CHAPITRE XXIII.

1707

Différence du gouvernement de la Castille et de l'Aragon, l'un plus despotique que la France, l'autre moins que l'Angleterre. — Explication curieuse. — Philippe V abolit les lois et les privilèges de l'Aragon et de ses dépendances, et les soumet aux lois et au gouvernement de Castille. — Deux partis proposés par Médavy pour les troupes restées avec lui en Italie, tous deux bons, tous deux rejetés. — Traité pour le libre retour des troupes en abandonnant l'Italie. — Duc de Mantoue, dépouillé sans être averti, se retire précipitamment à Venise. — Contraste étrange de la fortune des alliés de Louis XIII et de ceux de Louis XIV. — Médavy à Marly; sa récompense. — Arrivée de Vaudémont à Paris et à la cour. — Chambre de la Ligue. — Vaudémont et ses nièces; leur union, leur intérêt, leur cabale, leur caractère, leur conduite. — Étrange découverte de Mme la duchesse de Bourgogne sur Mme d'Espinoy. — Mme de Soubise; son caractère; son industrie.

Le roi d'Espagne profita de l'état où la bataille d'Almanza et ses suites venaient de mettre les affaires d'Aragon, et de la leçon que ses peuples lui avaient donnée de l'inutilité de sa considération et de ses bontés pour eux, pour se les attacher. Rien de plus différent que le gouvernement de la Castille et que celui de l'Aragon et des royaumes et provinces annexés à chacune de ces couronnes En Castille le gouvernement est despotique plus encore que nos derniers rois ne l'ont rendu en France.

Ils y ont du moins conservé quelques formes, et communiqué à d'autres le pouvoir de rendre des arrêts, qui sans aller plus loin s'exécutent. Il est vrai que nos rois sont les seuls juges de leurs sujets; qu'il ne se rend de jugement souverain qu'en leur nom, que ceux qui se prononcent peuvent être arrêtés et réformés par eux, qu'ils peuvent évoquer [34] aussi à eux toutes les affaires qu'ils jugent à propos, pour les juger, ou seuls, ou avec qui il leur plaît, ou les renvoyer à qui bon leur semble. Il est encore vrai que les enregistrements nécessaires de leurs édits et déclarations ne sont rien moins à leur égard que l'emprunt de l'autorité des parlements qui enregistrent pour que l'exécution s'ensuive, mais uniquement une manifestation publique de ces édits et déclarations dont l'enregistrement sert, et à la publier dans les juridictions inférieures, et à demeurer en note dans les registres du parlement, pour que les juges s'en souviennent, et que, tant eux que les juges inférieurs, conforment leurs jugements à cette volonté des rois déclarée à eux, et par eux, à tous leurs sujets par cet envoi que l'enregistrement ordonne qui sera fait aux tribunaux inférieurs des instruments qui la contiennent et qu'eux-mêmes viennent d'enregistrer. Il est vrai encore que les remontrances des parlements ne sont en effet que des remontrances et non des empêchements, parce qu'en France il n'y a qu'une autorité unique, une puissance unique, qui réside dans le roi, de laquelle et au nom duquel émanent toutes les autres. C'est une autre vérité que les états généraux mêmes ne se peuvent assembler que par les rois, qu'ils n'ont dans leur assemblée aucune puissance législative, et qu'à l'égard des rois, ils n'ont que la voix consultative et la voix de représentation et de supplication. C'est ce que toutes les histoires et toutes les relations des états généraux montrent avec évidence. La différence d'eux aux parlements est que le corps représentatif de tout l'État mérite et obtient plus de poids et plus de considération de ses rois qu'une cour de justice, ou que plusieurs ensemble, quelque relevée qu'elle puisse être. Qu'il est vrai que ce n'est que depuis plusieurs siècles que les états généraux en sont réduits en ces termes, surtout quant aux impositions, et qu'il ne l'est pas moins que jamais les parlements n'ont eu plus d'autorité que celle dont ils jouissent. Je m'étendrais trop si je voulais traiter ici de certaines formes nécessaires pour les affaires majeures qui regardent la couronne même, ou les premiers particuliers de l'État. Ce sont d'autres sortes de formes majeures comme les affaires majeures qui les exigent, et dont Louis XIV même, qui a porté son autorité bien au delà de ce qu'ont fait tous ses prédécesseurs, n'a pas cru se devoir départir, ni de son aveu même pouvoir les omettre. Toujours demeure-t-il constant que l'autorité de nos rois a laissé subsister ce qui vient d'être exposé.

En Castille, rien moins: les cortès ou états généraux ne s'y assemblent plus par ordre des rois que pour prêter les serments que le roi veut recevoir, ou qu'il veut faire prêter au successeur de sa couronne. Il ne s'y agit de rien de plus depuis des siècles. La cérémonie et la durée des cortès ne tient pas plus d'une matinée. Pour le reste il y a un tribunal qui s'appelle le conseil de Castille, dont la juridiction supérieure s'étend sur toutes les provinces soumises à cette couronne, qui n'ont chez elles que des tribunaux subalternes qui y ressortissent, avec une dépendance bien plus soumise que n'en ont les nôtres à nos parlements. Ce conseil de Castille est tout à la fois ce que nous connaissons ici sous le nom de parlement et du conseil des parties [35] ; et le chef de ce tribunal, qui n'a point de collègues comme les présidents à mortier à l'égard des premiers présidents ici, est tout à la fois ce que nous connaissons ici sous le nom de chancelier et de premier président, du prodigieux état duquel j'ai dit un mot en parlant de la dignité des grands d'Espagne. C'est donc lui qui, avec ce conseil, jugé en dernier ressort tout ce qui dépend de la couronne de Castille, et qui de plus est le supérieur immédiat en de certaines choses avec le conseil, seul en plusieurs autres, de tous les membres, non seulement de tous les tribunaux inférieurs de la Castille, outre qu'il l'est avec le conseil de ces tribunaux chacun en corps, mais il l'est de tous les régidors et de tous les corrégidors, qui ont à la fois toutes les fonctions des intendants des provinces, des lieutenants civils, criminels, et de police et de prévôts des marchands, comme nous parlons ici [36] .

