CHAPITRE XII.

1706

Baguettes du parlement baissées à Dijon chez M. le Prince. — Baronnies de Languedoc réelles, non personnelles. — Deux cent mille livres de brevet de retenue à Bullion. — Cardinal de Janson arrivé de Rome. — Mariage de des Forts avec la fille de Bâville. — Foucault cède à son fils l'intendance de Caen. — Fortune de l'abbé de La Bourlie en Angleterre. — Galanterie du roi à Marlborough. — Verbaum arrêté allant aux ennemis. — Faux-sauniers. — Orry à Paris; ne retourne plus en Espagne; frise la corde de près; puis président à mortier au parlement de Metz. — La reine douairière d'Espagne conduite de Tolède à Bayonne. — Mort de Fontaine-Martel et sa dépouille. — Caractère, conduite, extraction et dégoût de Saint-Pierre. — Ma façon d'être avec M. le duc d'Orléans. — Mlle de Sery fait légitimer le fils qu'elle avait de M. le duc d'Orléans, et se fait appeler Mme le comtesse d'Argenton par lettres patentes. — Curiosités sur l'avenir très singulières.

Le roi jugea au conseil de dépêches deux affaires assez singulières; la première qui tenait fort au coeur à M. le Prince entre lui et le parlement de Dijon, qui venant le saluer à son arrivée, pour tenir les états de Bourgogne, faisait marcher ses huissiers avec leurs baguettes hautes dans le logis de M. le Prince, qui, de son côté, prétendait que, représentant le roi dans la province dont il était gouverneur, les baguettes des huissiers du parlement ne pouvaient entrer chez lui que baissées. Cela fut ordonné ainsi, dont ce parlement fut fort mortifié.

L'autre paraissait tout à fait sans fondement. Mérinville, dont le père était le seul lieutenant général de Provence, et qui fut chevalier de l'ordre en 1661, avait été forcé par la ruine de ses affaires de vendre à Samuel Bernard, le plus fameux et le plus riche banquier de l'Europe, sa terre de Rieux qui est une des baronnies des états de Languedoc. Ces états ne voulurent pas souffrir que Bernard prît aucune séance dans leur assemblée, comme n'étant pas noble par lui-même, et incapable, par conséquent, de jouir du droit de la terre qu'il avait acquise. Sur cela, Mérinville prétendit demeurer baron des états de Languedoc sans terre, comme étant une dignité personnelle. Il fut jugé qu'elle était réelle, attachée à la terre, et Mérinville évincé avec elle de la qualité de baron, et de tout droit de séance, et d'en exercer aucune fonction, sans que pour cela l'incapacité personnelle de l'acquéreur fût relevée. Son fils vient enfin de la racheter, malgré les enfants de Bernard, qui ont été condamnés par arrêt de la lui rendre pour le prix consigné.

Bullion eut en même temps deux cent mille livres sur son gouvernement du Maine et du Perche. Il était déjà assez étrange que son frère eût eu l'agrément de l'acheter, et que celui-ci l'eût eu après sa mort, sans donner à un homme si riche un brevet de retenue qui assurait presque ce gouvernement à sa famille après lui.

Le cardinal de Janson arriva de Rome. Le roi lui fit mille amitiés qu'il méritait bien, et lui fit prêter, le lendemain 14 juillet, le serment de grand aumônier de France.

Des Forts, que nous verrons plus d'une fois figurer en premier en finance, fils unique de Pelletier qui avait les fortifications, et qui lui avait donné sa place d'intendant des finances, épousa à Montpellier la fille de Bâville. Les Lamoignon crurent faire un grand honneur à la fortune des Pelletier par cette alliance, qui parurent les croire sur leur parole. On a vu, il n'y a pas longtemps, sur le premier président Lamoignon, père de Bâville et du président à mortier, combien il y avait peu qu'ils avaient quitté la plaidoirie et le barreau, où ils n'étaient pas même anciens, pour entrer dans la magistrature.

Foucault, conseiller d'État, obtint la rare permission du roi de quitter à son fils l'intendance de Caen, auquel on verra faire en son temps des personnages dangereux et extravagants en France et en Espagne. Sans une raison de cette nature, je ne m'amuserais pas à gâter mon papier de ces bagatelles. Foucault, grand médailliste, était fort protégé du P. de La Chaise, qui l'était aussi.

