CHAPITRE XV.

1704

Comte de Toulouse et maréchal de Coeuvres s'embarquent à Brest. — Duc de Mantoue incognito à Paris; voit le roi à Versailles. — Trente mille livres de pension au cardinal Ottobon. — Cinq cent mille livres de brevet de retenue au duc de Beauvilliers. — La Queue et sa femme, et leur chétive fortune. — Mort de l'abbé Boileau, le prédicateur. — Mort de Mélac. — Mort de Rivaroles. — Mort de la duchesse de Verneuil. — Mort de Grancey. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue à La Vrillière. — Troisvilles élu et refusé du roi pour l'Académie; sa vie et son caractère. — Villars voit Cavalier, un des chefs des fanatiques; ses demandes; ce que devint cet aventurier. — Barbezières rendu à Casal. — Manèges de MM. de Vendôme. — Mort du fils unique de Vaudémont. — Mot du premier maréchal de Villeroy sur les ministres. — Complaisance de Tessé qui laisse La Feuillade en chef en Savoie et en Dauphiné, qui devient général d'armée, prend Suse et les vallées. — Phélypeaux salue le roi; sa conduite, son caractère; celui de son frère l'évêque de Lodève; est fait conseiller d'État d'épée. — Le duc de Grammont voit en chemin la princesse des Ursins. — Succès du duc de Berwick. — Comte d'Aguilar premier colonel du régiment des gardes espagnoles. — Mouvements des armées de Flandre et du Rhin. — Combat de Donawerth. — Comte d'Arco commande nos lieutenants généraux et obéit aux maréchaux de France. — Bruges, puis Namur bombardés. — Verceil pris par le duc de Vendôme. — Fanatiques secourus. — Abbé de La Bourlie et La Bourlie son frère; leur extraction et leur fin misérable. — Augicourt, personnage curieux; sa mort. — Fortune de Vérac et de Marillac; mort du premier. — Harley secrétaire d'État d'Angleterre. — Le Blanc intendant d'Auvergne. — Leczinski élu roi de Pologne; depuis beau-père du roi. — Abbé de Caylus évêque d'Auxerre. — Castel dos Rios part pour le Pérou, où il meurt. — Comte d'Albret en Espagne, attaché à l'électeur de Bavière. — Abbé d'Estrées de retour. — Rebours et Guyet nouveaux intendants des finances. — Mort et caractère de l'abbesse de Fontevrault; sa nièce lui succède.

Le comte de Toulouse partit dans ces temps-là, précédé de quelques jours par le maréchal de Cœuvres, pour Brest, et ils montèrent enfin tous deux sur le même vaisseau.

M. de Mantoue, mal à son aise dans son État devenu le théâtre de la guerre, qui l'avait livré au roi de bonne grâce, et avait en cela rendu le plus important service pour la guerre d'Italie, voulut venir faire un tour en France, où il ne pouvait douter qu'il ne fût très bien reçu. Il se détourna pour aller faire un tour à Charleville qui lui appartenait, et il arriva à Paris la surveille de la Pentecôte avec une grande suite. Il descendit à Luxembourg, meublé pour lui magnifiquement des meubles de la couronne, ses gens du commun logés rue de Tournon à l'hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, et fut servi de sept tables par jour, soir et matin, aux dépens et par les officiers du roi, pendant tout son séjour, et d'autres tables encore pour le menu domestique. Il fut incognito sous le nom du marquis de San-Salvador; mais de cet incognito dont M. de Lorraine introduisit l'étrange usage sous les auspices de Monsieur, et qu'on ne voulut pas retrancher, après cet exemple qui depuis a mené bien loin, à un prince qui, en nous livrant sa capitale, avait donné au roi la clef de l'Italie. Le lendemain de la Pentecôte, il alla à Versailles dans des carrosses drapés avec ses chiffres seulement, qu'on fit entrer dans la grande cour où n'entrent que ceux qui ont les honneurs du Louvre. Il descendit à l'appartement de M. le comte de Toulouse, où il trouva toutes sortes de rafraîchissements servis. De là il monta par le petit degré dans les cabinets du roi, où il fut reçu sans que le roi s'avançât du tout vers lui. Il parla d'abord et assez longtemps; le roi lui répondit, le combla de civilités, et après, lui montra Monseigneur, les deux princes ses fils, M. le duc d'Orléans, M. le Duc et M. le prince de Conti, puis M. du Maine en les lui nommant: il n'y avait outre ces princes que les entrées. Ensuite M. de Mantoue demanda permission au roi de lui présenter les principaux de sa suite. De là le roi, suivi de tout ce qui était dans le cabinet, sortit directement dans la galerie, et le mena chez Mme la duchesse de Bourgogne qui était incommodée et se trouvait naturellement au lit où il y avait force dames parées, à la ruelle de laquelle le roi lui présenta M. de Mantoue. La conversation y dura près d'un quart d'heure, après quoi le roi mena M. de Mantoue tout du long de la galerie qu'il lui fit voir avec les deux salons, et rentra avec lui dans son cabinet, où, après une courte conversation, mais de la part du roi toujours fort gracieuse, le duc prit congé et revint à Paris. Le roi fut toujours découvert et debout. Huit jours après il retourna à Versailles, vit les jardins et le roi par le petit degré dans ses cabinets, n'y ayant que Torcy en tiers. Quelques jours après, Monseigneur lui donna un grand dîner à Meudon, où étaient les deux princes ses fils, M. le duc d'Orléans, Mme la princesse de Conti, quelques dames et quelques courtisans. MM. d'Elfian et Strozzi, les deux principaux de sa suite, mangèrent à la table de Monseigneur, où, contre l'ordinaire de ces sortes de repas, il fut gai et M. de Mantoue de bonne compagnie. Il galantisa et loua fort la beauté de la duchesse d'Aumont. Monseigneur lui montra sa maison et le promena fort dans ses jardins en calèche. Une autre fois il alla voir les écuries et le chenil de Versailles, la Ménagerie et Trianon. Il retourna encore à Versailles, y coucha dans l'appartement de M. le comte de Toulouse, vit tous les chevaux du roi, s'alla promener à cheval dans les hauts de Marly et soupa chez Dangeau avec beaucoup de dames. Dangeau aimait fort à faire les honneurs de la cour, et il est vrai qu'il les faisait fort bien. M. de Mantoue vit plusieurs fois le roi, et toujours par le petit degré dans son cabinet, en tête à tête, ou Torcy en tiers.