Mais toute cette puissance et toute cette autorité disparaît chaque semaine devant celle du roi. Toutes les semaines le conseil de Castille en corps vient chez le roi, son chef à sa tête, dans une pièce de son palais destinée à cela, à jour et heure marquée. Le roi s'y rend peu après et y entre seul. Il y est reçu à genoux de tout le corps qu'il fait asseoir sur des bancs nus et couvrir, après qu'il est lui-même assis et couvert dans son fauteuil sous un dais. En retour à droite, sur le bout du banc le plus près de lui, est le chef de ce corps, ayant à son côté celui des conseillers choisi pour faire ce jour-là rapport de ce que le conseil a jugé depuis la dernière fois qu'ils sont venus chez le roi [37] . Il a les sentences à ses pieds, dans un sac, et il en explique sommairement le fait, les raisons des parties, et celles qui ont déterminé le jugement. Le roi, qui les approuve d'ordinaire, signe la sentence qui ne devient arrêt qu'en ce moment; sinon il ordonne au conseil de la revoir et de lui en rendre compte une autre fois, ou il renvoie l'affaire à des commissaires qu'il choisit, ou à un autre conseil, comme celui des finances, des Indes ou autre pareil. Quelquefois il casse la sentence, rarement, mais il le peut, et cela est quelquefois arrivé; il rend de son seul avis un arrêt tout contraire, qui s'écrit là sur-le-champ, et qu'il signe. Il n'entre point dans tout ce qui est procédure ou interlocutoire [38] , à moins qu'il n'ait reçu des plaintes, et qu'il veuille en être informé, mais seulement dans les décisions. Ainsi il est vrai de dire que ce conseil de Castille, si suprême, n'a que voix consultative, et de soi ne rend que des sentences, et que c'est le roi seul qui juge et décide de tous les procès et les questions.

Après cette séance, qui ne va guère à deux heures, le roi se lève; tous se mettent à genoux, et il sort de la pièce où il les laisse. Dans la joignante, il trouve ses grands officiers et sa cour. Le chef du conseil de Castille le suit, je dis chef parce que c'est ou un président ou un gouverneur, et j'en ai expliqué la différence en parlant de la dignité des grands; ce chef, dis-je, le suit. Le roi s'arrête dans une des pièces de son appartement où il trouve un fauteuil, une table avec une écritoire et du papier à côté; et vis-à-vis, tout près, un petit banc nu de bois, fort court. L'accompagne ment du roi passe outre et l'attend dans la pièce voisine. Il se met dans le fauteuil, et le chef sur ce petit banc nu, et là il lui rend compte du conseil même et de tout ce qui passe par lui seul; sur quoi il reçoit ses ordres. Cela fait, il retourne d'où il était venu, et le roi en même temps passe outre, trouve sa cour dans la pièce voisine, qui le suit jusqu'à la porte de son cabinet [39] .

Ce conseil enregistre les mêmes choses que fait ici le parlement, mais sans jamais y faire obstacle, et, s'il y a quelque remontrance ou observation à faire, il prend son temps lorsqu'il va au palais. Alors il s'explique ou par le chef ou par un des conseillers, quelquefois après la séance par ce chef tête à tête et de quelque façon que ce soit; la volonté du roi entendue, il est obéi sans délai, et sans plus lui en parler. Il consulte assez souvent le conseil avant de faire certaines choses, avec liberté d'en suivre après l'avis ou non. Il est donc difficile de pousser plus loin et l'effet et l'apparence du despotisme.

En Aragon, c'est tout le contraire pour cette couronne et pour toutes les provinces qui en dépendent. Les lois qui y sont en vigueur ne peuvent recevoir d'atteinte, le roi ne peut toucher à aucun privilège public ni particulier. Les états généraux y sont les maîtres des impositions dans toutes leurs parties, qui refusent presque toujours ce qu'on y voudrait ou innover ou augmenter, et ils ont la même délicatesse sur tout ce qui est édits et ordonnances, qui ne peuvent être exécutés non seulement sans leur consentement, mais sans leur ordre. Le tribunal suprême réside à Saragosse, qui est pour l'Aragon et tout ce qui en dépend, comme est le conseil de Castille dans ce royaume et ses dépendances. Le chef de ce tribunal qui, comme en Castille, est un grand, et peut aussi être un homme de robe, avec moins de consistance alors, est tout un autre personnage que le président ou le gouverneur du conseil de Castille. Il se nomme, non le justicier, niais le justice, comme étant lui-même la souveraine justice. Il ne peut être ni déposé, ni suspendu, ni écorné en quoi que ce soit. Il préside également au tribunal suprême et aux états quand ils sont assemblés, et qui quelquefois s'assemblent ou par lui ou d'eux-mêmes, sans que le roi puisse l'empêcher. C'est dans ces états assemblés que le nouveau roi prête le serment entre les mains du justice, qui lui dit, étant assis et couvert, cette formule mot à mot et lentement, tout haut, en sorte que toute l'assemblée l'entende: Nous qui valons autant que vous, vous acceptons pour notre roi, à condition du maintien de tous nos droits, lois et prérogatives; sinon, non. Voilà un étrange compliment à recevoir pour une tête couronnée; et, en Aragon, ils ont toujours tenu parole tant qu'ils ont pu, et l'ont pu presque toujours. Ce justice, en absence des états, les représente seul, et fait, en partie seul, en partie avec le conseil, ce que feraient les états s'ils étaient assemblés, auxquels il en doit compte, et leur est soumis en tout. Il a, comme les états, une grande jalousie d'empêcher que le roi n'étende son autorité au préjudice de la leur en quoi que ce soit, et de part et d'autre en petit, ils ressemblent fort, quoique dans une autre forme, au roi et au parlement d'Angleterre. C'est aussi ce qui a si souvent armé l'Aragon, la Catalogne, etc., contre ses princes et c'est ce que le roi d'Espagne prit cette année son temps d'abolir.