On sut que les Anglais avaient fait l'abbé de La Bourlie lieutenant général dans leurs troupes, avec six mille livres de pension, et vingt-quatre mille livres pour son équipage, et qu'ils l'avaient sur leur flotte avec Cavalier, qui, à la fin, après avoir rôdé en France depuis sa soumission et son accommodement, s'était donné à eux. J'ai avancé, quoique de fort peu, quelques-unes de ces petites choses pour ne les pas oublier et pour n'en pas interrompre de plus intéressantes, qu'il faut maintenant raconter après avoir achevé encore quelques bagatelles.

Le roi fut, si content du procédé du duc de Marlborough, à l'égard de tous nos prisonniers, qu'il permit à sa prière que Vanbauze, qui avait Reims pour prison, allât pour trois mois chez lui à Orange. On a vu en son lieu que ce lieutenant général, et grand et bon partisan, avait été pris en Italie. On était fort mécontent de sa conduite et de ses discours, et le roi, qui eut peine à consentir à ce congé, le fit valoir à Marlborough. En même temps Verbaum, premier ingénieur du roi d'Espagne, fut mis dans la citadelle de Valenciennes, comme il allait se rendre au camp des ennemis. On prit aussi quantité de faux sauniers en divers endroits du royaume, qui marchaient armés par troupes, et trouvaient partout protection pour cette contrebande. On en envoya quantité aux îles d'Amérique.

Orry était arrivé à Versailles et y avait suivi Vaset et les pierreries d'Espagne de fort près. C'était pour solliciter des secours d'argent dans cette extrémité des affaires. Il vit longtemps le roi dans son cabinet le 15 juillet. Mais dans les six semaines qu'il demeura ici sur le pied de retourner en Espagne, Amelot et le duc de Berwick mandèrent que la commotion y était si générale et si grande contre lui, qu'il serait fort nuisible de l'y renvoyer. En effet ses hauteurs, sa dureté, sa brutalité, sa grossièreté, le mensonge continuel dont, en toutes sortes d'affaires, il faisait une profession ouverte, l'avaient, rendu si odieux que personne ne voulait plus traiter avec lui. Il en avait usé avec Amelot comme il avait fait avec Puységur, et son effronterie avait si peu de bornes que le duc de Berwick m'a conté que ce qu'il lui promettait pour le lendemain, et quelquefois pour deux heures après, ne s'exécutait point, et qu'il niait de l'avoir promis, tellement que Berwick, qui ne le voyait jamais que pour affaires indispensables, prit enfin le parti de lui porter chaque demande sur du papier et de lui faire écrire et signer au bas sa réponse. Avec cela encore il manquait de parole. On lui rapportait le papier, il ne pouvait plus nier, mais faisait la gambade et répondait qu'il n'avait pu résister au maréchal, sachant bien qu'il ne, pourrait exécuter ce qu'il promettait. Avec cette conduite, tout périssait, excepté sa bourse.

Quand il fut résolu qu'il ne retournerait point, il fut question de lui faire rendre compte de deux millions comptants qu'il avait touchés ici dans ces six semaines pour le payement des troupes en Espagne. Ce compte fut tel que le roi le voulut faire pendre. Il en fut à deux doigts. Mme de Maintenon, qui sentit combien cette catastrophe porterait sur la protection que Mme des Ursins ne cessait de lui donner, et sur l'intime liaison toujours subsistante entre eux, détourna le coup par Chamillart, et fit si bien dans la suite, toujours pour couvrir et soutenir Mme des Ursins, qu'on lui donna pour le décrasser et le réhabiliter une charge de président à mortier au parlement de Metz, qu'il garda pour ces mêmes raisons, mais qu'il n'exerça point, parce qu'il ne savait mot de lois ni de jurisprudence. Il a laissé deux fils qui sont sa vive image. Qui croirait qu'en titre et en effet on les ait rendus les arbitres et les maîtres des finances du roi et de la fortune de tous ses sujets?

