsque Colbert fit prendre au roi la résolution de rétablir la marine en 1668. Il y acquit de la gloire dès sa première campagne, qui fut en Amérique, au retour de laquelle il fut vice-amiral. M. de Seignelay, ami du comte d'Estrées, contribua fort à lui faire donner la survivance de cette charge en 1684, à l'âge de vingt-quatre ans, mais à condition de passer un certain nombre d'années par les degrés, et que son ancienneté de lieutenant général ne lui serait comptée que du jour qu'il lui serait permis d'en servir. Seignelay, maître de l'expédition, et ministre audacieux qui savait nuire et servir mieux que personne, omit exprès cette dernière condition. Le comte d'Estrées, servant à terre au siège de Barcelone, prise en 1697 par M. de Vendôme, prétendit, sinon ne pas rouler avec les lieutenants généraux comme vice-amiral ayant amené là une escadre, au moins être le premier d'entre eux. Sur cette dispute, Pontchartrain, encore secrétaire d'État de la marine et ami particulier de tous les Estrées, trancha la difficulté en faisant remonter l'ancienneté du comte d'Estrées à la date de sa survivance; il l'emporta sur la mémoire du roi, qui se souvenait très bien de la condition qu'il avait commandée et qui se trouva omise, et de cette façon cette ancienneté demeura fixée à l'année 1684. Lorsqu'il fut question de faire ces maréchaux de France, Châteaurenauld, l'autre vice-amiral qu'on voulut faire, se trouva moins ancien lieutenant général et vice-amiral que le comte d'Estrées. Ce dernier avait pour lui Pontchartrain père et fils, qui pour la marine voulaient avoir deux bâtons; et mieux qu'eux alors, le groupe des Noailles, dont la faveur était au plus haut point, la considération du maréchal et du cardinal d'Estrées, celle des enfances de la comtesse d'Estrées, dont le roi s'amusait beaucoup. Le sujet de plus n'avait contre lui qu'un âge disproportionné de celui des autres candidats; il avait vu beaucoup d'actions par terre et par mer, et commandé en chef en la plupart des dernières avec succès, réputation et beaucoup de valeur; il entendait bien la marine, était appliqué, avec de l'esprit et du savoir. Tout cela ensemble, fondé sur le bonheur de sa survivance à vingt-quatre ans, et du trait hardi de Seignelay, le fit huit ans après maréchal de France.

C'était un fort honnête homme, mais qui ayant été longtemps fort pauvre, ne s'épargna pas à se faire riche du temps du fameux Law, dans la dernière régence, et qui y réussit prodigieusement, mais pour vivre dans une grande magnificence et fort désordonnée. Ce qu'il amassa de livres rares et curieux, d'étoffes, de porcelaine, de diamants, de bijoux, de curiosités précieuses de toutes les sortes, ne se peut nombrer, sans en avoir jamais su user. Il avait cinquante-deux mille volumes, qui toute sa vie restèrent en ballots presque tous à l'hôtel de Louvois, où Mme de Courtenvaux, sa soeur, lui avait prêté où les garder. Il en était de même de tout le reste. Ses gens lassés d'emprunter tous les jours du linge pour de grands repas qu'il donnait, le pressèrent tant un jour d'ouvrir des coffres qui en étaient pleins et qu'il n'avait jamais ouverts depuis dix ans qu'il les avait fait venir de Flandre et de Hollande, qu'il y consentit. Il y en avait une quantité prodigieuse. On les ouvrit et on les trouva tous coupés à tous leurs plis, en sorte que pour les avoir gardés si longtemps tout se trouva perdu.

Il allait toujours brocantant. Il se souvint d'un buste de Jupiter Ammon d'un marbre unique et de la première antiquité qu'il avait vu quelque part autrefois, bien fâché de l'avoir manqué, et mit des gens en campagne pour le rechercher. L'un d'eux lui demanda ce qu'il lui donnerait pour le lui faire avoir, il lui promit mille écus. L'autre se mit à rire, et lui promit de le lui livrer pour rien, ni pour achat ni pour sa peine, et lui apprit qu'il était dans son magasin, où sur-le-champ il le mena et le lui montra. On ne tarirait point sur les contes à en rapporter, ni sur ses distractions.

Avec de la capacité, du savoir et de l'esprit, c'était un esprit confus. On ne le débrouillait point quand il rapportait une affaire. Je me souviens qu'un jour au conseil de régence, M. le comte de Toulouse qui, avec bien moins d'esprit, était la justesse, la précision et la clarté même, et auprès duquel j'étais toujours assis par mon rang, me dit en nous mettant à la table que le maréchal d'Estrées allait rapporter une affaire du conseil de marine qui était importante, mais où je n'entendrais rien à son rapport, et qu'il me priait qu'il me la pût expliquer tout bas, comme cela se faisait à l'oreille pendant que le maréchal rapportait; j'entendis assez l'affaire pour être de l'avis du confite de Toulouse, mais non pas assez distinctement pour bien parler dessus, de manière que quand ce fut à moi à opiner qui parlais toujours immédiatement avant le chancelier, et le comte de Toulouse immédiatement après, je souris et dis que j'étais de l'avis dont serait M. le comte de Toulouse. Voilà la compagnie bien étonnée, et M. le duc d'Orléans à me dire en riant que ce n'était pas opiner. Je lui en dis la raison que je viens d'expliquer et conclus à ce que j'avais déjà fait, ou que la voix de M. le comte de Toulouse fût comptée pour deux, et l'affaire passa ainsi. La Vrillière disait de lui que c'était une bouteille d'encre, qui, renversée, tantôt ne donnait rien, tantôt filait menu, tantôt laissait tomber de gros bourbillons, et cela était vrai de sa manière de rapporter et d'opiner. Il était avec cela fort bon homme, doux et poli dans le commerce, et de bonne compagnie; mais bien glorieux et aisé à égarer, grand courtisan quoique non corrompu. Il faut achever de lui donner quelques moindres traits.