Il éteignit la dignité et toutes les fonctions de ce fâcheux justice, il abolit les états, il supprima tous les droits et prérogatives, il cassa toutes les lois, il changea le tribunal suprême, il asservit l'Aragon et toutes les provinces qui en dépendent, les mit en tout et partout sur le pied de la Castille, il y étendit les lois de ce royaume, et il abrogea tout ce qui y pouvait être contraire. Ce fut un grand et utile coup frappé bien à propos, et qui mit toutes ces provinces au désespoir et en furie. Le bonheur de l'issue des armes a soutenu ce qu'elles avaient tant aidé à établir. L'Aragon, la Catalogne et toutes les provinces dépendantes de cette couronne ont fait l'impossible pour alléger au moins ce joug. Philippe V est demeuré, avec grande raison, inébranlable, et les choses sont demeurées jusqu'à présent dans la forme où il les mit dans ce temps-là.

Le parti était pris dès l'hiver de n'essayer point de rentrer en Italie. Médavy y était resté avec les troupes que M. le duc d'Orléans marchant avec son armée à Turin lui avait laissées en Lombardie, et avec lesquelles il remporta une victoire en même temps que se donna la bataille de Turin, qui en aurait réparé les malheurs, si, comme M. le duc d'Orléans le voulut, il avait mené son armée en Italie, au lieu de la ramener dans les Alpes et dans le Dauphiné. Médavy se maintint avec ses troupes sans que les ennemis osassent l'attaquer; il tenait Mantoue et quantité d'autres places.

Ne renvoyant point de troupes en Italie, il restait deux partis à prendre, que Médavy proposa tous deux, et du succès de celui des deux qu'on voudrait prendre il répondit. Le premier, et celui que Médavy appuyait le plus, était celui de se cantonner en Lombardie, d'y abandonner à leurs propres forces les places qui ne s'y pourraient couvrir, de conserver les principales possibles, surtout Mantoue, de les bien munir toutes, et de se tenir sur la défensive en Lombardie, où la subsistance ne pouvait manquer sans aucun autre secours, et fatiguer les ennemis par les courses de nos garnisons, et par la nécessité des sièges, les amuser ainsi en attendant les événements, et les empêcher de songer à venir nous attaquer chez nous, délivrés de toute guerre en Italie.

L'autre parti était de marcher avec sa petite armée, par les pays vénitiens et ecclésiastiques, très neufs et très abondants, droit au royaume de Naples, qui se maintenait encore, mais qui ne pouvait que tomber bientôt s'il n'était secouru en lui-même; ou par la diversion d'Italie, si on était en état et en volonté d'y en tenter quelqu'une. C'était au moins conserver à l'Espagne Naples et Sicile, et ne pas tout perdre à la fois en ne prenant aucun de ces deux partis, dont chacun des deux était très praticable. Mais il était écrit que les ténèbres dont nous étions frappés s'épaissiraient de plus en plus, et que le nombre et l'énormité de nos fautes entassées les unes sur les autres en Italie, la campagne dernière, seraient comblées par celle de son entier abandon.

Pour ce dernier parti, on eut peur d'offenser un pape faible et une république infidèle qui avait toujours favorisé ouvertement les Impériaux, et un pape qui, bien que de mauvaise grâce, n'avait osé résister à leurs volontés. Ces deux si médiocres puissances sentaient bien alors la faute qu'elles avaient faite, et trouvaient les Impériaux devenus de beaucoup trop forts; mais cette même raison les tenait en crainte, je n'oserais dire et nous avec eux. Le trajet était court, facile, sans obstacle quelconque à appréhender, et toujours dans l'abondance, et Naples et Sicile étaient sauvées. On en eût été quitte pour des cris de politique et pour des excuses de même sorte. On s'en fit des monstres; on aima mieux regarder tout d'un coup Naples et Sicile comme perdues.

L'autre parti fut considéré comme trop hasardeux.

On fit à l'égard de Médavy et de ses troupes coupées d'avec la France, comme ces mères, tendres jusqu'à la sottise, qui ne veulent pas laisser aller leurs enfants faire ou essayer fortune par des voyages de long cours, dans la crainte de ne les revoir jamais. On oublia la conduite des grands rois et des grands capitaines qui, après les plus désespérés revers, se sont roidis à se soutenir contre la fortune, et par un léger levain sont parvenus, à force de courage, d'art, de savoir se passer, se cantonner, se maintenir, à changer la face des affaires et à en sortir heureusement et glorieusement.

Vaudemont avait le commandement d'honneur; Médavy, qui portait tout le poids, l'avait en effet. Le Milanais ne rapportait plus à Vaudemont l'autorité ni l'argent qui le rendaient grand, depuis le malheur de Turin. Il avait des sommes immenses qu'il ne voulait pas hasarder. On a vu ici ses perfides manèges du temps de Catinat et de Villeroy. Il avait mieux couvert son jeu pendant celui de Vendôme, en qui toute la confiance et l'autorité était passée et avec lequel il avait principalement songé à se lier. La mort de son fils unique semblait avoir rompu ses chaînes; M. le duc d'Orléans, qui avait eu les yeux fort ouverts sur sa conduite dans le peu qu'il eut à l'examiner, me dit au retour en avoir été fort content.

