CHAPITRE XXI.

1705

Pension du roi à Mme de Caylus, à condition de quitter le P. de La Tour. — Caractère de ce père. — Mort de Pavillon. — Brevets de retenue à Livry et au comte d'Évreux. — Duc de Tresmes reçu à l'hôtel de ville. — Mariage de Rupelmonde avec une fille d'Alègre. — Caractère et audace de Mme de Rupelmonde; extraction de son mari, etc. — Duc d'Aumont gagne contre le duc d'Elboeuf une affaire piquante. — Petits exploits de La Feuillade. — Mort de l'électrice de Brandebourg. — Mort de Courtebonne. — Filles de Saint-Cyr. — Mariage de Mlle d'Osmont avec Avrincourt. — Mort de Tressan, évêque du Mans. — Tracasserie entre Saint-Pierre et Nancré pour les Suisses de M. le duc d'Orléans. — Brevet de retenue à Grignan. — Mariage du chevalier de Grignan avec Mlle d'Oraison. — Mariage de Montal avec la soeur de Villacerf, et d'Épinay avec une fille d'O. — Rivas chassé; Mejorada en sa place. — Ronquillo. — Dégoûts à Madrid du duc de Grammont, qui demande son rappel et à la Toison. — Triomphe éclatant et solide de la princesse des Ursins, assurée de retourner en Espagne. — Amitié de la princesse des Ursins pour Mme de Saint-Simon et pour moi, et ses bons offices. — Duc et duchesse d'Albe à un bal à Marly; singularités. — Amelot ambassadeur en Espagne; son caractère. — Orry retourne en Espagne. — Bourg, son caractère, ses aventures, sa chétive fortune. — Melford rappelé à Saint-Germain et déclaré duc. — Middleton se fait catholique. — Mort de Mme du Plessis-Bellière. — Mort, caractère et fortune de Magalotti. — Albergotti et son caractère. — Mort du duc de Choiseul, qui éteint son duché-pairie. — Mort du président de Maisons. — Mort de Mlle de Beaufremont. — Mort de Seissac. — Mort et deuil du duc Maximilien de Bavière. — Mort de Beuvron. — Mort du petit duc de Bretagne; son deuil. — Longue goutte du roi; son coucher retranché au public pour toujours. — Mort de Rubantel. — Mort de Breteuil; Armenonville conseiller d'État. — Mort du fils unique d'Alègre. — Angervilliers intendant du Dauphiné et des armées. — Bouchu; son caractère; singularité de ses dernières années.

Quelque occupée que pût être Mme de Maintenon du retour et de la réception de Mme des Ursins, rien ne la put distraire de la maladie antijanséniste. Mme de Caylus avait mis son exil à profit. Elle était retournée à Dieu de bonne foi; elle s'était mise entre les mains du P. de La Tour, qui fut ensuite, s'il ne l'était déjà, général des pères de l'Oratoire. Ce P. de La Tour était un grand homme, bien fait, d'un visage agréable, mais imposant, fort connu par son esprit liant mais ferme, adroit mais fort, par ses sermons, par ses directions. Il passait, ainsi que la plupart de ceux de sa congrégation, pour être janséniste, c'est-à-dire réguliers, exacts, étroits dans leur conduite, studieux, pénitents, haïs de Saint-Sulpice et des jésuites, et par conséquent nullement liés avec eux; enviés des uns dans leur ignorance, et des, autres par la jalousie du peu de collèges et de séminaires qu'ils gouvernaient, et du grand nombre d'amis et illustres qui les leur préféraient. Depuis que le P. de La Tour conduisait Mme de Caylus, la prière continuelle et les bonnes oeuvres partagèrent tout son temps, et ne lui en laissèrent plus pour aucune société; le jeûne était son exercice ordinaire, et depuis l'office du jeudi saint jusqu'à la fin de celui du samedi, elle ne sortait point de Saint-Sulpice; avec cela toujours gaie, mais mesurée et ne voyant plus que des personnes tout à fait dans la piété, et même assez rarement. Dieu répandait tant de grâces sur elle, que cette femme si mondaine, si faite aussi pour les plaisirs et pour faire la joie du monde, ne regretta jamais dans ce long espace que de ne l'avoir pas quitté plus tôt, et ne s'ennuya jamais un moment dans une vie si dure, si unie, qui n'était qu'un enchaînement sans intervalle de prières et de pénitences. Un si heureux état fut troublé par l'ignorance et la folie du zèle de sa tante, pour se taire sur plus haut; elle lui manda que le roi ni elle ne se pouvaient accommoder plus longtemps de sa direction du P. de La Tour; que c'était un janséniste qui la perdait; qu'il y avait dans Paris d'autres personnes doctes et pieuses dont les sentiments n'étaient point suspects; qu'on lui laissait le choix de tous ceux-là; que c'était pour son bien et pour son salut que cette complaisance était exigée d'elle; que c'était une obéissance qu'elle ne pouvait refuser au roi; qu'elle était pauvre depuis la mort de son mari; enfin que, si elle se conformait de bonne grâce à cette volonté, sa pension de six mille livres serait augmentée jusqu'à dix.

Mme de Caylus eut grand'peine à se résoudre; la crainte d'être tourmentée prit sur elle plus que les promesses; elle quitta le P. de La Tour, prit un confesseur au gré de la cour, et bientôt ne fut plus la même; la prière l'ennuya, les bonnes oeuvres la lassèrent, la solitude lui devint insupportable; comme elle avait conservé les mêmes agréments dans l'esprit, elle trouva aisément des sociétés plus amusantes, parmi lesquelles elle redevint bientôt tout ce qu'elle avait été. Elle renoua avec le duc de Villeroy pour lequel elle avait été chassée de la cour. On verra bientôt que cet inconvénient ne parut rien aux yeux du roi et de Mme de Maintenon, en comparaison de celui de se sanctifier sous la conduite d'un janséniste. Le P. de La Tour, qui excellait par un esprit de sagesse, de conduite et de gouvernement, était guetté avec une application à laquelle rien n'échappait, sans qu'il fît jamais un faux pas. Le roi qui, poussé par les jésuites et Saint-Sulpice, lui cherchait noise de tout son coeur, s'est plusieurs fois écrié avec dépit, mais avec admiration, sur la sagesse de cet homme, avouant que depuis fort longtemps qu'il l'épiait, il n'avait jamais pu le trouver en faute. Sa conversation était gaie, souvent salée, amusante, mais sans sortir du caractère qu'il portait. C'était un homme imposant et dans la plus grande considération; avec tout cela ses lumières le trompèrent à la fin, et on le verra dans la suite tomber dans un terrible panneau, où son autorité, croyant éviter un grand mal, entraîna le cardinal de Noailles et le chancelier d'Aguesseau, et eut de funestes suites. Le P. de La Tour était gentilhomme de bon lieu, d'auprès d'Eu, et avait été page de Mademoiselle.

