CHAPITRE VI.

1706

Année 1706. — Force bals à Marly tout l'hiver, et à Versailles. — Surville perd le régiment du roi, donné à du Barail. — Révolte de Valence et sédition à Saragosse. — Berwick prend Nice et retourne à Montpellier. — Bozelli décapité. — Mort de la princesse d'Isenghien Mort de Bellegarde; histoire singulière. — Mort de Ximénès. — Je suis choisi, sans y penser, pour l'ambassade de Rome, qui, par l'événement, n'eut point lieu. — Mort de la comtesse de La Marck. — Ma situation à la cour après ce choix pour Rome. — La Trémoille cardinal avec dix-neuf autres. — Abbé de Polignac auditeur de rote.

Je ne sais si les malheurs de l'année qui vient de finir, et les grandes choses qu'on méditait pour celle-ci, persuadèrent au roi les plaisirs de l'hiver comme une politique qui donnerait courage à son royaume, et qui montrerait à ses ennemis le peu d'inquiétude que lui donnaient leurs prospérités. Quoi qu'il en soit, on fut surpris de lui voir déclarer, dès les premiers jours de cette année, qu'il y aurait des bals à Marly tous les voyages, et dès le premier de l'année jusqu'au carême, d'en nommer les hommes et les femmes pour y danser, et dire qu'il serait bien aise qu'on en donnât sans préparatifs à Versailles à Mme la duchesse de Bourgogne. Aussi lui en donna-t-on beaucoup, et à Marly il y eut de temps en temps des mascarades. Un jour même le roi voulut que tout ce qui était à Marly de plus grave et de plus âgé se trouvât au bal, et masqué, hommes et femmes; et lui-même, pour ôter toute exception et tout embarras, y vint et y demeura toujours avec une robe de gaze par-dessus son habit; mais cette légèreté de mascarade ne fut que pour lui seul, le déguisement entier n'eut d'exception pour personne. M. et Mme de Beauvilliers l'étaient parfaitement. Qui dit ceux-là, à qui a connu la cour, dit plus que tout. J'eus le plaisir de les y voir et d'en rire tout bas avec eux. La cour de Saint-Germain fut toujours de ces bals, et le roi y fit danser des gens qui en avaient de beaucoup dépassé l'âge, comme le duc de Villeroy, M. de Monaco, et plusieurs autres. Pour le comte de Brionne et le chevalier de Sully, leur danse était si parfaite, qu'il n'y avait point d'âge pour eux.

L'affaire de Surville avait, comme je l'ai dit, changé de face par l'indiscrétion des siens. Le roi ne voulut plus juger cette affaire. Il la renvoya au tribunal naturel des maréchaux de France. Ils condamnèrent Surville à une année de prison, à compter du jour qu'il avait été conduit à Arras, c'est-à-dire encore à huit mois de Bastille, et La Barre à rien. Le roi trouva le jugement trop doux, il cassa Surville et donna son régiment à du Barail, qui en était lieutenant-colonel, dès le lendemain de ce jugement, qui fut les premiers jours de cette année.