Pour moi, j'avais toujours sur le coeur ce chiffre fatal qu'il nia avoir, et qu'il m'a toujours paru impossible qu'il n'eût pas, dont j'ai parlé (t. V, p. 229), et qui a été si funeste. Je ne sais si, quand il serait enfin devenu fidèle, un gouvernement si mutilé et le commandement apparent de troupes abandonnées ne lui parut pas une charge trop pesante, et, supposé ses anciennes liaisons, s'il ne se défia pas de ses souplesses dans des conjonctures si délicates de cette décadence. Il sentait sa partie si bien faite en France, qu'il s'en promettait tout, et la suite a montré qu'il ne se trompait pas, et qu'il n'y a manqué que des chimères insoutenables. Il était dans la première considération du roi; ses nièces et le maréchal de Villeroy avant sa chute lui avaient acquis Chamillart sans mesure. Monseigneur, tel qu'il était, mené par ses nièces, était à lui. Mme de Maintenon, il la tenait par Villeroy avant sa disgrâce, qui n'y fut même jamais avec elle, par Chamillart, et par le ricochet de Vendôme qui faisait agir M. du Maine, auprès d'elle. Enfin il avait le gros du monde par ces cabales, par toute la maison de Lorraine, par tout ce qui avait servi en Italie, comblé par lui de politesse, gorgé d'argent du Milanais, et charmé de la splendeur, car c'est peu dire de la magnificence, dont il vivait.

Il appuya donc si faiblement tous ces deux partis, qu'il les décrédita par cela même qu'il avait un intérêt apparent de désirer qu'on prît celui de soutenir en Lombardie, qui lui en conservait le commandement et ce qui restait de son gouvernement du Milanais; et son bonheur, aidé de sa cabale, fut tel, que le roi lui sut le meilleur gré du monde de cette faiblesse d'appuyer, comme étant plus sincère qu'intéressé. Enfin, dans le besoin où on était de troupes, bonnes et vieilles, on ne considéra pas où elles seraient le plus utiles pour occuper l'ennemi et l'éloigner de nos frontières, on ne se frappa que de l'idée de sauver celles-ci et de les employer dans nos armées.

Vaudemont fut donc chargé de négocier, de concert avec Médavy, le libre retour de nos troupes et de leur suite, leur retraite en Savoie, la route qu'elles tiendraient, et tout ce qui regardait leur marche et leur subsistance en payant, et en abandonnant tout ce que nous tenions en Italie. On peut juger s'il eut peine à être écouté et à conclure un traité si honteux pour la France, et si utile et si glorieux à ses ennemis. Tout fut donc arrêté de la sorte, et le général Patay fut livré pour otage à Médavy pour marcher avec lui jusqu'à ce que toutes nos troupes et leur suite fût arrivée en Savoie. C'est ce que Médavy eut la douleur de recevoir ordre d'exécuter.

Tout y fut fait assez à la hâte pour ne se donner pas le loisir d'en avertir le malheureux duc de Mantoue à temps, dont les places, l'État et Mantoue même furent remis aux troupes de l'empereur. Le duc de Mantoue se retira en diligence à Venise avec ce qu'il put emporter de meilleur, et envoya sa femme, dont il n'eut point d'enfants, en Suisse pour ne se revoir jamais. Le dessein était qu'elle allât en Lorraine: rien n'était plus naturel; mais M. de Lorraine était trop à l'empereur pour oser recevoir chez lui sans la permission de ce prince l'épouse d'un allié de la France, dépouillé à ce titre, et pour avoir si longtemps mis l'empereur dans le plus grand embarras par avoir reçu les François dans Mantoue.

Louis XIII avait conservé, et deux fois rétabli à main armée dans les États de Mantoue et de Montferrat, le père et le grand-père de ce duc de Mantoue, et la première des deux en personne, où sa capacité militaire et sa valeur personnelle qui le couvrit de gloire, jointes à la fidélité de sa protection dans des temps si difficiles, lui mérita toute celle des héros au célèbre pas de Suse vis-à-vis du fameux Charles-Emmanuel et de l'armée autrichienne, comme je l'ai plus amplement remarqué (t. Ier, p. 63). Ce ne fut donc pas une satisfaction légère pour une maison aussi implacable que la maison d'Autriche s'est toujours piquée si utilement de l'être, de se voir enfin maîtresse du duché et de la ville de Mantoue et du Montferrat, et de faire sentir au souverain dépouillé tout le poids de sa vengeance, et à la France celui de sa faiblesse, dont les alliés, chassés et proscrits par l'empereur en criminels, se trouvaient partout réduits à chercher de lieu en lieu des asiles, et à subsister de ce que la France, qui n'avait pu les soutenir, leur pouvait donner, contraste étrange entre Louis XIII et Louis XIV. Crémone, Valence, en un mot tout ce que nous tenions en Italie fut livré aux Impériaux, qui furent si jaloux de cette gloire qu'ils ne voulurent jamais souffrir que ce que nous tenions de places du duc de Savoie lui fût immédiatement remis, mais qu'ils s'opiniâtrèrent à les recevoir eux-mêmes pour que ce prince, qui en cria bien haut, ne les pût recevoir que de leurs mains.

Sur la fin d'avril, Vaudemont et Médavy arrivèrent à Suse avec près de vingt mille hommes tant des troupes du roi que de celles du roi d'Espagne. Le 9 mai, c'est-à-dire le lendemain du détail de la bataille d'Almanza apporté par Bockley, Médavy arriva à Marly, et vint saluer le roi dans ses jardins, dont il fut très bien reçu, après quoi il le suivit chez Mme de Maintenon où il demeura une heure à lui rendre compte d'un pays et d'un retour qu'il devait entendre avec une grande peine. Le gouvernement de Nivernais venait de vaquer tout à propos; le roi le lui donna sans qu'il le demandât, quoiqu'il eût celui de Dunkerque, mais il l'avait acheté. On le fit repartir au bout d'un mois pour aller commander en chef en Savoie et en Dauphiné, avec deux lieutenants généraux et deux maréchaux de camp sous lui, et le traitement de général d'armée, quoique aux ordres du maréchal de Tessé qui y était déjà. Il eut de plus douze mille livres de pension. Le roi lui dit que c'était en attendant mieux, parce qu'il avait cru le gouvernement de Nivernais de trente-huit mille livres de rente, et qu'il se trouvait n'en valoir que douze mille. Ces grâces, contre l'ordinaire, ne furent enviées de personne, et chacun y applaudit avec grande raison.

