CHAPITRE VIII.

1706

Duc de Vendôme; ses moeurs; son caractère; sa conduite. — Albéroni; commencement de sa fortune. — Voyage triomphant de Vendôme à la cour. — Patente de maréchal général offerte, et refusée par Vendôme. — Grand prieur; son caractère. — Berwick, fait maréchal de France à trente-cinq ans, retourne en Espagne. — Roquelaure va commander en Languedoc. — Le comte de Toulouse et le maréchal de Coeuvres à Toulon. — Petits exploits du duc de Noailles. — Tessé fait asseoir sa belle-fille en dupant les deux rois. — Mort de la reine douairière d'Angleterre. — Comte de Fervesham. — Mort de Belesbat. — Mort de Polastron. — Catastrophe de Saint-Adon. — Querelle qui jette Mme de Barbezieux dans un couvent. — Mariage du comte de Rochechouart avec Mlle de Blainville. — Mariage du duc d'Uzès avec une fille de Bullion. — Mariage du prince de Tarente avec Mlle de La Fayette. — Origine des distinctions de M. de La Trémoille. — Ducs de Bouillon et d'Albret raccommodés. — Vingt mille livres de pension pendant la guerre au comte d'Évreux. — Victoire des Suédois.

La cour et Paris virent en ce temps-ci un spectacle vraiment prodigieux. M. de Vendôme n'était point parti d'Italie, depuis qu'il y avait succédé au maréchal de Villeroy après l'affaire de Crémone, Ses combats tels quels, les places qu'il avait prises, l'autorité qu'il avait saisie, la réputation qu'il avait usurpée, ses succès incompréhensibles dans l'esprit et dans la volonté du roi, la certitude de ses appuis, tout cela lui donna le désir de venir jouir à la cour d'une situation si brillante, et qui surpassait de si loin tout ce qu'il avait pu espérer. Mais avant de voir arriver un homme qui va prendre un ascendant si incroyable, et dont jusqu'ici je n'ai parlé qu'en passant, il est bon de le faire connaître davantage, et d'entrer même dans des détails qui ont de quoi surprendre, et qui le peindront d'après nature.

Il était d'une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort et alerte; un visage fort noble et l'air haut; de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole; beaucoup d'esprit naturel qu'il n'avait jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d'une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée; beaucoup de connaissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et sous une apparente incurie un soin et une adresse continuelle à en profiter en tout genre, surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices, à l'abri du faible du roi pour sa naissance; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare; insolent à l'excès dès qu'il crut le pouvoir oser impunément, et en même temps familier et populaire avec le commun, par une affectation qui voilait sa vanité et le faisait aimer du vulgaire; au fond, l'orgueil même, et un orgueil qui voulait tout, qui dévorait tout. À mesure que son rang s'éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de ménagement, son opiniâtreté jusqu'à l'entêtement, tout cela crût à proportion, jusqu'à se rendre inutile toute espèce d'avis, et se rendre inaccessible qu'à un nombre très petit de familiers et à ses valets. La louange, puis l'admiration, enfin l'adoration furent le canal unique par lequel on put approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver.

Il connut et abusa plus que personne de la bassesse du Français. Peu à peu il accoutuma les subalternes, puis de l'un à l'autre toute son armée, à ne l'appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse. En moins de rien cette gangrène gagna jusqu'aux lieutenants généraux et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à l'exemple les uns des autres, n'osa plus lui parler autrement, et qui d'usage ayant passé en droit, y auraient hasardé l'insulte si quelqu'un d'eux se fût avisé de lui parler autrement.