Le royaume de Valence et sa ville capitale se révoltèrent, entraînés par l'exemple des Catalans leurs voisins. Las Torrès y fut envoyé avec quinze escadrons et trois bataillons, qui était tout ce qu'il y avait en Aragon, que Tessé remplaça par nos troupes venant d'Estrémadure. Las Torrès fit tout ce qu'il put: il prit de petits lieux l'épée à la main; il défit deux mille révoltés qui le poursuivirent quelque temps, parce qu'il était plus faible qu'eux, et ne fit quartier à aucun; mais cela n'arrêta pas la révolte. Le maréchal de Tessé venait de courir fortune à Saragosse, qui se souleva, courut aux armes et l'assiégea dans sa maison, pour trois paysans que le régiment de Sillery, qui passait par la ville, emmenait pour avoir assassiné un soldat où ils avaient couché. Le bagage fut pillé, les paysans sauvés, quarante grenadiers et trois de leurs officiers tués ou blessés. Tossé et ce qu'il avait d'officiers principaux eurent peine à se sauver chez le vice-roi, et plus encore à pacifier cette affaire. Le pont de Saragosse était nécessaire pour les convois. Il fit revenir quelques troupes qui marchaient en Catalogne, et quitta promptement cette ville, où il ne se trouvait pas en sûreté. Le vice-roi y était considéré: c'était le duc d'Arcos, le même qui vint en France pour avoir présenté un mémoire contre l'égalité réciproque des ducs et des grands. C'était un savant de mérite et de beaucoup d'esprit, mais comme tous ces seigneurs espagnols, à l'exception de cinq ou six, d'une ignorance à la guerre jusqu'à n'en avoir pas la moindre notion. Avec cela il voulut la faire et la gouverner en Aragon. Las Torrès, ne pouvant tenir à ses ordres étranges, ni lui faire rien comprendre, prit le parti de s'en aller à Madrid, où on prit celui d'y rappeler le duc d'Arcos, en lui laissant son titre de vice-roi, et le consolant des fonctions en le faisant conseiller d'État, c'est-à-dire ministre, médiocre emploi pour lors, mais jusqu'à l'avènement de Philippe V, le non plus ultra en Espagne. Je ne sais pourquoi ils avaient rappelé peu de temps auparavant Serclaës d'Aragon pour y envoyer Las Torrès en sa place.

Berwick, parti depuis quelque temps de Languedoc, faisait le siège du château de Nice, et le prit en ce même temps, et tout de suite s'en retourna à Montpellier. Cette petite conquête fut un léger contrepoids aux affaires de Valence et d'Aragon.

Vaudemont s'était fort servi à maints usages d'un Milanais de condition, qui s'appelait le comte Bozelli. Il était entré au service de France, et y avait été quelque temps. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de valeur, mais homme à tout faire, et un franc bandit. Les assassinats et toutes sortes de crimes ne lui coûtaient rien; il se tirait d'affaires à force d'intrigues. Je ne sais s'il était entré en quelqu'une qui pût embarrasser Vaudemont. Il avait quitté le service de France, et faisait des siennes dans ses terres et dans tout le pays. Vaudemont le fit avertir de prendre garde à lui, parce qu'il ne lui pardonnerait plus. Bozelli n'en tint compte et commit un assassinat. Vaudemont le fit traquer et prendre, et couper la tête fort peu de jours après. Il laissa un fils au service de France, aussi brave que lui, mais aussi honnête homme et aussi modeste et retenu que le père l'était peu. Il est lieutenant général et connu sous le nom du comte Scipion; il omet volontiers son nom de Bozelli.

M. d'Isenghien perdit sa femme de la petite vérole, dans ce mois de janvier. Elle était fille du prince de Fürstemberg, et ne laissa point d'enfants.

En même temps mourut le vieux Bellegarde, à quatre-vingt-dix ans, qui avait longtemps servi avec grande distinction. Il était officier général et commandeur de Saint-Louis; il avait été très bien fait et très galant; il avait été longtemps entretenu par la femme d'un des premiers magistrats du parlement par ses places et par sa réputation, qui s'en doutait pour le moins, mais qui avait ses raisons pour ne pas faire de bruit (on disait qu'il était impuissant). Un beau matin sa femme, qui était une maîtresse commère, entre dans son cabinet suivie d'un petit garçon en jaquette. « Hé! ma femme, lui dit-il, qu'est-ce que ce petit enfant? — C'est votre fils, répond-elle résolument, que je vous amène, et qui est bien joli. — Comment, mon fils! répliqua-t-il, vous savez bien que nous n'en avons point. — Et moi, reprit-elle, je sais fort bien que j'ai celui-là, et vous aussi. » Le pauvre homme, la voyant si résolue, se gratte la tête, fait ses réflexions assez courtes: « Bien, ma femme, lui dit-il, point de bruit, patience pour celui-là, mais sur parole que vous ne m'en ferez plus. » Elle le lui promit, et a tenu parole; mais toujours Bellegarde assidu dans le logis.