Il aimait fort Nanteuil, et y avait dépensé follement à un potager. Il y menait souvent du monde, mais ni portes ni fenêtres qui tinssent. Il fit boiser toute sa maison. Sa boiserie prête à poser tout entière, on l'amena et on la mit en pile tout plein une grande salle. Il y a bien vingt-cinq ans, elle y est encore, et le pont d'entrée, il y en a autant que personne n'a osé y passer qu'à pied. Il s'impatienta d'ouïr toujours vanter ces veaux de Royaumont que M. le Grand y faisait nourrir d'oeufs avec leurs coquilles et de lait, dont il donnait des quartiers au roi, et qui étaient excellents. Il en voulut faire engraisser un à Nanteuil de même. On le fit, et quand il fut bien gras on le lui manda. Lui compta qu'en continuant à le nourrir, il engraisserait bien davantage. Cela dura ainsi plus de deux ans, et toujours en veufs et en lait, dont les comptes allèrent fort loin pour en faire enfin un taureau qui ne fut bon qu'à en faire d'autres. Avec cela grand chimiste, grand ennemi des médecins, il donnait de ses remèdes et y dépensait fort à les faire, et, de la meilleure foi du monde, se traitait lui-même le premier. Il vécut toujours fort bien avec sa femme, elle avec lui, chacun à leur manière.

Châteaurenauld, du nom de Rousselet, inconnu entièrement avant le mariage de son bisaïeul avec une soeur du cardinal et du maréchal de Retz, à l'arrivée obscure des Gondi en France, fut le plus heureux homme de mer de son temps, où il gagna des combats et des batailles, et où il exécuta force entreprises difficiles, et fit beaucoup de belles actions. L'aventure de Vigo, racontée ailleurs, ne dut pas lui être imputée, mais à l'opiniâtreté des Espagnols à qui il n'en put persuader le danger. Elle eut pourtant besoin de toute la protection de Pontchartrain auprès du roi. Ce secrétaire d'État s'était coiffé de Châteaurenauld, et il était de plus bien aise de décorer la marine. La promotion de ce vice-amiral fut fort applaudie; il y avait longtemps qu'il avait mérité le bâton.

C'était un petit homme goussaut, blondasse, qui paraissait hébété, et qui ne trompait guère. On ne comprenait pas à le voir qu'il eût pu jamais être bon à rien. Il n'y avait pas moyen de lui parler, encore moins de l'écouter, hors quelques récits d'actions de mer. D'ailleurs bon homme et honnête homme. Depuis qu'il fut maréchal de France il allait assez souvent à Marly, où quand il s'approchait de quelque compagnie, chacun tournait à droite et à gauche.

Il était Breton, parent de la femme de Cavoye qui avait une maison charmante à Lucienne tout auprès de Marly, où Cavoye allait souvent dîner avec bonne compagnie et la plupart gens de faciende [10] , et de manège, où tout se savait, où il se brassait mille choses avec sûreté, parce que le roi aimait Cavoye, et ne se défiait point de ce qui allait chez lui. C'était un monde trayé, et ce qui était hors de ce cercle ne s'exposait pas à l'y troubler. M. de Lauzun, trop craint pour être jamais de quelque chose et qui le trouvait fort mauvais, voulut au moites se divertir aux dépens de gens avec qui il n'avait point d'accès. Il se mit au commencement d'un, long voyage de Marly à accoster Châteaurenauld, puis à lui dire que comme son ami il voulait l'avertir que Cavoye et sa femme, qui se faisaient honneur de lui appartenir, se plaignaient de ce qu'il ne les voyait point, et qu'il n'allait jamais chez eux à Lucienne, où ils avaient toujours bonne compagnie, que c'était des gens que le roi aimait, qui étaient considérés, qu'il ne fallait point avoir contre soi, quand on en pouvait aussi aisément faire ses amis, et qu'il lui conseillait comme le sien d'aller à Lucienne et souvent et longtemps, et de les laisser faire et dire; qu'il l'avertissait qu'ils avaient la fantaisie de recevoir froidement et de faire tout ce qu'il fallait pour persuader aux gens qu'ils ne leur faisaient pas plaisir d'aller chez eux, mais que c'était un jargon et une marotte, que chacun avait ses manières et sa fantaisie, que telle était la leur; mais qu'au fond ils seraient outrés qu'on les en crût et qu'on s'y arrêtât, et que la preuve en était au monde qui partout, et surtout à Lucienne abondait chez eux. Le maréchal fut ravi de recevoir un avis si salutaire, se prit à se disculper sur Cavoye, à remercier, et surtout à assurer M. de Lauzun qu'il profiterait de ses bons conseils. Celui-ci lui fit entendre qu'il ne fallait jamais faire semblant qu'il lui eût donné cet avis, et le quitta bien résolu au secret et à s'établir promptement à Lucienne.

