1707
Beringhen, premier écuyer, enlevé entre Paris et Versailles par un parti ennemi, et rescous [30] . — Cherbert à la Bastille. — Duc de Bouillon gagne son procès contre son fils. — Mariage du comte d'Évreux avec la fille de Crosat. — Harlay quitte la place de premier président. — Caractère d'Harlay. — Quelques dits du premier président Harlay. — Candidats pour la place de premier président, que je souhaite au procureur général d'Aguesseau. — Pelletier premier président. — Portail président à mortier. — Courson avocat général. — Mot ridicule du premier président sur son fils. — Mariage du duc d'Estrées avec une fille du duc de Nevers. — Mort du duc de Nevers; sa famille, sa fortune, son caractère. — Parvulo de Meudon.
Un événement aussi étrange que singulier mit le roi fort en peine, et toute la cour et la ville en rumeur. Le jeudi 7 mars, Beringhen, premier écuyer du roi, l'ayant suivi à sa promenade à Marly, et en étant revenu à sa suite à Versailles, en partit à sept heures du soir pour aller coucher à Paris, seul dans son carrosse, c'est-à-dire un carrosse du roi, deux valets de pied du roi derrière, et un garçon d'attelage portant le flambeau devant lui sur le septième cheval. Il fut arrêté dans la plaine de Billancourt, entre une ferme qui est sur le chemin, assez près du bout du pont de Sèvres, et un cabaret dit le Point-du-Jour. Quinze ou seize hommes à cheval l'environnèrent et l'emmenèrent. Le cocher tourna bride, et remena le carrosse et les deux valets de pied à Versailles, où dans l'instant de leur arrivée le roi en fut informé, qui envoya ordre aux quatre secrétaires d'État à Versailles, à l'Étang et à Paris où ils étaient, d'envoyer à l'instant des courriers partout sur les frontières avertir les gouverneurs de garder les passages, sur ce qu'on avait su qu'un parti ennemi était entré en Artois, qu'il n'y avait commis aucun désordre, et qu'il n'était point rentré.
On eut peine d'abord à se persuader que ce fût un parti; mais la réflexion que M. le Premier n'avait point d'ennemis, que ce n'était point un homme en réputation d'argent bon à rançonner, et qu'il n'était arrivé d'incident de ce genre à pas un de ces gros financiers, fit qu'on revint à croire que ce pouvait être un parti.
C'en était un en effet. Un nommé Guetem, violon de l'électeur de Bavière, lors de la dernière guerre qu'il faisait alors avec les alliés contre la France s'était mis dans leurs troupes, où, passant par les degrés, il était devenu très bon et très hardi partisan, et par là était monté au grade de colonel dans les troupes de Hollande. Causant un soir avec ses camarades, il paria qu'il enlèverait quelqu'un de marque entre Paris et Versailles. Il obtint un passeport des généraux ennemis et trente hommes choisis, presque tous officiers. Ils passèrent les rivières déguisés en marchands, ce qui leur servit à poster leurs relais. Plusieurs d'eux avaient resté sept ou huit jours à Sèvres, à Saint-Cloud, à Boulogne; il y en eut même qui eurent la hardiesse d'aller voir souper le roi à Versailles. On en prit un de ceux-là le lendemain, qui répondit assez insolemment à Chamillart qui l'interrogea; et un des gens de M. le Prince en prit un autre dans la forêt de Chantilly, par qui on sut qu'ils avaient un relais et une chaise de poste à la Morlière pour y mettre le prisonnier qu'ils feraient, mais alors il avait déjà passé l'Oise.
La faute qu'ils firent fut d'abord de n'avoir pas emmené le carrosse avec Beringhen dedans, tout le plus loin et le plus vite qu'ils auraient pu à la faveur de la nuit, tant pour éloigner l'avis de sa capture, que pour le ménager pour le chemin à lui faire faire à cheval et se donner plus de temps pour leur retraite. Au lieu d'en user de la sorte, ils le fatiguèrent au galop et au trot. Ils avaient laissé passer le chancelier qu'ils n'osèrent arrêter en plein jour, et manquèrent le soir M. le duc d'Orléans, dont ils méprisèrent la chaise de poste. Lassés d'attendre et craignant d'être reconnus, ils se jetèrent sur ce carrosse, et crurent avoir trouvé merveilles quand [ils] virent à la lueur du flambeau un carrosse du roi et ses livrées, et dedans un homme avec un cordon bleu par-dessus son justaucorps comme le Premier le portait toujours.
Il ne fut pas longtemps avec eux sans apprendre qui ils étaient, et leur dire aussi qui il était. Guetem lui marqua toute sorte de respect et de désir de lui épargner tout ce qu'il pourrait de fatigue. Il poussa même ses égards si loin, qu'ils le firent échouer. Ils le laissèrent reposer jusqu'à deux fois; ils lui permirent de monter dans la chaise de poste dont j'ai parlé; ils manquèrent un de leurs relais, ce qui les retarda beaucoup. Outre les courriers aux gouverneurs des frontières, on avait dépêché à tous les intendants et à toutes les troupes dans leurs quartiers; on avait détaché après eux plusieurs gardes du roi, du guet même; et toute la petite écurie, où M. le Premier était fort aimé, s'était débandée de tous côtés. Quelque diligence qu'on eût faite pour garder tous les passages, il avait traversé la Somme, et il était à quatre lieues par delà Ham, gardé par trois officiers sur sa parole de ne point faire de résistance, tandis que les autres s'étaient mis en quête d'un de leurs relais, lorsqu'un maréchal des logis arriva sur eux, suivi, à quelque distance, d'un détachement du régiment de Livry, puis d'un autre, de manière que Guetem, ne se trouvant pas le plus fort, se rendit avec ses deux compagnons et devint le prisonnier du sien.