Voilà donc le petit garçon élevé dans la maison, la mère l'aimait fort, le père point du tout; mais il était sage. Jamais ni lui ni elle ne l'ont appelé qu'Ibrahim. Ils avaient accoutumé leurs amis à ce nom de guerre. J'ai vu tout cela de fort près dans ma jeunesse. Ce magistrat était extrêmement des amis de mon père, et je voyais Ibrahim fort souvent, mais je n'en ai su l'histoire que depuis. Il voulut être de la profession de son véritable père; l'autre ne s'y opposa point du tout. Il est mort en Italie; je ne dirai ni où ni en quel grade, car il a laissé un fils très honnête homme, et qui a rattrapé au parlement la même magistrature dans laquelle son prétendu grand-père était mort. Je n'ai pu m'empêcher de rapporter une si singulière histoire, dont tous les personnages m'ont été si connus.

Ximénès mourut aussi en ce même temps. C'était un Catalan qui n'avait ni ne prétendait aucune parenté avec les Ximénès du fameux cardinal, mais un homme d'un grand mérite, lieutenant général très ancien et très distingué, qui avait le gouvernement de Maubeuge. Le roi lui avait permis de faire passer à son fils le régiment Royal-Roussillon infanterie, qui était sur le pied étranger, et qui valait beaucoup.

Il y avait cinq ans que le cardinal de Janson était à Rome chargé des affaires du roi. Il les y avait faites avec dignité, et beaucoup plus en digne Français qu'en cardinal, cela ne plaisait ni au pape ni à sa cour. Il était désagréablement avec l'un et point bien avec l'autre, qui veut tout voir ployer devant elle. Il avait été considérablement malade, il pressait depuis longtemps la liberté de revenir. À la fin, il l'obtint; mais nul cardinal qui pût le remplacer, et l'abbé de La Trémoille destiné, faute de tout autre, à être chargé des affaires à son départ. Cela força à penser à envoyer promptement un ambassadeur à Rome, dont il n'y en avait point eu depuis le court et troisième voyage que le duc de Chaulnes y avait si subitement fait à la mort d'Innocent XI pour l'élection de son successeur.

Dangeau et d'Antin, deux hommes d'espèce si différente, mais dont l'ambition avait le même but, y pensèrent tous deux dans l'espérance que ce grand emploi les élèverait au duché-pairie: l'un porté par ses charges qui pour son argent en avaient fait non pas un seigneur, mais, comme a si plaisamment dit La Bruyère sur ses manières, un homme d'après un seigneur, par ses fades privances d'ancienneté avec le roi, le mérite d'une assiduité infatigable et d'une éternelle louange, celles de sa femme avec Mme de Maintenon qui l'aimait; l'autre par sa naissance, parce qu'il était aux enfants du roi et de sa mère, par son esprit et sa capacité, par son manège et son intrigue. Dangeau y avait pensé de plus loin, il s'était avisé de saisir des occasions de se faire connaître à quelques cardinaux. Il avait été jusqu'à faire des présents au cardinal Ottoboni, et quelquefois à en recevoir des lettres et à s'en vanter avec complaisance. Tous deux étaient bien avec Torcy, qui ménageait extrêmement Mme de Dangeau, devenue fort son amie. Mme de Bouzols, sa soeur, passait sa vie avec Mme la Duchesse dans l'intimité de tout avec elle. Elle pouvait beaucoup sur son frère. D'Antin, tout tourné à Mme la Duchesse, faisait agir ce ressort auprès du ministre des affaires étrangères, et ne négligeait rien d'ailleurs pour réussir.