Pavillon, neveu du célèbre évêque de Pamiers, si connu dans les affaires du jansénisme et de la régale, mourut vieux à Paris, où il était de l'Académie des sciences et des inscriptions, assez pauvre et point marié. C'était un homme infirme, de beaucoup d'esprit et fort agréable, qui avait toujours chez lui une compagnie choisie, mais excellente, où allaient même des gens considérables, un fort honnête homme, et qui fut fort regretté.

Livry eut en ce même temps quatre cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge, et le comte d'Évreux bientôt après une augmentation de cent mille livres du sien, qui était déjà de trois cent cinquante mille livres.

Le duc de Tresmes fut reçu en grande pompe à l'hôtel de ville, comme gouverneur de Paris; il y fut harangué par le prévôt des marchands, qui le traita toujours de Monseigneur. M. de Montbazon et les gouverneurs de Paris qui l'avaient précédé, avaient eu ce traitement, qui s'était perdu ensuite. Le duc de Créqui le fit rétablir, et les ducs de Gesvres et de Tresmes en profitèrent. La ville lui donna le même jour un grand festin, où il mena quantité de gens de la cour et de Paris, qui furent placés, à la droite d'une table longue, dans trente fauteuils; vis-à-vis, sur trente chaises à dos, furent les échevins, les conseillers de ville et les conviés du prévôt des marchands, qui était seul avec le duc de Tresmes; et à sa gauche, au haut bout de la table, dans deux fauteuils, le prévôt des marchands et tous les officiers de la ville en habit de cérémonie. On parla fort de la magnificence du repas, qui fut en poisson, parce que c'était un samedi 24 janvier. Le duc de Tresmes jeta de l'argent au peuple en entrant et en sortant de l'hôtel de ville.

Mme d'Alègre maria en ce même mois sa fille à Rupelmonde, Flamand et colonel dans les troupes d'Espagne, pendant que son mari était employé sur la frontière; elle s'en défit à bon marché, et le duc d'Albe en fit la noce. Elle donna son gendre pour un grand seigneur, et fort riche, à qui elle fit arborer un manteau ducal. Sa fille, rousse comme une vache, avec de l'esprit et de l'intrigue, mais avec une effronterie sans pareille, se fourra à la cour, où avec les sobriquets de la blonde et de vaque-à-tout, parce qu'elle était de toutes foires et marchés, elle s'initia dans beaucoup de choses, fort peu contrainte par la vertu et jouant le plus gros jeu du monde. Ancrée suffisamment, à ce qu'il lui sembla, non contente de son manteau ducal postiche, elle hasarda la housse sur sa chaise à porteurs. Le manteau, quoique nouvellement, c'est-à-dire depuis vingt ou vingt-cinq ans, se souffrait à plusieurs gens, qui n'en tiraient aucun avantage, mais pour la housse, personne n'avait encore jamais osé en prendre sans droit. Celle-ci fit grand bruit, mais ne dura que vingt-quatre heures. Le roi la lui fit quitter avec une réprimande très forte.

Le roi, lassé des lettres de Mme d'Alègre, qui tantôt pour Marly, tantôt pour une place de dame du palais, exaltait sans cesse les grandeurs de son gendre, chargea Torcy de savoir par preuves qui était ce M. de Rupelmonde. Les informations lui arrivèrent prouvées en bonne forme, qui démontrèrent que le père de ce gendre de Mme d'Alègre, après avoir travaillé de sa main aux forges de la véritable dame de Rupelmonde, en était devenu facteur, puis maître, s'y était enrichi, en avait ruiné les possesseurs, et était devenu seigneur de leurs biens et de leurs terres en leur place. Torcy me l'a conté longtemps depuis en propres termes. Mais l'avis était venu trop tard, et avait trouvé Mme de Rupelmonde admise à tout ce que le sont les femmes de qualité. Le roi ne voulut pas faire un éclat.

Jamais je ne vis homme si triste que ce Rupelmonde ni qui ressemblât plus à un garçon apothicaire. Je me souviens qu'un soir que nous étions à Marly, et qu'au sortir du cabinet du roi Mme la duchesse de Bourgogne s'était remise au lansquenet, où était Mme de Rupelmonde qui y coupait, un suisse du salon entra quelques pas et cria fort haut: « Madame Ripilmande, allez coucher; votre mari est au lit qui envoie vous demander. » L'éclat de rire fut universel. Le mari, en effet, avait envoyé chercher sa femme, et le valet, comme un sot, avait dit au suisse la commission, au lieu de demander à parler à Mme de Rupelmonde, et la faire appeler à la porte du salon. Elle ne voulait point quitter le jeu, moitié honteuse, moitié effrontée; mais Mme la duchesse de Bourgogne la fit sortir. Le mari fut tué bientôt après. Le deuil fini, la Rupelmonde intrigua plus que jamais, et à force d'audace et d'insolence, de commodités et d'amourettes, parvint longtemps depuis à être dame du palais de la reine à son mariage, et par une longue et publique habitude avec le comte depuis duc de Grammont, à faire le mariage de son fils unique avec sa fille rousse et cruellement laide, sans un sou de dot.

Les ducs d'Elboeuf, père et fils, gouverneurs de Picardie, avaient une dispute avec le maréchal et les ducs d'Aumont, gouverneurs de Boulogne et de Boulonnais, qui était devenue fort aigre, et qui avait été plus d'une fois sur le point de leur faire mettre l'épée à la main l'un contre l'autre. M. d'Elboeuf disait que Boulogne et le Boulonnais étaient du gouvernement de Picardie, et le prouvait, parce qu'il était en usage de présenter au roi les clefs de Boulogne quand il y était venu, et d'y donner l'ordre, M. d'Aumont présent; mais il prétendait de là mettre son attache aux provisions de gouverneur de Boulogne et du Boulonnais, et c'est ce que MM. d'Aumont lui contestaient. Le roi enfin jugea cette affaire en ces temps-ci, et M. d'Aumont la gagna de toutes les voix du conseil de dépêches.