Le prince de Vaudemont ne tarda pas après Médavy. Il s'arrêta dans une maison à quelques lieues de Paris, qu'un fermier général lui prêta, où Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy ses nièces l'allèrent attendre, d'où elles le menèrent loger chez Mme de Lislebonne leur mère et sa soeur, près des filles de Sainte-Marie, de la rue Saint-Antoine, à l'hôtel de Mayenne, maison précieuse aux Lorrains pour avoir appartenu au fameux chef de la Ligue dont ils lui ont chèrement conservé le nom, les armes et l'inscription au-dessus de la porte, et où est une chambre dans laquelle furent enfantées les dernières horreurs de la Ligue, l'assassinat d'Henri III et le projet de l'élection solidaire de l'infante d'Espagne et du fils du duc de Mayenne pour roi et reine de France, en les mariant et en excluant à jamais Henri IV et toute la maison de Bourbon. Cette chambre s'appelle encore aujourd'hui la chambre de la Ligue, dont rien n'a été changé depuis par le respect et l'amour qu'on lui porte. Ce fut là que, sous prétexte de repos, M. de Vaudemont acheva de se concerter avec sa soeur et ses nièces.

Il y reçut quelques familiers, s'en alla coucher à l'Étang une nuit, et le lendemain il salua le roi avant dîner à Marly, passant de chez Mme de Maintenon chez lui après sa messe. Le roi le fit entrer dans son cabinet et le reçut comme un homme qui avait rendu à lui et au roi son petit-fils les plus grands services, et qui, en dernier lieu, lui avait sauvé vingt mille hommes par le traité qu'il avait fait avec le prince Eugène, pour les ramener en sûreté, en lui livrant toute l'Italie. On lui avait réservé un logement à Marly et on lui prêta celui du maréchal de Tessé à Versailles, lors absent, comme je l'ai dit ailleurs.

Il faut maintenant se souvenir de ce que j'ai dit en divers endroits de ce bâtard de Charles IV, duc de Lorraine, dont il avait si parfaitement hérité l'esprit, l'artifice, la fourberie et l'infidélité, et en qui de plus on ne doutait pas que l'âme du fameux Protée n'eût passé, si on pouvait s'arrêter aux fables et à la folie de la métempsycose. Il faut aussi avoir présent ce que j'ai dit (t. III, p. 195 et suiv.) de ses nièces et de leur position également solide et brillante à la cour, de leur union entre elles deux et leur habile mère, c'est peu dire, allons, ce n'est pas trop, jusqu'à l'identité, en laquelle Vaudemont fut en quart. Outre l'amitié soigneusement cultivée par le commerce de lettres, soutenue par les grandes vues, l'intérêt de cette union était double, celui de la grandeur, du crédit, de la considération, et celui de l'intérêt depuis que, par la mort du fils unique de Vaudemont, ses nièces étaient devenues ses uniques héritières. Ce fut donc à tant de grands objets tout à la fois qu'ils butèrent.

J'ai expliqué comment ils se comptèrent très assurés de Chamillart, de M. du Maine, de Mme de Maintenon, de Monseigneur. Ils pouvaient aussi être certains de Mlle Choin et de Mme la Duchesse, et de ce qui, en hommes, approchait le plus confidemment de Monseigneur. Tessé leur avait préparé les voies auprès de Mme la duchesse de Bourgogne, et ne leur avait rien laissé ignorer de ce qui les pouvait instruire de ce côté-là. M. de Vendôme était à eux et le groupe de la maison de Lorraine. Le roi anciennement prévenu par le maréchal de Villeroy, du temps de sa grande faveur, et entretenu depuis dans la même opinion par les puissants appuis que je viens de nommer, ils avaient de plus la grâce de la nouveauté, et ce lustre étranger dont le Français s'éblouit jusqu'à l'ivresse, et qui leur réussit au delà de ce qu'ils pouvaient espérer.

Le roi fit à Vaudemont les honneurs de Marly comme il s'était plu à les faire à la princesse des Ursins. Il avait affaire à un homme qui savait répondre, s'exclamer, admirer, tantôt grossièrement, tantôt avec délicatesse, par un même artifice. Il ordonna au premier écuyer une calèche et des relais pour que Vaudemont le suivît à la chasse, et [lui dit] de l'y accompagner. Il arrêta souvent sa calèche à la sienne pendant les chasses, en un mot, ce fut un second tome de Mme des Ursins. Tout cela était beau, mais il en fallait faire usage pour le rang et pour les biens.

Mme de Lislebonne avait l'esprit habile, et tout tourné pour faire un grand personnage dans sa maison, si elle eût vécu au temps de la Ligue. Sa fille aînée avait un air tranquille et indifférent au dehors, avec beaucoup de politesse, mais choisie et mesurée, et avec les pensées les plus hautes, les plus vastes et tout le discernement et la connaissance nécessaire pour ne les rendre pas châteaux en Espagne, avait naturellement une grande hauteur, de la droiture, savait aimer et haïr, moins de manège que de ménagements et de suite, infatigable avec beaucoup d'esprit, sans bassesse, sans souplesse, mais maîtresse d'elle-même pour se rabaisser quand il ‘était à propos, et assez d'esprit pour le faire même avec dignité, et en faire sentir le prix à ceux dont elle avait besoin, sans les blesser, et se les rendre favorables.