Gualterio me parla de cette ambassade; il était tout français, et il ne lui était pas indifférent de pouvoir compter sur l'amitié d'un ambassadeur de France à Rome. À trente ans que j'avais pour lors, je regardai cette idée comme une chimère, avec l'éloignement qu'avait le roi des jeunes gens, surtout pour les employer dans les affaires. Callières aussi m'en parla après, je lui répondis dans la même pensée, et j'ajoutai les difficultés de réussir à Rome et de ne m'y pas ruiner, et celles, établi comme je l'étais, de parvenir à rien de plus par cette ambassade. Huit jours après que le nonce m'en eut parlé, je le vis entrer dans ma chambre un mardi, vers une heure après midi, les bras ouverts, la joie peinte sur son visage, qui m'embrasse, me serre, me prie de fermer ma porte, et même celle de mon antichambre, pour que personne n'y pût voir de sa livrée, puis me dit qu'il était au comble de sa joie, et que j'allais ambassadeur à Rome. Je le lui fis répéter par deux fois. Je n'en crus rien et lui dis que son désir lui faisait prendre son idée pour réelle, et que cela était impossible. De joie et d'impatience, il me demande le secret, et m'apprend que Torcy, de chez qui il venait, lui avait confié qu'au conseil dont il sortait la chose avait été résolue, et arrêté qu'il ne me le dirait de la part du roi qu'après un autre conseil. Celui d'État s'était tenu ce jour-là extraordinairement, car c'était le jour de celui des finances, et ce même jour extraordinairement aussi le roi allait à Marly. Si un des portraits de ma chambre m'eût parlé, ma surprise n'aurait pas été plus grande; Gualterio m'exhorta tant qu'il put à accepter; l'heure du dîner où il était prié nous sépara bientôt. Mme de Saint-Simon, à qui je le dis incontinent, n'en fut pas moins étonnée.

Nous envoyâmes prier Callières et Louville de venir sur-le-champ; nous nous consultâmes tous quatre. Ils furent d'avis que cela ne se pouvait refuser. De là je fus trouver Chamillart, à qui je reprochai fort de ne m'avoir pas averti. Il sourit de ma colère et me dit que le roi avait demandé le secret, et au reste me conseilla de toutes ses forces d'accepter. Il s'en allait à l'Étang et nous à Marly, où il me dit que nous nous verrions le lendemain. J'allai de là faire la même sortie au chancelier, qui se moqua de moi, et me fit la même réponse que l'autre; pour de conseil, je n'en pus jamais tirer. Il s'en allait à Pontchartrain, et me dit que nous nous verrions au retour. M. de Beauvilliers s'en était allé à Vaucresson au sortir du conseil, je le vis un moment à Marly, quand il y vint pour le conseil. Il me fit la même excuse que les autres. La question était de prendre mon parti avant que la proposition me fût faite, et je craignais à tout instant la visite de Torcy.

J'avoue que je fus flatté du choix pour une ambassade si considérable à mon âge, sans y avoir pensé et sans y avoir été porté par personne. Je n'avais pas la moindre liaison, pas même la plus légère connaissance avec Torcy; M. de Beauvilliers était trop mesuré pour m'avoir proposé sans savoir auparavant si l'emploi était compatible avec l'état de mes affaires; le chancelier n'en était pas à portée; Chamillart n'aurait pas fait cette démarche à mon insu, et d'ailleurs assez de travers avec Torcy, comme je le dirai dans la suite, il n'aurait pas hasardé de faire au roi une proposition du ministère d'autrui.

Depuis la mort du roi, Torcy et moi nous nous rapprochâmes, et l'amitié, comme je le rapporterai en son temps, se mit véritablement entre nous deux et a toujours depuis duré telle. Je lui demandai alors par quelle aventure j'avais été choisi pour Rome. Il me protesta qu'il n'en savait autre chose, sinon qu'au conseil où je fus désigné, et au sortir duquel il le dit au nonce qui vint aussitôt m'en avertir, le roi, déjà résolu d'envoyer un ambassadeur à Rome, sur le retour accordé au cardinal de Janson et la répugnance extrême du pape de faire La Trémoille cardinal, le roi, dis-je, arrêta Torcy comme il allait commencer la lecture des dépêches de Rome, et, fatigué des demandeurs qu'il voyait tendre au duché et qu'il ne voulait pas faire, dit aux ministres qu'il fallait choisir un ambassadeur pour Rome; qu'il voulait un duc, et qu'il n'y avait qu'à voir dans la liste sur qui il pourrait s'arrêter. Il prit un petit almanach et se mit à lire les noms, commençant par M. d'Uzès. Mon ancienneté le conduisit bientôt jusqu'à moi sans s'être arrêté entredeux. À mon nom, il fit une pause, puis dit: « Mais que vous semble de celui-là? il est jeune, mais il est bon, » etc. Monseigneur, qui voulait d'Antin, ne dit mot. Mgr le duc de Bourgogne appuya. Le chancelier et M. de Beauvilliers pareillement. Torcy loua leur avis, mais proposa de continuer à parcourir la liste. Chamillart opina qu'on n'y pouvait trouver mieux. Le roi ferma son almanach, et conclut que ce n'était pas la peine d'aller plus loin; qu'il s'arrêtait à mon choix; qu'il en ordonnait le secret jusqu'à quelques jours qu'il me le ferait dire. La chose ne balança pas plus que cela, et ne dura pas au delà. Torcy lut ses dépêches, il n'en fut pas question davantage. Voilà tout ce que j'en ai su plus de dix ans après d'un homme vrai, et qui ne pouvait plus avoir d'intérêt ni de raison de m'en rien déguiser.