La Feuillade, arrivé au commencement de janvier, présenté par Chamillart, et reçu en conquérant, ne dédaigna pas de danser à Marly avec nous. Il avait laissé sa petite armée en Savoie, dans les vallées voisines, et au blocus de Montméliant. Le voyage fut court et brillant; un mois après il travailla avec le roi et Chamillart chez lime de Maintenon, comme les généraux d'armée, prit congé et s'en retourna. Il ne tarda pas à marcher à Nice et à Villefranche, et détacha Gévaudan pour s'emparer de Pignerol tout ouvert. Le marquis de Roye, lieutenant général des galères, les mena devant Villefranche avec des vaisseaux chargés de munitions; elle fut bientôt prise l'épée à la main. Il fut de là à Nice, où il ouvrit la tranchée le 17 mars, et cependant le château de Villefranche se rendit aux: troupes qu'il y avait laissées. Nice se rendit le 17 avril, et la garnison se retira au château, qu'on ne songea pas à attaquer, entre lequel et la ville on fit une trêve indéfinie, à laquelle M. de Savoie consentit.

L'électrice de Brandebourg mourut au commencement de février. Elle était soeur du duc d'Hanovre, fait neuvième électeur, et qui depuis a succédé à la reine Anne à la couronne d'Angleterre. Cette princesse mérite d'être remarquée pour n'avoir jamais approuvé que l'électeur son mari prît le titre de roi de Prusse. On n'en prit point le deuil, parce qu'il n'y avait point de parenté avec le roi.

Villars, après avoir travaillé avec le roi, prit congé de lui les premiers jours de février. Il revint un mois après; il avait été faire un tour sur la Moselle; quinze jours après il s'en alla à Metz en attendant qu'il pût assembler son armée.

Marsin arriva d'Alsace, et Arco de Flandre, pour y retourner bientôt.

Courtebonne, lieutenant général, mourut. Il était excellent officier et gouverneur d'Hesdin, frère de la femme de Breteuil, conseiller d'État, mère de Breteuil que nous verrons deux fois secrétaire d'État de la guerre. Le roi se servit de ce gouvernement pour faire plaisir à Mme de Maintenon. Elle trayait d'ordinaire une demoiselle ou deux de Saint-Cyr des plus prêtes à en sortir, pour se les attacher, écrire ses lettres et la suivre partout. Le roi, qui les voyait là sans cesse, prenait souvent de la bonté pour elles et les mariait. Mlle d'Osmont se trouva dans ce cas-là, avec plus d'esprit et d'agrément que la plupart des autres. On lui trouva un parti, d'Avrincourt, qui avait quelque peu servi de colonel de dragons en Italie. Il avait du bien en Artois; Hesdin lui convenait, il en donna vingt-cinq mille écus aux enfants de Courtebonne, et on lui donna cent mille livres sur l'hôtel de ville. Ce fut un homme d'esprit et adroit qui, au lieu de se laisser étranger et sa femme, sut plaire et en tirer les meilleurs partis, moyennant quoi il s'enrichit extrêmement, et trouva moyen, même longtemps depuis la mort du roi, d'avoir un régiment royal de cavalerie, et son gouvernement pour son fils. Mme la duchesse de Bourgogne s'amusa fort de cette noce, et donna la chemise pour se divertir et faire sa cour à Mme de Maintenon.

Il mourut en même temps un autre homme qui avait fait bien des manèges en sa vie, qui avait succédé à l'archevêque d'Aix dans la charge de premier aumônier de Monsieur c'était Tressan, qui ne put aller plus loin que l'évêché du Mans, et qui enfin, de guerre lasse, s'y confina et vendit sa charge à l'abbé de Grancey.

Cela me fait souvenir d'une tracasserie qui arriva lors entre M. et Mme la duchesse d'Orléans. Saint-Pierre, qui avait beaucoup d'esprit et de l'intrigue, et qui, très bon marin, avait été cassé pour n'avoir pas voulu prendre du petit Renault les leçons publiques de marine que le roi avait ordonnées, avait amené sa femme de Brest, plus intrigante encore que lui et fort vive. Elle avait été jolie quoique jeune encore, et avait été fort sur le trottoir à Brest, d'où elle était. Je ne sais qui la produisit à Mme la duchesse d'Orléans. Elle devint sa favorite, s'établit partout à sa suite, quoique sans emploi chez elle, et vécut comme à Brest. Elle avait de l'esprit, de la gaieté, de la douceur. Elle plut et s'insinua fort avec le monde sous la protection de la princesse.

Saint-Pierre était un homme froid, se piquant de lecture, de philosophie et de sagesse. À la dévotion près, et dans le bas étage, c'était un ménage tout comme celui de M. et de Mme d'O, de chez qui aussi ils ne bougeaient. M. le duc d'Orléans n'en faisait pas grand cas, et ne trouvait ni l'importance du mari à son gré, ni le fringant et le petit état de la femme propre à figurer favorite de Mme la duchesse d'Orléans. Ils voulaient une place à se fourrer, à quelque prix que ce fût, qui leur donnât quelque consistance. Liscoët mourut qui avait les Suisses de M. le duc d'Orléans, et la place est lucrative. Saint-Pierre et sa femme se mirent après. Mme la duchesse d'Orléans prétendit que M. le duc d'Orléans la lui avait promise. Nancré, qui était Dreux comme le gendre de Chamillart, était un garçon de beaucoup d'esprit, d'agrément et fort orné; il avait quitté le service, lassé d'être lieutenant-colonel, où il avait percé par ancienneté. Son père était mort lieutenant général et gouverneur de…., qui en secondes noces avait épousé une fille de La Bazinière, soeur de la mère du président de Mesmes, mort premier président, et intimement avec lui et avec son beau-fils. Celui-ci s'était trouvé dans des parties de M. le duc d'Orléans à Paris. Il était appuyé auprès de lui de l'abbé Dubois et de Canillac, qui lui firent donner la charge. Voilà la Saint-Pierre aux grands pleurs, son mari aux grands airs de dédain, et à dire que c'était l'affaire de Mme la duchesse d'Orléans, qui s'en brouilla avec M. le duc d'Orléans. Jamais elle ne l'a pardonné à Nancré; jamais, ce qui est bouffon à dire, Saint-Pierre ne l'a pardonné à M. le duc d'Orléans, quoiqu'il ait eu mieux dans la suite, et à peine en aucun temps a-t-il pris la peine de mettre le pied chez lui. Ce détail de Palais-Royal semble maintenant fort fade et fort peu ici en sa place. Les suites feront voir qu'il ne devait pas être omis. Le rare est que Saint-Pierre arracha, sans se donner la peine de s'en remuer, quatre mille livres d'augmentation de pension d'une de six mille livres que Mme la duchesse d'Orléans lui avait déjà obtenue, et que M. le duc d'Orléans n'en fut pas mieux dans ses bonnes grâces.