Parlant d'étrangers, le cardinal Ottobon, qui avec des biens immenses s'était fort obéré, s'attacha à la France et en eut une pension de dix mille écus.

Le roi donna aussi cinq cent mille livres de brevet de retenue au duc de Beauvilliers sur sa charge.

Il fit, vers le même temps, La Queue, capitaine de cavalerie, mestre de camp par commission, grâce qu'il se fit demander par M. de Vendôme et qui n'a guère mené cet officier plus loin. Ce La Queue, seigneur du lieu dont il portait le nom, à six lieues de Versailles et autant de Dreux, était un gentilhomme fort simple et assez médiocrement accommodé, qui avait épousé une fille que le roi avait eue d'une jardinière. Bontems, l'homme de confiance du roi pour ses secrets domestiques, avait fait le mariage et stipulé sans déclarer aucun père ni mère, que La Queue savait à l'oreille et s'en promettait une fortune. Sa femme fut confinée à La Queue, et ressemblait fort au roi. Elle était grande, et pour son malheur elle savait qui elle était, et elle enviait fort ses trois soeurs reconnues et si grandement mariées. Son mari et elle vécurent fort bien ensemble et ont eu plusieurs enfants, demeurés dans l'obscurité. Ce gendre ne paraissait presque jamais à la cour, et comme le plus simple officier et le moins recueilli dans la foule, à qui Bontems ne laissait pas de donner de temps en temps de l'argent. La femme vécut vingt ans tristement dans son village, sans presque voir personne, de peur que ce qu'elle était se divulguât, et mourut sans en être sortie.

L'abbé Boileau mourut en ce temps-ci assez promptement d'une opération au bras fort semblable à la mienne, pour avoir fait un effort en prenant un in-folio de trop haut. C'était un gros homme, grossier, assez désagréable, fort homme de bien et d'honneur, qui ne se mêlait de rien, qui prêchait partout assez bien, et qui parut à la cour plusieurs avents et carêmes, et qui, avec toute la protection de Bontems dont il était ami intime, ne put parvenir à l'épiscopat.

Mélac, retiré avec deux valets en un coin de Paris, ne voulant voir qui que ce fût depuis sa belle défense de Landau et le bâton de Villars, mourut subitement. Le roi lui donnait dix mille écus par an et quelque chose de plus. Il avait près de quatre-vingts ans. Je l'ai assez fait connaître pour n'avoir rien à y ajouter.

Rivaroles, autre fort bon lieutenant général, mourut en même temps. C'était un Piémontais qui s'était attaché au service de France et qui y était estimé. Un coup de canon lui avait emporté une jambe il y avait fort longtemps; un autre lui emporta sa jambe de bois à Neerwinden et le culbuta. On le releva sans mal; il se mit à rire. « Voilà de grands sots, dit-il, et un coup de canon perdu! Ils ne savaient pas que j'en ai deux autres dans ma valise. » Il était grand-croix de Saint-Lazare, puis de Saint-Louis à l'institution. Il laissa des enfants peu riches, qui ont servi et qui n'ont pas fait fortune. Ce Rivaroles, qui était un grand homme, fort bien fait, adroit et vigoureux, était, avec sa jambe de bois, un des meilleurs joueurs de paume, et y jouait souvent.

La duchesse de Verneuil les suivit à quatre-vingt-deux ans, ayant encore grande mine et des restes d'avoir été fort belle. Elle était fille du chancelier Séguier, dans le carrosse duquel elle voulut être quand il courut un si grand péril aux Barricades de Paris, et que le maréchal de La Meilleraye l'alla délivrer avec des troupes. Elle était mère du duc de Sully, fait chevalier de l'ordre en 1688, et de la duchesse du Lude. De son second mari, elle n'eut point d'enfants et devint princesse du sang longtemps après sa mère, à titre de sa veuve. Le roi en prit le deuil pour quinze jours, mais il ne lui fit faire aucun honneur particulier à ses obsèques. Mme de Laval, sa soeur aînée, mère du duc, cardinal et chevalier de Coislin en premières noces, et de la maréchale de Rochefort en secondes, jalouse de son rang et qui d'ailleurs n'aimait rien et tombait volontiers sur chacun, dit, en apprenant sa mort, qu'elle avait toujours bien cru que sa soeur mourrait jeune par tous les remèdes qu'elle faisait.

Le vieux Grancey mourut en même temps et au même âge, marié pour la quatrième fois depuis six semaines. Il était lieutenant général avant la paix des Pyrénées. En ces temps-là on allait vite, puis choisi ou laissé; et c'est ainsi qu'on fait des généraux utiles, et non pas des gens usés dont le corps ne peut plus aller. Celui-ci était demeuré depuis obscur et dans la débauche, toujours chez lui en Normandie, et sans avoir rien de recommandable que d'être le fils et le père de deux maréchaux de France.

Le roi donna quatre cent mille livres de brevet de retenue à La Vrillière sur sa charge de secrétaire d'État.