Ce qui est prodigieux à qui a connu le roi, galant aux dames une si longue partie de sa vie, dévot l'autre, souvent avec importunité pour autrui, et dans toutes ces deux parties de sa vie plein d'une juste, mais d'une singulière horreur pour tous les habitants de Sodome, et jusqu'au moindre soupçon de ce vice, M. de Vendôme y fut plus salement plongé toute sa vie que personne, et si publiquement, que lui-même n'en faisait pas plus de façon que de la plus légère et de la plus ordinaire galanterie, sans que le roi, qui l'avait toujours su, l'eût jamais trouvé mauvais, ni qu'il en eût été moins bien avec lui. Ce scandale le suivit toute sa vie à la cour, à Anet, aux armées. Ses valets et des officiers subalternes satisfirent toujours cet horrible goût, étaient connus pour tels, et comme tels étaient courtisés des familiers de M. de Vendôme et de ce qui voulait s'avancer auprès de lui. On a vu avec quelle audacieuse effronterie il fit publiquement le grand remède, par deux fois prit congé pour l'aller faire, qu'il fut le premier qui l'eût osé, et que sa santé devint la nouvelle de la cour, et avec quelle bassesse elle y entra, à l'exemple du roi, qui n'aurait pas pardonné à un fils de France ce qu'il ménagea avec une faiblesse si étrange et si marquée pour Vendôme.

Sa paresse était à un point qui ne se peut concevoir. Il a pensé être enlevé plus d'une fois pour s'être opiniâtré dans un logement plus commode, mais trop éloigné, et risqué les succès de ses campagnes, donné même des avantages considérables à l'ennemi, pour ne se pouvoir résoudre à quitter un camp où il se trouvait logé à son aise. Il voyait peu à l'armée par lui-même, il s'en fiait à ses familiers que très souvent encore il n'en croyait pas. Sa journée, dont il ne pouvait troubler l'ordre ordinaire, ne lui permettait guère de faire autrement. Sa saleté était extrême, il en tirait vanité; les sots le trouvaient un homme simple. Il était plein de chiens et de chiennes dans son lit qui y faisaient leurs petits à ses côtés. Lui-même ne s'y contraignait de rien. Une de ses thèses était que tout le monde en usait de même, mais n'avait pas la bonne foi d'en convenir comme lui. Il le soutint un jour à Mme la princesse de Conti, la plus propre personne du monde et la plus recherchée dans sa propreté.

Il se levait assez tard à l'armée, se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres, et y donnait ses ordres du matin. Qui avait affaire à lui, c'est-à-dire pour les officiers généraux et les gens distingués, c'était le temps de lui parler. Il avait accoutumé l'armée à cette infamie. Là, il déjeunait à fond, et souvent avec deux ou trois familiers, rendait d'autant, soit en mangeant, soit en écoutant ou en donnant ses ordres, et toujours force spectateurs debout. (Il faut passer ces honteux détails pour le bien connaître.) Il rendait beaucoup; quand le bassin était plein à répandre, on le tirait et on le passait sous le nez de toute la compagnie pour l'aller vider, et souvent plus d'une fois. Les jours de barbe, le même bassin dans lequel il venait de se soulager servait à lui faire la barbe. C'était une simplicité de moeurs, selon lui, digne des premiers Romains, et qui condamnait tout le faste et le superflu des autres. Tout cela fini, il s'habillait, puis jouait gros jeu au piquet ou à l'hombre, ou s'il fallait absolument monter à cheval pour quelque chose, c'en était le temps. L'ordre donné au retour, tout était fini chez lui. Il soupait avec ses familiers largement; il était grand mangeur, d'une gourmandise extraordinaire, ne se connaissait à aucun mets, aimait fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon. La table se prolongeait en thèses, en disputes, et par-dessus tout, louanges, éloges, hommages toute la journée et de toutes parts.

Il n'aurait pardonné le moindre blâme à personne. Il voulait passer pour le premier capitaine de son siècle, et parlait indécemment du prince Eugène et de tous les autres. La moindre contradiction eût été un crime. Le soldat et le bas officier l'adoraient pour sa familiarité avec eux, et la licence qu'il tolérait pour s'en gagner les coeurs, dont il se dédommageait par une hauteur sans mesure avec tout ce qui était élevé en grade ou en naissance. Il traitait à peu près de même ce qu'il y avait de plus grand en Italie, qui avait si souvent affaire à lui. C'est ce qui fit la fortune du fameux Albéroni.

