CHAPITRE II.

1705

Goutte du roi empêche la cérémonie ordinaire de l'ordre de la Pentecôte. — Prisonniers échappés de Pierre-Encise. — Procès jugé devant le roi sur l'arrêt de la coadjutorerie de Cluny rendu au grand conseil. — Mort de l'abbé d'Hocquincourt. — Mort de Mme de Florensac. — Mort de Mme de Grignan. — Mariage de Sézanne avec Mlle de Nesmond. — Nouveau brevet de retenue à Torcy. — Mort de la duchesse de Coislin. — Mort de Mme de Vauvineux; sa famille. — Duc de Grammont de retour. — Amelot dans la junte. — Mort de l'amirante en Portugal. — Mort à Madrid du marquis de Villafranca. — Conspirations en Espagne; Legañez arrêté et conduit au château Trompette, à Bordeaux. — Princesse des Ursins prend congé et diffère encore son départ un mois. — Noirmoutiers duc vérifié, et autres grâces à la princesse des Ursins. — Vie et caractère de Noirmoutiers. — Vie et caractère de l'abbé depuis cardinal de La Trémoille. — Prétention de la princesse des Ursins de draper en violet de son mari, qui la brouille pour toujours avec le cardinal de Bouillon. — Raison pour laquelle les cardinaux ne drapent plus en France.

La goutte du roi l'empêcha de faire à la Pentecôte la cérémonie ordinaire de l'ordre, ce qu'il n'avait jamais manqué de faire trois fois l'année aux jours destinés. Il eut quelque dépit de l'entreprise de cinq prisonniers d'État enfermés à Pierre-Encise, qui trouvèrent moyen de poignarder les soldats qui les gardaient, Manville, gouverneur de ce château, qui avait été lieutenant-colonel du régiment lyonnais, et de se sauver si bien qu'ils n'ont jamais été repris.

Le cardinal de Bouillon dans son exil, et l'abbé d'Auvergne à Paris, qui avaient gagné le procès de la coadjutorerie de Cluni contre les moines, croyaient que Vertamont, premier président du grand conseil, avait fait des changements à leur arrêt en faveur des moines en le signant; ils en avaient fait grand bruit aussitôt après, et l'affaire avait été revue par le grand conseil qui n'y changea rien, quoique fort mal de tout temps avec leur premier président. Enfin l'affaire fut portée devant le roi et rapportée au conseil de dépêches. L'arrêt fut maintenu, mais il fut laissé des voies ouvertes au cardinal et à son neveu de revenir contre les altérations dont ils se plaignaient. Cela s'appelle que pour des gens en disgrâce on ne voulut pas réformer l'arrêt, et que la justice empêcha pourtant la confirmation de ce dont ils criaient. Cela ne fit pas honneur à Vertamont, qui se vanta pourtant d'avoir gagné son procès et maintenu son honneur, puisque son arrêt avait été jugé entier au grand conseil, et ensuite devant le roi.

En ce même temps mourut l'abbé d'Hocquincourt, petit-fils du maréchal, et le dernier de cette maison de Mouchy, ancienne et illustre, dont Mme de Feuquières, sa soeur, demeura héritière, mais qui la fut du peu qui restait à une maison ruinée.

La marquise de Florensac mourut aussi, à trente-cinq ans, la plus belle femme qui fût peut-être en France. Elle était fille de Saint-Nectaire et d'une soeur de Longueval, lieutenant général, tué en Catalogne sans avoir été marié. Sa mère avait été fille de la reine, avait été belle, et avec de l'esprit, du crédit et de l'intrigue, avait fait des procès à son beau-frère, qu'elle sut tourner en criminel et qu'elle abrutit dans les prisons, dont il ne sortit qu'avec beaucoup de temps et de peine, s'accommoda et ne se maria point. Ainsi Mme de Florensac fut fort riche. Elle fit bien des passions, et fut accusée de n'être pas toujours cruelle; d'ailleurs la meilleure femme du monde, la plus douce et la plus simple dans sa beauté. Elle fut exilée pour Monseigneur, dont l'amour commençait à faire du bruit. Son mari, frère du duc d'Uzès, menin de Monseigneur et le plus sot homme de France, ne s'en aperçut point, et l'aimait passionnément. Elle mourut en deux jours de temps. Elle ne laissa qu'une fille, belle aussi, mais non comme elle, qui se piquait de toutes sortes de savoir et d'esprit, qui est aujourd'hui duchesse d'Aiguillon, Dieu sait comment et Mme la princesse de Conti aussi. Mme de Grignan, beauté vieille et précieuse, dont j'ai suffisamment parlé, mourut à Marseille bien peu après, et, quoi qu'en ait dit Mme de Sévigné dans ses lettres, fort peu regrettée de son mari, de sa famille et des Provençaux.