À propos de grâces pécuniaires, Grignan, fort endetté à commander en Provence, obtint deux cent mille livres de brevet de retenue sur sa lieutenance générale de cette province. Lui et sa femme, se voyant sans garçons, tourmentèrent tant le chevalier de Grignan, qu'ils lui firent épouser Mlle d'Oraison. C'était un homme fort sage, de beaucoup d'amis, très considéré, avec beaucoup d'esprit et du savoir. Une goutte presque sans relâche lui fit quitter le service où il s'était distingué, et la cour où il aurait figuré même sans place. Il était menin de Monseigneur, des premiers qui furent faits. Il était retiré depuis longtemps en Provence, d'où il ne sortit plus. Ce mariage fut fort inutile, il n'en vint aucun enfant. Mais ils n'avaient pas à craindre l'extinction de leur maison tant il subsistait encore de branches de Castellane.

En même temps, le petit-fils de Montal, mort chevalier de l'ordre, et qui aurait mieux été maréchal de France, épousa une soeur de Villacerf, premier maître d'hôtel de Mme la duchesse de Bourgogne, et M. d'O maria sa fille aînée à M. d'Épinay assez pauvre.

Mme des Ursins, triomphante à Paris fort au-dessus de ses espérances, faisait en même temps bien des choses en Espagne. Rivas, autrefois Ubilla, secrétaire des dépêches universelles, célèbre pour avoir dressé le testament de Charles II, fut chassé; il ne s'en releva jamais, et Mejorada fut mis en sa place. Le père de ce dernier l'avait eue avant Rivas. Il consentit à détacher pour Ronquillo le département de la guerre, que celui-ci refusa: ce dernier était corrégidor de Madrid, avec grande réputation. Il voulait une plus haute fortune, et il parvint en effet quelque temps après à être gouverneur du conseil de Castille. D'un autre côté, le duc de Grammont était accablé de dégoûts. Poussé à bout sur toutes les affaires, qui ne réussissaient que lorsqu'il ne s'en mêlait pas, il demanda une audience à la reine, quoique le roi fût à Madrid, dans l'espérance de réussir par elle. Il l'obtint, lui exposa diverses choses importantes et pressées, par rapport au siège de Gibraltar. La reine l'écouta paisiblement, puis, avec un sourire amer, lui demanda s'il convenait à une femme de se mêler d'affaires, et lui tourna le dos. Mme des Ursins qui, à cause de Mme de Maintenon, ménageait les Noailles, ne voulait pas elle-même demander son rappel. Mais, outre qu'elle ne lui pardonnait point les choses passées, il lui était important d'avoir un ambassadeur dont elle pût disposer. Il fallait réduire celui qui l'était à demander son rappel lui-même, et c'est à la fin ce qui arriva. Les Noailles, qui faisaient tout, comme on a vu, pour son fils, leur gendre, ne se soudoient point de lui; mais, par honneur pour eux-mêmes, ils désiraient au moins qu'il fût honnêtement congédié. C'est ce que la maréchale de Noailles négocia avec la princesse des Ursins, qui lui fit valoir la Toison qu'elle demandait comme le comble de la considération du roi et de la reine pour eux, et tout l'effort de son amitié et de son crédit. Elle en fit sa cour à Mme de Maintenon, pour lui témoigner combien tout ce qui approchait de son alliance l'emportait sur les raisons les plus personnelles, et lui en faire valoir le sacrifice particulier que la reine d'Espagne lui faisait de tout son mécontentement. Cette grâce fut donc assurée, mais seulement conférée peu avant le départ du duc de Grammont.

On retourna à Marly, où il y eut force bals. On peut croire que Mme des Ursins fut de ce voyage. Son logement fut à la Perspective; rien de pareil à l'air de triomphe qu'elle y prit, à l'attention continuelle en tout qu'eut le roi à lui faire les honneurs, comme à un diminutif de reine étrangère à sa première arrivée, et à la majestueuse façon aussi dont tout était reçu avec une proportion de grâce et de respectueuse politesse dès lors fort effacée, et qui faisait souvenir les vieux courtisans de la cour de la reine mère. Jamais elle ne paraissait que le roi ne se montrât tout occupé d'elle, de l'entretenir, de lui faire remarquer les choses, de rechercher son goût et son approbation, avec un air de galanterie, même de flatterie, qui ne faiblit point. Les fréquents particuliers qu'elle avait avec lui chez Mme de Maintenon, et qui duraient des heures et quelquefois le double, ceux qu'elle avait les matins fort souvent avec Mme de Maintenon seule, la rendirent la divinité de la cour. Les princesses l'environnaient dès qu'elle se montrait quelque part, et l'allaient voir dans sa chambre. Rien de plus surprenant que l'empressement servile qu'avait auprès d'elle tout ce qu'il y avait de plus grand, de plus en place, de plus en faveur. Jusqu'à ses regards étaient comptés; et ses paroles, adressées aux dames les plus considérables, leur imprimaient un air de ravissement.

J'allais presque tous les matins chez elle: elle se levait toujours de très bonne heure, et s'habillait et se coiffait tout de suite, en sorte que sa toilette ne se voyait jamais. Je prévenais l'heure des visites importantes, et nous causions avec la même liberté qu'autrefois. Je sus par elle beaucoup de détails d'affaires, et la façon de penser du roi, de Mme de Maintenon surtout, sur beaucoup de gens. Nous riions souvent ensemble de la bassesse qu'elle éprouvait des personnes les plus considérées, et du mépris qu'elles s'en attiraient sans qu'elle le leur témoignât, et de la fausseté d'autres fort considérables qui, après lui avoir fait, et nouvellement à son arrivée, du pis qu'elles avaient pu, lui prodiguaient les protestations, et tâchaient à lui vanter leur attachement dans tous les temps, et à faire valoir leurs services. J'étais flatté de cette confiance de la dictatrice de la cour. On y fit une attention qui m'attira une considération subite, outre que force gens des plus distingués me trouvaient les matins seul avec elle, et que les messages qui lui pleuvaient rapportaient qu'ils m'y avaient trouvé, et très ordinairement qu'ils n'avaient pu parler à elle. Elle m'appelait souvent dans le salon, ou d'autres fois j'allais lui dire un mot à l'oreille, avec un air d'aisance et de liberté fort envié et fort peu imité. Elle ne trouvait jamais Mme de Saint-Simon sans aller à elle, la louer, la mettre dans la conversation de ce qui était autour d'elle, souvent de la mener devant une glace, et de raccommoder sa coiffure ou quelque chose de son habit, comme en particulier elle aurait pu faire à sa fille; assez souvent elle la tirait de la compagnie, et causait bas à part longtemps avec elle, toujours quelques mots bas de l'une à l'autre, et d'autres haut, mais qui ne se comprenaient pas. On se demandait avec surprise, et beaucoup avec envie, d'où venait une si grande amitié, dont personne ne s'était douté; et ce qui achevait de tourmenter la plupart, c'est que Mme des Ursins, sortant de la chambre de Mme de Maintenon, d'avec le roi et elle, ne manquait guère d'aller à Mme de Saint-Simon, si elle la trouvait dans le premier cabinet où elle avait la liberté d'entrer avec quelques autres dames privilégiées, et la mener en un coin et de lui parler bas. D'autres fois la trouvant dans le salon, sortant de ces particuliers, elle en usait de même. Cela faisait ouvrir les yeux à tout le monde, et lui attirait force civilités.