Ce fut un coup hardi à Amelot, avec qui Orry était fort brouillé, d'avoir empêché son retour, Mais la conduite, la capacité et la réputation de ces deux hommes étaient si diamétralement opposées, l'un en vénération et en amour à toute l'Espagne et aux troupes, l'autre en dernière horreur, que Mme des Ursins n'osa se fâcher pour cette fois, n'en vécut pas moins bien avec Amelot et avec Berwick, alors tous deux si nécessaires, ne put pas même leur en savoir un trop mauvais gré, et se rabattit à sauver son ami de la corde, pour sauver sa propre réputation à elle-même.

Avant de rentrer à Madrid, et dès que le roi d'Espagne s'en revit le maître, il jugea à propos de se délivrer de la reine douairière d'Espagne, dont la conduite avait été plus que suspecte dans tous les temps. Le roi, par la considération de la mémoire de Charles II qui l'avait appelé à sa couronne par son testament, et duquel elle était veuve, n'avait pas voulu lui faire éprouver les rigueurs de la retraite dans un monastère sans y voir personne et sans en sortir, qui est la destinée que l'usage d'Espagne impose aux reines veuves, lorsqu'un fils sur le trône ne les en dispense pas par son autorité. Celle-ci n'avait point d'enfants. Elle était soeur de l'impératrice veuve de l'empereur Léopold, et mère de l'empereur Joseph et de l'archiduc. On a vu combien, du vivant et dans les fins de Charles II, cette princesse était active pour les intérêts de l'empereur, et intimement unie avec tous les seigneurs espagnols attachés particulièrement à la maison d'Autriche. Philippe V, qui avait raison de ne la pas laisser à Madrid, lui donna le choix d'une autre demeure. Elle désira d'aller à Tolède dans le beau palais que Charles-Quint y avait rétabli, et dont les superbes restes font déplorer l'incendie qui le détruisit à la retraite des troupes de l'archiduc de cette ville, un peu après ce temps-ci. La conduite de la reine douairière n'avait pas démenti son inclination pendant cette dernière prospérité de l'archiduc son neveu, tellement qu'une des premières choses que le roi d'Espagne jugea à propos de faire aussitôt son espèce de rétablissement fut de l'éloigner tout à fait. Il chargea donc le duc d'Ossone, l'un de ses capitaines des gardes qui l'avait toujours suivi, de prendre cinq cents chevaux, d'aller à Tolède, de voir en arrivant la reine douairière, de lui dire que le roi d'Espagne la trouvait là trop proche des armées pour y demeurer tranquillement, et qu'il souhaitait que, sans aucun délai, elle allât trouver la reine à Burgos. La reine douairière parut fort affligée et fort interdite de ce compliment, chercha des excuses et des délais, mais le duc d'Ossone mêla si bien la fermeté avec le respect qu'il ne lui donna que vingt-quatre heures, au bout desquelles il la fit partir avec tout ce qu'elle avait là autour d'elle, et au lieu de Burgos, la fit conduire à Vittoria. Pendant ce voyage, on avait dépêché au roi pour avoir ses ordres sur le lieu de la frontière et de France où on la mènerait. Pau fut choisi pour la commodité et l'agrément du château et des jardins; mais la reine douairière, informée enfin du lieu où elle allait, demanda Bayonne par préférence et l'obtint. Le duc de Grammont qui y était lui céda sa maison et la reçut avec toutes sortes d'honneurs. Elle y a passé plus de trente ans. J'aurai occasion de parler d'elle dans la suite.

Fontaine-Martel était mort, mangé de goutte, ne laissant qu'une fille encore enfant. Il était frère d'Arcy, dont j'ai parlé, qui avait été gouverneur de M. le duc d'Orléans, et qui avait valu à Fontaine-Martel la place de premier écuyer de Mme la duchesse d'Orléans. Elle était obsédée des Saint-Pierre, et par eux toujours aigrie sur celle des Suisses qu'avait eue Nancré. Ils firent tant auprès d'elle qu'elle se fit une véritable affaire d'obtenir cette place de son premier écuyer pour Saint-Pierre, et M. le duc d'Orléans la lui donna pour avoir repos, à condition que Saint-Pierre ne se présenterait pas devant lui. Quelque déshonorante que fût cette condition, Saint-Pierre et sa femme n'étaient pas gens à lâcher prise. La place était utile et pleine de commodités, elle honorait fort Saint-Pierre, elle lui donnait un état de consistance qu'il n'avait pas; il la reçut donc avec avidité et tint des propos et une conduite à l'égard de M. le duc d'Orléans plus qu'indécents.