Berwick, en Languedoc, achevait d'anéantir les fanatiques par être bien averti et par ses promptes exécutions. Il surprit cinq ou six de leurs chefs dans Montpellier, dont il fit fermer les portes, et les fit pendre; il en fit autant à celui qui fournissait l'argent et à celui qui les payait. Il découvrit leur cache de poudre et de munitions, et à la fin éteignit tout à fait ces misérables, et remit le calme et la sûreté dans cette province et dans les Cévennes.

Sézanne, frère de père du duc d'Harcourt et de mère de la duchesse sa femme, chose tout à fait singulière, épousa la fille de Nesmond, mort lieutenant général fort distingué des armées navales, qui était une riche héritière.

Torcy, dont la conduite avait plu au roi à l'égard de Mme des Ursins, eut une augmentation de brevet de retenue de cent cinquante mille livres sur ses charges.

Bientôt après mourut la duchesse de Coislin, pauvre et retirée à la campagne depuis la mort de son mari, sans avoir plus vu personne. Elle était riche héritière de Bretagne et s'appelait du Halgoet. Elle était médiocrement âgée, femme de mérite et de vertu, et mère de la duchesse de Sully, du duc de Coislin et de l'évêque de Metz.

À peu près en même temps qu'elle, mourut à Paris Mme de Vauvineux, qui avait été fort belle, vertueuse et dans la bonne compagnie à Paris. Elle était fort des amies de ma mère, et sa cousine germaine par son défunt mari, du nom de Cochefilet, fils de Vaucelas, ambassadeur en Espagne et chevalier du Saint-Esprit, en 1619, et d'une soeur du père de ma mère. Le prince de Guéméné avait épousé la fille unique de Mme de Vauvineux et n'eut d'enfants que d'elle. Mme de Vauvineux était Aubry, d'une famille de Paris, comme la mère de la princesse des Ursins.

Cette dernière, toujours également brillante, faisait ses affaires et tenait ses conseils secrets à Paris, avec une liberté que Marly ne comportait pour personne, et y revenait comme il lui plaisait, reçue avec les mêmes empressements, et sans cesse admise chez Mme de Maintenon et aux particuliers longs entre elle et le roi, en tiers. Le duc de Grammont était déjà arrivé à Bayonne, d'où peu après il arriva à Paris, médiocrement reçu. Amelot et Orry étaient à Madrid, et le premier admis dans la junte avec toutes les grâces de la reine et l'autorité dans les affaires que, pour elle-même, Mme des Ursins lui avait ménagée. Elle s'était bien gardée de rien laisser soupçonner en Espagne de sa tentation de n'y plus retourner. Elle y prétextait ses délais de sa santé, et de la nécessité de se donner le temps de concerter ici des mesures solides sur leurs affaires. L'amirante était mort, délaissé et méprisé en Portugal; et à la cour d'Espagne, le marquis de Villafranca, majordome-major du roi et chevalier du Saint-Esprit, duquel j'ai tant parlé à propos du testament de Charles II. Celui-ci était demeuré dans la première considération, et sa charge était la première de la cour. Le duc d'Albe l'avait toujours regardée comme la récompense de sa ruineuse ambassade, et tout en lui l'exigeait, naissance (il était Tolède comme Villafranca), dignité, âge, emploi, fidélité, esprit, application, honneur et probité, splendeur et capacité dans son ambassade, et il plaisait fort ici et y était fort considéré. Le roi voulut bien s'intéresser pour lui auprès du roi et de la reine d'Espagne, et en parler à Mme des Ursins; il semblait que l'affaire dût aller tout de suite; il n'y avait point, en Espagne, de compétiteurs si marqué ni si appuyé. Mme des Ursins, à qui le duc et la duchesse d'Albe avaient fait une cour assidue, promit tous ses bons offices, qu'elle se garda bien de tenir. L'attachement que le duc d'Albe avait eu pour les Estrées ne pouvait s'effacer de son coeur; il en coûta cette grande charge au duc d'Albe, de laquelle le roi d'Espagne différa à disposer.