Ce qu'il y eut de plus solide fut tout le bien qu'elle dit d'elle au roi et à Mme de Maintenon, à plusieurs reprises; et nous avons su, par des voies sûres et tout à fait éloignées de Mme des Ursins, qu'il n'y avait sortes de bons offices qu'elle ne lui eût rendus, sans jamais les lui avoir demandés, et souvent, et avec art et dessein, et qu'elle avait dit au roi et à Mme de Maintenon plus d'une fois qu'ils n'avaient aucune femme à la cour, et de tout âge, si propre, ni si faite exprès en vertu, en conduite, en sagesse, pour être dame du palais, et dès lors même, quoique si jeune, dame d'honneur de Mme la duchesse de Bourgogne, si la place venait à vaquer, ni qui s'en acquittât avec plus de sens, de dignité, ni plus à leur gré et à celui de tout le monde. Elle en parla de même à Mme la duchesse de Bourgogne plusieurs fois, et ne lui déplut pas, parce que dès lors aussi cette princesse avait jeté ses vues sur elle, si la duchesse du Lude, qui la survécut, venait à manquer. Je suis persuadé que, outre la bonne opinion qu'avec toute la cour le roi et Mme de Maintenon en avaient déjà, ces témoignages de Mme des Ursins, dans la confiance qu'ils avaient prise en elle, leur firent l'impression dont toujours depuis les effets se sont fait sentir, et à la fin, comme on le verra en son temps, beaucoup plus que nous n'aurions voulu. Mme des Ursins ne m'oublia pas non plus; mais une femme était plus susceptible de son témoignage, et faisait aussi plus d'impression. Cette façon d'être avec nous et pour nous ne se ralentit point jusqu'à son départ pour l'Espagne.

Entre plusieurs bals où Mme des Ursins fut toujours traitée avec les mêmes distinctions, je veux dire un mot de celui où Mme des Ursins obtint avec quelque peine que le duc et la duchesse d'Albe fussent conviés. Je dis avec peine, parce qu'aucun ambassadeur, ni étranger, n'avait jamais été admis à Marly, excepté Vernon une fois, lors du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, pour faire cette distinction à M. de Savoie dont il était envoyé, et dans les suites les ambassadeurs d'Espagne.

La séance du bal dans le salon était un carré long fort vaste. Au haut bout, c'est-à-dire du côté du salon qui séparait l'appartement du roi de celui de Mme de Maintenon, était le fauteuil du roi, ou les fauteuils quand le roi et la reine d'Angleterre y étaient, laquelle était entre les deux rois. Les fils de France et M. le duc d'Orléans étaient les seuls hommes dans ce rang, que les princesses du sang fermaient. Vis-à-vis étaient assis les danseurs et avec eux M. le comte de Toulouse, et dans les commencements que j'y ai dansé, M. le Duc qui dansait encore; des deux côtés les dames qui dansaient, les titrées les premières des deux côtés sans aucun mélange entre elles d'aucune autre, non plus qu'à table avec le roi, ou avec Monseigneur, ou chez Mme la duchesse de Bourgogne; derrière le roi le service, M. le Prince quelquefois, et ce qu'il y avait de plus distingué, et derrière encore; derrière les danseuses les dames qui ne dansaient point, et derrière elles les hommes de la cour spectateurs, et quelques autres derrière les danseurs; M. le Duc ne dansant plus, et M. le prince de Conti toujours derrière les dames spectatrices. En masque ou non c'était de même, excepté que, à visage couvert, les fils de France se mêlaient au bas bout parmi les danseurs. Le roi d'Angleterre et la princesse sa soeur ouvraient toujours le bal, et tant qu'il dansait, le roi se tenait debout. Après deux ou trois fois de ce cérémonial, le roi demeurait assis à la prière de la reine d'Angleterre.

Le duc et la duchesse d'Albe arrivèrent sur les quatre heures et descendirent chez la princesse des Ursins, qui avait eu permission de les mener chez Mme de Maintenon avant que le roi y entrât: ce fut une grande faveur de Mme des Ursins. Mme de Maintenon ne voyait jamais aucun étranger ni aucun ambassadeur, et le duc et la duchesse d'Albe n'avaient pas encore vu son visage. On fit pour eux une chose sans conséquence. Le roi fit mettre la duchesse d'Albe au premier rang du fond, à côté et au-dessous de Mme la princesse de Conti, pour qu'elle vît mieux le bal, et Mme des Ursins à côté et au-dessous d'elle. À souper on fit mettre la duchesse d'Albe auprès de Mme la Duchesse à la table du roi, et Mme des Ursins auprès d'elle. Le maréchal de Boufflers fut chargé du duc d'Albe au bal, et de prier des courtisans distingués à une table particulière qu'il tint pour le duc d'Albe, servie par les officiers du roi. Il y en eut une autre pareille pour le duc de Perth et pour les Anglais. Après souper, Mme la duchesse de Bourgogne fit jouer la duchesse d'Albe au lansquenet avec elle. Le roi, à son coucher, donna le bougeoir au duc d'Albe [35] , et lui fit son compliment sur la peine de s'en retourner coucher à Paris. Il parla fort à lui et à Mme d'Albe.