M. le Premier, ravi d'aise de sa rescousse, et fort reconnaissant d'avoir été bien traité, les mena à Ham, où il se reposa le reste du jour, et, à son tour, les traita de son mieux. Il dépêcha à sa femme et à Chamillart. Le roi, fort aise, lut à son souper les lettres qu'il leur écrivait.
Le mardi 29, le Premier arriva à Versailles sur les huit heures du soir, et alla tout droit chez Mme de Maintenon, où le roi le fit entrer, qui le reçut à merveilles et lui fit conter toute son aventure. Quoiqu'il eût beaucoup d'amitié pour lui, il ne laissa pas de trouver mauvais que tout fût en fête à la petite écurie, et qu'il y eût un feu d'artifice préparé. Il envoya défendre toutes ces marques de réjouissance, et le feu ne fut point tiré. Il avait de ces petites jalousies, il voulait que tout lui fût consacré sans réserve et sans partage. Toute la cour prit part à ce retour, et le Premier eut tout lieu par l'accueil public de se consoler de sa fatigue.
Il avait envoyé Guetem et ses officiers chez lui à Paris attendre les ordres du roi, où ils furent traités fort au-dessus de ce qu'ils étaient. Beringhen obtint pour Guetem la permission de voir le roi et de le mener à la revue ordinaire que le roi faisait toujours de sa maison à Marly avant la campagne. Le Premier fit plus, car il l'y présenta au roi, qui le loua d'avoir si bien traité le Premier, et ajouta qu'il fallait toujours faire la guerre honnêtement. Guetem, qui avait de l'esprit, répondit qu'il était si étonné de se trouver devant le plus grand roi du monde, et qui lui faisait l'honneur de lui parler, qu'il n'avait pas la force de lui répondre. Il demeura dix ou douze jours chez le Premier pour voir Paris, l'Opéra et la Comédie, dont il devint lui-même le spectacle. Partout on le courait, et les gens les plus distingués n'en avaient pas honte, dont il reçut les applaudissements d'un trait de témérité qui pouvait passer pour insolent. Le Premier le régala toujours chez lui, lui fournit des voitures et des gens pour l'accompagner partout, et, en partant, d'argent et des présents considérables. Il s'en alla sur sa parole à Reims rejoindre ses camarades, en attendant qu'ils fussent échangés, ayant la ville pour prison. Presque tous les autres s'étaient sauvés. Leur projet n'était rien moins que d'enlever Monseigneur ou un des princes ses fils.
Cette ridicule aventure donna lieu à des précautions qui furent d'abord excessives, et qui rendirent le commerce fatigant aux ponts et aux passages. Elle fut cause aussi qu'assez de gens furent arrêtés. Les parties de chasse des princes devinrent pendant quelque temps plus contraintes, jusqu'à ce que peu à peu toutes ces choses reprirent leur cours ordinaire. Mais il ne fut pas mal plaisant de voir pendant ce temps la frayeur des dames, et même de quelques hommes de la cour qui n'osaient plus marcher qu'entre deux soleils, encore avec peu d'assurance, et qui s'imaginaient des facilités merveilleuses pour être pris partout.
Cherbert et six de ses prétendus domestiques furent arrêtés et conduits à la Bastille. C'était un colonel suisse au service du roi, qui l'avait quitté pour celui de Bavière, où il était devenu lieutenant général. Le roi n'avait pas voulu qu'il roulât [31] avec les siens. Il était furtivement revenu, et il fut pris à Saint-Germain, où il se croyait caché.
L'accommodement de M. de Bouillon avec son fils n'avait pas tenu. Ils s'étaient rebrouillés; ils allèrent plaider à Dijon. Le cardinal de Bouillon s'y trouva, les rapatria et fit en sorte qu'ils plaidèrent honnêtement. Le père gagna son procès en plein en fort peu de séjour qu'il fit en Bourgogne, où le cardinal demeura toujours avec eux.
L'orgueil de cette maison céda immédiatement après au désir des richesses. Le comte d'Évreux, troisième fils de M. de Bouillon, avait trouvé dans les grâces du roi, procurées par M. le comte de Toulouse, et dans la bourse de ses amis, de quoi se revêtir de la charge de colonel général de la cavalerie, du comte d'Auvergne, son oncle; mais il n'avait ni de quoi les payer ni de quoi y vivre, et M. de Bouillon ni le cardinal n'étaient pas en état ou en volonté de lui en donner. Il se résolut donc à sauter le bâton de la mésalliance, et de faire princesse par la grâce du roi la fille de Crosat, qui, de bas commis, puis de petit financier, enfin de caissier du clergé, s'était mis aux aventures de la mer et des banques, et passait avec raison pour un des plus riches hommes de Paris.
Mme de Bouillon, qui vint nous en donner part, nous pria instamment d'aller voir toute la parentelle nombreuse et grotesque pour être assimilée aux descendants prétendus des anciens ducs de Guyenne. Elle nous en donna la liste, et nous fûmes chez tous, que nous trouvâmes engoués de joie. Il n'y eut que la mère de Mme Crosat qui n'en perdit pas le bon sens. Elle reçut les visites avec un air fort respectueux, mais tranquille, répondit que c'était un honneur si au-dessus d'eux qu'elle ne savait comment remercier de la peine qu'on prenait, et ajouta à tous qu'elle croyait mieux marquer son respect en ne retournant point remercier que d'importuner des personnes si différentes de ce qu'elle était, lesquelles ne l'étaient déjà que trop de l'honneur qu'elles lui voulaient bien faire, et n'alla chez personne. Jamais elle n'approuva ce mariage dont elle prévit et prédit les promptes suites.
Crosat fit chez lui une superbe noce, logea et nourrit les mariés. Mme de Bouillon appelait cette belle-fille son petit lingot d'or.