Dès avant que le duc de Grammont partît de Madrid, il s'était découvert une conspiration à Grenade et une autre à Madrid, qui toutes deux devaient éclater le jour de la Fête-Dieu: le projet était d'égorger tous les Français dans ces deux villes, et de se saisir de la personne du roi et de la reine. On crut trouver que le marquis de Legañez en était le chef. C'était un homme d'esprit et de courage, qui, sous Charles II, avait passé par les premiers emplois de la monarchie, gouverneur des armes aux Pays-Bas, gouverneur général du Milanais, grand maître de l'artillerie, enfin conseiller d'État, des premiers entre les grands, et gouverneur héréditaire du palais de Buen-Retiro à Madrid. Il avait toujours été fort attaché à la maison d'Autriche et lié avec ceux qui passaient pour en être les partisans; il s'était toujours dispensé de prêter serment de fidélité à Philippe V, sous prétexte que l'exiger d'un homme comme lui, c'était une défiance qu'il réputait à injure, et on avait eu la faiblesse de s'arrêter tout court pour ne pas l'offenser, tandis que tous les autres de sa sorte le prêtaient. On crut en savoir assez pour devoir l'arrêter. Serclaës, capitaine des gardes du corps et capitaine général, en eut la commission; il l'exécuta le 10 juin dans les jardins du Retiro, lui-même, avec vingt gardes du corps à pied. Il le conduisit avec cette escorte à une porte qui donne dans la campagne, où il était attendu dans un carrosse à six mules, trente gardes du corps à cheval, et trois officiers de confiance dans le carrosse, qui le menèrent à six lieues de Madrid, à un relais et de là très diligemment à Pampelune, et tous ses domestiques arrêtés en même temps et ses papiers. On fit mourir, à Grenade, plusieurs convaincus de la conspiration. Elle s'étendait en plusieurs autres villes; on en arrêta à Cadix, à Malaga, à Badajoz, même le major de la place, et on leur trouva des lettres de l'amirante, mort fort peu après, du prince de Darmstadt et de l'archiduc même. M. de Legañez était déjà venu à Versailles quelques années auparavant se justifier des soupçons qu'on avait pris sur lui; ainsi, quoiqu'il ne se trouvât que des présomptions et point de preuves, on ne le laissa pas longtemps à Pampelune, on l'amena à Bordeaux, où on le mit dans le château Trompette.

Toutes ces choses étaient des motifs de presser le départ de Mme des Ursins; elle-même le sentait, et Mme de Maintenon commençait à avoir impatience de s'en trouver débarrassée. Ces délais lui devenaient suspects; elle n'en apercevait point de raison réelle. On commença donc à la presser. C'est où Mme des Ursins les attendait. Alors elle commença à s'expliquer davantage sur le poids dont elle allait être chargée dans un pays d'où elle était partie avec tous les affronts d'une criminelle; qu'il était difficile qu'elle y pût reparaître avec honneur, et surtout avec la considération qui lui était indispensablement nécessaire pour bien servir les deux rois, si quelque chose de public n'y annonçait la confiance qu'ils voulaient bien prendre en elle; que bien que comblée ici de celle du roi et de ses bontés, c'étaient de ces choses particulières qui s'ignoraient en Espagne, où elle avait besoin pour se bien acquitter de ce dont elle allait s'y trouver chargée, qu'il y fût public qu'elle n'y entreprenait rien que par mission, et que plus cette mission était importante, plus ce besoin devenait pressant pour le service du roi et pour la mettre en état de le faire obéir. L'éloquence, l'adresse, le tour, les grâces, la finesse de l'expression, l'attention à l'effet des paroles, l'air dont elles étaient reçues, tout fut bien déployé et bien remarqué sous les voiles de la simplicité, de la nécessité, du naturel; l'effet aussi en passa les espérances. Ce fut à Marly, dans un tiers de plus de deux heures entre le roi et Mme de Maintenon, le 15 juin. Mme des Ursins y prit congé plus que contente. Elle crut ne devoir pas prolonger; mais, en femme aussi habile qu'elle l'était, elle demanda la permission de voir le roi encore une fois à son retour à Versailles. C'est que, les mettant à leur aise par le congé qu'elle en prenait, elle ne voulait pourtant pas partir que les grâces qu'elle venait d'obtenir ne fussent, les unes expédiées et consommées, les autres acheminées aussi certainement qu'elles le pouvaient être; de façon qu'elle tint bon sous différents prétextes à ne point partir que tout cela fût fait, à Versailles, où elle fut encore longtemps enfermée avec le roi et Mme de Maintenon, et où elle acheva de dire tous les adieux et de prendre ses congés. Elle obtint encore de revoir le roi une fois à Marly, ce fut la dernière, et elle partit enfin à la mi juillet.