Il ne tarda pas à y aller. À son aspect, voilà tout en émoi, puis en silence. Ce fut une bombe tombée au milieu de cet élixir de cour. On crut en être quitte pour une courte visite; il y passa l'après-dînée: ce fut une grande désolation. Deux jours après il arrive pour dîner, ce fut bien pis; ils firent tout ce qu'ils purent pour lui faire entendre qu'ils étaient là pour éviter le monde et demeurer en particulier à d'autres! Châteaurenauld connaissait ce langage, et se savait le meilleur gré du monde. Il y persévéra jusqu'au soir, et les désespéra ainsi presque tous les jours, quelque clairement que pussent s'expliquer des gens poussés à bout. Ce ne fut pas tout; il se mit à ne bouger de chez eux dès qu'il était à Versailles, et les infesta toujours depuis à Lucienne toutes les fois qu'il était de Marly. Ce fut une lèpre dont Cavoye ne put jamais se purifier; il disait que c'était un sort et s'en plaignait à tout le monde, et ses familiers aussi, qui n'en étaient pas moins affligés que lui. Enfin longtemps après ils découvrirent celui qui leur avait jeté ce sort. L'histoire en fut au roi qui en pensa mourir de rire, et Cavoye et ses familiers de désespoir.

Vauban s'appelait Leprêtre, petit gentilhomme de Bourgogne tout au plus, mais peut-être le plus honnête homme et le plus vertueux de son siècle, et avec la plus grande réputation du plus savant homme dans l'art des sièges et de la fortification, le plus simple, le plus vrai et le plus modeste. C'était un homme de médiocre taille, assez trapu, qui, avait fort l'air de guerre, mais en même temps un extérieur rustre et grossier pour ne pas dire brutal et féroce. Il n'était rien moins. Jamais homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant, mais respectueux, sans nulle politesse, et le plus avare ménager de la vie des hommes, avec une valeur qui prenait tout sur soi et donnait tout aux autres. Il est inconcevable qu'avec tant de droiture et de franchise, incapable de se prêter à rien de faux ni de mauvais, il ait pu gagner au point qu'il fit l'amitié et la confiance de Louvois et du roi.

Ce prince s'était ouvert à lui un an auparavant de la volonté qu'il avait de le faire maréchal de France. Vauban l'avait supplié de faire réflexion que cette dignité n'était point faite pour un homme de son état, qui ne pouvait jamais commander ses armées, et qui les jetterait dans l'embarras si, faisant un siège, le général se trouvait moins ancien maréchal de France que lui. Un refus si généreux, appuyé de raisons que la seule vertu fournissait, augmenta encore le désir du roi de la couronner.

Vauban avait fait cinquante-trois sièges en chef, dont une vingtaine en présence du roi, qui crut se faire maréchal de France soi-même, et honorer ses propres lauriers en donnant le bâton à Vauban. Il le reçut avec la même modestie qu'il avait marqué de désintéressement. Tout applaudit à ce comble d'honneur, où aucun autre de ce genre n'était parvenu avant lui et n'est arrivé depuis. Je n'ajouterai rien ici sur cet homme véritablement fameux, il se trouvera ailleurs occasion d'en parler encore.

Rosen était de Livonie. M. le prince de Conti me conta qu'il avait eu la curiosité de s'informer soigneusement de sa naissance, en son voyage de Pologne, à des gens qui lui en auraient dit la vérité de quelque façon qu'elle eût été. Il apprit d'eux qu'il était de très ancienne noblesse, alliée à la meilleure de ces pays-là, et qui avait eu de tout temps des emplois considérables, ce qui se rapporte aux certificats de la noblesse de Livonie et du roi de Suède Charles XII que Rosen, dont il s'agit ici, obtint, et dont celui du czar Pierre Ier, donné à Paris, confirme la forme. Rosen s'enrôla tout jeune, et servit quelque temps simple cavalier. Il fut pris avec d'autres en maraude et tira au billet. Le maréchal ferrant de la compagnie où il était se trouva de sa chambrée. Il survécut leurs autres camarades, et finit aux Invalides. Tous les ans Rosen, même maréchal de France, l'envoyait quérir, lui donnait bien à dîner et dînait avec lui; ils parlaient de leurs vieilles guerres, et le renvoyait avec de l'argent assez considérablement. Outre cela, il avait soin de s'en informer dans le reste de l'année, et de mettre ordre qu'il eût de tout et fût à son aise. Rosen, devenu officier, [fut] attiré et protégé en France par Rosen, son parent de même nom, qui avait un régiment et mille chevaux sous le grand Gustave Adolphe, à la bataille de Lutzen, puis sous le duc de Weimar, [qui] commanda en chef pour le roi en Alsace, et mourut en 1667, ayant donné sa fille en mariage à Rosen dont je parle.