Le duc de Parme eut à traiter avec M. de Vendôme; il lui envoya l'évêque de Parme, qui se trouva bien surpris d'être reçu par M. de Vendôme sur sa chaise percée, et plus encore de le voir se lever au milieu de la conférence et se torcher le cul devant lui. Il en fut si indigné que, toutefois sans mot dire, il s'en retourna à Parme sans finir ce qui l'avait amené, et déclara à son maître qu'il n'y retournerait de sa vie après ce qui lui était arrivé. Albéroni était fils d'un jardinier, qui, se sentant de l'esprit, avait pris un petit collet pour, sous une figure d'abbé, aborder où son sarrau de toile eût été sans accès. Il était bouffon; il plut à M. de Parme comme un bas valet dont on s'amuse; en s'en amusant il lui trouva de l'esprit, et qu'il pouvait n'être pas incapable d'affaires. Il ne crut pas que la chaise percée de M. de Vendôme demandât un autre envoyé, il le chargea d'aller continuer et finir ce que l'évêque de Parme avait laissé à achever.

Albéroni, qui n'avait point de morgue à garder et qui savait très bien quel était Vendôme, résolut de lui plaire à quelque prix que ce fût, pour venir à bout de sa commission au gré de son maître et de s'avancer, par là auprès de lui. Il traita donc avec M. de Vendôme sur sa chaise percée, égaya son affaire par des plaisanteries qui firent d'autant mieux rire le général qu'il l'avait préparé par force louanges et hommages. Vendôme en usa avec lui comme il avait fait avec l'évêque, il se torcha le cul, devant lui. À cette vue Albéroni s'écrie: O culo di angelo! et courut le baiser. Rien n'avança plus ses affaires que cette infâme bouffonnerie. M. de Parme qui dans sa position avait plus d'une chose à traiter avec M. de Vendôme, voyant combien Albéroni y avait heureusement commencé, se servit toujours de lui; et lui, prit à tâche de plaire aux principaux valets, de se familiariser avec tous, de prolonger ses voyages. Il fit à M. de Vendôme, qui aimait les mets extraordinaires, des soupes au fromage et d'autres ragoûts étranges qu'il trouva excellents. Il voulut qu'Albéroni en mangeât avec lui, et de cette sorte, il se mit si bien avec lui, qu'espérant plus de fortune dans une maison de Bohèmes et de fantaisies qu'à la cour de son maître, où il se trouvait de trop bas aloi, il fit en sorte de se faire débaucher d'avec lui, et de faire accroire à M. de Vendôme que l'admiration et l'attachement qu'il avait conçu pour lui lui faisait sacrifier tout ce qu'il pouvait espérer de fortune à Parme. Ainsi il changea de maître; et bientôt après, sans cesser son métier de bouffon et de faiseur de potages et de ragoûts bizarres, il mit le nez dans les lettres de M. de Vendôme, réussit à son gré, devint son principal secrétaire, et celui à qui il confiait tout ce qu'il avait de plus particulier et de plus secret. Cela déplut fort aux autres. La jalousie s'y mit au point que, s'étant querellés dans une marche, ... [11] le courut plus de mille pas à coups de bâton à la vue de toute l'armée. M. de Vendôme le trouva mauvais, mais ce fut tout; et Albéroni, qui n'était pas homme à quitter prise pour si peu de chose et en si beau chemin, s'en fit un mérite auprès de son maître, qui, le goûtant de plus en plus et lui confiant tout, le mit de toutes ses parties et sur le pied d'un ami de confiance plutôt que d'un domestique, à qui ses familiers, même les plus haut huppés de son armée, firent la cour.

On a vu ce que put sur le roi la naissance de M. de Vendôme; le parti qu'il en sut tirer par M. du Maine, et de là par Mme de Maintenon, toujours en montant; comment par là il se dévoua Chamillart; et l'intérêt que Vaudemont et ses habiles nièces trouvèrent à se lier avec lui. Bien de tout temps avec Monseigneur par la chasse et par d'autres endroits de jeunesse ancienne, jusqu'à être dans l'intérieur de cette cour l'émule du prince de Conti; cette émulation plut au roi qui haïssait le prince, et qui, dès avant tout ce que nous venons de voir, avait pris du goût et de la distinction pour Vendôme, qui l'avait flatté par son goût pour la chasse, pour la campagne, par son assiduité près de lui, et par l'aversion de Paris surtout, où il n'allait comme jamais. On a vu son art et son audace d'entretenir le roi de projets, d'entreprises, de petits combats de rien grossis, de vrais combats très douteux, donnés comme décisifs, avec une hardiesse à l'épreuve du plus prompt démenti, en un mot, de courriers continuels dont le roi voulait bien être la dupe et se persuader tout ce que voulait Vendôme, appuyé et prôné si solidement dans le plus intérieur des cabinets et contredit de personne, avec la précaution qu'on a vu qu'il avait prises sur les lettres d'Italie, et le silence profond, excepté pour l'exalter, que son poids et sa faveur mit imprimé à son armée.