Sa soeur avec peu d'esprit, souple, et assez souvent basse, non faute de coeur et de hauteur, mais d'esprit, l'avait tout tourné au manège avec une politesse moins ménagée que sa soeur, et un air de bonté qui faisait aisément des dupes. Elle savait servir et s'attacher des amis.

Leur vertu et leur figure étaient d'ailleurs imposantes; l'aînée, très simplement mise et sans beauté, inspirait du respect; la cadette, belle et gracieuse, attirait; toutes deux fort grandes et fort bien faites; mais; à qui avait du nez, l'odeur de la Ligue leur sortait par les pores; toutes deux point méchantes pour l'être, et se conduisant au contraire de manière à en ôter le soupçon, mais, lorsqu'il y allait de leurs vues et de leur intérêt, terribles.

Outre ces dispositions naturelles, elles en avaient bien appris de deux personnes avec lesquelles elles furent intimement unies, les deux de la cour les plus propres à instruire par leur expérience et leur genre d'esprit. Mlle de Lislebonne et le chevalier de Lorraine étaient de toute leur vie tellement un, qu'on ne doutait pas qu'ils ne fussent mariés. On a vu en son lieu quel homme était le chevalier de Lorraine. Il était, par conséquent, dans la même union avec Mme d'Espinoy. C'est ce qui les avait si fort liés avec le maréchal de Villeroy, l'ami intime et très humble du chevalier de Lorraine, et c'était par le maréchal de Villeroy que le roi si jaloux de tout ce qui approchait Monseigneur, non seulement n'en avait point conçu contre ces deux soeurs, mais avait pris confiance en elles, était bien aise de ce commerce si intime de son fils avec elles, et leur manquait en tout une considération si distinguée, qui dura la même après la mort de Monseigneur; d'où il faut conclure que les deux soeurs, au moins la cadette, firent toute leur vie auprès de Monseigneur le même personnage secret à l'égard du roi, que le chevalier de Lorraine se trouva si bien toute sa vie de faire auprès de Monsieur, qu'il gouverna toujours. C'était un exemple qu'il était à portée de leur confier, et elles de suivre, et dont le maréchal de Villeroy put être aussi quelquefois le canal.

Il les avait mises de même dans la confiance de Mme de Maintenons dont j'avancerai ici un trait étrange qui n'arriva que depuis, que je sus le lendemain du jour qu'il fut découvert, et qui montrera combien avant était cette confiance. Mme la duchesse de Bourgogne s'était acquis une telle familiarité avec le roi et avec Mme de Maintenon, que tout en leur présence elle furetait leurs papiers, les lisait, et ouvrait jusqu'à leurs lettres. Cela s'était tourné en badinage et en habitude. Un jour, étant chez Mme de Maintenon, le roi n'y étant pas, elle se mit à paperasser sur un bureau, tout debout, à quelques pas d'où Mme de Maintenon était assise, qui lui cria plus sérieusement qu'à l'ordinaire de laisser là ses papiers. Cela même aiguisa la curiosité de la princesse qui, toujours bouffonnant mais allant son train, trouva une lettre ouverte, mais ployée entre les papiers, où elle vit son nom. Surprise, elle lut une demi ligne, tourna le feuillet, et vit la signature de Mme d'Espinoy. À cette demi ligne, et plus encore à la signature, elle rougit et devint interdite. Mme de Maintenon qui la voyait faire, et qui apparemment ne l'en empêchait pas, comme elle l'aurait pu si absolument elle l'eût voulu, ne fut pas apparemment fâchée de la découverte. « Qu'avez-vous donc, mignonne, lui dit-elle, et comme vous voilà! Qu'avez-vous donc vu? » Voilà la princesse encore plus embarrassée. Comme elle ne répondait point, Mme de Maintenon se leva et s'approcha d'elle comme pour voir ce qu'elle avait trouvé. Alors la princesse lui montra la signature. Mme de Maintenon lui dit: « Eh bien! c'est une lettre que Mme d'Espinoy m'écrit. Voilà ce que c'est que d'être si curieuse; on trouve quelquefois ce qu'on ne voudrait pas; » puis prenant un autre ton: « Puisque vous l'avez vue, madame, ajouta-t-elle, voyez-la tout entière, et si vous êtes sage, profitez-en; » et la força de la lire d'un bout à l'autre. C'était un compte que Mme d'Espinoy rendait à Mme de Maintenon des quatre ou cinq dernières journées de Mme la duchesse de Bourgogne, mot à mot, lieu par lieu, heure par heure, aussi exact que si elle, qui n'en approchait guère, ne l'eût pas quittée de vue; dans lequel il était fort question de Nangis et de beaucoup de manèges et d'imprudences. Tout y était nommé, et ce qui est plus surprenant qu'une telle instruction même, c'était de signer une lettre de cette nature, et pour Mme de Maintenon de ne l'avoir pas brûlée sur-le-champ, ou du moins enfermée. La pauvre princesse pensa s'évanouir et devint de toutes les couleurs. Mme de Maintenon lui fit une forte vesperie [40] , lui fit voir que ce qu'elle croyait caché était vu par toute la cour, et lui en fit sentir les conséquences. Sans doute qu'elle lui en dit bien davantage, mais Mme de Maintenon lui avoua que lorsqu'elle lui avait parlé plusieurs fois, c'était par science, et qu'il était vrai que Mme d'Espinoy et d'autres encore étaient chargées par elle de suivre secrètement sa conduite, et de lui en rendre un compte exact et fréquent.