C'était un petit noble tout au plus, de basse Normandie, qui ne s'était jamais assis devant la vieille duchesse de Ventadour, mère de la maréchale de Duras, quand il allait lui faire sa cour à Sainte-Marie dont il était voisin. Pour achever, il n'y eut manèges qu'il ne fît, et chose qu'il ne mît en oeuvre pour faire aller sa femme à Marly, et par conséquent pour la faire manger, et entrer dans les carrosses. Mme la duchesse d'Orléans le voulut prendre au point d'honneur, à cause de la charge. On allégua l'exemple de Mme de Fontaine-Martel qui y avait été admise sans difficulté. Le roi tint bon toute sa vie, car ils ne se lassèrent point d'y prétendre. Il répondit que, quand le premier écuyer de Mme la duchesse d'Orléans serait un homme de qualité comme l'était Fontaine-Martel, il savait la différence des domestiques des petits-fils de France d'avec ceux des princes du sang; mais que, pour un premier écuyer tel que Saint-Pierre, il était étonné que cela se pût imaginer, moins encore proposer. Il n'y eut peut-être que les deux dernières années de la vie du roi tout au plus que, rebutés cent et cent fois, ils se le tinrent pour dit.

La Saint-Pierre se fourrait partout, divertissait le monde et soi-même tant qu'elle pouvait, avec un air étourdi, mais point du tout méchante ni glorieuse. Le mari était un faux Caton, bien glorieux, bien présomptueux, bien insolent, jusqu'à ne prendre pas la peine de voir le roi, de dépit de Marly, quoique ne bougeant de Versailles, méchant et dangereux avec force souterrains, et un froid silencieux et indifférent copié sur d'O, mais avec beaucoup d'esprit. Son nom était Castel. Les trois tantes paternelles du maréchal de Bellefonds avaient épousé en 1642 [la première] un Castel; la seconde un Cadot, qui sont les Sebeville; la troisième fut mère du maréchal de Villars. Voilà une parenté médiocre. On sait en Normandie quels sont les Gigault; mais le surprenant est que la mère de ces trois femmes était Aux Épaules, bonne et ancienne maison éteinte, dont était aussi la mère de la duchesse de Ventadour, mère de la maréchale de Duras, qui n'en rabattait rien pour cela avec les Saint-Pierre.

S'il n'est pas temps encore de parler du personnel de M. le duc d'Orléans, je ne puis différer de dire de quelle façon j'étais avec lui depuis que j'étais entré dans son commerce, de la façon dont je l'ai raconté en son lieu. L'amitié et la confiance pour moi était entière, j'y répondis toujours avec le plus sincère attachement. Je le voyais presque toutes les après-dînées à Versailles, seul dans son entresol. Il me faisait des reproches quand le hasard rendait mes visites plus rares, et il me permettait de lui en parler en toute liberté. Aucun chapitre ne nous échappait, il se répandait sur tous avec moi, et il trouvait bon que je ne lui cachasse rien sur lui-même. Je ne le voyais qu'à Versailles et à Marly, c'est-à-dire à la cour, et jamais à Paris. Outre que je n'y étais presque point, et que, quand j'y allais pour y coucher une nuit, et rarement deux, c'était pour des devoirs ou des affaires; ses compagnies, ses parties, la vie qu'il menait à Paris ne me convenait point. Je m'étais mis tout d'abord sur le pied de n'avoir aucun commerce avec personne du Palais-Royal, ni de ses compagnies de plaisir, ni avec ses maîtresses. Je n'en voulus pas avoir davantage avec Mme la duchesse d'Orléans que je ne voyais jamais qu'aux occasions de cérémonie et de devoirs indispensables, fort rares, et une minute, et je ne me mêlai jamais de quoi que ce fût de leurs maisons. Je crus toujours qu'une autre conduite là-dessus me serait fort importune, et ne me mènerait qu'à des tracasseries, de sorte que je n'en voulus jamais entendre parler.