On gémissait cependant sous le poids des impôts et de l'immensité des billets de monnaie sur lesquels on perdait infiniment. Malgré cet accablement public, celui des nécessités de la guerre avait entassé un grand nombre de nouveaux édits bursaux pendant les vacances du parlement, qu'il avait été question d'enregistrer à sa rentrée. Harlay, premier président, parla en cette occasion avec éloquence; mais, déchu de toutes espérances du côté de la cour, il s'y expliqua avec une liberté dont il n'avait jamais usé jusques alors. Parlant de ce grand nombre d'édits bursaux qui se présentaient tous à enregistrer, il s'étendit sur la nécessité de le faire. Il ajouta qu'il n'en fallait rien craindre pour leur conscience ni pour leur honneur, puisque ce n'était plus un temps où aucun examen ni aucune remontrance fût admise; qu'il n'était donc point à propos d'entrer dans aucuns détails sur ces édits, d'en discuter les motifs, les prétextes, l'équité, puisque le parlement n'était plus chargé de rien de tout cela, mais seulement de les vérifier en baissant la tête, qui était la seule chose qui lui fût commandée. Un discours si peu usité ne manqua pas de faire grand bruit. Le premier président en fut averti. Il en écrivit aux ministres, et peu de jours après, il tâcha de se justifier auprès du roi. Partout il fut reçu à merveille, caressé des ministres, fort bien traité du roi. Il s'en retourna fort content; mais, peu après on commença à se dire à l'oreille que ce cynique ne demeurerait pas longtemps en place. Il dura pourtant encore quatre mois. Mais à la fin, il fallut céder pour sortir par la belle porte, en faisant semblant de vouloir se retirer.
Il convenait à un hypocrite par excellence de sortir de place comme il y avait toujours vécu. Il fut donc à Versailles demander miséricorde, comme font les généraux des chartreux à tous leurs chapitres généraux, mais qui seraient enragés d'être pris au mot et qui ne manquent pas de prendre les plus justes mesures pour que leur déposition ne soit pas reçue. Mais ici la chose était décidée sans retour. Il vint donc à Versailles un dimanche, 10 avril, débarquer dès le matin chez le chancelier, avec la rage qu'on peut imaginer dans un homme de cette humeur et de cette ambition, qui avait eu la parole formelle de cet office de la couronne de la bouche du roi même plus d'une fois, comme je l'ai raconté à l'occasion des bâtards, qui le voyait dans un autre par qui il fallait passer même pour sa démission, et qui avait le crève-coeur de ne pouvoir ignorer qu'il ne l'avait manqué que par la faveur et les cris de M. de La Rochefoucauld, qui ne s'en était pas caché, en juste rétribution de ses iniquités à notre égard dans notre procès de préséance avec M. de Luxembourg.
Harlay, réduit à devenir le suppliant de celui qui jouissait, au lieu de lui, de cette grande place, mena son fils en laisse dans le désir de le faire son successeur. Il était conseiller d'État, et j'aurai occasion de parler ailleurs de cet autre genre de cynique épicurien. De chez le chancelier, il alla chez le roi qu'il vit en particulier avant le conseil. Il avait préparé son compliment pour saisir ce moment précieux de toucher le roi, et d'obtenir sa place pour son fils; mais cet homme si adroit, si artificieux, si prompt et si fécond à la repartie, si rompu à prendre ses tours et ses détours, se trouva si touché de cette espèce de funérailles, peut-être encore si piqué, si outré, si confus, qu'il n'en put proférer une parole, et qu'il sortit du cabinet du roi plus mal content de soi que de sa démission même. Il eut la faiblesse de revenir trouver le chancelier et de le conjurer de raccommoder ce qu'il venait d'omettre. Il ne vit à Versailles que ceux de ses plus intimes amis qu'il ne peut éviter, et qui eux-mêmes surent bien l'éviter dans la suite, n'en ayant plus rien à craindre ni à espérer, et s'en retourna, à Paris plongé dans l'amertume.
Harlay était un petit homme, maigre, à visage en losange, le nez grand et aquilin, des yeux de vautour qui semblaient dévorer les objets et percer les murailles; un rabat et une perruque noire mêlée de blanc, l'un et l'autre guère plus longs que les ecclésiastiques les portent; une calotte, des manchettes plates comme les prêtres et le chancelier. Toujours en robe, mais étriquée, le dos courbé, une parole lente, pesée, prononcée, une prononciation ancienne et gauloise; et souvent les mots de même, tout son extérieur contraint, gêné, affecté; l'odeur hypocrite, le maintien faux et cynique, des révérences lentes et profondes, allant toujours rasant les murailles, avec un air toujours respectueux mais à travers lequel pétillait l'audace et l'insolence, et des propos toujours composés, à travers lequel sortait Toujours l'orgueil de toute espèce, et tant qu'il osait, le mépris et la dérision.
Les sentences et les maximes étaient son langage ordinaire, même dans les propos communs; toujours laconique, jamais à son aise, ni personne avec lui; beaucoup d'esprit naturel et fort étendu, beaucoup de pénétration, une grande connaissance du monde, surtout des gens avec qui il avait affaire, beaucoup de belles-lettres, profond dans la science du droit, et ce qui malheureusement est devenu si rare, du droit public; une grande lecture et une grande mémoire, et avec une lenteur dont il s'était fait une étude, une justesse, une promptitude, une vivacité de repartie surprenante et toujours présente. Supérieur aux plus fins procureurs dans la science du palais, et un talent incomparable de gouvernement par lequel il s'était tellement rendu le maître du parlement qu'il n'y avait aucun de ce corps qui ne fût devant lui en écolier, et que la grand'chambre et les enquêtes assemblées n'étaient que des petits garçons en sa présence, qu'il dominait et qu'il tournait où et comme il le voulait, souvent sans qu'ils s'en aperçussent, et quand ils le sentaient sans oser branler devant lui, sans toutefois avoir jamais donné accès à aucune liberté ni familiarité avec lui à personne sans exception; magnifique par vanité aux occasions, ordinairement frugal par le même orgueil, et modeste de même dans ses meubles et dans son équipage pour s'approcher des moeurs des anciens grands magistrats.