Au partir d'un lieu si fâcheux, la princesse n'eut rien de plus pressé que de gagner son cabinet, et que d'y appeler Mme de Nogaret qu'elle appelait toujours sa petite bonne et son puits, et de lui conter toute sa déconvenue, fondant en larmes, et dans la furie contre Mme d'Espinoy qu'il est aisé d'imaginer. Mme de Nogaret la laissa s'exhaler, puis lui remontra ce qu'elle jugeait à propos sur le fond de la lettre, mais surtout elle lui conseilla très fortement de se garder sur toutes choses de rien marquer sur Mme d'Espinoy, et lui représenta qu'elle se perdrait si elle lui témoignait moins de familiarité et de considération qu'à l'ordinaire. Le conseil était infiniment salutaire, mais difficile à pratiquer. Cependant Mme la duchesse de Bourgogne, qui avait confiance en l'esprit et en la science du monde et de la cour de Mme de Nogaret, en quoi elle avait grande raison, la crut, et se conduisit toujours avec Mme d'Espinoy de même qu'auparavant, en sorte qu'elle n'a jamais pu être soupçonnée d'en avoir été découverte. Le lendemain Mme de Nogaret, avec qui nous étions intimement Mme de Saint-Simon et moi, nous le conta à tous deux précisément comme je viens de l'écrire.

Ce trait honteux et affreux, surtout pour une personne de cet état et de cette naissance, montre à découvert jusqu'à quel point, et par quels intimes endroits, les deux soeurs, celle-ci surtout, tenaient directement au roi et à Mme de Maintenon, et tout ce qu'elles s'en pouvaient promettre, surtout avec l'infatuation dont Mme de Maintenon ne se cachait pas pour les préférences et le rang de la maison de Lorraine.

Du côté de Monseigneur, leur règne sur son esprit était sans trouble. Mlle Choin, sa Maintenon de tous points, excepté le mariage, leur était dévouée sans réserve. Elle n'oubliait pas que Mme de Lislebonne et ses filles devant tout, leur subsistance, leur introduction dans l'amitié de Monseigneur, le commencement de leur considération à Mme la princesse de Conti, elles n'avaient pas balancé de la lui sacrifier sans y avoir été conduites par aucun mécontentement, mais par la seule connaissance du goût de Monseigneur, et l'utilité d'avoir seules d'abord avec lui la confiance de leur commerce après la sortie de Mlle Choin de la cour. Elle avait été trop longtemps témoin aussi de cette confiance et de cette amitié de Monseigneur pour ces deux soeurs, chez qui il allait presque tous les matins passer en tiers une heure ou deux avec elles, pour se heurter à elles, pour ne leur demeurer intimement unies, et Mme la Duchesse dont l'humeur égale et gaie, et la santé toujours parfaite la rendit toujours la reine des plaisirs, chez qui Monseigneur s'était réfugié, chassé par le mésaise que l'aventure de la Choin d'abord, l'ennui ensuite et l'humeur de Mme la princesse de Conti avait dérangé de chez elle, et réduit aux simples bienséances, Mme la Duchesse, dis-je, qui n'avait ni humeur ni jalousie, et à qui cette habitude et cette familiarité de Monseigneur à venir chez elle n'était pas indifférente pour le présent contre les fougues et les sorties de M. le Duc et de M. le Prince même, et moins encore pour le futur, n'avait garde de choquer ces trois personnes, les plus confidentes et les plus anciennes amies de Monseigneur.

Toutes quatre étaient donc, à l'égard de ce prince et de beaucoup d'autres choses communes entre elles, dans une intelligence qui ne se refroidit jamais en rien, s'aidant en tout avec un parfait concert les unes les autres, quittes après la mort du roi, si Monseigneur eût survécu, à se supplanter réciproquement pour demeurer les maîtresses sans dépendance de personne, mais en attendant unies au dernier point, et tenant sous leur joug commun le peu d'hommes en qui le goût de Monseigneur, ou leur industrie auprès de lui, pouvait avoir quelques suites.

L'autre personne des instructions de qui Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy tirèrent de grands secours fut l'habile Mme de Soubise. Elle était soeur de la princesse d'Espinoy, belle-mère de celle-ci, et dans toute l'union possible; avec plus d'esprit qu'elle n'en paraissait, soutenu de tout ce que l'art du manège, de l'intrigue et de la beauté, aiguisé des besoins de l'ambition la plus vaste et la plus cachée, et soutenu de tout ce que la politique, la fausseté, l'artifice, ont de plus profond. Ses appas l'avaient initiée dans la connaissance la plus intime de l'intérieur du roi, dans laquelle elle était sans cesse entretenue par le commerce qui s'était conservé entre eux, et dont elle sut tirer de si utiles partis. Livrée au roi par ambition, tant que la dévotion rie l'arrêta pas, contente de la faveur, dès que cette dévotion la répudia, elle sut mettre le roi à son aise, et se servir de cette dévotion même pour maintenir son crédit, sous prétexte de ne pas ouvrir les yeux à son mari, qui les avait si volontairement fermés, par la différence qu'il en sentirait et par l'époque de cette différence.

Elle sut gagner Mme de Maintenon, et se servir jusque de sa jalousie du goût que le roi lui conservait, en lui offrant une capitulation dans laquelle la nouvelle épouse se crut heureuse d'entrer. Elle fut de la part de Mme de Soubise de ne jamais voir le roi en particulier que pour affaire dont Mme de Maintenon aurait connaissance; d'éviter même ces particuliers, quand les billets pourraient y suppléer; de le voir même à la porte de son cabinet, quand elle n'aurait qu'un mot court à dire; de n'aller presque jamais à Marly, pour éviter toute occasion; de choisir les voyages les plus courts, et de n'y aller qu'autant qu'il serait nécessaire pour empêcher le monde d'en parler; de n'être jamais d'aucune des parties particulières du roi, ni même des fêtes de la cour que lorsque, étant fort étendues, ce serait une singularité de n'en être pas; enfin, que demeurant souvent à Versailles et à Fontainebleau où ses affaires, sa famille, sa coutume qu'il ne fallait pas changer aux yeux de son mari, la demandaient, elle n'y chercherait jamais à rencontrer le roi, mais se contenterait, comme toutes les autres dames, de lui faire sa cour à son souper assez souvent (où même, ni au sortir de table, elle trouvait fort à propos que le roi ne lui parlât point, non plus qu'il avait accoutumé de parler aux autres). De son côté, Mme de Maintenon lui promit service sûr, fidèle, ardent, exact dans tout ce qu'elle pourrait souhaiter du roi pour sa famille et pour elle-même; et de part et d'autre elles se sont toutes deux tenu parole avec la plus scrupuleuse intégrité.