Il refusa en même temps Troisvilles, que l'usage fait prononcer Tréville, pour être de l'Académie française, où il avait été élu; il répondit qu'il ne l'approuvait pas et qu'on en élût un autre. Troisvilles était un gentilhomme de Béarn, de beaucoup d'esprit et de lecture, fort agréable et fort galant. Il débuta très heureusement dans le monde, où il fut fort recherché et fort recueilli par des dames du plus haut parage, et de beaucoup d'esprit et même de gloire, avec qui il fut longtemps plus que très bien. Il ne se trouva pas si bien de la guerre que de la cour, les fatigues ne convenaient pas à sa paresse, ni le bruit des armes à la délicatesse de ses goûts. Sa valeur fut accusée. Quoi qu'il en fût, il se dégoûta promptement d'un métier qu'il ne trouvait pas fait pour lui. Il ne put être supérieur à l'effet que produisit cette conduite; il se jeta dans la dévotion, abdiqua la cour, se sépara du monde. Le genre de piété du fameux Port-Royal était celui des gens instruits, d'esprit et de bon goût. Il tourna donc de ce côté-là, se retira tout à fait, et persévéra dans la solitude et la grande dévotion plusieurs années. Il était facile et léger. La diversion le tenta; il s'en alla en son pays, il s'y dissipa; revenu à Paris, il s'y livra aux devoirs pour soulager sa faiblesse, il fréquenta les toilettes, le pied lui glissa, de dévot il devint philosophe; il se remit peu à peu à donner des repas recherchés, à exceller en tout par un goût difficile à atteindre, en un mot il se fit soupçonner d'être devenu grossièrement épicurien. Ses anciens amis de Port-Royal, alarmés de cette vie et des jolis vers auxquels il s'était remis, dont la galanterie et la délicatesse étaient charmantes, le rappelèrent enfin à lui-même et à ce qu'il avait été; mais il leur échappa encore, et sa vie dégénéra en un haut et bas de haute dévotion, et de mollesse et de liberté qui se succédèrent par quartiers, et en une sorte de problème, qui, sans l'esprit qui le soutenait et le faisait désirer, l'eût tout à fait déshonoré et rendu parfaitement ridicule. Ses dernières années furent plus suivies dans la régularité et la pénitence, et répondirent mieux aux commencements de sa dévotion. Ce qu'il en conserva dans tous les temps fut en entier éloignement de la cour, dont il ne rapprocha jamais après l'avoir quittée, une fine satire de ce qui s'y passait, que le roi lui pardonna peut-être moins que l'attachement à Port-Royal. C'est ce qui lui attira ce refus du roi pour l'Académie, si déplacée d'ailleurs avec cette haute profession de dévotion. Le roi ne lui manqua pas ce coup de verge faute de meilleure occasion. Il s'en trouvera dans la suite de voir quel crime c'était, non de lèse-majesté, mais de lèse-personne de Louis XIV, que faire profession de ne le jamais voir, qu'il était acharné à venger. Troisvilles était riche et ne fut jamais marié.

Les fanatiques, battus et pris en diverses rencontres, demandèrent, vers la mi-mai, à parler sur parole à Lalande, qui servait d'officier général sous le maréchal de Villars. Cavalier, leur chef, qui était un [aventurier], mais qui avait de l'esprit et de la valeur, demanda amnistie pour lui, pour Roland, un autre de leurs chefs, pour un de leurs officiers qui avait pris le nom de Catinat, et pour quatre cents hommes qu'ils avaient là avec eux, un passeport et une route pour eux tous jusque hors du royaume, permission à tous les autres qui voudraient sortir du royaume d'en sortir à leurs dépens, liberté de vendre leurs biens à tous ceux qui désireraient de s'en défaire, enfin le pardon à tous les prisonniers de leur parti. Cavalier vit ensuite le maréchal de Villars avec une égalité de précautions et de gardes qui fut trouvée fort ridicule. Il quitta les fanatiques moyennant douze cents livres de pension et une commission de lieutenant-colonel; mais Roland ne s'accommoda point et demeura le chef du parti, qui continua à donner de la peine. Ce fut un concours de monde scandaleux pour voir Cavalier partout où il passait. Il vint à Paris et voulut voir le roi, à qui pourtant il ne fut point présenté. Il rôda ainsi quelque temps, ne laissa pas de demeurer suspect, et finalement passa en Angleterre, où il obtint quelque récompense. Il servit avec les Anglais; et il est mort seulement cette année fort vieux dans l'île de Wight, où il était gouverneur pour les Anglais depuis plusieurs années, avec une grande autorité et de la réputation dans cet emploi.

Enfin, à la mi-mai, Barbezières, sorti des prisons de Gratz, fut remis dans Casal à M. de Vendôme. Il avait été gardé à vue avec la dernière dureté et si mal traité qu'il en tomba fort malade. Averti de son état, il demanda un capucin; quand il fut seul avec lui, il le prit à la barbe, qu'il tira bien fort pour voir si elle n'était point fausse et si ce n'était point un capucin supposé. Ce moine se trouva un bon homme qui, gagné par la compassion, alla lui-même avertir M. de Vendôme. Outre le devoir de général, il aimait particulièrement Barbezières, tellement qu'il manda aux ennemis qu'il était informé de leur barbarie sur un lieutenant général des armées du roi, et qu'il allait traiter de même tous les prisonniers qu'il tenait, et sur-le-champ l'exécuta. Cela fit traiter honnêtement Barbezières et en prisonnier de guerre, jusqu'à ce qu'il fut enfin renvoyé.

M. de Vendôme et son frère repaissaient le roi toutes les semaines par des courriers que chacun d'eux envoyait de son armée, et souvent plus fréquemment de projets et d'espérances d'entreprises qui s'allaient infailliblement exécuter deux jours après, et qui toutes s'en allaient en fumée. On comprenait aussi peu une conduite si propre à décréditer, que la persévérance du roi à s'en laisser amuser et à être toujours content d'eux; et cette suite si continuelle et si singulière de toutes leurs campagnes prouve peut-être plus l'excès du pouvoir qu'eut toujours auprès de lui leur naissance et la protection pour cela même de M. du Maine, conséquemment de Mme de Maintenon, que tout ce qu'on lui a vu faire avant et depuis pour les bâtards comme tels. De temps en temps quelque petite échauffourée soutenait leur langage, dans un pays si coupé où deux grandes armées jouaient aux échecs l'une contre l'autre. À la mi-mai M. de Vendôme tenta l'exploit de chasser de Trin quelques troupes impériales; il y arriva trop tard, à son ordinaire, et trouva les oiseaux envolés. Il fit tomber sur une arrière-garde qui se trouva si bien protégée par l'infanterie postée en divers lieux avantageux sur leur retraite, qu'elle se fit très bien malgré lui. Il leur tua quatre cents hommes et prit force prisonniers, entre autres Vaubrune, un de leurs officiers généraux, grand partisan et fort hasardeux. Qui compterait exactement ce que M. de Vendôme mandait au roi chaque campagne qu'il tuait ou prenait aux ennemis ainsi en détail, y trouverait presque le montant de leur armée. C'est ainsi qu'en supputant les pertes dont les gros joueurs se plaignent le long de l'année, il s'est trouvé des gens qui, à leur dire, avaient perdu plus d'un million, et qui en effet n'avaient jamais perdu cinquante mille francs. La licence et la débauche, l'air familier avec les soldats et le menu officier faisait aimer M. de Vendôme de la plupart de son armée.