C'est un dommage extrême que tant de qualités et de talents naturels et acquis se soient trouvés destitués de toute vertu, et n'aient été consacrés qu'au mal, à l'ambition, à l'avarice, au crime. Superbe, venimeux, malin, scélérat par nature, humble, bas, rampant devant ses besoins, faux et hypocrite en toutes ses actions, même les plus ordinaires et les plus communes, juste avec exactitude entre. Pierre et Jacques pour sa réputation, l'iniquité la plus consommée, la plus artificieuse, la plus suivie, suivant son intérêt, sa passion, et le vent surtout de la cour et de la fortune.
On en a vu d'étranges preuves en faveur de M. de Luxembourg contre nous. Quelque temps après sa décision dont notre récusation l'avait exclu, le roi voulut savoir son avis de cette affaire. Il répondit que les ducs avaient toute la justice et toute la raison pour eux, et qu'il l'avait toujours cru de la sorte. Tel est l'empire de la vérité qu'elle tire les aveux les plus infamants de la bouche même de ceux qui la combattent. Après ce que ce juge avait fait dans ce procès, pouvait-il lui-même se déshonorer davantage? On a vu (t. Ier, p. 414) avec quelle infamie il s'appropria le dépôt que Ruvigny, son ami, lui avait confié. De ces traits publics on peut juger de ce qui est plus inconnu.
Une âme si perverse était bourrelée, non de remords qu'il ne connut jamais (ou du moins qu'il n'a jamais laissé apercevoir qu'il en eût senti aucun), mais d'une humeur qui se pouvait dire enragée, qui ne le quittait point, et qui le rendait la terreur et presque toujours le fléau de tout ce qui avait affaire à lui. Comme elle ne l'épargnait pas, elle n'épargnait personne, et ses traits étaient les plus perçants et les plus continuels. Ce fut aussi une joie publique lorsqu'on en fut délivré, et le parlement, accablé sous la dureté de son joug, en disputa avec le reste du monde. C'est dommage qu'on n'ait pas fait un Harleana de tous ses dits qui caractériseraient ce cynique, et` qui divertiraient en même temps, et qui le plus souvent se passaient chez lui, en public et tout haut en pleine audience: Je ne puis m'empêcher d'en rapporter quelques échantillons.
Montataire, père de Lassay, que Mme la Duchesse fit faire chevalier de l'ordre en 1724, avait épousé en secondes noces une fille de Bussy-Rabutin, si connu par son Histoire amoureuse des Gaules, qui le perdit pour le reste de ses jours. Le mari et la femme, que j'ai connus tous deux, étaient tous deux grands parleurs, et on disait grands chicaneurs. Ils allèrent à l'audience du premier président. Il vint à eux à leur tour, le mari voulut prendre la parole, la femme la lui coupa, et se mit à expliquer son affaire. Le premier président écouta quelque temps, puis l'interrompant: « Monsieur, dit-il au mari, est-ce là Mme votre femme? — Oui, monsieur, répondit Montataire fort étonné de la question. Que je vous plains, monsieur! » répliqua le premier président, haussant les épaules d'un air de compassion; et leur tourna le dos. Tout ce qui l'entendit ne put s'empêcher de rire. Ils s'en retournèrent outrés, confondus, et sans avoir tiré du premier président que cette insulte.
Mme de Lislebonne, qui outre son rang, sa considération et son crédit, et celui de ses filles, alla un jour avec elles à cette audience. Les réponses furent si cruelles qu'elles sortirent en larmes de colère et de dépit.
Les jésuites et les pères de l'Oratoire sur le point de plaider ensemble, le premier président les manda et les voulut accommoder. Il travailla un peu avec eux, puis les conduisant: « Mes pères, dit-il aux jésuites, c'est un plaisir de vivre avec vous; » et se tournant tout court aux pères de l'Oratoire: « et un bonheur, mes pères, de mourir avec vous. »
Le duc de Rohan sortant mal content de son audience, vif et brusque comme il était, l'avait prié de ne le point conduire, et après quelques compliments crut avoir réussi. Dans cette opinion il descend le degré, disant rage et injures de lui à son intendant qu'il avait mené avec lui. Chemin faisant, l'intendant tourne la tête, et voit le premier président sur ses talons. Il s'écrie pour avertir son maître. Le duc de Rouan se retourne, et se met à complimenter pour faire remonter le premier président. « Oh! monsieur, lui dit le premier président, vous dites de si belles choses, qu'il n'y a pas moyen de vous quitter; » et en effet ne le quitta point qu'il ne l'eût vu en carrosse, et partir.
La duchesse de La Ferté alla lui demander l'audience, et, comme tout le monde, essuya son humeur. En s'en allant elle s'en plaignait à son homme d'affaires, et traita le premier président de vieux singe. Il la suivait et ne dit mot. À la fin elle s'en aperçut, mais elle espéra qu'il ne l'avait pas entendue; et lui, sans en faire aucun semblant, il la mit dans son carrosse. À peu de temps de là, sa cause fut appelée, et tout de suite gagnée. Elle accourut chez le premier président et lui fait toutes sortes de remerciements. Lui, humble et modeste, se plonge en révérences, puis, la regardant entre deux yeux: « Madame, lui répondit-il tout haut devant tout le monde, je suis bien aise qu'un vieux singe ait pu faire quelque plaisir à une vieille guenon. » Et de là tout humblement, sans plus dire un mot, se met à la conduire, car c'était sa façon de se défaire des gens, d'aller toujours et de les laisser là d'une porte à l'autre. La duchesse de La Ferté eût voulu le tuer ou être morte. Elle ne sut plus ce qu'elle lui disait, et ne put jamais s'en défaire, lui toujours en profond silence, en respect, et les yeux baissés, jusqu'à ce qu'elle fût montée en carrosse.