Beauvilliers et Chamillart, chacun séparément, examinèrent mes dettes, mes revenus, la dépense de l'ambassade et ses appointements, les premiers sur des états que Mme de Saint-Simon leur fit apporter et qu'elle examina avec eux, les autres par estime. Tous deux conclurent à accepter: le duc, parce qu'après un sérieux examen, il se trouvait que je pouvais suffire à cette ambassade sans me ruiner; que, si je la refusais, jamais le roi ne me le pardonnerait, surtout ayant quitté le service; ne me regarderait plus que comme un paresseux qui ne voudrait rien faire; s'attacherait à me faire sentir son mécontentement par toutes sortes de dégoûts et par toutes sortes de refus en choses où j'aurais besoin de lui; gâterait plus mes affaires par là, et ma situation présente et future que ne pourrait faire quelque fâcheux succès que je pusse avoir dans l'ambassade. À ces raisons il ajoutait ma liaison intime avec trois des quatre ministres d'État, qui de silence ou d'excuse protégeraient mes fautes et m'avertiraient, et qui le feraient hardiment parce qu'étant tous trois mes amis, ils ne craindraient pas d'être relevés par aucun d'eux, comme cela leur arrivait et les retenait souvent; que pour le quatrième, avec qui je n'avais aucune liaison, celle qui était entre ce ministre et lui était suffisante pour m'en pouvoir répondre, outre son caractère doux et rien moins que malfaisant; enfin que ce choix s'était fait sans que j'eusse jamais pensé à cette ambassade, qui était une excuse générale pour moi et une raison particulière pour Torcy de ne me savoir nul mauvais gré de l'avoir eue. Toutes ces raisons étaient sans prévention et solides. Le chancelier fut du même avis, et ajouta qu'il n'y avait point de milieu entre accepter ou me perdre. Chamillart allégua à peu près les mêmes raisons, après quoi il s'ouvrit franchement à Mme de Saint-Simon et à moi des siennes. Moins ébloui de l'éclat de ses places qu'attentif à l'établissement durable de sa famille, il songeait à lui procurer de solides appuis. Elle ne lui offrait que le seul La Feuillade, que dans cette vue il tâchait assidûment d'agrandir; mais il ne s'en contentait pas. La jeunesse de son fils, à peine hors du collège, le poids de son double travail, l'incertitude des affaires, tout cela l'inquiétait, et il ne pensait qu'à trouver des sujets également capables d'élévation et de reconnaissance. Je lui avais paru de ceux-là, et, pour son intérêt propre, il nie désirait ambassadeur à Rome, pour me faire de ce grand emploi un échelon à d'autres dans lesquels je fusse en état de rendre à son fils, et peut-être à lui-même, si les choses changeaient, les plaisirs et les services que j'en aurais reçus, par une protection sûre et solide à mon tour. Il nous offrit sa bourse et son crédit sans mesure, et tout ce qui pouvait dépendre de lui et de ses places.