L'autre partie, rebutée de sa paresse, de sa hauteur, surtout de l'audace de ce qu'il avançait en tout genre, et retenue par la crainte de son crédit et de son autorité, laissait ses louanges poussées à l'excès sans contradiction aucune, qui en faisaient un héros à grand marché; et le roi, qui se plaisait à tout ce qui en pouvait donner cette opinion, devenait sans cesse le premier instrument de la tromperie grossière dans laquelle il était plongé à cet égard.

Le fils de Vaudemont, nouveau feld-maréchal de l'empereur, et qui commandait son armée à Ostiglia, y mourut en quatre jours de temps. Ce fut pour lui, pour sa soeur et pour ses deux nièces une très sensible affliction. La politique leur fit cacher autant qu'ils le purent une douleur inutile puisqu'il n'y a point de remède. Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy ne purent s'empêcher d'en laisser voir la profondeur à quelques personnes, ou par confiance, ou peut-être plus encore de surprise. Cette remarque suffit pour fournir aux réflexions.

Le vieux maréchal de Villeroy, grand routier de cour, disait plaisamment qu'il fallait tenir le pot de chambre aux ministres tant qu'ils étaient en puissance, et de leur renverser sur la tête sitôt qu'on s'apercevait que le pied commençait à leur glisser. C'est la première partie de ce bel apophtegme que nous allons voir pratiquer au maréchal de Tessé, en attendant que nous lui voyions accomplir pleinement l'autre partie. Avec la même bassesse qu'il s'était conduit en Italie avec le duc de Vendôme, malgré les ordres si précis du roi de prendre sans ménagement le commandement sur lui, avec la même accortise il fit la navette avec La Feuillade en Dauphiné et en Savoie, pour le laisser en chef quelque part et y accoutumer le roi. D'accord avec Chamillart, il fit le malade quand il en fut temps, le fut assez longtemps pour se rendre inutile et obtenir enfin un congé qui laissât La Feuillade pleinement en chef d'une manière toute naturelle, et en état de recevoir comme nécessairement la patente, le caractère et les appointements de général d'armée sans que le roi s'en pût dédire. C'est aussi ce qui s'exécuta de la sorte. Après ce qu'on avait fait pour lui et la situation et la conjoncture où il se trouvait, le roi, obsédé de son ministre, ne put reculer et ne voulut pas même le laisser apercevoir qu'il en eût envie. La Feuillade succéda donc en tout à Tessé dans les parties du Dauphiné, de la Savoie et des vallées. Il fallait en profiter pour, de ce chausse-pied, aller à mieux et en attendant faire parler de soi. Il alla donc former le siège de Suse, d'où il envoya force courriers. Le fort de la Brunette pensa lui faire abandonner cette place. Il ne manqua pas de jouer sur le mot avec un air de galanterie militaire que son beau-père sut faire valoir. Ce fort pris, Bernardi, gouverneur de Suse, se défendit si mal qu'il capitula le 16 juin, sans qu'il y eût aucune brèche, ni même qu'il pût y en avoir sitôt. Le chevalier de Tessé en apporta la nouvelle. Cette honnêteté était bien due à la complaisance de son père. L'exploit fut fort célébré à la cour, après lequel ce nouveau général d'armée se tourna à de nouveaux, mais ce ne fut que contre les barbets [24] des vallées. Il ne fallut pas demeurer oisif, mais peloter en attendant partie, et se conserver cependant en exercice de général d'armée pour le devenir plus solidement.

En même temps, en ce mois de juin, Phélypeaux arriva de Turin et salua le roi, qui aussitôt l'entretint longtemps dans son cabinet. C'était un grand homme bien fait, de beaucoup d'esprit et de lecture, naturellement éloquent, satirique, la parole fort à la main, avec des traits et beaucoup d'agrément, et quand il le voulait de force. Il mit ces talents en usage, et sans contrainte, pour se plaindre de tout ce qu'il avait souffert les six derniers mois qu'il avait demeuré en Piémont, ou à Turin, ou à Coni, où il fut gardé étroitement et où on lui refusait jusqu'au nécessaire de la vie. Ses derniers propos avec M. de Savoie furent assommants pour un prince qui se sentait autant que celui-là, et ses réponses encore plus piquantes, par leur sel et leur audace, aux messages qu'il lui envoya souvent depuis. Il dit même aux officiers qui le gardaient à Coni qu'il espérait que le roi serait maître de Turin avant la fin de l'année, que lui en serait fait gouverneur, qu'il y ferait raser d'abord la maison où il avait été arrêté, et qu'il y ferait élever une pyramide avec une inscription en plusieurs langues, par laquelle il instruirait la postérité des rigueurs avec lesquelles M. de Savoie avait traité un ambassadeur de France, contre le droit des gens, contre l'équité et la raison. Il avait fait une relation de ce qui s'était passé à son égard depuis les premiers événements de la rupture, très curieuse et bien écrite, où il n'épargnait pas M. de Savoie ni sa cour. Il en montra quelques copies, qui furent fort recherchées et qui méritent de l'être toujours. Le malheur de l'État, attaché à la fortune de La Feuillade, ne permit pas à Phélypeaux de jouir de sa vengeance, ni la longueur de sa vie de voir les horreurs dans lesquelles M. de Savoie finit la sienne. Ce Phélypeaux était un vrai épicurien qui croyait tout dû à son mérite, et il était vrai qu'il avait des talents de guerre et d'affaires, et tout possible par l'appui de ceux de son nom qui étaient dans le ministère; mais particulier et fort singulier, d'un commerce charmant quand il voulait plaire ou qu'il se plaisait avec les gens; d'ailleurs épineux, difficile, avantageux et railleur. Il était pauvre et en était fâché pour ses aises, ses goûts très recherchés et sa paresse.

Il était frère d'un évêque de Lodève, plus savant, plus finement spirituel et plus épicurien que lui, plus aisé aussi dans sa caisse, qui, par la tolérance de Bâville et l'appui de ceux de son nom dans le ministère, maniait fort le Languedoc depuis la chute du cardinal Bonzi. Il survécut son frère, entretenait des maîtresses publiquement chez lui, qu'il y garda jusqu'à sa mort, et tout aussi librement ne se faisait faute de montrer, et quelquefois de se laisser entendre, qu'il ne croyait pas en Dieu. Tout cela lui fut souffert toute sa vie sans le moindre avis de la cour, ni la plus légère diminution de crédit et d'autorité. Il n'avait fait que cela toute sa vie, mais il s'appelait Phélypeaux. Il s'en fallait bien que le cardinal Bonzi, avec tous ses talents, ses services, ses ambassades, eût jamais donné le quart de ce scandale; et il en fut perdu! Ce Lodève ne sortait presque point de sa province, mourut riche et vieux, car il sut aussi s'enrichir, et laissa un tas de bâtards. Phélypeaux eut en arrivant la place de conseiller d'état d'épée vacante par la mort de Briord.