Le soir même qu'il fut déclaré général pour l'Italie, je le suivis du salon chez lui, où nous causâmes longtemps tous deux. Il m'apprit qu'on avait dépêché à Marsin, en Flandre, où il était encore avec ce qu'il avait amené au maréchal de Villeroy, qui ne l'avait pas attendu pour sa bataille, ordre de se porter sur-le-champ de sa personne sur le Rhin y prendre le commandement de l'armée, et en même temps à Villars d'en partir, et de sa personne aller par la Suisse à l'armée d'Italie, qu'il commanderait sous lui, d'où M. de Vendôme ne devait point partir qu'ils ne fussent arrivés l'un et l'autre, et n'eussent conféré avec lui, et qu'il n'était général qu'à condition, pour ce commandement, de ne rien faire que de l'avis du maréchal, et quoi que ce soit au contraire, dont le roi en le nommant venait d'exiger sa parole. Il en sentit moins le poids que la joie de se voir arrivé à ce qu'il avait tant désiré toute sa vie, et sans l'avoir demandé, et lorsque depuis si longtemps il ne l'espérait plus et n'y songeait plus. M. le prince de Conti se contraignit, et fit fort bien le soir dans le salon. Mme la Duchesse, qui y jouait, ne prit pas la peine de quitter ni d'aller à M. le duc d'Orléans: elle lui cria, comme il passait à portée, qu'elle lui faisait son compliment, d'un air piqué. Il passa sans répondre. M. le Duc n'était pas encore de retour des états de Bourgogne. Les jours suivants, M. le duc d'Orléans voulut que j'entrasse avec lui en beaucoup de choses. Je crus ne pourvoir lui rendre un meilleur service, à Chamillart et aux affaires, que de lui bien et nettement dire l'obligation qu'il avait à Chamillart de le faire servir; de lui bien faire entendre que, quelle que fût sa disproportion d'avec lui, un ministre demeurait toujours le maître, et faisait enrager les plus grands princes quand il voulait; que l'honneur, la reconnaissance, l'intérêt de sa gloire et de ce qu'il allait manier, exigeait entre eux un concert, une union, une franchise entière sur tout, une exclusion de tout genre de fripons, qui, pour pécher en eau trouble et pour leurs intérêts particuliers, voudraient semer de la défiance et les éloigner l'un de l'autre. Je lui représentai qu'il ne pouvait douter de Chamillart, du caractère droit et vrai dont il était, qui l'ayant mis à la tête d'une puissante armée, ne tenant qu'à lui de le laisser oisif comme il était, n'oublierait rien pour se maintenir dans la bienveillance qu'il devait se promettre de ce service; qu'une réflexion si naturelle le devait continuellement tenir en garde contre ceux qui, sûrement ou jaloux ou ennemis de l'un et de l'autre, voudraient lui grossir les soupçons, les mécontentements, le chagrin, qui pouvaient naître avec le temps par le manquement involontaire de beaucoup de choses, qui ne se faisait que trop sentir en beaucoup d'occasions partout. Il reçut avec amitié et avec plaisir ces considérations, m'expliqua fort au long ses instructions et ses ordres, et m'ordonna de lui écrire souvent et librement sur lui-même.

Il était depuis longtemps amoureux de Mlle de Sery. C'était une jeune fille de condition, sans aucun bien, jolie, piquante, d'un air vif, mutin, capricieux et plaisant. Cet air ne tenait que trop ce qu'il promettait. Mme de Ventadour, dont elle était parente, l'avait mise fille d'honneur auprès de Madame; là elle devint grosse, et eut un fils de M. d'Orléans. Cet éclat, la fit sortir de chez Madame. M. le duc d'Orléans s'attacha à elle de plus en plus. Elle était impérieuse et le lui fit sentir; il n'en était que plus amoureux et plus soumis. Elle disposait de beaucoup de choses au Palais-Royal, cela lui fit une petite cour et des amis; et Mme de Ventadour, avec toute sa dévotion de repentie et ses vues, ne cessa point d'être en commerce étroit avec elle, et ne s'en cachait pas. Elle fut bien conseillée. Elle saisit ce moment brillant de M. le duc d'Orléans pour faire reconnaître et légitimer le fils qu'elle en avait, aujourd'hui par la régence de son père devenu grand prieur de France, général des galères, et grand d'Espagne, avec des abbayes. Mais Mlle de Sery ne se contenta pas de cette légitimation. Elle trouva indécent d'être publiquement mère et de s'appeler mademoiselle. Nul exemple pour lui donner le nom de Madame; c'était un honneur réservé aux filles de France, aux filles duchesses femelles, et depuis l'invention de Louis XIII que j'ai rapportée en son lieu, pour Mlle d'Hautefort, aux filles dames d'atours. Ces obstacles n'arrêtèrent ni la maîtresse ni son amant. Il lui fit don de la terre d'Argenton, et força la complaisance du roi, quoique avec beaucoup de peine d'accorder des lettres patentes portant permission à Mlle de Sery de prendre le nom de madame et de comtesse d'Argenton. Cela était inouï. On craignit les difficultés de l'enregistrement. M. le duc d'Orléans, prêt à partir et accablé d'affaires, alla lui-même chez le premier président et chez le procureur général, et l'enregistrement fut fait. Son choix pour l'Italie avait été reçu avec le plus grand applaudissement de la ville et de la cour. Cette nouveauté ralentit cette joie et fit fort crier; mais un homme bien amoureux ne pense qu'à satisfaire sa maîtresse et à lui tout sacrifier.