Vaincu enfin, j'acceptai, c'est-à-dire j'en pris la résolution, et j'avoue que ce fut avec plaisir. Mme de Saint-Simon, plus sage et plus prudente, peinée aussi de quitter sa famille, demeura persuadée, mais peinée. Je ne puis me refuser au plaisir de raconter ici ce que ces trois ministres, et tous trois séparément, et tous trois sans que je leur en parlasse, me dirent sur une femme de vingt-sept ans, qu'elle avait alors, mais qu'une longue habitude, et souvent d'affaires de cour et de famille (car c'étaient nos conseils pour tout), et en dernier lieu celle-ci, leur avait bien fait connaître. Ils me conseillèrent tous trois, et tous trois avec force, de n'avoir rien de secret pour elle dans toutes les affaires de l'ambassade, de l'avoir au bout de ma table quand je lirais et ferais mes dépêches, et de la consulter sur tout avec déférence. J'ai rarement goûté aucun conseil avec tant de douceur, et je tiens le mérite égal de l'avoir mérité, et d'avoir toujours vécu depuis comme si elle l'eût ignoré; car elle le sut, et par moi, et après d'eux-mêmes.

Je n'eus pas lieu de le suivre à Rome, où je ne fus point, mais je l'avais exécuté d'avance depuis longtemps, et je continuai toute ma vie à ne lui rien cacher. Il faut encore me passer ce mot. Je ne trouvai jamais de conseil si sage, si judicieux, si utile, et j'avoue avec plaisir qu'elle m'a paré beaucoup de petits et de grands inconvénients. Je m'en suis aidé en tout sans réserve, et le secours que j'y ai trouvé a été infini pour ma conduite et pour les affaires, qui ne furent pas médiocres dans les derniers temps de la vie du roi et pendant toute la régence. C'est un bien doux et bien rare contraste de ces femmes inutiles ou qui gâtent tout, qu'on détourne les ambassadeurs de mener avec eux, et à qui on défend toujours de rien communiquer à leurs femmes, dont l'occupation est de faire la dépense et les honneurs, contraste encore plus grand de ces rares capables qui font sentir leur poids, d'avec la perfection d'un sens exquis et juste en tout, mais doux et tranquille, et qui, loin de faire apercevoir ce qu'il vaut, semble toujours l'ignorer soi-même avec une uniformité de toute la vie de modestie, d'agrément et de vertu.

Cependant mon choix pénétra et se dit peu à peu à l'oreille. Torcy ne me parlait point, je ne savais que répondre à nies amis; on me traînait d'un conseil à l'autre; à la fin il devint public. Nous retournâmes à Versailles, nous revînmes à Marly, on ne s'en contraignait plus. M. de Monaco m'offrit au bal de m'accommoder pour ce qui était resté à Rome des meubles et des équipages de son père; et quand nous dansions, Mme de Saint-Simon ou moi, nous entendions dire : « Voilà M. l'ambassadeur ou Mme l'ambassadrice qui danse. » Ce malaise me fit presser Torcy par Callières de finir de façon ou d'autre. Il sentait l'indécence de la chose en elle-même et tout mon embarras, mais il n'osait presser le roi. La raison de ces prolongations vint de quelque espérance de fléchir le pape sur l'abbé de La Trémoille, de presser la promotion de dix-neuf chapeaux vacants qui mettait tout Rome en mouvement, et qui, par ce grand nombre, ne pouvait plus guère se différer. Elle se différa pourtant, et il arriva que, sans avoir été déclaré, mon choix n'en fut pas moins public à Paris et à Rome. Mgr le duc de Bourgogne m'en lit un jour des honnêtetés à Marly, à la dérobée, quoique alors je ne fusse en aucune privance avec lui. Il trouvait ces délais trop poussés, et sur ce que je lui répondis sur cet emploi avec modestie, il m'encouragea et me dit que je ne pouvais mieux commencer pour me former aux affaires et aux grandes places. Il ajouta qu'il était fort aise pour cela que je me fusse résolu de l'accepter, et par ce encore que le roi ne m'eût jamais pardonné le refus.

