NOTE III. RETOUR DE LA PRINCESSE DES URSINS EN ESPAGNE.

Les papiers du duc de Noailles, conservés en partie à la bibliothèque impériale du Louvre, fournissent d'utiles renseignements pour contrôler les Mémoires de Saint-Simon, principalement en ce qui concerne les affaires d'Espagne. Voici, entre autres, deux lettres se rattachant au retour de la princesse des Ursins, dont Saint-Simon parle. La première est une dépêche de Louis XIV au duc de Grammont, ambassadeur en Espagne, et la seconde une lettre du duc de Grammont au maréchal de Noailles.

Dépêche de Louis XIV au duc de Grammont [38]

« Versailles, le 13 janvier 1705.

« Mon cousin, depuis que j'ai parlé à la princesse des Ursins, il m'a paru nécessaire de la renvoyer en Espagne, et d'accorder enfin cette grâce aux instances pressantes du roi mon petit-fils et de la reine. J'ai jugé en même temps qu'il convenait au bien de mon service de vous charger de donner à la reine une nouvelle qu'elle désire avec autant d'empressement. Ainsi je fais partir le courrier qui sera chargé de cette dépêche avant même que d'annoncer à la princesse des Ursins ce que je veux faire pour elle. Je ne vous prescris point ce que vous avez à dire sur ce sujet. Il vous donne assez de moyens par lui-même de faire connaître au roi et à la reine d'Espagne la tendresse que j'ai pour eux, et combien je désire de contribuer à leur satisfaction.

« Je dirai encore à la princesse des Ursins que vous m'avez toujours écrit en sa faveur. Je suis persuadé qu'elle connaît l'importance dont il est, pour le bien des affaires et pour elle-même, de bien vivre avec vous, et qu'elle n'oubliera rien pour maintenir cette bonne intelligence. Si vous en jugez autrement, je serai bien aise que vous me mandiez, avec toute la vérité que je sais que vous ne me déguisez jamais, ce que vous en pensez, et même si vous croyez qu'il ne vous convienne pas de demeurer en Espagne après son retour.

« Cette sincérité de votre part confirmera ce que j'ai vu en toutes occasions de votre zèle pour mon service et de votre attachement particulier à ma personne. Vous devez croire aussi que ces sentiments me sont toujours présents, et que je serai bien aise de vous faire connaître en toutes occasions combien ils me sont agréables.

« Je renverrai incessamment le courrier par qui j'ai reçu votre lettre du 1er de ce mois, et je vous ferai savoir par son retour mes intentions sur ce qui regarde le siège de Gibraltar. Sur ce, » etc.

Lettre du duc de Grammont au maréchal de Noailles sur Mme des Ursins [39]

« 15 janvier 1705.

« Vous me demandez, monsieur, de la franchise et un développement de coeur au sujet de Mme des Ursins. Je vais vous satisfaire; car je vous honore et vous aime trop pour y manquer. Je commencerai par vous détailler quelle est ma situation à cet égard. Le roi me mande, par sa lettre du 30 novembre dernier, qu'il a permis à Mme des Ursins de venir à la cour, mais que son retour ici serait très contraire à son service. M. de Maulevrier, qui vient de quitter le maréchal de Tessé, sort de me dire qu'il est vrai que M. de Tessé a donné des espérances à la reine du retour de Mme des Ursins auprès d'elle; mais tout ce qu'il a fait à cet égard, il l'a fait par ordre. Si j'ajoutais une foi entière à ce qu'il m'a fait dire, la chose serait décidée; mais comme mon ordre est contraire, et que vous voulez que je vous dise précisément ce que je pense sur ce retour, je vais le faire avec toute la vérité dont je suis capable.

« S'il était dans la nature de Mme des Ursins de pouvoir revenir ici avec un esprit d'abandon et de dévouement entier aux volontés et aux intérêts du roi, et que l'ambassadeur de Sa Majesté, je ne dis pas moi, mais qui que ce pût être, et elle, ne fussent qu'un, et que tous deux agissent de concert sur toutes choses, sans bricoles quelconques, et que, par ce moyen, la reine d'Espagne ne se mêlant plus de rien que de ce que l'on voudrait, et qu'il pût paraître par là aux Espagnols que ce n'est plus la reine et sa faction qui gouvernent l'Espagne, qui est la chose du monde qu'ils ont le plus en horreur, et la plus capable de leur faire prendre un parti extrême, rien alors, selon moi, ne peut être meilleur que de faire revenir Mme des Ursins; mais comme ce que je dis là n'est pas la chose du monde la plus certaine, et que le roi d'Espagne me l'a dit, et qu'il craint de retomber où il s'est trouvé, le tout bien compensé, je crois que c'est coucher gros et risquer beaucoup que de s'y commettre, et je dois vous dire que les trois quarts de l'Espagne seront au désespoir, que les factions renouvelleront de jambes, et que, de tous les Espagnols, celui qui sera le plus fâché intérieurement sera le roi d'Espagne, de se revoir tomber dans le temps passé, qui est sa bête.