Aux autres bals, Mme des Ursins se mettait auprès du grand chambellan, et avec sa lorgnette regardait un chacun. À tout moment le roi se tournait pour lui parler, et Mme de Maintenon, qui à cause d'elle venait quelquefois avant le souper un quart d'heure ou une demi-heure à ces bals, déplaçait le grand chambellan qui se mettait derrière elle. Ainsi, elle était joignante Mme des Ursins, et tout près du roi de l'autre côté en arrière, et la conversation entre eux trois était continuelle; Mme la duchesse de Bourgogne s'y mêlait beaucoup, et Monseigneur quelquefois. Cette princesse aussi n'était occupée que de Mme des Ursins, et on voyait qu'elle cherchait à lui plaire. Ce qui parut extrêmement singulier, ce fut de voir celle-ci paraître dans le salon avec un petit épagneul sous le bras, comme si elle eût été chez elle. On ne revenait point d'étonnement d'une familiarité que lime la duchesse de Bourgogne n'eût osé hasarder, encore moins à ces bals de voir le roi caresser le petit chien, et à plusieurs reprises. Enfin, on n'a jamais vu prendre un si grand vol. On ne s'y accoutumait pas, et à qui l'a vu, et connu le roi et sa cour, on en est surpris encore quand on y pense après tant d'années. Il n'était plus douteux alors qu'elle ne retournât en Espagne [36] . Ses particuliers si fréquents avec le roi et Mme de Maintenon roulaient sur les affaires de ce pays-là.

Le duc de Grammont demandait son retour, la reine d'Espagne le pressait avec ardeur. Le roi et Mme de Maintenon, intérieurement blessés contre lui, et peu contents de sa gestion en ce pays-là, ne s'y opposaient pas; mais il fallait choisir un ambassadeur. Amelot fut choisi. C'était un homme d'honneur, de grand sens, de grand travail et d'esprit. Il était doux, poli, liant, assez ferme, de plus un homme fort sage et modeste. Il avait été ambassadeur en Portugal, à Venise, en Suisse, et avait eu d'autres commissions au dehors. Partout il avait réussi, s'était fait aimer, et avait acquis une grande réputation. Il était de robe, conseiller d'État, par conséquent point susceptible de Toison ni de grandesse. Mme des Ursins ne crut pas pouvoir trouver mieux pour avoir sous elle un ambassadeur sans famille et sans protection ici autre que son mérite, qui, sous le nom de son caractère, l'aidât mieux dans toutes les affaires, et qui, en effet, ne fût sous elle qu'un secrétaire renforcé, qui, témoin ici de sa gloire, lui fût souple, et à l'abri du nom duquel elle agirait avec toute autorité en Espagne et toute confiance de ce pays-ci. Il était bien avec le roi et avec Mme de Maintenon, à portée de recevoir d'elle des ordres et des impressions particulières qui le retiendraient du côté des ministres. Elle s'arrêta donc à lui, et le fit choisir, avec ordre très exprès de n'agir que de concert avec elle, et, pour trancher le mot, sous elle. La déclaration suivit de près la résolution prise. Amelot eut plusieurs entretiens longs et près à près avec Mme des Ursins; il reçut immédiatement du roi des ordres particuliers, plus encore de Mme de Maintenon. Dès que la nouvelle en fut arrivée en Espagne, le duc de Grammont fut traité avec plus de ménagement, et fut fait chevalier de la Toison, suivant l'engagement que Mme des Ursins en avait bien voulu prendre.

Elle obtint une autre chose bien plus difficile, parce que le roi s'était peu à peu laissé aller à la résolution de ne lui rien refuser. Ce fut le retour d'Orry en Espagne, sous prétexte de la grande connaissance qu'il avait des finances de ce pays-là, et des lumières qu'Amelot ne pouvait tirer de personne plus sûrement, ni avec plus d'étendue et de détail que de lui sur ces matières. On se persuada que, sous les yeux d'Amelot, il ne pourrait plus retomber dans les manquements qui, avec ses mensonges, avaient fait son crime. Il fut donc effacé. Amelot partit sur la fin d'avril, et Orry incontinent après, c'est-à-dire un mois après la déclaration de son ambassade. Mme des Ursins obtint encore d'emmener en Espagne le chevalier Bourg, avec caractère public d'envoyé du roi d'Angleterre, et six mille livres d'appointements payés par le roi. C'était un gentilhomme irlandais, catholique, qui, faute de pain, s'était intrigué à Rome et fourré chez le cardinal de Bouillon, qui alors était ami intime de Mme des Ursins.

Bourg était homme de beaucoup d'esprit, entièrement tourné à l'intrigue, homme d'honneur pourtant, et malade de politique et de raisonnement. Le cardinal de Bouillon, qui l'avait trouvé propre à beaucoup de choses secrètes, l'y avait fort employé. Il avait fait sa cour à Mme des Ursins, qui l'avait goûté. Il y eut je ne sais quelle petite obscure négociation sur le cérémonial entre les cardinaux et les petits princes d'Italie. Le cardinal de Bouillon fit envoyer Bourg vers eux avec une lettre de créance du sacré collège. Il s'élevait aisément et avait besoin d'être contenu. Il réussit, fut connu et caressé de plusieurs cardinaux. L'état de domestique du cardinal de Bouillon commença à lui peser, il s'en retira avec ses bonnes grâces et une pension. Fatigué dans les suites de ne trouver point d'emploi à Rome, il revint en France, s'y maria à une fille de Varenne, que nous avons vu ôter du commandement de Metz, et bientôt après s'en alla vivre à Montpellier. Voyant le règne de Mme des Ursins en Espagne, il alla l'y trouver et en fut très bien reçu. Elle s'en servit en beaucoup de choses, et lui donna un accès fort libre auprès du roi et de la reine d'Espagne. Il eut lieu de nager là en grande eau. Il aimait les affaires et l'intrigue. Il l'entendait bien, et, avec l'esprit diffus et quelquefois confus, il était fort instruit des intérêts des princes, et passait sa vie en projets. Avec tout cela et ses besoins, rien ne l'empêchait de dire la vérité à bout portant aux têtes principales, à Orry, à Mme des Ursins, à la reine d'Espagne et dans les suites au roi et à l'autre reine sa femme, à Albéroni, aux ministres les plus autorisés, qui tous l'admirent dans leur familiarité, s'en servirent au dedans, le consultèrent et l'estimèrent, mais le craignirent assez pour ne lui jamais donner d'emploi, ni de subsistance que fort courte. Je l'ai fort vu en Espagne et m'en suis bien trouvé. Bourg avait eu un fils, qui mourut, et une fille fort jolie. Il la voulut faire venir avec sa mère le trouver en Espagne; elles s'embarquèrent en Languedoc et furent prises par un corsaire. La mère se noya, la fille fut menée à Maroc, où elle montra beaucoup d'esprit et de vertu; elle y fut bien traitée, mais gardée longtemps, puis à grand'peine renvoyée en France. Bourg, quelque temps après mon retour d'Espagne, lassé d'y espérer en vain, revint trouver sa fille qui était à Paris dans un couvent. Il y trouva encore moins son compte qu'en Espagne, où au moins il voyait familièrement les ministres. Il me dit son ennui, et qu'il s'en allait à Rome avec sa fille retrouver son amie Mme des Ursins, et son roi naturel. Il y fut bien reçu de l'un et de l'autre, et sa fille entra fille d'honneur chez la reine d'Angleterre; mais le pauvre Bourg ne trouva pas plus de jointure à Rome qu'en France et en Espagne. Ainsi cet homme propre à beaucoup de choses, et qui avait été de part à quantité d'importantes, trouva toujours les portes fermées partout à la moindre fortune.