Tandis que j'étais ainsi en spectacle, la comtesse de La Marck mourut à Paris de la petite vérole. Elle était fille du duc de Rohan; comme je l'ai dit lors de son mariage. Elle était amie intime de Mme de Saint-Simon, et fort aussi de Mme de Lauzun, anciennes compagnes de couvent. C'était une grande femme très bien faite, mais laide, avec un air noble et d'esprit qui accoutumait à son visage. Elle avait infiniment d'esprit, et elle l'avait vaste, mâle, plein de vues, beaucoup de discernement, de justesse, de précision, un air simple et naturel, et une conversation charmante; fort sûre, un peu sèche, et un coeur excellent, qui lui coûta la vie par les extravagants contrastes de sa plus proche famille. C'était une personne que les vues, l'ambition, le courage et la dextérité auraient menée loin; aussi était-elle la bonne nièce de Mme de Soubise, qui l'aimait passionnément. Son mérite la fit fort regretter. Mme de Saint-Simon la pleura amèrement, et j'en fus fort touché. Cinq ou six heures après avoir appris cette mort, il fallut aller danser, Mme de Saint-Simon et sa soeur, avec les yeux gros et rouges, sans qu'aucune raison pût en excuser. Le roi connaissait peu les lois de la nature et les mouvements du coeur. Il étendait les siennes sur les choses d'État, et sur les amusements les plus frivoles, avec la même jalousie. Il fit venir et danser à Marly la duchesse de Duras, dans le premier deuil du maréchal de Duras. On a vu sur Madame, à la mort de Monsieur, combien les bienséances les plus respectées trouvèrent en lui peu de considération et de ménagement.

J'ai envie d'achever tout de suite cette trop longue histoire de mon ambassade de Rome, aussi bien la promotion des cardinaux vint-elle dans un temps trop vif et trop intéressant, pour faire scrupule de l'en déplacer. Je fus traîné de la sorte jusque vers la mi-avril; enfin je sus que mon sort serait décidé au premier conseil. Nous étions à Marly et logés avec Chamillart dans le même pavillon, je le priai, en rentrant de ce conseil, d'entrer chez moi avant de monter chez lui, pour apprendre en particulier ce que j'allais devenir. Il vint donc dans la chambre de Mme de Saint-Simon, où nous l'attendions avec inquiétude. « Vous allez être bien aise, lui dit-il, et moi bien fâché; le roi n'envoie plus d'ambassadeur à Rome. Le pape à la fin s'est rendu à faire l'abbé de La Trémoille cardinal, il s'est en même temps résolu à faire la promotion que sa répugnance à l'y comprendre a tant retardée, et le nouveau cardinal sera chargé des affaires du roi sans ambassadeur. » Mme de Saint-Simon, en effet, fut ravie; il semblait qu'elle pressentait l'étrange discrédit où les affaires du roi allaient tomber en Italie, l'embarras et le désordre que les malheurs allaient mettre dans les finances, et la situation cruelle où toutes ces choses nous auraient réduits à Rome.