Les gens du commun, il les traitait de haut en bas; et il ne se contraignait pas de dire à un procureur, à un homme d'affaires que des gens de considération amenaient à son audience pour expliquer leur fait mieux qu'ils ne l'eussent pu eux-mêmes: « Taisez-vous, mon ami, vous êtes un bel homme pour me parler; je ne parle pas à vous. » On peut croire, après ces sorties, comme le reste se passait.
Il ne traitait guère mieux certains conseillers. Les deux frères Doublet, tous deux conseillers, et dont l'aîné avait du mérite, de la capacité et de l'estime, avaient acheté les terres de Persan et de Croï, dont ils prirent les noms. Ils allèrent à l'audience du premier président. Il les connaissait très bien, mais il ne laissa pas de demander qui ils étaient. À leur nom le voilà courbé tout bas en révérences, puis, se relevant et les regardant comme les reconnaissant avec surprise: « Masques, leur dit-il, je vous connais; » et leur tourna le dos.
Pendant les vacances, il était chez lui à Gros-Bois. Deux jeunes conseillers qui étaient dans le voisinage l'y allèrent voir. Ils étaient en habit gris de campagne, avec leurs cravates tortillées et passées dans une boutonnière, comme on les portait alors. Cela choqua l'humeur du cynique. Il appela une manière d'écuyer, puis, regardant un de ses laquais
« Chassez-moi, lui dit-il, ce coquin-là tout à cette heure qui a la témérité de porter sa cravate comme messieurs. » Messieurs pensèrent en tomber en défaillance, s'en allèrent le plus tôt qu'ils purent; ils se promirent bien de n'y pas retourner.
Le peu de ses plus familiers, et sa plus intime famille n'en souffraient pas moins que le reste du monde. Il traitait son fils comme un nègre. C'était entre eux une comédie perpétuelle. Ils logeaient et mangeaient ensemble, et jamais ne se parlaient que de la pluie et du beau temps. S'il s'agissait d'affaires domestiques ou autres, ce qui arrivait continuellement, ils s'écrivaient, et les billets cachetés avec le dessus mouchaient [32] d'une chambre à l'autre. Ceux du père étaient impitoyables, ceux du fils, qui se rebecquait volontiers, très piquants. Jamais n'allait chez son père qu'il ne lui envoyât demander s'il ne l'incommoderait point. Le père répondait comme il eût fait à un étranger. Dès que le fils paraissait, le père se levait, le chapeau à la main, disait qu'on apportât une chaise à monsieur, et ne se rasseyait qu'en même temps que lui. Au départ, il se levait et faisait la révérence.
Mme de Moussy, sa soeur, ne le voyait guère plus aisément ni plus familièrement, quoique dans le même logis. Il lui faisait souvent de telles sorties à table, qu'elle se réduisit à manger dans sa chambre. C'était une dévote de profession, dont le guindé, l'affecté, le ton et les manières étaient fort semblables à celles de son frère. La belle-fille, très riche héritière de Bretagne, était, avec toute sa douceur et sa vertu, la victime de tous les trois.
Le fils avait tout le mauvais du père, et n'en avait pas le bon; un composé du petit-maître le plus écervelé et du magistrat le plus grave, le plus austère et le plus compassé, une manière de fou, étrangement dissipateur et débauché. Lui et son père s'étaient figuré être parents du comte d'Oxford, parce qu'il s'appelait Harley. Jamais race si glorieuse, et glorieuse en tous points, jamais tant de fausse humilité. Les aventures du premier président avec l'arlequin de la Comédie italienne, et encore avec Santeuil, et avec bien d'autres, ont été sues de tout le monde. Ce serait trop que de les rapporter ici, il y en a pour des volumes.
Tout ce qui dans la robe se crut en passe brigua cette première place du parlement. Argenson, cet inquisiteur suprême et qui avait tant enchéri en ce genre sur La Reynie, n'oublia rien pour faire valoir ses services par les amis importants qu'il s'était faits. Il espéra surtout des jésuites et de ceux qui leur faisaient leur cour, aux dépens de ce qu'on nommait ou voulait perdre sous le nom de jansénistes, et qui de fait ou d'espérance se rendaient cette sorte de chasse si utile. Mais il se méprit au bon côté. Le roi, accoutumé à savoir par lui tout l'intérieur des familles et à lui confier beaucoup de petites affaires secrètes, ne put se résoudre à se passer d'un homme si fin, si habile, si rompu dans un ministère si obscur et si intéressant. Voysin, appuyé de son adroite femme que Mme de Maintenon aimait beaucoup, approché d'elle par l'intendance de Saint-Cyr qu'elle lui donna lorsque Chamillart entra dans le ministère, était le candidat sur lequel on jetait les yeux depuis longtemps pour toutes les grandes places de sa portée. De Mesmes, porté par M. du Maine et par quelques valets intérieurs, se flattait d'arriver. Mais l'heure de ces trois hommes n'était pas venue.