Les grâces qu'elle obtint furent prodigieuses: vingt mille livres de pension du roi et trente mille livres pour son voyage. Son frère, bien qu'aveugle depuis l'âge de dix-huit ou vingt ans, fut fait duc héréditaire, et le roi consentit à la promotion du duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, à condition qu'en même temps que lui son autre frère fût fait cardinal, pour les deux couronnes, qui, en sa faveur, se désistèrent du droit d'avoir chacune un cardinal en compensation de celui de l'empereur. Pour bien entendre jusqu'à quel point ces grâces étaient prodigieuses, il faut faire connaître quels étaient ces deux frères, et comment leur puissante et habile soeur était avec eux.

M. de Noirmoutiers, beau, très bien fait, avec beaucoup d'esprit et d'ambition, entra fort agréablement dans le monde, mais ce ne fut que pour le regretter. À dix-huit ou vingt ans, allant trouver la cour à Chambord, il tomba malade et se trouva si pressé à Saint-Laurent des Eaux qu'il ne put aller plus loin. La petite vérole se déclara, elle fut fâcheuse; mais il en était presque guéri lorsqu'une nouvelle repoussa et lui creva les deux yeux. On peut imaginer quel fut son désespoir. Guéri et retourné à Paris, il y passa vingt ans entiers à ne pouvoir se résoudre de sortir de sa maison ni d'y recevoir aucune visite. Il y passa sa vie à se faire lire. Il avait beaucoup de mémoire, il n'oublia jamais rien de tout ce qu'il avait ouï dire ou lire; et comme dans cette longue solitude son esprit, naturellement agréable et solide, avait eu loisir de se former par ses lectures et par ses réflexions, il devint une excellente tête, et un homme de la meilleure compagnie quand enfin il en voulut bien recevoir. Le comte de Fiesque était son ami intime avant son aveuglement; il ne voulut jamais le quitter et logea avec lui; il le voyait autant que la dissipation de la jeunesse, la guerre et la cour le lui pouvaient permettre, mais il fut longtemps sans avoir le crédit d'obtenir de lui de souffrir aucun de ses amis qui le venaient voir. Au bout de vingt ans, moins volage et plus souvent chez soi, il vint à bout d'apprivoiser son ami avec quelques-uns des siens, et de l'un à l'autre de lui amener compagnie. Noirmoutiers s'y accoutuma peu à peu, il parut aimable à tout ce qui fut admis. Le cercle s'élargit; il s'y trouva des gens avec qui il lia plus qu'avec de simples connaissances. Quelques-uns lui parlèrent de leurs affaires soit de coeur et de monde, soit domestiques. Ils se trouvèrent bien de ses conseils; en un mot, il devint à la mode d'être en commerce avec M. de Noirmoutiers, et tout ce qui le vit fut charmé de son esprit, de sa conversation et de sa justesse en toutes choses. Un homme de cette sorte et qu'on est sûr de trouver chez lui n'y est plus guère en solitude. Les gens de la cour et du grand monde, ceux de la ville et de la magistrature, tout y abonda: c'était le bel air. Parmi cette diversité, il se forma des amis considérables en tout genre. Sa maison devint un tribunal où il n'était pas indifférent d'être blâmé ou approuvé. Soit conseil, soit confiance, Noirmoutiers entra et se mêla dans une infinité d'affaires, et se trouva, sans sortir de sa chambre, l'homme le mieux informé de tout ce qui se passait à la cour et dans le monde, fort compté et fort accrédité pour servir ses amis.