Le duc de Grammont avait eu enfin la permission de voir la princesse des Ursins sur sa route. Ce fut le premier adoucissement qu'elle obtint depuis sa disgrâce. Le désir de préparer à mieux fit accorder cette liberté. Le prétexte en fut de ne pas aigrir la reine pour une bagatelle et ne pas mettre le duc de Grammont hors d'état de pouvoir traiter utilement avec elle; mais il ne sut pas en profiter. Battu de l'oiseau, à son départ, sur la déclaration de son mariage, il craignit tout et ne fut point assez avisé pour se bien mettre avec cette femme si importante dans un tête-à-tête dont le roi ne pouvait savoir le détail, et s'aplanir par là toutes les épines que la sécheresse de sa part en cette entrevue éleva contre lui de toutes parts à la cour d'Espagne.

Il y arriva les premiers jours de juin. Il trouva le roi avec l'abbé d'Estrées sur la frontière de Portugal, où, malgré la criminelle disette de tout ce qui est nécessaire à l'entretien des troupes, des places et de la guerre, Puységur avait fait des prodiges pour y suppléer, dont le duc de Berwick avait su profiter par un détail de petits avantages qui découragèrent les ennemis et lui facilitèrent les entreprises; il prit à discrétion Castelbranco, où il se trouva quantité de farines qui furent d'un grand secours, beaucoup d'armes et les tentes de la suite du roi de Portugal. De là il marcha au général Fagel, qui fut battu et fort poursuivi; il pensa être pris; il y eut six cents prisonniers avec tous leurs officiers; et sans les montagnes, pour vingt hommes qu'il en coûta au duc, rien ne serait échappé du corps de Fagel, qui s'y dispersa en désordre. Portalègre et d'autres places suivirent ces succès et augmentèrent bien le crime d'Orry, comme je l'ai dit ailleurs, par la conquête du Portugal, alors sans secours, qu'avec les précautions sur lesquelles on comptait à l'ouverture de la campagne, il aurait été facile de faire, au lieu que les secours ayant eu le temps d'arriver avant le printemps suivant, ce côté-là devint le plus périlleux, et celui par lequel l'Espagne fut plus d'une fois au moment d'être perdue. Berwick avait d'abord pris Salvatierra avec dix compagnies à discrétion, et fait divers autres petits exploits. Ce fut pendant cette campagne que le roi d'Espagne se forma un régiment des gardes espagnoles dont le comte d'Aguilar fut fait colonel. Ce grand d'Espagne reviendra plusieurs fois sur la scène. On le fera connaître dans la suite.

Les armées de Flandre et d'Allemagne étaient dans un grand mouvement depuis l'ouverture de la campagne l'empereur serré de près par les mécontents de Hongrie, ce royaume tout révolté, le commerce intercepté dans la plupart des provinces héréditaires qui en sont voisines, Vienne même dans la confusion par les dégâts et les courses que souffraient non seulement sa banlieue, mais ses faubourgs qui étaient insultés, et l'empereur qui avait vu brûler sa ménagerie et avait éprouvé en personne le danger des promenades au dehors; une situation si pénible porta toute son attention sur la Bavière. Il craignit tout des succès d'un prince qui, à la tête d'une armée française et de ses propres troupes, pourrait donner la loi à l'Allemagne et l'enfermer entre les mécontents et lui à n'avoir plus d'issue. Le danger ne parut pas moins grand à ses alliés; de sorte que la résolution fut prise de porter toutes leurs forces dans le cœur de l'empire. C'est ce qui rendit les premiers temps de la campagne de Flandre si incertains par le soin que les ennemis eurent de cacher leur projet pour dérober des marches au maréchal de Villeroy, et gagner le Rhin longtemps avant lui, s'il était possible. Le maréchal de Tallard, qui avait passé le Rhin de bonne heure, s'avançait cependant vers les gorges des montagnes; il n'y trouva aucune difficulté, et il passa la journée du 18 mai avec l'électeur de Bavière.

Le duc de Marlborough, avancé vers Coblentz, laissait en incertitude d'une entreprise sur la Moselle, ou de vouloir seulement attirer le gros des troupes de ce côté-là; mais bientôt, pressé d'exécuter son projet, il marcha à tire-d'aile au Rhin et le passa à Coblentz le 26 et le 27 mai. Le maréchal de Villeroy venu jusqu'à Arlon craignit encore un Hoquet, que l'Anglais, embarquant son infanterie, la portât en Flandre bien plus tôt qu'il n'y pourrait être retourné, et ne fît quelque entreprise vers la mer. Dans ce soupçon, il laissa une partie de son infanterie assez près de la Meuse pour pouvoir joindre le marquis de Bedmar à temps, et lui avec le reste de sa cavalerie se mit à suivre l'armée ennemie, tandis que M. de Bavière et le prince Louis de Bade se côtoyaient de fort près. Tallard, sur les nouvelles de la cour et du maréchal de Villeroy, avait quitté l'électeur et fait repasser le Rhin à son armée. Il s'était avancé à Landau, et le maréchal de Villeroy avait passé la Moselle entre Trèves et Thionville. Le marquis de Bedmar était demeuré en Flandre à commander les troupes françaises et espagnoles qui y étaient restées, et M. d'Overkerke celles des ennemis. Marlborough cependant passa le Mein entre Francfort et Mayence, et passa par le Bergstras sur Ladenbourg pour y passer le Necker. Les maréchaux de Villeroy et de Tallard se virent, et se concertèrent, les troupes du premier sur Landau, celles du second sous Neustadt, d'où Tallard remena son armée passer le Rhin sur le pont de Strasbourg le 1er juillet. Alors celle de Marlborough était arrivé à Ulm, et le prince Eugène, parti de Vienne, s'était rendu à Philippsbourg, d'où il était allé camper à Rothweil pour couvrir le Würtemberg, et ce dessein manqué mena son armée à Ulm, où il conféra avec le prince Louis de Bade et le duc de Marlborough qui avaient les leurs à portée.

