1707
Campagne de Flandre. — Paresse dangereuse de Vendôme. — Belle campagne du Rhin. — Pillages et audace de Villars. — Ragotzi proclamé prince de Transylvanie. — L'empereur humilié par le roi de Suède, qui passe en Russie. — Expéditions heureuses à la mer. — Tempête fatale en Hollande. — Ravages de la Loire et leur cause. — Expédition du duc de Savoie en Provence et à Toulon. — Conduite de l'évêque de Fréjus avec le duc de Savoie. — Digression curieuse sur ce prélat, devenu cardinal et maître du royaume. — Mesures pour la défense de Toulon et de la Provence. — Retraite de M. de Savoie de Provence.
Le duc de Marlborough, arrivé à la Haye d'assez bonne heure, en était reparti pour aller visiter les électeurs de Saxe et de Brandebourg et le duc d'Hanovre. Pendant ce temps le duc de Vendôme était à Mons qui prenait du lait. Vers la fin de mai les armées s'assemblèrent et la campagne se commença. Vendôme, en apparence sous l'électeur de Bavière, mais en effet à peine sous le roi même, coulait les jours sur sa chaise percée, au jeu, à table, comme je l'ai représenté (t. V, p. 134 et suiv.); et comme il s'était rendu incapable désormais de pouvoir faire autrement, il ne songeait qu'à jouir d'une gloire qu'il n'avait jamais acquise, et d'honneurs qu'il arrachait, comme que ce pût être, laissant à l'électeur la permission de jouer le plus gros jeu, et à Puységur tout le faix de l'armée, dont il n'entendait jamais parler. Ainsi se passa toute cette campagne, dont il pensa payer la mollesse chèrement. Paresseux à son ordinaire de décamper et n'en voulant croire personne, il eut tout à coup l'armée ennemie sur les bras. Puységur le lui avait prédit sans avoir jamais pu rien gagner sur lui. L'affaire pressa, elle devenait instante, il alla pour l'avertir, mais ses valets avaient défense de laisser entrer pour quelque chose que ce fût. Puységur fut à l'électeur, qui passa la nuit debout, et qui, lassé de l'inutilité de ses messages dont pas un ne put aborder, alla lui-même forcer les portes, éveiller Vendôme et lui dire le péril de son retardement. Vendôme l'écouta en bâillant, et pour toute réponse lui dit que cela était le mieux du monde, mais qu'il fallait qu'il dormît encore deux heures, et tout de suite se tourna de l'autre côté.
L'électeur outré sortit et n'osa donner aucun ordre. Cependant les avis redoublant de toutes parts de l'arrivée imminente des ennemis sur l'armée, Puységur prit sur soi de faire sonner boute-selle, détendre et charger, puis avertit le duc de Vendôme, qui persista à ne vouloir rien croire, mais qui, sachant l'armée prête à marcher, s'habilla enfin et monta à cheval, comme elle était déjà ébranlée. Il en était temps. L'arrière-garde fut incontinent harcelée par l'avant-garde des ennemis, et toute l'armée se fut mal tirée d'une si profonde négligence, si le bonheur n'eût voulu que cette tête des ennemis se fût perdue la nuit par la faute de ses guides, et n'eût, de plus, été très malhabilement menée par ce déserteur de prince d'Auvergne qui la commandait. Quelque temps après, dans la même campagne, M. de Vendôme pensa être enlevé, disputant contre toute évidence, et se voulant croire en sûreté partout où il se trouvait logé à son gré. Marlborough fit contenance de le vouloir combattre, lui eut la liberté de s'y présenter; tout se passa en propos et en subsistances. Après les tristes succès qui avaient précédé en Flandre, on n'avait pas dessein de s'y commettre sans nécessité, et Marlborough content des leurs en Italie, en attendait de si grands fruits et si promptement, qu'il ne jugea pas à propos de rien risquer en Flandre, dans des moments où il comptait que le royaume allait être pris à revers sans aucun moyen de défense. La campagne se passa donc de la sorte en Flandre. La fin ennuya M. de Vendôme; il la voulut hâter, et il sépara son armée. Celle des ennemis demeura ensemble plus de huit jours après, et causa par là une grande inquiétude. Mais tout était bon de M. de Vendôme, tout permis. Il arriva à la cour, et il y fut reçu à merveilles.