Sa santé qui fut toujours délicate, un bien fort court, le désir de pouvoir suppléer à ses yeux par un autre soi-même en bien des occasions où la nécessité d'en emprunter lui devint un joug embarrassant, le tournèrent au désir du mariage. Pauvre et aveugle, de grande naissance, mais fils d'un duc à brevet qui ne lui avait point laissé de rang, il était difficile de rencontrer un mariage avantageux; il ne songea donc qu'à se donner une femme avec un bien médiocre, de qui il pût espérer ce qu'il en cherchait. Il crut la trouver dans une fille de La Grange, président d'une chambre des requêtes du palais, et il l'épousa au commencement de 1688, mais il la perdit au bout de dix-huit mois sans enfants. Mme des Ursins cria à la mésalliance, comme si leur mère n'eût pas été Aubry, leur grand'mère Bouhier, fille d'un trésorier de l'épargne, et leur [arrière-] grand'mère Beaune, petite-fille du vertueux et malheureux Semblançay de François Ier. Ces cris mirent du refroidissement entre le frère et la soeur, qui ne s'était pas encore entièrement réchauffé, lorsque les mêmes raisons qui avaient engagé M. de Noirmoutiers à ce premier mariage le firent, dix ans après, penser à un second et de la même espèce. Il épousa donc en mai 1700 une fille de Duret, seigneur de Chevry, président en la chambre des comptes.

Ce mariage outra la princesse des Ursins, qui était à Rome, et renouvela leurs précédentes aigreurs. Elles n'étaient point adoucies lorsqu'elle fut obligée de sortir si brusquement d'Espagne. Arrivée à Toulouse, elle avait eu loisir de toutes sortes de réflexions. M. de Noirmoutiers, de quelque façon qu'il fût avec sa soeur, fut sensible à sa chute, peut-être plus encore à la manière qu'à la chose même. Elle se vit en besoin de ne rien laisser en arrière de tout ce qui pouvait l'aider. Quoiqu'elle ne pût pardonner à son frère de s'être marié comme il avait fait, il lui savait un bon esprit, capable de conduite, de conseil et d'intrigue, et beaucoup d'amis de toutes sortes à la pouvoir servir. Ainsi, gloire de famille d'une part, besoin de l'autre, les rapprochèrent. M. de Noirmoutiers eut des conférences avec l'archevêque d'Aix, et tous deux se mirent à la tête des affaires de Mme des Ursins, dont ils devinrent l'âme, et les directeurs de son conseil et de ses démarches, et les moteurs de tous les ressorts qu'ils purent faire jouer. On a vu que cet archevêque entra à la fin là-dessus dans la confidence d'Harcourt qu'il lia secrètement avec Noirmoutiers, et le demeurèrent toujours depuis, et dans celle de Mme de Maintenon, mais qui n'eut point de commerce avec cet habile aveugle. Il en était là avec sa soeur lorsqu'elle arriva à Paris; mais autre est une liaison de nécessité qui ne prend que sur la raison et l'esprit, autre celle du coeur. Le leur ne pouvait oublier les mésalliances et les hauteurs dont elles avaient été suivies. Cela fit que Mme des Ursins vit son frère par raison, par bienséance, par reconnaissance de ses services, et pour ceux qu'elle pouvait en tirer encore et pour l'utilité de ses conseils, mais d'ailleurs peu libres ensemble. Elle ne logea point chez lui, et se mit chez la comtesse d'Egmont, où elle était au large et à son aise pour les raisons que j'en ai rapportées. Les grâces éclatantes qu'elle voulut, ses frères, sur qui elles tombèrent, y eurent la moindre part. En rang, en biens, en places, en autorité, elle avait tout, n'y pouvait donc rien ajouter pour elle, nécessité lui fut de les faire tomber sur eux pour réfléchir sur elle-même ce rayon de gloire qu'elle voulait faire briller aux yeux des deux monarchies: c'est ce qui fit faire duc vérifié au parlement un aveugle sans enfants, et qui n'en bougea jamais de sa chaise. Sa femme, qui n'avait pas seulement été présentée à la cour, alla y prendre son tabouret et participer quelques moments à la gloire de sa belle-soeur.