Tout se conçut, se fit et se consomma à cet égard sans que lui et moi nous nous en dissions un seul mot. Je fus fâché de la chose, et qu'il eût terni un départ si brillant par une singularité si bruyante et si déplacée. Mais ce fut tout, et je me fus fidèle à ce que je m'étais proposé, dès le moment que je rentrai en commerce avec lui, de ne lui parler jamais de sa maison, de son domestique ni de ses maîtresses. Il se doutait bien que je n'approuverais pas ce qu'il faisait pour celle-là; il se garda bien de m'en ouvrir la bouche en aucun temps.

Mais voici une chose qu'il me raconta dans le salon de Marly, dans un coin où nous causions tête à tête, un jour que, sur le point de son départ pour l'Italie, il arrivait de Paris, dont la singularité vérifiée par des événements qui ne se pouvaient prévoir alors m'engage à ne la pas omettre. Il était curieux de toutes sortes d'arts et de sciences, et, avec infiniment d'esprit, avait eu toute sa vie la faiblesse si commune à la cour des enfants d'Henri II, que Catherine de Médicis avait entre autres maux apportée d'Italie. Il avait tant qu'il avait pu cherché à voir le diable, sans y avoir pu parvenir, à ce qu'il m'a souvent dit, et à voir des choses extraordinaires, et savoir l'avenir. La Sery avait une petite fille chez elle de huit ou neuf ans, qui y était née et n'en était jamais sortie, et qui avait l'ignorance et la simplicité de cet âge et de cette éducation. Entre autres fripons de curiosités cachées, dont M. le duc d'Orléans avait beaucoup vu en sa vie, on lui en produisit un, chez sa maîtresse, qui prétendit faire voir dans un verre rempli d'eau tout ce qu'on voudrait savoir. Il demanda quelqu'un de jeune et d'innocent pour y regarder, et cette petite fille s'y trouva propre. Ils s'amusèrent donc à vouloir savoir ce qui se passait alors même dans des lieux éloignés, et la petite fille voyait, et rendait ce qu'elle voyait à mesure. Cet homme prononçait tout bas quelque chose sur ce verre rempli d'eau, et aussitôt on y regardait avec succès.

Les duperies que M. le duc d'Orléans avait souvent essuyées rengagèrent à une épreuve qui pût le rassurer. Il ordonna tout bas à un de ses gens, à l'oreille, d'aller sur-le-champ à quatre pas de là, chez Mme de Nancré, de bien examiner qui y était, ce qui s'y faisait, la position et l'ameublement de la chambre, et la situation de tout ce qui s'y passait, et, sans perdre un moment ni parler à personne, de le lui venir dire à l'oreille. En un tournemain la commission fut exécutée, sans que personne s'aperçût de ce que c'était, et la petite fille toujours dans la chambre. Dès que M. le duc d'Orléans fut instruit, il dit à la petite fille de regarder dans le verre qui était chez Mme de Nancré et ce qu'il s'y passait. Aussitôt elle leur raconta mot pour mot tout ce qu'y avait vu celui que M. le duc d'Orléans y avait envoyé. La description des visages, des figures, des vêtements, des gens qui y étaient, leur situation dans la chambre, les gens qui jouaient à deux tables différentes, ceux qui regardaient ou qui causaient assis ou debout, la disposition des meubles, en un mot tout. Dans l'instant M. le duc d'Orléans y envoya Nancré, qui rapporta avoir tout trouvé comme la petite fille l'avait dit, et comme le valet qui y avait été d'abord l'avait rapporté à l'oreille de M. le duc d'Orléans.