Rien aussi ne convenait plus à l'une et à l'autre. Mme de Maintenon se délivrait de toute inquiétude par celle-là même qui lui en aurait donné de continuelles et d'impossibles à parer, et il ne lui en coûtait que de la servir en toutes choses qui n'allaient point à les renouveler, et qui d'ailleurs lui étaient parfaitement indifférentes, et entièrement à part de tout ce qu'elle pouvait souhaiter. En même temps elle se donnait des occasions de plaire au roi, au lieu de l'importuner de jalousie, en se montrant amie, servant celle qui lui en aurait pu donner, et pour qui le goût du roi, qui ne s'est jamais ralenti, s'était tourné en bonne amitié et en considération du premier ordre. Mme de Soubise, par cette adresse, secondait la dévotion et les scrupules du roi, le mettait à l'aise avec elle, et cultivait cette affection dans l'autre tour qu'elle avait pris, qui n'en recevait que plus de force, et à l'égard de Mme de Maintenon, elle sentait bien qu'elle lui donnait des fiches pour de l'argent comptant qu'elle en retirait; que sa lutte contre elle serait presque toujours inutile au point où en étaient les choses entre le roi et elle, sûrement funeste enfin; au lieu qu'avec cette conduite elle fortifiait son crédit direct auprès du roi de tout celui de Mme de Maintenon, qu'autrement elle eût eue contre elle à bannière levée. Les mêmes raisons les firent convenir encore de ne se voir jamais sans une nécessité à laquelle rien ne pourrait suppléer, et les billets mouchaient entre elles comme avec le roi. Telle était la situation solide de Mme de Soubise qu'elle avait eu l'art, en saisissant l'occasion si délicate de la dévotion du roi et de la rupture qui y était si conséquente, de faire succéder à une situation très hasardeuse.

La conduite domestique était menée avec la même sagesse et la même adresse. M. de Soubise n'avait eu de jalousie de sa femme que celle qu'il avait jugé utile de n'avoir point. Il était né pour être un excellent intendant de maison et un très bon maître d'hôtel; il avait encore la partie d'un admirable écuyer. Être à la cour et ne rien voir, il avait trop d'esprit pour le croire praticable aux yeux du monde; il avait donc pris le parti d'y aller rarement, de ne parler au roi que de sa compagnie des gens d'armes, dont, dans les vacances de charges et dans la manutention ordinaire, il sut tirer des trésors, de servir longtemps et bien à la guerre, et du reste se tenir enfermé dans sa maison à Paris, à y voir peu de monde, tout appliqué à ses affaires et à son ménage, et laisser sa femme à la cour se mêler du grand, des grâces et des établissements de sa famille. C'est le partage qui subsista, entre eux toute leur vie.

Mme de Soubise, trop avisée pour ne pas sentir la fragilité du rang que sa beauté avait conquis, n'était occupée qu'à le consolider. Elle songea à l'appuyer de la maison de Lorraine, tout indignée qu'elle en fût, du moment que par le mariage du prince d'Espinoy, son neveu, elle vit jour à s'unir avec Mme de Lislebonne et ses filles. Mme d'Espinoy, sa soeur, qui lui était très soumise (car rien de plus impérieux dans sa famille que cette femme qui en faisait tout l'appui), sa soeur, dis-je, qui d'abord pour percer par le jeu s'était fort adonnée à la cour de Monsieur, avait si bien fait la sienne au chevalier de Lorraine qu'elle était devenue son amie intime; et je me souviens que, tout jeune encore, désirant une cure vacante auprès de la Ferté qu'il nommait par son abbaye de Saint-Père-en-Vallée, je l'eus dans l'instant par le prince d'Espinoy avec qui j'étais continuellement alors. Mme de Soubise, qui ne négligeait rien, avait tâché de s'accrocher par là au chevalier de Lorraine et par lui aux Lislebonne. Ce fût tout autre chose quand le mariage de son neveu fut fait: leur esprit d'intrigue et d'ambition se rapportait; elles connaissaient réciproquement leurs allures; elles sentirent combien elles se pouvaient être réciproquement utiles; elles se lièrent peu à peu, et bientôt l'union devint intime. Elle se resserra dans la suite par l'alliance et la communauté d'intérêts; elle dura autant que leur vie, et passa aux enfants de Mme de Soubise devenus de grands maîtres à son école, et desquels les deux soeurs tirèrent dans les suites l'usure de ce que d'abord elles avaient mis de leur part.

Suite
[34]
Voy., les notes de la fin du volume sur les évocations, l'enregistrement des édits et le droit de remontrances.
[35]
Voy., sur le conseil des parties, t. Ier, p. 445.
[36]
Voy., note à la fin du t. III, p. 442.
[37]
Passage omis par les précédents éditeurs depuis Il y est reçu.
[38]
On appelait jugement interlocutoire, dans l'ancien droit français, un arrêt qui ne décidait point la question; le tribunal se bornait à ordonner une plus ample information sur quelques points.
[39]
Passage omis par les précédents éditeurs depuis Après cette séance.
[40]
Réprimande.