L'abbé de La Trémoille était un petit bossu fort vilain, fort débauché, qui n'avait jamais voulu rien apprendre ni rien faire de conforme à l'état qu'il n'avait pris que pour réparer sa pauvreté par des bénéfices. Il avait de l'esprit, un esprit plaisant et d'agréable compagnie, mais qui n'avait aucune solidité, et tout tourné au plaisir. Ses moeurs et sa pauvreté aidèrent au goût naturel de l'obscurité, où il trouvait plus de liberté qu'avec des gens de son état et de sa naissance. Cette conduite ne lui, procura pas de quoi vivre. Ennuyé d'en attendre vainement, et incapable d'en mériter par un changement de vie, il prit le parti de s'en aller à Rome trouver ses soeurs. Il y attrapa l'auditorat pour la France, que le cardinal de Bouillon et d'Estrées lui ménagèrent pour l'amour de la duchesse de Bracciano, avec un emploi qui demandait de la science, de l'application, de la gravité; la première ne lui vint pas; les deux autres lui étaient inconnues; ses moeurs furent les mêmes: à Rome c'eût été un inconvénient léger pour la fortune; mais l'obscurité, la bouffonnerie et le jeu où il consumait tout ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas, le perdirent d'honneur et de réputation. Pour comble, il se brouilla avec sa fameuse soeur pour avoir pris le parti de son mari contre elle dans leurs démêlés domestiques. Ils étaient donc en ces termes lorsqu'elle devint veuve. Elle prétendit la distinction de draper en violet.

Le cardinal de Bouillon, qui était alors à Rome et qui jusqu'alors avait été intimement avec elle, prit cette prétention avec une grande hauteur, et s'en brouilla irréconciliablement avec elle. Il avait dans sa faveur introduit cet usage en France pour les cardinaux; à la fin, Monsieur se fâcha de ne voir que le roi et les cardinaux drapés en violet, tandis que les fils de France, le Dauphin même, et la reine, quand il y en avait une, ne l'étaient qu'en noir. Il en parla si souvent au roi, qu'à la fin, à je ne sais plus quel deuil où il drapa, il défendit au cardinal de Bouillon et aux autres cardinaux de draper en violet. Le cardinal de Bouillon, outré et ne pouvant soutenir un usage si nouveau, si peu fondé, si supérieur à celui de la reine même et des fils de France, fit un effort de crédit pour n'en avoir pas au moins à son avis le démenti entier, et obtint que les cardinaux ne draperaient plus ni pour deuils de cour ni pour ceux de famille, et depuis cette époque, aucun n'a drapé en France. Pour la livrée, celle du roi étant en noir lorsqu'il drape, le cardinal de Bouillon avait laissé la sienne et celle de ses confrères en noir, et lorsqu'ils devaient draper, ils continuent d'habiller de noir toute leur livrée. Il y avait peu que le cardinal de Bouillon avait essuyé ce dégoût, lorsque le duc de Bracciano mourut, c'est ce qui le rendit encore plus vif sur la prétention de sa veuve.

Je ne sais si l'abbé de La Trémoille prit le parti du cardinal de Bouillon contre sa soeur, ou celui des créanciers dans l'accommodement des affaires de la succession contre les prétentions de la veuve; ce qui est certain c'est qu'elle fut mal contente de lui sur ces deux points, l'un desquels, je ne dirai pas lequel, mais sûrement l'un des deux la mit dans une telle colère, qu'elle voulut perdre son frère, et qu'elle le fit déférer à l'inquisition pour de fâcheuses débauches. L'abbé sentit son cas si sale qu'il s'en alla à Naples, de peur d'être arrêté. Le cardinal de Bouillon déjà fort mal à la cour, sur l'affaire de M. de Cambrai, mais qui était encore chargé des affaires de France à Rome, vint au secours de l'abbé de La Trémoille, persécuté par sa soeur. Il prétexta quelques affaires à Naples, pour lesquelles, disait-il, il l'y avait envoyé pour y travailler sous ses ordres et ceux du duc d'Uzeda, ambassadeur d'Espagne à Rome. Cette gaze n'empêcha pas tout Rome de voir fort clair à travers. Les affaires de Naples y durèrent jusqu'à ce qu'on eût mis l'abbé de La Trémoille en sûreté, ce qui fut long, parce que l'inquisition avait déjà commencé d'agir, et que la duchesse de Bracciano qui, depuis la vente de ce duché à don Livio Odescalchi, à condition d'en quitter le nom, avait pris celui de princesse des Ursins, continuait à remuer tout ce quelle pouvait contre son frère. Il fallut donc lui faire entendre raison là-dessus, ce qui ne fut pas aisé: à la fin, contente de lui avoir fait la peur entière, et de lui avoir montré ce qu'elle savait faire, elle consentit de le recevoir à pardon. Alors il revint à Rome, et reprit, mais à son ordinaire, les fonctions de son emploi; la terreur qui lui était restée, et la vie qu'il continuait de mener la même, le rendirent souple à l'égard de Mme des Ursins, mais avec un commerce froid et rare de la plus simple bienséance.