Parlant d'Anglais catholiques, le feu roi Jacques crut en mourant devoir faire acte de miséricorde ou de justice, je ne sais trop lequel. Le comte de Melford, frère du duc de Perth, avait été son ministre. Il l'avait exilé à Orléans. Middleton était entré en sa place, dont personne n'avait d'opinion. Il était protestant, plein d'esprit et de ruse, avec force commerces en Angleterre pour le service de son maître, disait-il; mais on prétendait que c'était pour le sien, et qu'il touchait tous ses revenus. Sa femme, qui avait pour le moins autant d'esprit que lui, et beaucoup de manège, était catholique et gouvernante de la princesse d'Angleterre. Elle le soutint fort, par la reine avec qui elle était fort bien. Melford était revenu à Paris. Ce ne fut qu'en ce temps-ci qu'il fut rappelé à Saint-Germain et déclaré duc. Le feu roi d'Angleterre l'avait ordonné ainsi en mourant. Le duc de Perth, son frère, avait été gouverneur du roi. Middleton craignit à ce retour que Melford ne reprît son ancienne place qu'il occupait en son absence; il tourna court. Il fut trouver la reine, lui dit que la sainte vie, et surtout la sainte mort du feu roi son mari, et l'exhortation qu'il avait faite en mourant à ses domestiques protestants, l'avait converti. Il se fit catholique, et reverdit en crédit et en confiance à Saint-Germain. Melford ne fut de rien, mais lui et sa femme eurent en France le rang et les honneurs de duc et de duchesse comme tous ceux qui l'avaient été faits à Saint-Germain, ou qui y étaient arrivés tels.

Plusieurs personnes marquées ou connues moururent en ce même temps comme à la fois :

Mme du Plessis-Bellière, la meilleure et la plus fidèle amie de M. Fouquet, qui souffrit la prison pour lui et beaucoup de traitements fâcheux, à l'épreuve desquels son esprit et sa fidélité furent toujours. Elle conserva sa tête, sa santé, de la réputation, des amis jusqu'à la dernière vieillesse, et mourut à Paris chez la maréchale de Créqui sa fille, avec laquelle elle demeurait à Paris.

Magalotti, un de ces braves que le cardinal Mazarin avait attirés auprès de lui, quoique fort jeune, par le privilège de la nation. Il avait vu le roi jeune chez le cardinal, et conservé liberté avec lui. Le roi avait pour lui de la bonté et de la distinction, qui pourtant ne le put soustraire à la haine de M. de Louvois, acquise par son intimité avec M. de Luxembourg. C'était un homme délicieux et magnifique, aimé et considéré, et qui avait été toute sa vie dans les meilleures compagnies des armées où il avait servi. Il était lieutenant général, gouverneur de Valenciennes, et avait le régiment Royal-Italien qui vaut beaucoup; dans sa vieillesse le plus beau visage du monde, et le plus vermeil, avec des yeux italiens et vifs, et les plus beaux cheveux blancs du monde, et portait toujours le jupon à l'italienne. Louvois, qui l'ôta du service, l'empêcha aussi d'être chevalier de l'ordre, quoique bon gentilhomme florentin. C'était d'ailleurs un très bon homme, avec bien de l'esprit, de l'entendement et de l'agrément.

Albergotti, son neveu, eut le Royal-Italien. Il avait plus d'esprit que son oncle, de grands talents pour la guerre et beaucoup de valeur, plus d'ambition encore, et tous moyens lui étaient bons. C'était un homme très dangereux, très intimement mauvais, et foncièrement malhonnête homme, avec un froid dédaigneux, et des journées sans dire une parole. Son oncle l'avait initié dans la confiance de M. de Luxembourg, et par là dans la compagnie choisie de l'armée, qui lui fraya celle de la cour. Il était intimement aussi avec M. le prince de Conti par la même raison, et fort bien avec M. le Duc. Il fut accusé, et sa conduite le vérifia, d'avoir passé d'un camp à l'autre, c'est-à-dire d'avoir toujours tenu à un filet à M. de Vendôme, lors et depuis sa rupture avec M. de Luxembourg, M. le prince de Conti et leurs amis, et après la mort de M. de Luxembourg, de s'être jeté de ce côté-là sans mesure. M. de Luxembourg fils, M. le prince de Conti et leurs amis s'en plaignaient fort en particulier, en public ils gardèrent des dehors. Albergotti devint un favori de M. de Vendôme, qui lui valut la protection de M. du Maine, laquelle l'approcha de Mme de Maintenon. Je me suis étendu sur ce maître Italien; on verra dans la suite qu'il était bon de le connaître.

J'ai assez parlé en plusieurs occasions du duc de Choiseul pour n'avoir rien à ajouter, sinon que, par sa mort, il ne vaqua qu'un collier de l'ordre, et que ce duché-pairie fut éteint.

On a suffisamment vu, à propos du procès de préséance avec M. de Luxembourg, quel était le président de Maisons, pour n'avoir rien à en dire de plus, sinon qu'il mourut fort vieux en ce temps-ci, démis de sa charge en faveur de son fils, duquel il sera fort mention dans la suite.

Mlle de Beaufremont suivit de près M. de Duras, à propos duquel je l'ai fait connaître.

Seissac, dont j'ai suffisamment parlé aussi, finit son indigne vie, et laissa une belle, jeune et riche veuve fort consolée, qui perdit bientôt après le fils unique qu'elle en avait eu et hérita de tous ses biens. En lui s'éteignit l'illustre maison de Clermont-Lodève. Comme il avait la fantaisie de ne porter jamais aucun deuil, personne aussi ne le prit de lui, non pas même le duc de Chevreuse, son beau-frère.