C'était un grand homme sec, qui sentait son reître, et qui aurait fait peur au coin d'un bois, avec une jambe arquée d'un coup de canon, ou plutôt du vent du canon, qu'il amenait tout d'une pièce. Excellent officier, de cavalerie, très bon même à mener une aile, mais à qui la tête tournait en chef, et fort brutal à l'armée et partout ailleurs qu'à table, où sans aucune ivrognerie il faisait une chère délicate, et entretenait sa compagnie de faits de guerre qui instruisaient avec plaisir. C'était un homme grossier à l'extérieur, mais délié au dernier point, et qui connaissait à merveille à qui il avait affaire, avec de l'esprit, du tour et de la grâce en ce qu'il disait du plus mauvais français du monde qu'il affectait. Il connaissait le roi et son faible et celui de la nation pour les étrangers; aussi reprochait-il à son fils qu'il parlait si bien français qu'il ne serait jamais qu'un sot. Rosen fut toujours bien avec les ministres et au gré de ses généraux, par conséquent du roi, qui l'employa toujours avec distinction, et qui pourvut souvent à sa subsistance. Châteaurenauld, Vauban et lui étaient grands-croix de Saint-Louis, et il fut mestre de camp général à la mort de Montclar, qu'il vendit à Montpéroux, lorsqu'il fut maréchal de France. En tout c'était un homme qui avait voulu faire fortune, mais qui en était digne et bon homme et honnête homme, avec la plus grande valeur. Il m'avait pris en amitié pendant la campagne de 1693, qui avait toujours continué depuis, et me prêtait tous les ans sa maison toute meublée à Strasbourg. Nous lui verrons faire une fin tout à fait digne, sage et chrétienne.

Huxelles, dont le nom était de Laye, et par adoption du Blé, du père du trisaïeul de celui dont il s'agit ici. Malgré ce nombre de degrés, ce ne fut que vers l'an 1500 que cette adoption fut faite par le grand-oncle maternel de ce bisaïeul, dont la femme devint par l'événement héritière de sa famille, à condition, comme il a été exécuté, de prendre le nom et les armes de du Blé et de quitter celles de Laye. Avant cela, on ne connaît pas trop ces de Laye. Il y avait plusieurs familles de ce nom. Depuis ils ont eu une Baufremont et quelques bonnes alliances. Mais avant d'aller plus loin, il faut expliquer celles dont notre marquis d'Huxelles sut faire les échelons de sa fortune.

Son père et son grand-père, qui furent tués à la guerre, et son bisaïeul, eurent le gouvernement de Châlons et cette petite lieutenance générale de Bourgogne. Le grand-père épousa une Phélypeaux, par où notre marquis d'Huxelles se trouva fort proche de Châteauneuf, secrétaire d'État, et de Pontchartrain depuis chancelier, et du maréchal d'Humières, c'est-à-dire que son père était cousin germain de Châteauneuf, issu de germain de Pontchartrain, et germain du maréchal d'Humières. La soeur du père du marquis d'Huxelles avait fort étrangement épousé Beringhen, premier écuyer qui avait été premier valet de chambre, dont le fils, premier écuyer aussi, et cousin germain de notre marquis d'Huxelles, avait bien plus étrangement encore épousé une fille du duc d'Aumont et de la soeur de M. de Louvois. L'intrigue ancienne de tout cela mènerait trop loin. Il suffit de marquer la proximité des alliances et d'ajouter que l'amitié de la vieille Beringhen pour son neveu, et l'honneur que son mari tirait d'elle firent élever ce neveu avec leurs enfants comme frères, que l'amitié a subsisté entre eux à ce même degré, et que Beringhen, neveu de Louvois par une alliance si distinguée pour tous les deux, entra dans sa plus étroite confiance et d'affaires et de famille, fut après sa mort sur le même pied avec Barbezieux, et, tant par là que par sa charge, fut une manière de personnage. Il protégea son cousin d'Huxelles de toutes ses forces auprès de Louvois, puis de Barbezieux, et l'a soutenu toute sa vie. Ce préambule était nécessaire pour bien faire entendre ce qui suivra ici et ailleurs; ajoutons seulement que le marquis de Créqui, fils du maréchal, avait épousé l'autre fille du duc d'Aumont et de la soeur de Louvois, et que MM. de Créqui vivaient fort unis avec M. d'Aumont, les Louvois et les Beringhen. Revenons maintenant à notre marquis d'Huxelles.

Son père n'avait que dix ans quand il perdit le sien, et vingt lorsqu'il perdit sa mère. C'était un homme d'ambition qui, trouvant Beringhen dans la plus intime faveur de la reine régente qui le regardait comme son martyr, l'avait, pour prémices de son autorité, rappelé des Pays-Bas où il s'était enfui, et de valet l'avait fait premier écuyer. Huxelles crut se donner un fort appui en l'honorant à bon marché du mariage de sa soeur, duquel il était seul le maître, et ne s'y trompa pas. Il servit avec réputation et distinction; il eut même le grade singulier de capitaine général qui ne fut donné qu'à quatre ou cinq personnes en divers temps, et qui commandait les lieutenants généraux, et il n'était pas loin du bâton lorsqu'il fut tué, avant cinquante ans, devant Gravelines, en 1658. Sa veuve, fille du président Bailleul, surintendant des finances lors de leur mariage, était une femme galante, impérieuse, de beaucoup d'esprit et de lecture, fort du grand monde, dominant sur ses amis, se comptant pour tout, et les autres, ses plus proches même pour fort peu, qui a su se conserver une considération, et une sorte de tribunal chez elle jusqu'à sa dernière vieillesse, où la compagnie fut longtemps bonne et frayée, et où le prix se distribuait aux gens et aux choses. À son seul aspect, tout cela se voyait en elle. Son fils et elle ne purent être longtemps d'accord, et ne l'ont été de leur vie. Il se jeta aux Beringhen qui le reçurent comme leur enfant, il avait près de vingt-cinq ans quand il la perdit. La plus intime liaison s'était consolidée entre ses enfants et son neveu, et le vieux Beringhen, qui ne s'était pas moins conservé d'autorité dans sa famille, que de considération dans le monde et auprès du roi jusqu'à l'extrême vieillesse, eut d'autant plus de soin de l'entretenir qu'il aimait ce neveu comme son fils. Il ne mourut qu'en 1692, et dès 1677 il avait marié son fils à Mlle d'Aumont.