La situation où il la trouvait et l'absence du prince Eugène, qui était à Vienne, lui parut une jointure favorable pour aller recueillir le fruit de ses travaux. Il eut permission de faire un tour à la cour et laisser son armée sous les ordres de Médavy, le plus ancien lieutenant général, parce que la politique de Vaudemont, ou l'orgueil de ne commander pas par l'absence d'un autre, lui en fit faire l'honnêteté à Médavy.

Vendôme arriva droit à Marly, où nous étions, le 12 février. Ce fut une rumeur épouvantable: les galopins, les porteurs de chaises, tous les valets de la cour quittèrent tout pour environner sa chaise de poste. À peine monté dans sa chambre tout y courut. Les princes du sang, si piqués de sa préférence sur eux à servir et de bien d'autres choses, y arrivèrent tout les premiers. On peut juger si les deux bâtards s'y firent attendre. Les ministres y accoururent, et tellement tout le courtisan, qu'il ne resta dans le salon que les dames: M. de Beauvilliers était à Vaucresson; et pour moi, je demeurai spectateur et n'allai point adorer l'idole.

Le roi, Monseigneur, l'envoyèrent chercher. Dès qu'il put être habillé parmi cette foule, il alla au salon, porté par elle plutôt qu'environné. Monseigneur fit cesser la musique où il était pour l'embrasser. Le roi, qui était chez Mme de Maintenon, travaillant avec Chamillart, l'envoya chercher encore, et sortit de la petite chambre où il travaillait dans le grand cabinet au-devant de lui, l'embrassa à diverses reprises, y resta quelque temps avec lui, puis lui dit qu'il le verrait le lendemain à loisir, il l'entretint en effet chez Mme de Maintenon plus de deux heures.

Chamillart, sous prétexte de travailler avec lui plus en repos à l'Étang, lui donna deux jours durant une fête superbe. À son exemple, Pontchartrain, Torcy, puis les seigneurs les plus distingués de la cour, crurent faire la leur d'en user de même. Chacun voulut s'y signaler; Vendôme retenu et couru de toutes parts n'y put suffire. On briguait à lui donner des fêtes, on briguait d'y être invité avec lui. Jamais triomphe n'égala le sien; chaque pas qu'il faisait lui en procurait un nouveau. Ce n'est point trop dire que tout disparut devant lui, princes du sang, ministres et les plus grands seigneurs, ou ne parut que pour le faire éclater bien loin au-dessus d'eux, et que le roi ne sembla demeurer roi que pour l'élever davantage.

Le peuple s'y joignit à Versailles et à Paris, où il voulut jouir d'un enthousiasme si étrange, sous prétexte d'aller à l'Opéra. Il y fut couru par les rues avec des acclamations; il fut affiché; tout fut retenu à l'Opéra d'avance; on s'y étouffait partout, et les places y furent doublées comme aux premières représentations.

Vendôme, qui recevait tous ces hommages avec une aisance extrême, était pourtant intérieurement surpris d'une folie si universelle. Quelque court qu'il eût résolu de rendre son séjour, il craignit que cette fougue ne pût durer. Pour se rendre plus rare, il pria le roi de trouver bon qu'il allât à Anet d'un Marly à l'autre, et ne fut que deux jours à Versailles, qu'il coupa encore d'une nuit à Meudon, dont il voulut bien gratifier Monseigneur. Vendôme ne fut pas plutôt à Anet avec fort peu de gens choisis, que de l'un à l'autre la cour devint déserte, et le château et le village d'Anet remplis jusqu'aux toits. Monseigneur y fut chasser, les princes du sang, les ministres; ce fut une mode dont chacun se piqua. Enflé d'une réception si prodigieuse et si soutenue, il traita à Anet toute cette foule de courtisans, et la bassesse fut telle qu'on le souffrit sans s'en plaindre comme une liberté de campagne, et qu'on ne cessa d'y courir. Le roi, si offensé d'être délaissé pour quelque occasion que ce fût, prenait plaisir à la solitude de Versailles pour Anet, et demandait aux uns s'ils y avaient été, aux autres quand ils iraient.