Les réflexions que j'avais eu un si long loisir de faire me consolèrent aisément d'un emploi qui m'avait flatté; mais je ne me doutais pas du mal qu'il me ferait. D'Antin et Dangeau avaient été enragés de la préférence, et le maréchal d'Huxelles encore, qui avait voulu se faire prier, pour demander comme condition à être fait due, et qui avait été laissé là fort brusquement. Ne pouvant faire pis pour couper chemin à un jeune homme qu'ils voyaient pointer à leurs dépens, et connaissant combien le roi était en garde contre l'esprit et l'instruction, ils s'étoient mis à me louer là-dessus outre mesure, en applaudissant au choix du roi, devenu public à force de longueurs et de temps. M. et Mme du Maine ne m'avaient point pardonné de n'avoir pu m'attirer à Sceaux, et de m'avoir trouvé inébranlable à toutes les avances qu'ils m'avaient prodiguées, comme je l'ai marqué en leur temps. Je ne m'étais pas caché de ce que je sentais du rang que les bâtards avaient usurpé. Me voir pointer leur donna de la crainte et du dépit, et je n'ai pu attribuer qu'à M. du Maine, si naturellement timide et malfaisant, l'aversion étrange de Mme de Maintenon pour moi, dont je ne me doutai que dans les suites. Chamillart ne me l'avoua qu'après la mort du roi, et en même temps qu'elle était telle, qu'il en avait eu des prises avec elle, et qu'elle avait été l'obstacle qui l'avait empêché de me raccommoder plus tôt avec le roi, ce qui est bien antérieur à ceci; que poussée par lui, elle n'avait pu rien alléguer de particulier sur elle ni sur les siens, mais vaguement que j'étais glorieux, frondeur, et plein de vues, sans avoir pu jamais la ramener, non pas même l'émousser; et qu'elle m'avait rendu auprès du roi beaucoup de mauvais offices. Ce bruit d'esprit et de lecture, de capacité et d'application, d'homme enfin très propre aux affaires, fut aisément porté au roi par ces mêmes canaux de M. du Maine, en louanges empoisonnées, et de Mme de Maintenon plus à découvert. M. du Maine, lié alors avec Mme la Duchesse qui l'était étroitement avec d'Antin, avait porté ce dernier. Il était piqué de n'avoir pas réussi, il l'était d'ailleurs contre moi comme je viens de le dire; il n'en fallut pas davantage. Ils mirent le roi si bien en garde sur moi, qu'ils le conduisirent jusqu'à la crainte, pour l'éloigner davantage et plus sûrement, et bientôt après je m'aperçus d'un changement en lui, qui comme les langueurs ne put finir que par une dangereuse maladie, c'est-à-dire par une sorte de disgrâce dont je parvins à me relever, mais dont il ne s'agit pas encore.

La même impression sur moi fut donnée à Monseigneur. D'Antin pour cela n'eut que faire de personne, mais il trouva là-dessus Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy à son point. Elles n'ignoraient pas mes sentiments ni ma conduite à l'égard du rang et des usurpations de leur maison. C'était leur endroit sensible. Elles menaient ce bon Monseigneur, qui prit sur moi toutes les opinions qu'il leur convint de lui donner, et Mme la Duchesse dès lors, et encore plus bientôt après, comme je le dirai en son lieu, y travailla avec la même affection. La Choin se laissa persuader et par elles ses meilleures amies, et par le maréchal d'Huxelles, qui la courtisait fort, et par qui ce pauvre Monseigneur se persuada qu'il était la meilleure tête du royaume. Telle devint ma situation à la cour, de laquelle je ne tardai pas à m'apercevoir. Mais achevons ce qui regarde Rome, afin de n'avoir pas à y revenir, ni à couper des choses trop intéressantes, si je remettais à parler de la promotion des cardinaux au temps où elle fut faite, qui fut le 17 mai.

Elle fut de dix-neuf sujets. Le savant Casoni en fut porté par son érudition profonde et l'intégrité de sa vie; Corsini qui a depuis été pape; ce duc de Saxe-Zeitz dont il a été tant parlé; notre nonce Gualterio; l'abbé de La Trémoille; Fabroni, pour le malheur de l'Église; et Filipucci qui donna un rare exemple de modestie et de piété, en refusant le chapeau. C'était un savant jurisconsulte. En vain, le pape l'exhorta et lui donna du temps à réfléchir, il demeura constant dans son refus. Un autre eut son chapeau, et le vingtième demeura in petto, Conti, nonce en Portugal, et depuis pape, eut le chapeau que Filipucci avait si constamment refusé.

Pendant ces longs délais du pape, Torcy avait eu loisir de faire ses réflexions sur le brillant mais dangereux personnage que faisait à la cour son ami l'abbé de Polignac. C'était merveilles que le roi l'ignorât encore. M. de Beauvilliers avait plus d'une raison de le désirer hors d'ici. Torcy crut donc rendre un grand service à son ami de l'en tirer promptement, et tout d'un temps au roi et à bien d'autres. Il le proposa pour l'auditorat de rote [8] . Il y fut nommé et il recul cet emploi comme un honnête exil, dont à la fin Torcy lui fit comprendre la nécessité et les avantages, vers lequel néanmoins il s'achemina tout le plus tard qu'il put.

Suite
[8]
Voy., sur le tribunal romain appelé la rote, t. II, p. 833, note.