Avec tous ces avantages Huxelles sut cheminer; il devint l'homme de M. de Louvois à qui il rendait compte et qui le mena vite. Il lui fit donner le commandement de malheureux camp de Maintenon pour l'approcher du roi, dont les inutiles travaux ruinèrent l'infanterie, et où il n'était pas permis de parler de malades, encore moins de morts. À trente-cinq ans, n'étant que maréchal de camp, Louvois lui procura, le commandement de l'Alsace sous Montclar, puis en chef, à sa mort au commencement de 1690, et le fit résider à Strasbourg pour mortifier Chamilly à qui le roi en venait de donner le gouvernement, et quatre ans après le fit lieutenant général et chevalier de l'ordre à la fin de 1688. Il résida toujours à Strasbourg jusqu'en 1710, roi plutôt que commandant d'Alsace, et servit, toutes les campagnes sur le Rhin, de lieutenant général, mais avec beaucoup d'égards et de distinctions.

C'était un grand et assez gros homme, tout d'une venue, qui marchait lentement et comme se traînant, un grand visage couperosé, mais assez agréable, quoique de physionomie refrognée par de gros sourcils, sous lesquels deux petits yeux vifs ne laissaient rien échapper à leurs regards il ressemblait tout à fait à ces gros brutaux de marchands de boeufs. Paresseux, voluptueux à l'excès en toutes sortes de commodités, de chère exquise grande, journalière, en choix de compagnie, en débauches grecques dont il ne prenait pas la peine de se cacher, et accrochait de jeunes officiers qu'il adomestiquait, outre de jeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l'armée et à Strasbourg; glorieux jusqu'avec ses généraux et ses camarades, et ce qu'il y avait de plus distingué, pour qui, par un air de paresse, il ne se levait pas de son siège, allait peu chez le général, et ne montait presque jamais à cheval pendant les campagnes; bas, souple, flatteur auprès des ministres et des gens dont il croyait avoir à craindre ou à espérer, dominant sur tout le reste sans nul ménagement, ce qui mêlait ses compagnies et les esseulait assez souvent. Sa grosse tête sous une grosse perruque, un silence rarement interrompu, et toujours en peu de mots, quelques sourires à propos, un air d'autorité et de poids, qu'il tirait plus de celui de son corps et de sa place que de lui-même; et cette lourde tête offusquée d'une perruque vaste lui donnèrent la réputation d'une bonne tête, qui toutefois était meilleure à peindre par le Rembrandt pour une tête forte qu'à consulter. Timide de coeur et d'esprit, faux, corrompu dans le coeur comme dans les moeurs, jaloux, envieux, n'ayant que son but, sans contrainte des moyens pourvu qu'il pût se conserver une écorce de probité et de vertu feinte, mais qui laissait voir le jour à travers et qui cédait même au besoin véritable; avec de l'esprit et quelque lecture, assez peu instruit et rien moins qu'homme de guerre, sinon quelquefois dans le discours; en tout genre le père des difficultés, sans jamais trouver de solution à pas une; fin, délié, profondément caché, incapable d'amitié que relative à soi, ni de servir personne, toujours occupé de ruses et de cabales de courtisan, avec la simplicité la plus composée que j'aie vue de ma vie, un grand chapeau clabaud toujours sur ses yeux, un habit gris dont il coulait la pièce à fond, sans jamais d'or que les boutons, et boutonné tout du long, sans vestige de cordon bleu, et son Saint-Esprit bien caché sous sa perruque; toujours des voies obliques, jamais rien de net, et se conservant partout des portes de derrière; esclave du public et n'approuvant aucun particulier.

Jusqu'en 1710 il ne venait à Paris et à la cour que des moments, pour se conserver les amis importants qu'il se savait ménager. À la fin il s'ennuya de son Alsace, et, sans en quitter le commandement, moins encore les appointements, car avec une grande dépense que sa vanité et ses voluptés tiraient de lui, il était avare, il trouva le moyen de venir demeurer à Paris pour travailler à sa fortune. Sous un masque d'indifférence et de paresse, il brûlait d'envie d'être de quelque chose, surtout d'être duc. Il se lia étroitement aux bâtards par le premier président de Mesmes, esclave de M. et de Mme du Maine, et le plus intime ami de Beringhen, par conséquent le sien. Par M. du Maine, qui fut la dupe de sa capacité et des secours qu'il pourrait trouver en lui, il eut quelques secrets accès auprès de Mme de Maintenon. Il ne négligea pas le côté de Monseigneur; Beringhen et sa femme étaient fort amis de la Choin; ils lui vantèrent Huxelles, elle consentit à le voir.