Le maréchal de Villars passa le Rhin de bonne heure. Il eut affaire cette année au marquis de Bayreuth, qui commanda l'armée de l'empereur jusque vers la fin de septembre, que le duc d'Hanovre, depuis roi d'Angleterre, en vint prendre le commandement, et trouva le marquis parti, qui ne voulut pas l'attendre. Villars fit passer en même temps que lui Peri par l'île du Marquisat, Vivans par Lauterbourg, et Broglio plus bas, à Neubourg. Il n'y eut d'opposition nulle part, et cependant le maréchal marcha aux lignes de Bihel et de Stollhofen. Il n'y trouva personne. Tout avait fui à son approche. Leurs tentes étaient demeurées tendues, et ils avaient abandonné presque tout leur bagage et beaucoup de canon sur les retranchements. Cela se passa le 23 mai, et Beaujeu en vint apporter la nouvelle. Le roi en fut aise, jusqu'à une sorte d'engouement. Dans la suite de la campagne Villars se rendit maître du château d'Heidelberg et de cette capitale de l'électeur palatin, de Mannheim et de tout le Palatinat. Profitant de la faiblesse des Impériaux, il se hâta de pénétrer en Allemagne avant qu'on se pût opposer à lui. Il entra en Franconie, se fit rendre par la ville d'Ulm d'Argelot, brigadier, et grand nombre d'autres prisonniers retenus là de la bataille d'Hochstedt, et tira d'ailleurs avec une facilité merveilleuse autres huit cents prisonniers d'Hochstedt, trente-cinq pièces de canon, et grande abondance de vivres et de munitions de guerre. En même temps, il n'oublia pas les contributions. Outre les sommes immenses qu'il avait tirées du Palatinat et des pays de Bade et de Würtemberg, il poussa Broglio par la Franconie, Imécourt et La Vallière par l'autre côté du Danube. Il en eut des trésors par delà toute espérance. Gorgé ainsi au conspect de toute l'Allemagne et de toute son armée, il n'espéra pas qu'un si prodigieux brigandage pût demeurer inconnu. Il paya d'effronterie et manda au roi qu'il avait fait en sorte que son armée ne lui coûterait rien de toute la campagne, mais qu'il espérait aussi qu'il ne trouverait pas mauvais qu'elle aidât à le défaire d'une petite montagne qui lui déplaisait à Villars. Un autre que lui aurait été déshonoré d'une part, perdu de l'autre. Cela ne fit pas le plus petit effet contre lui, sinon du public dont il ne se mit guère en peine. Ses rafles faites, il ne songea plus qu'à se tirer du pays ennemi et à repasser le Rhin.
Le duc d'Hanovre, en joignant l'armée impériale à la fin de septembre qui s'était grossie, trouva tous ces pays dans le dernier désespoir. Il essaya donc d'embarrasser Villars dans son retour pour tâcher à l'écorner et à lui faire rendre gorge. Vivans, lieutenant général, se trouva campé près d'Offenbourg avec quinze escadrons, Mercy prit par derrière les montagnes avec trois mille chevaux, fit plus de trente lieues en quatre jours, et par un grand brouillard tomba à la pointe du jour sur Vivans, qui n'en avait eu nul avis. Il monta à cheval, rassembla à peine huit cents chevaux, mit la petite rivière entre les ennemis et lui, et fit ferme. Ils ne l'attaquèrent point et se contentèrent de piller le camp, les chevaux et les bagages, et Vivans, avec ce qui l'avait pu rejoindre, s'alla mettre sous Kehl. Villars eut à bricoler pour regagner le Rhin; à la fin il y réussit sans mésaventure. Il le passa tranquillement avec son armée et son immense butin, et dès qu'il fut en deçà ne songea plus qu'à terminer la campagne en repos. Ainsi finit une assez belle campagne, si le gain sordide et prodigieux du général ne l'avait souillée, qui à son retour n'en fut pas moins bien reçu du roi.