Il ne me parlait guère de ces choses-là, parce que je prenais la liberté de lui en faire honte. Je pris celle de le pouiller à ce récit et de lui dire ce que je crus le pouvoir détourner d'ajouter foi et de s'amuser à ces prestiges, dans un temps surtout où il devait avoir l'esprit occupé de tant de grandes choses. « Ce n'est pas tout, me dit-il; et je ne vous ai conté cela que pour venir au reste; » et tout de suite me conta que, encouragé par l'exactitude de ce que la petite fille avait vu de la chambre de Mme de Nancré, il avait voulu voir quelque chose de plus important, et ce qui se passerait à la mort du roi, mais sans en rechercher le temps qui ne se pouvait voir dans ce verre. Il le demanda donc tout de suite à la petite fille, qui n'avait jamais ouï parler de Versailles, ni vu personne que lui de la cour. Elle regarda et leur expliqua longuement tout ce qu'elle voyait. Elle fit avec justesse la description de la chambre du roi à Versailles, et de l'ameublement qui s'y trouva en effet à sa mort. Elle le dépeignit parfaitement dans son lit, et ce qui était debout auprès du lit ou dans la chambre, un petit enfant avec l'ordre tenu par Mme de Ventadour, sur laquelle elle s'écria parce qu'elle l'avait vue chez Mlle de Sery. Elle leur fit connaître. Mme de Maintenon, la figure singulière de Fagon, Madame, Mme la duchesse d'Orléans, Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti; elle s'écria sur M. le duc d'Orléans: en un mot, elle leur fit connaître ce qu'elle voyait là de princes et de domestiques, seigneurs ou valets. Quand elle eut tout dit, M. le duc d'Orléans, surpris qu'elle ne leur eût point fait connaître Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, Mme la duchesse de Bourgogne, ni M. le duc de Berry, lui demanda si elle ne voyait point des figures de telle et telle façon. Elle répondit constamment que non, et répéta celles qu'elle voyait. C'est ce que M. le duc d'Orléans ne pouvait comprendre et dont il s'étonna fort avec moi, et en rechercha vainement la raison. L'événement l'expliqua. On était lors en 1706. Tous quatre étaient alors pleins de vie et de santé, et tous quatre étaient morts avant le roi. Ce fut la même chose de M. le Prince, de M. le Duc et de M. le prince de Conti qu'elle ne vit point, et vit les enfants des deux derniers, M. du Maine, les siens, et M. le comte de Toulouse. Mais jusqu'à l'événement cela demeura dans l'obscurité.

Cette curiosité achevée, M. le duc d'Orléans voulut savoir ce qu'il deviendrait. Alors ce ne fut plus dans le verre. L'homme qui était là lui offrit de le lui montrer comme peint sur la muraille de la chambre, pourvu qu'il n'eût point de peur de s'y voir; et au bout d'un quart d'heure de quelques simagrées devant eux tous, la figure de M. le duc d'Orléans, vêtu comme il l'était alors et dans sa grandeur naturelle, parut tout à coup sur la muraille comme en peinture, avec une couronne fermée sur la tête. Elle n'était ni de France, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, ni impériale. M. le duc d'Orléans, qui la considéra de tous ses yeux, ne put jamais la deviner; il n'en avait jamais vu de semblable. Elle n'avait que quatre cercles, et rien au sommet. Cette couronne lui couvrait la tête.

De l'obscurité précédente et de celle-ci, je pris occasion de lui remontrer la vanité de ces sortes de curiosités, les justes tromperies du diable que Dieu permet pour punir des curiosités qu'il défend, le néant et les ténèbres qui en résultent au lieu de la lumière et de la satisfaction qu'on y recherche. Il était assurément alors bien éloigné d'être régent du royaume et de l'imaginer. C'était peut-être ce que cette couronne singulière lui annonçait. Tout cela s'était passé à Paris chez sa maîtresse, en présence de leur plus étroit intrinsèque, la veille du jour qu'il me le raconta, et je l'ai trouvé si extraordinaire que je lui ai donné place ici, non pour l'approuver, mais pour le rendre.

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