Le roi le porta quelques jours du duc Maximilien, oncle paternel de l'électeur de Bavière, uniquement pour gratifier ce prince. Ce duc Maximilien avait épousé une soeur de M. de Bouillon, dont il n'eut point d'enfants, et avec qui il vivait depuis longtemps à la campagne, en Bavière, dans une grande piété et dans une grande retraite.

M. de Beuvron, chevalier de l'ordre et lieutenant général de Normandie, y mourut à plus de quatre-vingts ans, chez lui, à la Meilleraye, avec la consolation d'avoir vu son fils Harcourt arrivé à la plus haute et à la plus complète fortune, et son autre fils Sézanne en chemin d'en faire une, et déjà chevalier de la Toison d'or. On a vu comment elle était due aux agréments de la jeunesse du père. C'était un très honnête homme, et très bon homme, considéré et encore plus aimé.

Enfin on perdit Mgr le duc de Bretagne d'une manière très prompte. Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne surtout, en furent extrêmement affligés. Le roi marqua beaucoup de religion et de résignation. Aussitôt après, c'est-à-dire le 24 avril, le roi s'en alla à Marly, où il mena qui il lui plut, sans que personne eût demandé. Nous en fûmes, Mme de Saint-Simon et moi. La goutte qui y prit au roi, et qui fut extrêmement longue, y fit demeurer plus de six semaines, et c'est depuis cette goutte qu'on ne vit plus le roi à son coucher, qui devint pour toujours un temps de cour réservé aux entrées. Il n'y eut point de cérémonies, sinon que le corps du petit prince fut porté dans un carrosse du roi non drapé, environné de gardes et de pages avec des flambeaux. Dans ce même carrosse étaient le cardinal de Coislin à la première place, parce qu'il portait le coeur sur un carreau sur ses genoux, M. le Duc, comme prince du sang, à côté de lui, M. de Tresmes, comme duc, et non comme premier gentilhomme de la chambre, au devant avec Mme de Ventadour comme gouvernante; une sous-gouvernante et un aumônier du roi étaient aux portières. Le roi, Monseigneur, ni M. et Mme la duchesse de Bourgogne, n'en prirent point le deuil. M. le duc de Berry et toute la cour le porta comme d'un frère. De Saint-Denis, ils rapportèrent le coeur au Val-de-Grâce. Paris et le public fut fort touché de cette perte.

Rubantel, vieux, retiré, disgracié, comme je l'ai rapporté en son temps, mourut aussi à Paris quelques jours après.

Breteuil, conseiller d'État, qui avait été intendant des finances, et dont le fils est aujourd'hui secrétaire d'État de la guerre pour la seconde fois, ne tarda pas à les suivre; sa place de conseiller d'État fut donnée à Armenonville, déjà directeur des finances. Je le remarque, parce que nous le verrons aller bien plus haut. En même temps aussi, d'Alègre perdit son fils unique.

Bouchu, conseiller d'État et intendant de Dauphiné, perdu de goutte et toujours homme de plaisir, voulut quitter cette place; je le remarque parce qu'elle fut donnée à Angervilliers, quoique fort jeune, et seulement encore intendant d'Alençon. Nous le verrons secrétaire d'État de la guerre, et aurons occasion d'en parler plus d'une fois.

Puisque j'ai parlé de Bouchu, il faut que j'achève l'étrange singularité qu'il donna en spectacle, autant qu'un homme de son état en peut donner. C'était un homme qui avait eu une figure fort aimable, et dont l'esprit, qui l'était encore plus, le demeura toujours. Il en avait beaucoup, et facile au travail, et fertile en expédients. Il avait été intendant de l'armée de Dauphiné, de Savoie et d'Italie, toute l'autre guerre et celle-ci. Il s'y était cruellement enrichi, et il avait été reconnu trop tard, non du public, mais du ministère; homme d'ailleurs fort galant et de très bonne compagnie. Lui et sa femme qui était Rouillé, soeur de la dernière duchesse de Richelieu, et de la femme de Bullion, se passaient très bien l'un de l'autre. Elle était toujours demeurée à Paris, où il était peu touché de la venir rejoindre, et peu flatté d'aller à des bureaux et au conseil, après avoir passé tant d'années dans un emploi plus brillant et plus amusant. Néanmoins il n'avait pu résister à la nécessité d'un retour honnête, et il avait mieux aimé demander que de se laisser rappeler. Il partit pour ce retour le plus tard qu'il lui fut possible, et s'achemina aux plus petites journées qu'il put. Passant à Paray [37] , terre des abbés de Cluni, assez près de cette abbaye, il y séjourna. Pour abréger, il y demeura deux mois dans l'hôtellerie. Je ne sais quel démon l'y fixa, mais il y acheta une place, et, sans sortir du lieu, il s'y bâtit une maison, s'y accommoda un jardin, s'y établit et n'en sortit jamais depuis, en sorte qu'il y passa plusieurs années, et y mourut sans qu'il y eût été possible à ses amis ni à sa famille de l'en tirer. Il n'y avait, ni dans le voisinage, aucun autre bien que cette maison, qu'il s'y était bâtie; il n'y connaissait personne, ni là autour auparavant. Il y vécut avec des gens du lieu et du pays, et leur faisait très bonne chère, comme un simple bourgeois de Paray.

Suite
[35]
Il a déjà été question plus haut de ce cérémonial. Le roi seul, d'après l'État de la France, avait un bougeoir à deux bobèches et par conséquent à deux bougies. L'aumônier de jour tenait le bougeoir pendant que le roi faisait ses prières. Le premier valet de chambre prenait ensuite le bougeoir des mains de l'aumônier. Quand le roi était arrivé au fauteuil où il se déshabillait, il désignait une personne de l'assemblée pour tenir le bougeoir. C'était ordinairement un prince ou seigneur étranger. Le roi déshabillé, le premier valet de chambre reprenait le bougeoir, et les huissiers de la chambre criaient tout haut: Allons, messieurs, passe. Alors toute la cour se retirait, à l'exception de ceux qui avaient droit d'assister au petit coucher du roi.
[36]
Le retour de la princesse des Ursins en Espagne était résolu dès le 13 janvier 1705. Voy., notes à la fin du volume.
[37]
Parai ou Paray-le-Monial, que les anciens éditeurs ont changé en Pavé, est situé dans le département de Saône-et-Loire. Il y avait autrefois un prieuré de bénédictins dépendant de Cluni.