Tout montrait que de propos délibéré on avait résolu d'élever Vendôme au rang des héros; il le sentit, il voulut en profiter. Il renouvela ses prétentions de commander aux maréchaux de France; on l'érigeait en dieu Mars, comment l'en refuser? La patente de maréchal général lui fut donc sourdement accordée, et dressée pareille à celle de M. de Turenne, depuis lequel on n'en avait point vu. Ce n'était ni le compte de M. de Vendôme ni celui de M. du Maine. La patente n'avait été offerte que pour sauver ce que le roi n'avait jamais voulu; elle n'avait été acceptée qu'à faute de mieux et pour en faire un chausse-pied à la naissance. Vendôme proposa donc que ce motif y fût inséré de plus qu'en la patente de M. de Turenne. Je ne sais par où le maréchal de Villeroy en eut le vent, mais il le sut à temps d'en faire ses représentations au roi. Elles étaient pour lors encore conformes à son goût; le maréchal était en grande faveur, il l'emporta et il fut déclaré à M. de Vendôme qu'il ne serait rien ajouté à sa patente, conforme en tout à celle de M. de Turenne. Il se piqua et n'en voulut plus. Le refus était singulièrement hardi; mais il connaissait à qui il avait affaire, et la force de ses appuis. Il avait été opiniâtrement refusé de commander ceux d'entre les maréchaux de France qui ne l'étaient que depuis qu'il commandait les armées; il n'avait pas tenu aux ordres réitérés du roi que Tessé ne le lui eût fait éprouver, qui ne l'évita que par une volontaire adresse; de là à la patente qu'on lui offrit pour les commander tous, il y avait plus loin qu'à parvenir de cette offre à ce qu'il prétendait. On verra dans cette année même qu'il ne se trompa pas.

Son frère, quoique médiocrement bien avec lui, le fut trouver à Anet pour se remettre par lui en selle. Vendôme lui offrit de le présenter au roi, et de lui faire donner une pension de dix mille écus; mais l'insolent grand prieur ne voulut rien moins que de retourner commander une armée en Italie, acheva pourtant le voyage d'Anet fort mécontent et refusa tout, et quand son frère retourna à la cour s'en revint rager à Clichy.

Il avait tous les vices de son frère. Sur la débauche il avait de plus que lui d'être au poil et à la plume, et d'avoir l'avantage de ne s'être jamais couché le soir depuis trente ans que porté dans son lit ivre mort, coutume à laquelle il fut fidèle le reste de sa vie. Il n'avait aucune partie de général; sa poltronnerie reconnue était soutenue d'une audace qui révoltait; plus glorieux encore que son frère, il allait à l'insolence, et pour cela même ne voyait que des subalternes obscurs; menteur, escroc, fripon, voleur, comme on l'a vu sur les affaires de son frère, malhonnête homme jusque dans la moelle des os qu'il avait perdus de vérole, suprêmement avantageux et singulièrement bas et flatteur aux gens dont il avait besoin, et prêt à tout faire et à tout souffrir pour un écu, avec cela le plus désordonné et le plus grand dissipateur du monde. Il avait beaucoup d'esprit et une figure parfaite en sa jeunesse, avec un visage autrefois singulièrement beau. En tout, la plus vile, la plus méprisable et en même temps la plus dangereuse créature qu'il fût possible.