Il devint son courtisan, jusqu'à la bassesse d'envoyer tous les jours de la rue Neuve-Saint-Augustin, où il logeait, auprès du petit Saint-Antoine, où elle demeurait, des têtes de lapins à sa chienne. Par elle il fut approché de Monseigneur, il eut avec lui des entretiens secrets à Meudon; et ce prince, à qui il n'en fallait pas tant pour l'éblouir, prit une estime pour lui jusqu'à le croire propre à tout, et à s'en expliquer autant qu'il le pouvait oser. Dès qu'il fut mort, la pauvre chienne fut oubliée, plus de têtes de lapins; la maîtresse le fut aussi. Elle avait pu la sottise de compter sur son amitié; surprise et blessée d'un abandon si subit, elle lui en fit revenir quelque chose. Lui-même fit le surpris; il ne pouvait comprendre sur quoi ces plaintes étaient fondées. Il dit effrontément qu'il ne la connaissait presque pas, et qu'il ne l'était de Monseigneur que par son nom, ainsi qu'il ne savait pas ce qu'elle voulait dire. De cette sorte finit ce commerce avec la cause de la faveur, et elle n'en a pas ouï parler depuis.

En voilà assez pour le présent sur un homme dont j'ai déjà parlé ailleurs, et que nous verrons toujours le même figurer en plus d'une sorte, et se déshonorer enfin de plus d'une façon. Nous aurons donc aussi occasion d'en parler plus d'une fois encore. Il suffira de dire ici que la tête lui pensa tourner de ne voir point de succès de tant de menées, et qu'il y avait plusieurs mois qu'il était enfermé chez lui dans une farouche et menaçante mélancolie, ne voyant presque et qu'à peine Beringhen, lorsque l'espérance d'aller traiter la paix raffermit son cerveau déjà fort égaré.

Tessé dont j'ai eu occasion de parler plus d'une fois. Sa mère était soeur du père du marquis de Lavardin, ambassadeur à Rome, excommunié par Innocent XI pour les franchises, chevalier de l'ordre, etc., duquel par l'événement il a beaucoup hérité; le frère cadet de son père était le comte de Froulay, grand maréchal des logis de la maison du roi, chevalier de l'ordre en 1661, mort en 1671, grand-père de Froulay, ambassadeur à Venise, de l'évêque du Mans, et du bailli de Froulay, ambassadeur de son ordre en France. Une autre alliance fut plus utile à la fortune de Tessé. La mère de son père était Escoubleau, soeur du père de Sourdis, chevalier, de l'ordre en 1688, puis commandant en Guyenne, duquel j'ai parlé, ami intime de Saint-Pouange, au fils duquel il donna enfin sa fille unique, et créature de Louvois, auprès duquel il produisit Tessé encore tout jeune: c'était un grand homme, bien fait, d'une figure noble, et d'un visage agréable; doux, liant, poli, flatteur, voulant plaire à tout le monde, surtout à la faveur et aux ministres. Il devint bientôt comme Huxelles, mais dans un genre différent, l'homme à tout faire de Louvois, et celui qui, de partout, l'informait de toutes choses. Aussi en fut-il promptement et roidement récompensé: il acheta pour rien la charge nulle de colonel général des carabins [11] qui le porta, pour la supprimer, à celle de mestre de camp général des dragons, qui fut créée pour lui dès 1684, étant à peine brigadier, et il venait d'être fait maréchal de camp en 1688, quand Louvois le fit faire chevalier de l'ordre. Trois ans après, il eut le meilleur gouvernement de Flandre qui est Ypres, et, en 1692, il fut tout à la fois lieutenant général et colonel général des dragons.

C'était un Manceau, digne de son pays: fin, adroit, ingrat à merveille, fourbe et artificieux de même. On en a vu ci-devant un étrange échantillon avec Catinat, auquel il dut le comble de sa fortune, pour s'élever sur ses ruines. Il avait le jargon des femmes, assez celui du courtisan, tout à fait l'air du seigneur et du grand monde, sans pourtant dépenser; au fond, ignorant à la guerre qu'il n'avait jamais faite, par un hasard d'avoir été partout et de s'être toujours trouvé à côté des actions et de presque tous les sièges. Avec un air de modestie, hardi à se faire valoir et à insinuer tout ce qui lui était utile, toujours au mieux avec tout ce qui fut en crédit, ou dans le ministère, surtout avec les puissants valets. Sa douceur et son accortise le firent aimer, sa fadeur et le tuf, qui se trouvait bientôt pour peu qu'il fût recherché, le firent mépriser. Conteur quelquefois assez amusant, bientôt après plat et ennuyeux, et toujours plein de vues et de manèges, il sut profiter de ses bassesses auprès du maréchal de Villeroy, de Vendôme, de Vaudemont, et par ses souplesses auprès de Chamillart, de Torcy, de Pontchartrain, de Desmarets, surtout auprès de Mme de Maintenon, chez qui Chamillart d'un côté, et Mme la duchesse de Bourgogne de l'autre, l'initièrent. Il sut tirer un merveilleux parti du mariage de cette princesse qu'il avait conclu, et de toute la privance que la tendresse du roi et de Mme de Maintenon lui avait donnée avec eux; elle se piqua d'aimer et de servir Tessé, comme ayant été l'ouvrier de son bonheur; elle sentit qu'en cela même elle plaisait au roi, à Mme de Maintenon, à Mgr le duc de Bourgogne, et Tessé en sut bien profiter. Elle ne laissait pas d'être quelquefois peinée et même embarrassée des pauvretés qui lui échappaient souvent, et de l'avouer à quelques-unes de ses dames du palais. L'esprit n'était pas son fort; un grand usage du monde y suppléait et une fortune toujours riante, et ce qu'il avait d'esprit tout tourné à l'adresse, la ruse et les souterrains, et tout fait pour la cour. Il se retrouvera en plus d'un endroit dans la suite.