Celle d'un quatrième était encore plus éloignée pour qui je désirais cette place, sans avoir jamais eu aucune liaison avec lui. C'était d'Aguesseau à qui ses conclusions dans notre procès de préséance contre M. de Luxembourg m'avaient dévoué, et dont la réputation m'encourageait à prétendre. Il n'avait pour lui que cet appui de sa propre réputation qui en tout genre effaçait toutes les autres du parlement, et celle de son père devant laquelle toutes celles du conseil disparaissaient. Je désirais passionnément le fils à cause de ses conclusions, à son défaut au moins son père. Celui-ci était fort connu du roi qui le voyait depuis longtemps dans son conseil des finances. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers l'aimaient et l'estimaient singulièrement. Je les attaquai tous deux à plus d'une reprise; à mon grand étonnement je n'en espérai rien. Je les fis sonder d'ailleurs pour découvrir ce que ce pouvait être avec aussi peu de succès. Je m'avisai de dresser une batterie dans l'intérieur par Maréchal, et par celui-là d'y joindre Fagon, qui pouvait également et directement atteindre au roi et à Mme de Maintenon. Fagon était heureusement prévenu d'estime pour le procureur général, et plus heureusement encore, c'était l'estime qui presque toujours le déterminait, et quand il faisait tant que de vouloir servir, il savait frapper à propos de grands coups. Mais il craignit que le soupçon de jansénisme, si aisé à donner et à prendre, et dont le père et le fils n'étaient pas exempts, ne fît leur exclusion, sans néanmoins se dégoûter de travailler pour eux. J'agissais donc ainsi par les fentes, ne pouvant mieux. Mais pour le chancelier avec qui j'étais en toute portée, et que cette idée de jansénisme n'arrêtait point et l'eût plutôt poussé, je ne m'y épargnai point, ni lui aussi.
Un mot que je lâchai de mon désir et de mon espérance à l'abbé de Caumartin, leur ami, alla par lui jusqu'à eux. Le procureur général, surpris des vues et des démarches d'un homme avec qui il n'avait aucune sorte de liaison, me manda par l'abbé de Caumartin que, n'espérant rien, il serait bien fâché d'être mis sur les rangs, avec force remerciements. Le père m'en fit beaucoup par les galeries, où je le rencontrais souvent sans m'arrêter à lui avec qui je n'avais aussi pas la moindre liaison, et par la même raison me conjura de laisser éteindre, ce fut son expression, le feu que j'avais allumé. Il se trouvait trop vieux et trop avantageusement placé, pour aller entreprendre un métier pénible dans lequel il se trouverait tout neuf; et pour son fils, il me dit mille choses qui le barraient, outre que, modeste comme était ce bonhomme si semblable à ces vertueux magistrats des anciens temps, il le trouvait plus que très bien placé dans la charge de procureur général. Tout cela ne me ralentit point, je continuai à pousser ma pointe, intérieurement satisfait de me sentir aussi vif que le jour même des conclusions.
Lamoignon, porté par Chamillart alors tout-puissant, et par un favori ardent à ce qu'il voulait, tel que M. de la Rochefoucauld son ami intime, et qui avait coûté les sceaux au premier président, se pavanait par avance, tandis que son camarade Pelletier, soutenu du crédit de son père, était introduit par la chatière de la main de Saint-Sulpice, M. de Chartres à leur tête, ayant pour adjoints les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Cette protection, qui auprès du roi et de Mme de Maintenon avait également le mérite antijanséniste, l'emporta sur celle des jésuites pour Argenson.
Pelletier ne tenait au roi par rien dont il eût peine à se passer comme de l'autre. Il avait le même mérite à l'égard du jansénisme, et Mme de Maintenon y alla tête baissée pour l'amour de M. de Chartres. Les deux ducs, chose rare depuis longtemps, la secondèrent en cette occasion. Ils étaient demeurés amis intimes de Pelletier, le ministre d'État retiré; et le roi, qui l'avait aussi toujours aimé, ne résista point au plaisir de lui donner dans sa retraite la joie de voir son fils premier président, qui était tout ce qu'il aurait pu lui procurer de plus considérable, s'il était demeuré contrôleur général et dans tous les, conseils. Pelletier fut donc choisi.
Sa charge de président à mortier, qui ne lui avait coûté que trois cent mille livres, fit un autre mouvement dans la robe. La réputation que Portail s'était acquise dans la charge d'avocat général lui aida beaucoup à l'emporter. Il en donna cinq cent mille livres qui remplirent le brevet de retenue d'Harlay; et Courson, second fils du président Lamoignon, fut préféré pour la charge d'avocat général pour apaiser M. de La Rochefoucauld, et donner quelque consolation au père de n'être pas premier président. Tous ces messieurs-là reviendront sous ma plume. En attendant je donnerai une idée de ce nouveau premier président.
Peu de mois avant qu'il le fût, il vint un soir à Versailles chez M. Chamillart qui, à son ordinaire, était seul à table dans sa chambre avec quelques familiers, et se déshabillait devant eux en sortant de souper. Pelletier y vint tout à la fin du souper. Faute de mieux, quelqu'un lui parla de son fils, aujourd'hui premier président, et le lui loua. Tout de suite il répondit d'un air dédaigneux: « que son fils avait trop de trois choses: de biens, d'esprit et de santé; » et il répéta plus d'une fois cette sentence, en regardant la compagnie et cherchant un applaudissement que personne n'eut la complaisance de lui donner. Un moment après, il s'en alla comme Chamillart achevait de se déshabiller, et laissa chacun dans un étonnement et dans un silence qui ne fut rompu que par des interprétations peu obligeantes. Le premier écuyer et moi nous étions regardés dans le premier instant. Chamillart nous aperçut, nous demeurâmes, et nous nous en dîmes notre pensée.