Le projet de Barcelone occupait fort alors. Tessé ne parut pas pouvoir suffire à tout. Il fallait une armée en Galice, et contenir, si on pouvait, les Portugais pour vaquer plus à son aise à la partie de la Catalogne. Le triomphe de Mme des Ursins lui avait fait passer le dépit qu'elle avait eu contre le duc de Berwick de tout ce qu'il avait mandé d'Orry, qui en triomphait avec elle. Il fallait un chef contre le Portugal, Berwick en connaissait exactement toute la frontière; cela les détermina à Madrid à le redemander avec des troupes de France pour ce côté-là. Le roi, en l'accordant, en prit occasion de combler sa fortune en faveur d'une naissance qu'il aimait, de quelque pays qu'elle fût. Quoique Berwick n'eût pas encore trente-six ans, il lui envoya à Montpellier le bâton de maréchal de France avec l'ordre de s'en aller de là droit en Espagne.

En même temps, le roi, touché de la douleur des beaux yeux de Mme de Roquelaure, envoya son mari commander en Languedoc à la place de Berwick, au scandale de toute la France. Tout en même temps aussi le comte de Toulouse et le maréchal de Coeuvres s'en allèrent à Toulon préparer tout ce qui était nécessaire pour aller eux-mêmes favoriser par mer l'entreprise de Barcelone. Son importance leur fit espérer que Pontchartrain n'en userait pas comme on a vu qu'il avait fait l'année précédente. L'expérience leur apprit que la persévérance dans la résolution qu'il avait prise lui avait paru plus importante pour lui que de les laisser réussir à Barcelone.

Le duc de Noailles fit de petits exploits. Il pourchassa des miquelets, s'empara de Figuères que l'ennemi avait abandonné, mit quelques troupes dans Roses dès que le blocus en fut levé, et nettoya fort aisément le Lampourdan. Il empêcha les ennemis de prendre Bascara, et leur prit et tua quelque monde, s'avança vers le Ter, et se rendit maître depuis Girone jusqu'à la mer. Ces faciles exécutions furent fort célébrées. Il était pressé d'agir en chef, et il avait beau jeu contre quelque peu de milices, avant que les troupes destinées au siège de Barcelone arrivassent et Legal avec elles, auquel il devait obéir, et servir après de maréchal de camp au siège.

Tessé n'était pas tellement occupé en Espagne qu'il ne songeât à ses affaires. Il fit un tour de son pays et dupa bel et bien le roi et le roi d'Espagne. Sans dire mot au dernier, il demanda au premier la permission de céder sa grandesse à son fils, chose sans aucun exemple en Espagne. Le roi, qui n'entretint jamais personne que pour ses affaires et par nécessité, ignorait tout et ne s'en cachait pas. Sur la demande de Tessé, et faite d'Espagne, il ne douta pas un moment que les grandesses ne se cédassent comme ici les duchés, et le permit. Quand Tessé eut ce qu'il voulait du roi par la surprise qu'il lui avait faite, il surprit de même le roi d'Espagne, en lui faisant accroire que le roi son grand-père s'était engagé de manière à ne pouvoir être dédit. Mme des Ursins tout à lui, comme on a vu avec étendue, le servit puissamment, et détermina le roi d'Espagne à ne pas chicaner et blesser, pour une bagatelle qui n'aurait point d'effet en Espagne, le roi son grand-père, dont il avait tant de besoin. Il se rendit avec bien de la peine, mais par un décret qui la sentit et qui expliqua bien que c'était sans nulle conséquence, et qui exclut l'Espagne de l'effet, tellement que, si le comte de Tessé y eût été du vivant de son père, il n'y eût pas été traité autrement que tous les fils aînés des grands.

En ce même temps, c'est-à-dire vers la mi-février, la reine douairière d'Angleterre mourut en Portugal, où veuve sans enfants elle s'était retirée auprès du roi son frère, qui l'aimait et la considérait fort. Elle l'avait toujours aussi été beaucoup en Angleterre, où on s'affligea fort de son départ. C'est celle avec qui le comte de Feversham, frère des maréchaux de Duras et de Lorges, était si bien qu'on ne douta pas qu'il ne l'eût épousée dans l'intervalle de la mort de Charles II et de son départ. Sa religion l'avait établi en Angleterre, où il est mort sans enfants, mais riche par le mariage qu'il avait fait. Il avait été capitaine des gardes jusqu'à la révolution, grand chambellan de la reine jusqu'à son départ, général d'armée, et eut, en 1685, la jarretière du duc de Monmouth qu'il avait défait et pris, et qui fut décapité. On donna part au roi de la mort de cette reine, et il en prit le deuil.