Montrevel primait de loin cette promotion par la naissance. Il se pouvait dire aussi que, jointe à une brillante valeur et à une figure devenue courte et goussaude, mais qui avait enchanté les dames, elle suppléait en lui à toute autre qualité. Le roi qui se prenait fort aux figures (et celle de Tessé ne lui fut pas inutile) et qui avait toujours du faible pour la galanterie, s'était fort prévenu pour Montrevel. La même raison le lia avec le maréchal de Villeroy, qui fut toujours son protecteur. C'était raison: jamais deux hommes si semblables, à la différence du désintéressement du maréchal de Villeroy et du pillage de Montrevel, né fort pauvre et grand dépensier, qui aurait dépouillé les autels. Une veine de mécontentement du duc de Chevreuse résolut le roi à le faire défaire de la compagnie des chevau-légers de sa garde en faveur de Montrevel. Il lui en fit la confidence sous le plus entier secret. Montrevel, enivré de sa fortune, ne se put contenir; il en fit confidence à La Feuillade, son ami. Celui-ci, qui ne l'était que de la fortune, et que sa haine pour Louvois avait lié avec Colbert, courut l'avertir du danger de son gendre. Colbert en parla au roi, qui, moins touché en faveur de Chevreuse que piqué contre Montrevel d'avoir manqué au secret, rassura la charge à Chevreuse, et fut longtemps à faire sentir son mécontentement à Montrevel. Mais le goût y était; sa sorte de fatuité, qui pourtant était extrême, était toute faite pour le roi. Les dames, les modes, un gros jeu, un langage qu'il s'était fait de phrases comme en musique, mais tout à fait vides de sens et fort ordinairement de raison, les grands airs, tout cela imposait aux sots, et plaisait merveilleusement au roi, soutenu d'un service très assidu dont toute l'âme n'était qu'ambition et valeur, sans qu'il ait su jamais distinguer sa droite d'avec sa gauche, mais couvrant son ignorance universelle d'une audace que la faveur, la mode et la naissance protégeaient. Il fut commissaire général de la cavalerie avant Villars, il eut le gouvernement de Mont-Royal, il commanda en chef dans les pays de Liée et de Cologne, où il ne s'oublia pas. Sa probité ne passait pas ses lèvres; son peu d'esprit découvrait ses bas manèges et sa fausseté; valet, et souverainement glorieux, deux qualités fort opposées, qui néanmoins se trouvent très ordinairement unies, et qu'il avait toutes deux suprêmement. Tel qu'il était, le roi se complut à le faire maréchal de France, et, n'osant lui confier d'armée, à le faire subsister par des commandements de province qu'il pilla sans en être mieux. Il, se retrouvera plus d'une fois dans ces Mémoires. Rien de plus ridicule que sa fin.

Tallard était tout un autre homme. Harcourt et lui se pouvaient seuls disputer d'esprit, de finesse, d'industrie, de manège et d'intrigue, de désir d'être, d'envie de plaire, et de charmes dans le commerce de la vie et dans le commandement. L'application, la suite, beaucoup de talents étaient en eux les mêmes, l'aisance dans le travail, et tous deux jamais un pas sans vue, en apparence même le plus indifférent; l'ambition pareille, et le même peu d'égards aux moyens; tous deux, doux, polis, affables, accessibles en tous temps, et capables de servir quand il n'y allait de guère, et de peu de dépense de crédit; tous deux les meilleurs intendants d'armée et les meilleurs munitionnaires; tous deux se jouant du détail; tous deux adorés de leurs généraux et depuis qu'ils le furent adorés aussi des officiers généraux et particuliers et des troupes, sans abandonner la discipline; tous deux arrivés par le service continuel d'été et d'hiver et enfin par les ambassades, Harcourt plus haut avec Mme de Maintenon en croupe, Tallard plus souple; tous deux avec la même [habileté] et la même sorte d'ambition; et le dernier porté par le maréchal de Villeroy, et à la fin par les Soubise. Une alliance, point extrêmement proche, commença et soutint sa fortune dans un temps où les parents se piquaient de le sentir. La mère de Tallard était fille d'une soeur du premier maréchal de Villeroy remariée depuis à Courcelles, sous le nom duquel elle fit tant de bruit en son temps par ses galanteries. Elle mourut en 1688, et le maréchal son frère en 1685. La mère de Tallard était fort du grand monde. Tallard, nourri dans l'intime liaison des Villeroy et courtisan du second maréchal, s'initia dans toutes les bonnes compagnies de la cour.