Ils en étaient en ces termes depuis quatre ans, sans s'être plus rapprochés, lorsque Mme des Ursins partit de Rome pour aller joindre la reine d'Espagne, et la conduire au roi son époux. Ce fut une délivrance pour l'abbé de La Trémoille. L'absence ne les avait pas réchauffés, et ils en étaient là ensemble lors du triomphe de Mme des Ursins qui, ne se pouvant venger des Estrées, fut réduite pour sa propre gloire, et pour mieux consolider sa toute-puissance par des choses de grand éclat, de les faire tomber sur ses frères; haïssant l'un et en étant haïe, et se souciant très médiocrement de l'autre. Tel était donc l'abbé de La Trémoille à Rome, c'est-à-dire dans le dernier mépris, et perdu d'honneur et de réputation, lorsque sa soeur entreprit de le faire cardinal. On se souviendra de ce que j'ai rapporté en son lieu, de l'opposition formelle et constante que le roi apportait depuis plusieurs années à la promotion du duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, et des motifs pressants de cette opposition. On n'aura pas oublié aussi combien fortement elle fut renouvelée, lorsque le cardinal de Bouillon, dans l'abus de sa faveur, tenta avec une si adroite audace de duper le pape et le roi sur cette promotion en faveur de son neveu, et c'est cette opposition du roi si ferme, si éclatante, si soutenue, que Mme des Ursins entreprit de vaincre, et d'en faire l'échelon de la promotion de son frère, à laquelle elle ne pouvait ignorer qu'elle-même n'eût mis un empêchement dirimant, que la conduite persévérante de ce frère avait sans cesse confirmé. Aussi n'espéra-t-elle pas réussir, que par intéresser le pape par un motif aussi pressant qu'était pour lui de se délivrer des prières instantes et continuelles de l'empereur, souvent aiguisées de menaces, en lui procurant, moyennant la promotion de son frère, la liberté de le contenter.

Elle connaissait encore trop bien le terrain de Rome pour se flatter que ce motif-là seul pût l'emporter sur le scandale de faire cardinal un homme dans la réputation et dans la situation où y était son frère, et de plus noté par l'inquisition d'une manière si publique, tache qui soulèverait toute la cour de Rome, et le sacré collège particulièrement, contre sa promotion. Elle crut donc qu'il y en fallait joindre un autre qui, aux dépens des deux couronnes, fît gagner un chapeau au pape, et lui donnât un moyen de gratifier d'autant l'empereur en faisant un cardinal pour lui, contre un seul pour les deux couronnes, au lieu d'un pour chacune, comme elles étaient en plein droit non contesté de l'exiger. Que de choses donc à vaincre, à aplanir à la fois? Priver un Espagnol de la pourpre en pure perte, faire relâcher les deux rois pour cette fois de leur droit, et obtenir du roi la condescendance la plus préjudiciable en ce genre à sa gloire et à son intérêt. C'est néanmoins ce qu'elle obtint, tant Mme de Maintenon était pressée de se défaire d'elle, et de l'envoyer régner en Espagne, pour y régner elle-même. Les dépêches en furent donc faites et, envoyées avant son départ. De celles d'Espagne elle n'en était pas en peine. Elle n'eut qu'à y écrire dès qu'elle eut obtenu ici, et aussitôt après on envoya d'Espagne à Rome les dépêches telles qu'elle les avait prescrites. Elle fit encore que le roi parla fortement de cette promotion à Gualterio, nonce en France, après quoi elle n'eut plus rien à exiger de lui. C'était à Rome où il fallait faire le reste, et ce reste n'y fut pas facile; il n'y avait pas moyen d'en attendre le succès en ce pays-ci. Contente et comblée plus que sujette le fut jamais, elle partit enfin vers la mi-juillet, et fut près d'un mois en chemin. On peut juger quelle fut sa réception en Espagne: elle trouva le roi et la reine au-devant d'elle, à près d'une journée de Madrid. Voilà cette femme dont le roi avait si ardemment procuré la chute, de laquelle Maréchal m'a conté qu'il s'était applaudi avec complaisance entre lui, Fagon et Bloin, en se félicitant de l'art qu'il avait eu de séparer de lieu, le roi et la reine d'Espagne, pour être plus sûr alors de frapper son coup sur elle.

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