Le cardinal d'Estrées fit le mariage du duc d'Estrées, son petit-neveu, qui n'avait ni père ni mère, avec une fille du duc de Nevers, lequel ne survécut pas ce mariage de huit jours. Le cardinal Mazarin avait deux soeurs: Mme Martinozzi, qui n'eut que deux filles, l'une mariée au duc de Modène, et mère de la reine d'Angleterre, épouse du roi Jacques II, l'autre à M. le prince de Conti, bisaïeule de M. le prince de Conti d'aujourd'hui, Mme Mancini, qui eut cinq filles et trois fils. Les filles furent: la duchesse de Vendôme, mère du dernier duc de Vendôme et du grand prieur, dont le père fut cardinal après la mort de sa femme, la comtesse de Soissons, mère du dernier comte de Soissons et du fameux prince Eugène; la connétable Colonne, grand'mère du connétable Colonne d'aujourd'hui, qui toutes deux ont fait tant de bruit dans le monde; la duchesse Mazarin, qui, avec le nom et les armes de Mazzarini-Mancini, porta vingt-six millions en mariage au fils du maréchal de La Meilleraye, et qui est morte en Angleterre après y avoir demeuré, longues années; et la duchesse de Bouillon, grand'mère du duc, de Bouillon d'aujourd'hui. Des trois fils, l'aîné fut tué tout jeune au combat du faubourg Saint-Antoine, en 1652. Il promettait tout. Le cardinal Mazarin l'aimait tellement qu'il lui confiait, à cet âge, beaucoup de choses importantes et secrètes pour le former aux affaires, où il avait dessein de le pousser. Le troisième étant au collège des jésuites, fort envié des écoliers pour toutes les distinctions qu'il y recevait, se laissa aller à se mettre à son tour dans une couverture et à se laisser berner; ils le bernèrent si bien qu'il se cassa la tête à quatorze ans qu'il a voit. Le roi, qui était à Paris, le vint voir au collège. Cela fit grand bruit, mais n'empêcha pas le petit Mancini de mourir. Resta seul le second, qui est M. de Nevers dont il s'agit ici.
C'était un Italien, très Italien, de beaucoup d'esprit, facile, extrêmement orné, qui faisait les plus jolis vers du monde qui ne lui coûtaient rien, et sur-le-champ, qui en a donné aussi des pièces entières; un homme de la meilleure compagnie du monde, qui ne se souciait de quoi que ce fût, paresseux, voluptueux, avare à l'excès, qui allait très souvent acheter lui-même à la halle et ailleurs ce qu'il voulait manger, et qui faisait d'ordinaire son garde-manger de sa chambre. Il voyait bonne compagnie, dont il était recherché; il en voyait aussi de mauvaise et d'obscure avec laquelle il se plaisait, et il était en tout extrêmement singulier. C'était un grand homme sec, mais bien fait, et dont la physionomie disait tout ce qu'il était.
Son oncle le laissa fort riche et grandement apparenté. Il ne tint qu'à lui de faire une grande fortune à l'ombre de la mémoire du cardinal Mazarin, à laquelle très longtemps le roi accorda tout. M. de Nevers fut capitaine des mousquetaires, dont le roi s'amusait fort. Il eut le régiment d'infanterie du roi, auquel ce prince s'affectionna toute sa vie; et se l'appropria comme un simple colonel, pour en faire immédiatement tout le détail par lui-même. Tout cela, au lieu de conduire M. de Nevers, l'importuna. Il suivit le roi quelques campagnes. Les troupes et la guerre n'étaient pas son fait, ni la cour guère davantage. Il quitta ces emplois pour la paresse et ses plaisirs. Il avait porté la queue du roi le lendemain de son sacre, lorsqu'il reçut l'ordre du Saint-Esprit des mains de Simon le Gras, évêque de Soissons, qui, par le privilège de son siège, l'avait sacré en l'absence du cardinal Antoine Barberin, archevêque-duc de Reims, qui était à Rome. En conséquence, M. de Nevers fut chevalier de l'ordre, à la promotion de 1661, qu'il n'avait que vingt ans. Il se défit du gouvernement de la Rochelle et du pays d'Aunis, et il épousa, en 1670, la plus belle personne de la cour, fille aînée de Mme de Thianges, soeur de Mme de Montespan. Il eut, en 1678, un brevet de duc, qu'il ne tint qu'à lui, dix ans durant, de faire enregistrer. Il le négligea. Il y voulut revenir quand il n'en fut plus temps, et ne put l'obtenir. Il fut souvent jaloux fort inutilement, mais jamais brouillé avec sa femme, qui était fort de la cour et du grand monde. Il ne l'appelait jamais que Diane. Il lui est arrivé trois ou quatre fois d'entrer le matin dans sa chambre, de la faire lever, et tout de suite de la faire monter en carrosse, sans qu'elle, ni pas un de leurs gens à tous deux, se fussent doutés de rien, et de partir de là pour Rome, sans le moindre préparatif, ni que lui-même y eût songé trois jours auparavant. Ils y ont fait des séjours considérables.
Il en eut deux fils et deux filles. L'aînée était mariée depuis sept ou huit ans avec le prince de Chimay, chevalier de la Toison d'or, de Charles II, et grand d'Espagne de Philippe V, lieutenant général de ses armées, qui n'en eut point d'enfants, et qui depuis a été mon gendre. L'autre fut la duchesse d'Estrées, qui n'a point eu d'enfants non plus. Les deux fils furent M. de Donzi, fort mal avec son père, qui, par la duchesse Sforce, soeur de sa mère, a été fait duc et pair pendant la dernière régence; et M. Mancini, qui eut les biens d'Italie. J'aurai occasion de parler d'eux dans la suite.
M. de Nevers mourut à soixante-six ans. Il s'était fort adonné à Sceaux, et sa femme encore davantage. Il avait conservé le petit gouvernement du Nivernais, parce que tout ce pays était presque à lui. Son fils, qui ne servit presque point, et dont d'ailleurs la conduite avait toujours déplu au roi, ne put l'obtenir. Il hasarda de se faire appeler duc de Donzi, après la mort de son père, n'osant prendre le titre de Nevers. Le roi le trouva si mauvais, qu'il lui fit défendre de continuer à se faire appeler duc et d'en prendre le titre ni aucune marque. Son père n'avait qu'un brevet, c'est-à-dire des lettres non enregistrées qui ne pouvaient passer à son fils.