Le maréchal de Villeroy suivit Tallard et passa le Rhin; il entra dans le commencement des vallées de manière à pouvoir communiquer avec Tallard, et de le joindre même au besoin par des détachements avancés. Tous deux avaient perdu dans le Palatinat une précieuse quinzaine en revues et en fêtes et en attente des ordres de la cour. Villeroy, accoutumé à maîtriser Tallard son cousin, son courtisan et son protégé, toute sa vie, n'en rabattit rien pour le voir à la tête d'une armée indépendante de lui. Tallard, devenu son égal au moins en ce genre, trouva cette hauteur mal placée et voulut secouer un joug trop dur, et que l'autre n'avait aucun droit de lui imposer. Cela fit des scènes assez ridicules, mais qui n'éclatèrent pas jusque dans le gros de armées. Tallard plus sage comprit pourtant qu'à la cour leur égalité cesserait, et le besoin de ne se pas brouiller avec son ancien protecteur les remit un peu plus en mesure. Cette perte de temps fut le commencement des malheurs que le roi éprouva en Allemagne. Tallard devait passer et le maréchal de Villeroy garder les gorges; cela se fit, mais trop tard. Donawerth est un passage très important sur le Danube. La ville ne vaut rien: on fit des retranchements à la hâte sur l'arrivée de tant de troupes des alliés, et le comte d'Arco, maréchal des troupes de Bavière, se mit dedans; il fut attaqué avant que ses retranchements fussent achevés. Il soutint très bravement et avec capacité ses retranchements depuis six heures du soir jusqu'à neuf que, se voyant hors d'état d'y tenir davantage, il se retira en bon ordre à Donawerth qu'il abandonna le lendemain, passa le Danube, puis le Lech, et se retira à Rhein, d'où il compta pouvoir empêcher aux ennemis le passage de la rivière. Arco avait du talent pour la guerre et une grande valeur; il était Piémontais d'origine, et avait toujours été attaché au service de Bavière; il y était parvenu avec réputation au premier et unique grade militaire de ce pays-là, qui est maréchal, et M. de Bavière avait obtenu qu'obéissant sans difficulté aux maréchaux de France, il commanderait nos lieutenants généraux et ne roulerait point avec eux, en sorte que, par cet expédient que la facilité du roi accepta par les liaisons étroites où il était avec l'électeur, le comte d'Arco, qui se faisait appeler franchement le maréchal d'Arco, commandait nos troupes jointes à celles de l'électeur en l'absence de ce prince et des maréchaux de France, qui était une sorte de réciproque avec eux, et pour les honneurs militaires il les avait pareils à eux dans ses troupes, et dans les nôtres fort approchant des leurs. On prétendit que les Impériaux eurent en ce combat presque tous leurs généraux et leurs officiers tués ou blessés, six mille morts et huit mille blessés; ce qu'il y a de plus avéré, c'est qu'on n'y perdit guère que mille François et cinq à six cents Bavarois. M. d'Arco présuma trop et se trompa. Les Impériaux passèrent le Danube tout de suite après avoir occupé Donawerth qu'il n'avait pu tenir, traversèrent le Lech sans lui donner loisir de se reconnaître, l'obligèrent de leur quitter Rhein, où il s'était retiré, d'où ils dirigèrent leur marche droit sur Munich. L'électeur, effrayé de cette rapidité, et qui avait déjà Marlborough en tête, cria au secours. Tallard, qui avait ordre de s'établir dans le Würtemberg, et qui pour cela assiégeait Villingen, que nous disons Fillingue, abandonna ce projet et se mit en marche droit vers l'électeur. Il faut ici faire une pause pour ne perdre pas haleine dans les tristes succès d'Allemagne en les racontant tout de suite, et retourner un peu en arrière avant de revenir au Danube.

Cependant Overkerke voulut profiter de la faiblesse dans laquelle le marquis de Bedmar avait été laissé aux Pays-Bas. Le Hollandais bombarda, dix heures durant, Bruges où il ne fit presque point de dommage, et se retira très promptement tout au commencement de juillet; et, à la fin du même mois, il jeta pendant deux jours trois mille bombes dans Namur, qui brûlèrent deux magasins de fourrages et coûtèrent à. la ville environ cent cinquante mille livres de dommage.

M. de Vendôme assiégea enfin Verceil. Il le promettait au roi depuis longtemps; il y ouvrit la tranchée le 16 juin. La place capitula le 19 juillet, mais Vendôme les voulut prisonniers de guerre. Il leur permit seulement les honneurs militaires et de sortir par la brèche au bas de laquelle ils posèrent les armes. Trois mille trois cents hommes sortirent sous les armes. On trouva dedans tout le nécessaire pour le plus grand siège. Ce fut le prince d'Elboeuf qui apporta cette nouvelle.

M. de Savoie ne cessait de secourir les fanatiques; le chevalier de Roannais prit une tartane [25] pleine d'armes et de réfugiés, et en coula une autre à fond, chargée de même. Toutes deux étaient parties de Nice; une troisième, pareillement équipée, échoua et fut prise sur les côtes de Catalogne, que le vent avait séparée de ces deux. Il y avait de plus un vaisseau rempli d'armes, de munitions et de ces gens-là qu'il ne put prendre. L'abbé de La Bourlie y était embarqué, après être sorti du royaume sans aucun prétexte ni cause de mécontentement. Il s'était arrêté longtemps à Genève, puis avait été trouver M. de Savoie, qui le jugea propre à aller soutenir les fanatiques en Languedoc. Comptant y arriver incessamment, il s'y était annoncé en y faisant répandre quantité de libelles très insolents, et très séditieux, où il prenait la qualité de chef des mécontents et de Farinée des hauts alliés en France. On surprit aussi de ses lettres à La Bourlie, son frère, qu'il conviait à le venir trouver et se mettre à la tête de ces braves gens, et les réponses de ce frère, qui témoignaient l'horreur qu'il avait de cette folie. Celui-ci venait d'en faire plus d'une: c'était un homme d'une grande valeur, mais un brigand, et d'ailleurs intraitable. Il avait le régiment de Normandie, qu'il quitta étant brigadier pour de fâcheuses affaires qu'il s'y fit, et se retira dans sa province. Quelque temps après il fut volé dans sa maison; il soupçonna un maître valet, à qui, de son autorité privée, il fit donner en sa présence une très rude question. Cette affaire éclata, en renouvela d'autres fort vilaines qui s'étaient assoupies. Il fut arrêté et mené à Paris dans la Conciergerie. L'abbé avait beaucoup de bénéfices, violent et grand débauché, comme La Bourlie. Nous les verrons finir tous deux très misérablement, l'un en France, l'autre en Angleterre. Ces deux frères furent de cruels pendants d'oreilles pour Guiscard, leur aîné, dans sa fortune et sa richesse. Leur père, qui s'appelait La Bourlie, qui est leur nom, était un gentilhomme de valeur qui avait été à mon père et qui en eut le don de quelques métairies au marais de Blaye, lorsque mon père prit soin de le faire dessécher. La Bourlie fit fortune; il succéda à Dumont dans la place de sous-gouverneur du roi, et eut après le gouvernement de Sedan. Il conserva toute sa vie de l'attachement et de la reconnaissance pour mon père. C'était aussi un fort galant homme. Guiscard s'en est toujours souvenu avec moi, avec son cordon bleu et ses ambassades, ses gouvernements et ses commandements.