C'était un homme de médiocre taille avec des yeux un peu jaloux, pleins de feu et d'esprit, mais qui ne voyaient goutte; maigre, hâve, qui représentait l'ambition, l'envie et l'avarice; beaucoup d'esprit et de grâces dans l'esprit, mais sans cesse battu du diable par son ambition, ses vues, ses menées, ses détours, et qui ne pensait et ne respirait autre chose. J'en ai parlé ailleurs, et j'aurai lieu d'en parler plus d'une fois encore. Il suffira de dire ici, que qui que ce soit ne se fiait en lui, et que tout le monde se plaisait en sa compagnie.

Harcourt, j'en ai beaucoup parlé en divers endroits, et j'aurai occasion d'en parler bien encore. Je pense en avoir assez dit pour le faire connaître. C'était un beau et vaste génie d'homme, un esprit charmant, mais une ambition sans bornes, une avarice sordide, et quand il pouvait prendre le montant, une hauteur, un mépris des autres, une domination insupportable; tous les dehors de la vertu, tous les langages, mais, au fond, rien ne lui coûtait pour arriver à ses fins; toutefois plus honnêtement corrompu qu'Huxelles et même que Tallard et Tessé; le plus adroit de tous les hommes, en ménagements et en souterrains, et à se concilier l'estime et les voeux publics sous une écorce d'indifférence; de simplicité, d'amour de sa campagne et des soins domestiques, et de faire peu ou point de cas de tout le reste. Il sut captiver Louvois, être ami de Barbezieux et s'en faire respecter, plus encore de Chamillart jusqu'à ce qu'il trouvât son bon à le culbuter, et de Desmarets, fort bien avec Monseigneur et la Choin, et avec eux tous sur un pied de seigneur et de grande estime. On a vu pourquoi et comment il était si bien avec Mme de Maintenon. Cela même l'écarta des ducs de Chevreuse et de. Beauvilliers et de Mgr le duc de Bourgogne même, sans rien perdre du côté de Mme la duchesse de Bourgogne. Il savait tout allier et se rallier, jusqu'aux bâtards, quoique ami de toute sa vie de M. de Luxembourg, de M. le duc et de M. le prince de Conti. Il était assez supérieur à lui-même pour sentir ce qui lui manquait du côté de la guerre, quoiqu'il en eût des parties, mais les grandes il n'y atteignait pas; aussi, fort dissemblable en tout au maréchal de Villeroy, tourna-t-il court vers le conseil dès qu'il espéra y pouvoir entrer.

Aucun seigneur n'eut le monde et la cour si généralement pour lui, aucun n'était plus tourné à y faire le premier personnage, peu ou point de plus capables de le soutenir; avec cela beaucoup de hauteur et d'avarice, qui toutefois ne sont pas des qualités attirantes. Pour la première il la savait ménager; mais l'autre se montrait à découvert jusque par la singulière frugalité de sa table à la cour, où fort peu de gens étaient reçus, et qu'il avait avancée à onze heures le matin, pour en bannir mieux la compagnie. Il mêlait avec grâce un air de guerre à un air de cour, d'une façon tout à fait noble et naturelle. Il était gros, point grand, et d'une laideur particulière, et qui surprenait, mais avec des yeux si vifs et un regard si perçant, si haut et pourtant doux, et toute une physionomie qui pétillait tellement d'esprit et de grâce, qu'à peine le trouvait-on laid. Il s'était démis une hanche d'une chute qu'il fit du rempart de Luxembourg en bas, où il commandait alors, qui ne fut jamais bien remise et qui le fit demeurer fort boiteux et fort vilainement, parce que c'était en arrière; naturellement gai, et aimant à s'amuser.

Il prenait autant de tabac que le maréchal d'Huxelles, mais non pas si salement que lui, dont l'habit et la cravate en étaient toujours couverts. Le roi haïssait fort le tabac. Harcourt s'aperçut, en lui parlant souvent, que son tabac lui faisait peine; il craignit que cette répugnance n'éloignât ses desseins et ses espérances. Il quitta le tabac tout d'un coup; on attribua à cela les apoplexies qu'il eut dans la suite, et qui lui causèrent une terrible fin de vie. Les médecins lui en firent reprendre l'usage pour rappeler les humeurs à leur ancien cours, et les détourner de celui qu'elles avaient pris, mais il était trop tard; l'interruption avait été trop longue, et le retour au tabac ne lui servit de rien. Je me suis étendu sur ces dix maréchaux de France; le mérite de quelques-uns m'y a convié, mais plus encore la nécessité de faire connaître des personnages qu'on verra beaucoup figurer en plus d'une façon, comme les maréchaux d'Estrées, d'Huxelles, de Tessé, de Tallard et d'Harcourt. Reprenons maintenant le courant.

Suite
[9]
[Estrées] prit le nom de maréchal de Coeuvres pour le distinguer de son père. Rare singularité de l'être tous deux et plus encore de trois maréchaux d'Estrées de père en fils, tous trois gens de guerre et de mérite, et tous trois morts doyens des maréchaux de France; le grand-père nombre d'années, les deux autres quelques-unes. (Note de Saint-Simon.)
[10]
Vieux mot synonyme de cabale.
[11]
Les carabins étaient un corps de cavalerie légère souvent cité sous Henri IV et Louis XIII; il fut supprimé par Louis XIV.