Belesbat mourut aussi. Son nom était Hurault. Sa mère était soeur de Brégy et belle-soeur de Mme de Brégy, dont j'ai fait une assez plaisante mention. La soeur de son père était cette Mme de Choisy, mère de l'abbé de Choisy, si avant dans le monde et si instruite de toutes les intrigues de la cour. Ces deux femmes avaient mis Belesbat à la cour et dans le monde. C'était une manière d'éléphant pour la figure, une espèce de boeuf pour l'esprit, qui s'était accoutumé à se croire courtisan, à suivre le roi dans tous ses voyages de guerre et de frontières, et à n'en être pas plus avancé pour cela. Ses pères étaient de robe; il ne fut ni robe ni épée, se fit assez moquer de lui, et ne laissait pas quelquefois de lâcher des brutalités assez plaisantes. Il avait fort accommodé le jardin de Belesbat, près de Fontainebleau, où les eaux et les bois sont admirables, et s'y était fort incommodé. Il mourut vieux, sans avoir été marié. Sa soeur était mère de Canillac, dont j'aurai maintes occasions de parler.

Polastron, ancien lieutenant général, mourut aussi. Il avait un gouvernement et la grand'croix de Saint-Louis. Son frère était au duc Mazarin et avait été gouverneur de son fils, gendre du maréchal de Duras. Cette famille est féconde en gouverneurs. Le fils de celui-là a été sous-gouverneur de Mgr le Dauphin, puis lieutenant général.

Saint-Adon, d'une famille de Paris, galant, fort dans le grand monde et dans le grand jeu, et capitaine aux gardes à force de lessives, avait vendu sa compagnie, et n'osant plus se montrer, s'était retiré en Flandre, où l'électeur de Bavière, qui ramassait tout, lui avait donné une réforme de colonel de dragons. Il ne put s'empêcher de jouer; il ne fut pas plus heureux qu'il l'avait été en ce pays-ci. Il se tua un matin dans son lit. Tout le monde le plaignit: il était brave, de bon commerce, et fait, quoique de peu, pour la bonne compagnie.

Deux hommes fort querelleurs, quoique assez peu propres à quereller, eurent une violente prise au bal du Palais-Royal. M. le duc d'Orléans, qui survint au bruit, leur imposa et les accommoda sur-le-champ. Ils ne demandaient, pas mieux l'un et l'autre. C'était le chevalier de Bouillon et d'Entragues, plus connu par son jeu et par être cousin germain de Mme la princesse de Conti que par ailleurs, neveu de cet abbé d'Entragues si extraordinaire, dont je crois avoir parlé. Tous deux prétendaient épouser Mme de Barbezieux. Encore le chevalier de Bouillon avait un rang et une belle figure; l'autre, de l'intrigue et de l'audace. L'éclat de cette affaire fit entrer la prétendue dans un couvent.

La duchesse douairière de Mortemart fit un mariage hardi dans sa famille. Elle prit pour le comte de Maure, son second fils, qui prit le nom de comte de Rochechouart, la fille unique de son frère Blainville, tué à Hochstedt. Elle était extrêmement riche; mais sa mère était enfermée depuis longtemps folle à lier, et cette folie venait de race et s'était plus ou moins manifestée dans toutes les générations. Sa grand'mère était soeur de Châteauneuf. Leur frère aîné avait couru les champs et les rues toute sa vie à Angoulême. L'archevêque de Bourges, leur autre frère, n'avait jamais été bien sage; elle l'était encore moins. Elle avait épousé un Rochechouart, qui s'appelait M. de Tonnay-Charente, et le mal venait de la mère, qui était Particelli, fille d'Émery, surintendant des finances, qui était femme du bonhomme La Vrillière, secrétaire d'État.

M. d'Uzès en fit un pareil. Il n'avait plus d'enfants de sa première femme, fille de M. de Monaco. Il s'était ruiné dans l'obscurité de la crapule; il épousa une fille de Bouillon. Qui aurait pu imaginer alors que le frère de sa femme eût été chevalier de l'ordre avec lui en 1724?