Augicourt mourut ayant six mille livres de pension du roi et deux mille sur l'ordre de Saint-Louis, sans ce qui ne se savait pas et qu'on avait lieu de croire aller haut par son peu de bien et les commodités qu'il se donnait et avec une cassette toujours bien fournie. C'était un gentilhomme de Picardie, né sans biens, avec beaucoup d'esprit, d'adresse, de valeur et de courage d'esprit. M. de Louvois, qui cherchait à s'attacher des sujets de tête et de main dont il pût se servir utilement en beaucoup de choses, démêla celui-ci dans les troupes, qui, sans bien, n'espérant pas d'y faire aucune fortune, consentit volontiers à quitter son emploi pour entrer chez M. de Louvois. Il n'y fut pas longtemps sans être employé; il s'acquitta bien de ce dont il était chargé, et mérita de l'être d'affaires secrètes et d'autres à la guerre en différentes occasions. Il y fit bien les siennes et parvint à une grande confiance de M. de Louvois, qui le fit connaître au roi avec qui ces affaires secrètes lui procurèrent divers entretiens pour lui rendre un compte direct ou recevoir directement ses ordres. La bourse grossissait, mais ce métier subalterne qui ne menait pas à une fortune marquée dégoûta à la fin un homme gâté par la confiance d'un aussi principal ministre qu'était Louvois et qui se mêlait de tout, et par quelque part aussi en celle du roi, et un homme devenu audacieux et né farouche. Après un assez long exercice de ce train de vie, il fut accusé de faire sa cour au roi aux dépens du maître qui le lui avait produit. Quoi qu'il en soit, M. de Louvois le chassa de chez lui avec éclat et s'en plaignit, mais sans rien articuler de particulier, comme du plus ingrat, du plus faux, du plus indigne de tous les hommes.

Augicourt fut aussi réservé en justification que M. de Louvois en accusation. Il se contenta de dire qu'il l'avait bien servi, mais qu'il n'y avait plus moyen de durer avec lui. Le roi ne se mêla point du tout de cette rupture, mais il continua toujours de le voir en particulier et de s'en servir en plusieurs choses secrètes. Il ne lui prescrivit rien à l'égard de Louvois, le laissa paraître publiquement à la cour et partout, lui augmenta de temps en temps ses bienfaits publiquement, mais par mesure. En secret, il lui donnait gros souvent, lui faisait toutes les petites grâces qu'il lui pouvait faire, et assez volontiers à ceux pour qui il les demandait. Outre les audiences secrètes, Augicourt parlait au roi très souvent et longtemps, allant à la messe ou chez Mme de Maintenon. Quelquefois le roi l'appelait et lui parlait ainsi en allant, et il était toujours bien reçu et bien écouté, et paraissait fort libre avec le roi en l'approchant, et le roi avec lui. Il voyait aussi, et quand il voulait, Mme de Maintenon en particulier, et il était d'autant mieux avec elle, qu'elle était plus mal avec Louvois. Après sa mort, et Barbezieux en sa place, Augicourt vécut et fut toujours traité comme il l'avait été jusqu'alors; il ne craignait point de rencontrer ces ministres ni leurs parents, et ce fut un grand crève-coeur pour Louvois et pour Barbezieux ensuite et pour tous les Tellier, de voir cet homme se conserver sur le pied où il était. Du reste, haï, craint, méprisé comme le méritait sa conduite avec M. de Louvois, soupçonné d'être rapporteur, et personne ne voulant se brouiller pour Augicourt avec les Tellier qui l'abhorraient, il n'entrait dans aucune maison de la cour que chez Livry et chez M. le Grand, qui étaient des maisons ouvertes, où on jouait dès le matin, toute la journée et fort souvent toute la nuit. Augicourt était gros joueur et net, mais de mauvaise humeur, et au lansquenet, public il jouait chez Monsieur avec lui, et à la cour avec Monseigneur. En aucun temps, il ne fréquenta aucuns ministres ni aucuns généraux d'armée: il était assez, vieux et point marié.

 Verac venait de mourir depuis peu. Il s'appelait Saint-Georges, et il était homme de qualité: la lieutenance générale de Poitou, où il avait des terres, fit sa fortune. Il avait été huguenot. Lui et Marillac, intendant de Poitou, lors de la révocation de l'édit de Nantes et des barricades qui furent exercées contre les huguenots, tous deux crurent y trouver leur fortune, tous deux se signalèrent en cruautés, en conversions, tous deux donnèrent le ton aux autres provinces, tous deux en obtinrent ce qu'ils s'en étaient proposé. Verac en fut chevalier de l'ordre en 1688, et Marillac conseiller d'État, par une grande préférence sur ses anciens: il en a joui jusqu'à être doyen du conseil, mais il a vu mourir ses deux fils sans enfants, qui lui donnaient de justes et d'agréables espérances, l'un dans la robe, l'autre à la guerre, sa fille et son gendre La Fayette, lieutenant général, dont la fille unique fut grand'mère du duc de La Trémoille d'aujourd'hui, morte encore avant son grand-père. Verac a été plus heureux. Son fils est mort cette année 1741, estimé, aimé et considéré, lieutenant général et chevalier de l'ordre en 1724, dont les enfants ne sont pas tournés à la fortune, l'un par un asthme qui l'empêche de servir, l'autre par être cadet et encore capitaine de cavalerie.