Avant que de rentrer dans des récits plus importants, je me souviens que je n'ai point encore parlé de ce qu'on appelait à la cour les parvulo de Meudon, et il est nécessaire d'expliquer cette manière de chiffre pour l'intelligence de plusieurs choses que j'aurai à raconter. On a vu (t. Ier, p. 212) l'aventure de Mme la princesse de Conti, pourquoi et comment elle chassa Mlle Choin, qui elle était, et quels étaient ses amis et l'attachement de Monseigneur pour elle. Ce goût ne fit qu'augmenter par la difficulté de se voir. Mme de Lislebonne et ses filles en avaient presque seules le secret, nonobstant tout ce qu'elles devaient à Mme la princesse de Conti. Elles fomentaient ce goût qui les entretenait dans une confidence dont elles se proposaient de tirer de grands partis dans les suites.
Mlle Choin s'était retirée à Paris auprès du petit Saint-Antoine, chez Lacroix, son parent, receveur général des finances, où elle vivait fort cachée. Elle était avertie des jours rares que Monseigneur venait dîner seul à Meudon, sans y coucher, pour ses bâtiments ou pour ses plantages; elle s'y rendait la veille à la nuit, dans un fiacre, passait les cours à pied, mal vêtue, comme une femme fort du commun qui va voir quelque officier à Meudon, et par les derrières entrait dans un entresol de l'appartement de Monseigneur, où il allait passer quelques heures avec elle. Dans la suite, elle y fut de même façon, niais avec une femme de chambre, son paquet dans sa poche, à la nuit, la veille des jours que Monseigneur y venait coucher. Elle y demeurait sans voir qui que ce soit que lui, enfermée avec sa femme de chambre, sans sortir de l'entresol, où un garçon du château seul dans la confidence lui portait à manger.
Bientôt après, du Mont eut la liberté de l'y voir, puis les filles de Mme de Lislebonne, quand il allait des dames à Meudon. Peu à peu cela s'élargit; quelques courtisans intimes y furent admis. Sainte-Maure, le comte de Roucy, Biron après, puis un peu davantage et deux ou trois dames, M. le prince de Conti tout à la fin de sa vie. Alors Mgr le duc de Bourgogne, Mgr le duc de Berry, et fort peu de temps après Mme la duchesse de Bourgogne, furent introduits dans l'entresol, et cela ne dura pas longtemps sans devenir le secret de la comédie. Le duc de Noailles et ses soeurs furent admis. Monseigneur y allait dîner souvent avec les filles de Mme de Lislebonne, souvent après avec elles, et Mme la Duchesse, et quelquefois quelques-uns des privilégiés en hommes et en femmes, qui s'étendit plus, et toujours avec le même air de mystère qui dura toujours; et c'étaient ces parties secrètes, mais qui devinrent assez fréquentes, qu'on appelait des parvulo.
Alors Mlle Choin n'était plus dans les entresols que pour la commodité de Monseigneur. Elle couchait dans le lit et dans le grand appartement où logeait Mme la duchesse de Bourgogne quand le roi allait à Meudon. Elle était toujours dans un fauteuil devant Monseigneur, Mme la duchesse de Bourgogne sur un tabouret; Mlle Choin ne se levait pas pour elle; en parlant d'elle, elle disait, et devant Monseigneur et la compagnie: « la duchesse de Bourgogne; » et vivait avec elle comme faisait Mme de Maintenon, excepté qu'elle ne l'appelait pas mignonne, ni elle ma tante, et qu'elle n'était pas à beaucoup près si libre, ni si à son aise là qu'avec le roi et Mme de Maintenon. Mgr le duc de Bourgogne y était fort en brassière. Ses moeurs et celles de ce monde-là se convenaient peu. Mgr le duc de Berry, qui les avait plus libres, y était à merveille. Mme la Duchesse y tenait le dé, et quelques-unes de ses favorites y étaient quelquefois reçues. Mais pour tout cela, jamais Mlle Choin ne paraissait. Elle allait, les fêtes, à six heures du matin, entendre une messe dans la chapelle dans un coin toute seule, bien empaquetée dans ses coiffes, mangeait seule quand Monseigneur ne mangeait pas en haut avec elle, et il n'y mangeait jamais lorsqu'il couchait à Meudon que le jour qu'il y arrivait (parce que [ce qui] en était ne venait que sur le soir), et jamais ne mettait le pied hors de son appartement ou de l'entresol; et pour aller de l'un à l'autre tout était exactement visité et barricadé pour n'être pas rencontrée.
On la considérait auprès de Monseigneur comme Mme de Maintenon auprès du roi. Toutes les batteries pour le futur étaient dressées et pointées sur elle. On cabalait longtemps pour avoir la permission d'aller chez elle à Paris; on faisait la cour à ses amis anciens et particuliers. Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne cherchaient à lui plaire, étaient en respect devant elle, et attention avec ses amis, et ne réussissaient pas toujours. Elle montrait à Mgr le duc de Bourgogne la considération d'une belle-mère, que toutefois elle n'était pas, mais une considération sèche et importunée, et il lui arrivait quelquefois de parler avec autorité et peu de ménagement à Mme la duchesse de Bourgogne, et de la faire e pleurer.
Le roi et Mme de Maintenon n'ignoraient rien de tout cela, mais ils s'en taisaient, et toute la cour, qui le savait, n'en parlait qu'à l'oreille. Ce tableau suffit pour le présent. Il sera la clef de plus d'une chose. M. de Vendôme et d'Antin étaient des principaux initiés.