Fort peu après, M. de La Trémoille maria son fils unique plus honnêtement avec Mlle de La Fayette du nom de Mottier, fort riche héritière. Elle avait perdu père et mère qui était fille, et par l'événement, héritière de Marillac, doyen du conseil. Ce mariage était fait avec le fils aîné du duc de Beauvilliers lorsqu'il le perdit. La Fayette était mort maréchal de camp. Il était fils de cette Mme de La Fayette, célèbre par son esprit, si amie de M. le Prince le héros, de Mme de Longueville, de M. de La Rochefoucauld, et de toutes les personnes d'esprit et principales de son temps, et jusqu'à la fin de sa vie distinguée par son esprit. Lors du désordre des tabourets donnés dans la régence de la reine mère [12] , puis ôtés, après rendus de façon ou d'autre, Mme de La Trémoille, qui voyait MM. de Bouillon et de Turenne, ses frères, devenus princes par les troubles, essaya de faire prince aussi son mari. Ils avaient fait un grand mariage en 1648 par ces mêmes troubles, et par leur religion, du prince de Tarente leur fils, avec Amélie de Hesse, dont une soeur fut électrice palatine, mère de Madame; l'autre, reine de Danemark, filles de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel, et d'une Hanau, cette guerrière illustre qui servit si utilement et si constamment la France. La considération d'une belle-fille si distinguée lui fit accorder le tabouret, et encore à Mlle de La Trémoille, qui épousa depuis un duc de Saxe-Weimar. On donna aussi le pour[13] à M. de La Trémoille. J'ai expliqué ailleurs ce que c'est. De cette manière on contenta Mme de La Trémoille et ses frères, qui ne voulaient point multiplier la princerie qu'ils avaient obtenue, et on accorda à M. de La Trémoille une distinction fort grande, qui donne le tabouret à la femme de son fils aîné, et à sa fille aînée, sans aller au delà à aucun des cadets. On verra dans la suite la subtile escroquerie du prince de Talmont, et où elle en est demeurée.

Parlant des Bouillon, il faut dire ici qu'en ce même temps, le duc d'Albret, voyant la cour et la ville contre lui, et le roi contre sa coutume ayant pris parti, envoya son blanc signé à M. de Bouillon pour terminer leur procès tout comme il lui plairait. M. de Bouillon avait pris congé du roi pour aller à Dijon, où ce procès avait été renvoyé et allait commencer; cela remit la paix dans la famille, et raccommoda parfaitement le père avec le fils, mais non avec le roi, auprès duquel le père fit inutilement tout ce qu'il put pour raccommoder ce qu'il avait gâté dans sa colère. Le roi, qui savait gré au comte d'Évreux de s'être attaché au comte de Toulouse, lui donna vingt mille livres de pension pour tant que la guerre durerait. Ce sont de ces grâces qu'un terme facilite, mais qui n'y demeurent guère bornées.

Rinschild, à la tête de douze mille Suédois, sans aucune artillerie, défit entièrement, le 12 février, Schulembourg, qui avait vingt mille Saxons ou Moscovites et beaucoup de canon. La cavalerie de ce dernier lâcha pied d'abord, et abandonna vingt-deux pièces de canon, dont les Suédois se servirent. Schulembourg se mit à la tète des quinze mille hommes d'infanterie, qui fut enfoncée de façon qu'il n'en resta pas mille. Schulembourg se sauva seul et blessé, tous les Moscovites tués, six mille prisonniers, dont cent cinquante officiers, le canon, le bagage, cent drapeaux ou étendards pris. Une si complète victoire ne coûta pas plus de mille hommes aux Suédois, et presque point d'officiers. Quel personnage eût fait en Europe ce jeune roi de Suède s'il eût pu se préserver des perfides conseils de son ministre Piper, et n'aller pas se détruire follement dans les déserts de Moscovie !

Suite
[11]
Nom en blanc dans le manuscrit.
[12]
Ce fut en octobre 1649 que la noblesse se réunit pour s'opposer aux honneurs récemment accordés à plusieurs familles. Voy., pour les détails, notes à la fin du volume.
[13]
Voy., t. II, p. 186.