Deux mois depuis la mi juin jusqu'au 15 août de cette année, virent diverses élévations de quatre hommes qui chacun fort différents ont eu de grandes et de curieuses suites; on pourrait ajouter les plus incroyables, et de ces choses dans lesquelles paraît toute la grandeur de Dieu qui se joue des hommes, et qui prépare et tire de rien et de néant les plus grands et les plus singuliers événements, ou qui dans un ordre inférieur, selon le monde, découvre ce que c'est que la faiblesse des instruments par lesquels il daigne soutenir sa vérité et l'Église. Harley, auparavant orateur de la chambre basse, devint secrétaire d'État; Le Blanc, intendant d'Auvergne; Leczinski, roi de Pologne; et l'abbé de Caylus, évêque d'Auxerre; qui tous quatre, chacun en son très différent genre, peuvent fournir les plus abondantes et, les plus curieuses matières aux réflexions. On en verra assez sur Harley, dans les Pièces [26] , à l'occasion de la paix d'Utrecht, et de ce qui la précéda à Londres, pour que je n'aie rien [à dire] ici de lui. M. Le Blanc se trouvera en son temps ici en entier. Du roi de Pologne, devenu beau-père du roi, il n'y a qu'à admirer, et se mettre, non pas un doigt, mais tous les doigts sur la bouche, et la main tout entière; et de M. d'Auxerre, les bibliothèques sont pleines de lui, et il se trouvera lieu d'en parler.

Castel dos Rios, cet heureux ambassadeur d'Espagne, qui se trouva ici lors de la mort de Charles II, eut ordre de se rendre à Cadix pour s'y embarquer et aller au Pérou, dont il avait été nommé vice-roi, et où il mourut après avoir rempli ce grand emploi et fort dignement pendant plusieurs années.

Monasterol revint à Paris de la part de l'électeur de Bavière, et présenta le comte d'Albert venu avec lui, qui, chassé du service de France pour son duel, comme il a été dit en son temps, s'était attaché à celui de Bavière, où il était maréchal de camp. Il allait de la part de l'électeur en Espagne, où il devait aussi servir. L'abbé d'Estrées arriva aussi d'Espagne dans l'épanouissement, et fut très bien reçu.

Chamillart fit en même temps deux nouveaux intendants des finances: Rebours, son cousin germain et de sa femme, et Guyet, maître des requêtes, dont la fille unique avait malheureusement pour elle épousé le frère de Chamillart. Rien de si ignorant, ni en récompense de si présomptueux et de si glorieux que ces deux nouveaux animaux. Le premier s'était sûrement moulé sur le marquis de Mascarille; il l'outrait encore. Tout était en lui parfaitement ridicule. L'autre, grave et collet monté, faisait grâce de prêter l'oreille, à condition pourtant qu'il ne comprenait rien de ce qu'on lui disait. Jamais un si sot homme que celui-ci, jamais un si impertinent que l'autre; jamais rien de plus indécrottable que tous les deux, et voilà les choix et les environs des ministres, et ce que sont leurs familles quand ils ont la faiblesse d'y vouloir trouver et avancer. Ils n'y trouvent aucun secours, ils excitent le cri public, et ils préparent de loin leur propre perte.

La mort de l'abbesse de Fontevrault dans un âge encore assez peu avancé, arrivée dans ce temps-ci, mérite d'être remarquée: elle était fille du premier duc de Mortemart, et soeur du duc de Vivonne, de Mme de Thianges et de lime de Montespan; elle avait encore plus de beauté que cette dernière, et ce qui n'est pas moins dire, plus d'esprit, qu'eux tous avec ce même tour, que nul autre n'a attrapé qu'eux, ou avec eux par une fréquentation continuelle, et qui se sent si promptement, et avec tant de plaisir. Avec cela très savante, même bonne théologienne, avec un esprit supérieur pour le gouvernement, une aisance et une facilité qui lui rendait comme un jeu le maniement de tout son ordre et de plusieurs grandes affaires qu'elle avait embrassées, et où il est vrai que son crédit contribua fort au succès; très régulière et très exacte, mais avec une douceur, des grâces et des manières qui la firent adorer à Fontevrault et de tout son ordre. Ses moindres lettres étaient des pièces à garder, et toutes ses conversations ordinaires, même celles d'affaires ou de discipline, étaient charmantes, et ses discours en chapitre les jours de fête, admirables. Ses soeurs l'aimaient passionnément, et malgré leur impérieux naturel gâté par la faveur au comble, elles avaient pour elle une vraie déférence. Voici le contraste. Ses affaires l'amenèrent plusieurs fois et longtemps à Paris. C'était au fort des amours du roi et de Mme de Montespan. Elle fut à la cour et y fit de fréquents séjours, et souvent longs. À la vérité elle n'y voyait personne, mais elle ne bougeait de chez Mme de Montespan, entre elle et le roi Mme de Thianges et le plus intime particulier. Le roi la goûta tellement qu'il avait peine à se passer d'elle. Il aurait voulu qu'elle fût de toutes les fêtes de sa cour, alors si galante et si magnifique. Mme de Fontevrault se défendit toujours opiniâtrement des publiques, mais elle n'en put éviter de particulières. Cela faisait un personnage extrêmement singulier. Il faut dire que son père la força à prendre le voile et à faire ses veaux, qu'elle fit de nécessité vertu, et qu'elle fut toujours très bonne religieuse. Ce qui est très rare, c'est qu'elle conserva toujours une extrême décence personnelle dans ces lieux et ces parties où son habit en avait si peu. Le roi eut pour elle une estime, un goût, une amitié que l'éloignement de Mme de Montespan ni l'extrême faveur de Mme de Maintenon ne purent émousser. Il la regretta fort et se fit un triste soulagement de le témoigner. Il donna tout aussitôt cette unique abbaye à sa nièce, fille de son frère, religieuse de la maison et personne d'un grand mérite.

Suite
[24]
Les barbets étaient les Vaudois du Piémont. Ils tiraient, dit-on, leur nom de ce qu'ils avaient pour chefs des ministres, qu'ils appelaient barbes ou anciens.
[25]
Les tartanes étaient de grosses barques de pêcheurs, qui allaient à rames et à voiles. Elles étaient en usage sur la Méditerranée.
[26]
Voy., sur les pièces, t. Ier, p. 437, note.