« La reine d'Espagne le force d'écrire sur un autre ton, et il ne peut le lui refuser, parce qu'il est doux et qu'il ne veut point de désordre; mais en même temps il me charge par la voie secrète d'écrire au roi naturellement ce qu'il pense, et il le lui confirme par la lettre ci-jointe de sa main, que je vous envoie [40] . En un mot, monsieur, le roi ne sera jamais maître de ce pays-ci qu'en décidant sur tout par lui-même, qui est tout ce que le roi son petit-fils désire, pour se tirer de l'esclavage où il est, d'avoir une espèce de salve l'honor à l'égard de la reine; et les Espagnols ne demandent autre choie que d'être gouvernés par leur roi. Je vous parlerais cent ans que je ne vous dirais pas autre chose; c'est ce que vous pouvez dire au roi tête à tête, sans que cela aille au conseil, par les raisons que je vous ai déjà dites. Je vous mande la vérité toute nue, et comme si j'étais prêt à paraître devant mon Dieu. C'est ensuite au roi, qui a meilleur esprit que tous tant que nous sommes, de prendre sur cela le parti qui lui conviendra.

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 « Il faut que le roi porte par une autorité absolue le correctif nécessaire. Toute l'Espagne parle comme moi, et c'est à la veille de débonder si le gouvernement despotique de la reine subsiste, et il n'est ni petit ni grand qui n'en ait par-dessus la tête, et le roi d'Espagne et tout ce que vous connaissez ici d'honnêtes gens ne respirent que les ordres absolus du roi pour s'y soumettre aveuglément. Mon honneur, ma conscience, mon zèle et nia fidélité intègre et incorruptible pour le bien du service de mon maître, m'obligent à lui parler de la sorte; quiconque sera capable de lui parler autrement le trompera avec indignité. L'Espagne est perdue sans ressource ci le gouvernement reste comme il est, et que le roi notre maître n'en prenne pas seul le timon. Le cardinal Portocarrero, Mancera, Montalte, San-Estevan, Monterey, Montellano [41] , et généralement tout ce qu'il y a de meilleur et de véritablement attaché à la monarchie, concertent tous le moyen d'en parler au roi et de lui en parler clairement. Que le roi ne se laisse donc pas abuser par les discours, et qu'il s'en tienne à la vérité, que j'ai l'honneur de lui mander par vous. Le marquis de Monteléon, qui est un homme plein d'honneur et d'esprit, part incessamment pour vous aller confirmer de bouche ce que j'ai l'honneur de mander au roi.

« De l'argent, nous en allons avoir, même considérablement, et l'on vient de faire une affaire de quatorze millions de livres, qu'on n'imaginait pas qui s'osât jamais tenter, et que, depuis Charles-Quint, nul homme n'avait eu la hardiesse de proposer. Nous aurons la plus belle cavalerie qu'on puisse avoir; quant à l'infanterie, l'on ne perd pas un instant à songer aux moyens de la remettre; il y aura des fonds fixes et affectés pour la guerre, qui seront inaltérables; et si nous pouvons reprendre Gibraltar, on sera en état de faire une campagne heureuse. J'espère pareillement venir à bout du commerce des Indes. Après cela, si le roi imagine que quelqu'un fasse mieux à ma place, je m'estimerai très heureux de me retirer, et je ne lui demande pour toute récompense que de me rapprocher de sa personne, d'avoir encore le plaisir, avant de mourir, de lui embrasser les genoux, et de songer ensuite à finir comme un galant homme le doit faire.

« Tout ce que je vous demande là, monsieur, est d'une si terrible conséquence pour le roi d'Espagne et pour moi, que je vous supplie qu'il n'y ait que le roi, et vous, et Mme de Maintenon qui le sachent. J'ai raison, monsieur, de vous en parler de la sorte. Tout ce qui regarde la reine d'Espagne lui revient dans l'instant, je n'en puis douter; ainsi les précautions doivent renouveler de jambes. Depuis le retour de Mme des Ursins, vous ne sauriez avoir trop d'attention et trop de secret sur ce que j'ai l'honneur de vous dire.

« Monteléon part qui vous mettra bien nettement au fait de toutes ces petites bagatelles.

« Si le roi savait à fond la manière fidèle et pleine d'esprit dont le P. Daubenton le sert, et de laquelle j'ai toujours été témoin oculaire, il ne se peut que Sa Majesté ne lui en sût un gré infini: je dois ce témoignage à la vérité et au zèle d'un sujet bien attaché par le coeur à son maître. »

Suite
[38]
La copie de cette lettre se trouve à la bibl. imp. du Louvre, ms. F, 325, t. XXI, lettre 4.
[39]
Bibl, imp. du Louvre, ms. F, 325, t. XXI, lettre 8.
[40]
Lettre du 15 janvier 1705.
[41]
Voy., dans le tome III des Mémoires de Saint-Simon, p. 4 et suiv., le caractère des principaux membres du conseil de Philippe V.