Au commencement de l'été, Ragotzi avait été proclamé prince de Transylvanie, et avait fait en cette qualité une magnifique entrée dans la capitale, et bientôt après l'empereur essuya un autre grand dégoût.
L'envoyé de Suède, dans la brillante posture où nous avons vu naguère le roi son maître en Saxe, demandait avec hauteur la restitution de quantité d'églises de Silésie que l'empereur avait ôtées aux protestants, et un grand nombre de Moscovites qui s'y étaient sauvés, qu'on avait envoyés vers le Rhin pour les dépayser. Des demandes si nouvelles à la hauteur de la cour de Vienne éprouvèrent force lenteurs. L'envoyé de Suède parlait avec audace, on chercha à le mortifier; on lui fit des chicanes sur l'audience des archiduchesses, et le comte de Zabor, grand chambellan de l'empereur, lui refusa le salut dans l'antichambre de ce prince. L'envoyé se plaignit de l'insulte; la réponse fut que le respect du lieu défendait d'y en rendre à personne. Le roi de Suède ne tâta point de ce subterfuge; il éclata et il ordonna à son envoyé de partir sans prendre congé, s'il ne recevait la satisfaction qu'il avait prescrite; la cour de Vienne alors craignit qu'il ne se jetât ouvertement à la France et céda. Tout cela fut long à terminer, mais à la fin l'envoyé eut l'audience contestée en la manière qu'il l'avait prétendue, la restitution des Moscovites et des églises de Silésie accordée, et le comte de Zabor destitué, arrêté et envoyé en Saxe au roi de Suède, sans stipulation, pour faire de lui tout ce qu'il lui plairait. Il tint le comte dans une rude prison et le renvoya après à Vienne, lui faisant fort valoir, et plus encore à l'empereur, de lui avoir fait grâce de la vie et de la liberté. En arrivant à Vienne, sa charge, qui n'avait pas été remplie, lui fut rendue; mais s'étant trouvé quelque temps après en même lieu que cet envoyé de Suède, qui s'appelait le baron de Strahlenheim, c'est-à-dire à Breslau où Zabor l'alla chercher, Zabor lui demanda raison de ce qu'il avait souffert à cette occasion, et de ne l'avoir pu avoir du soufflet qu'il avait reçu de lui. Ils se battirent, mais on a prétendu que sans avoir rien dit, ni demandé aucune raison, Zabor assassina Strahlenheim, qui était là en fonction pour les affaires du roi de Suède son maître. Pour la restitution des Moscovites et celle des églises de Silésie, qui avait si longtemps traîné, le roi de Suède partit pour la Pologne, et tout de suite pour sa malheureuse expédition de Moscovie avant qu'elle fût exécutée, et dès qu'il fut hors de Saxe l'empereur ne le craignit plus, et les restitutions ne furent jamais faites.
Tout de suite Rabutin rentra en Transylvanie, fit lever aux mécontents le blocus de Deva, et l'empereur, profitant de ce succès, fit faire à Ragotzi de nouvelles propositions d'accommodement par les ministres de Hollande et d'Angleterre; mais le nouveau prince de Transylvanie répondit que les Hongrois avaient déclaré leur trône vacant et qu'il ne pouvait plus traiter avec l'empereur. Ce prince en ce même temps rendit ses bonnes grâces au prince de Salm, qui s'était retiré mécontent, et qui avait été gouverneur du roi des Romains et fait son mariage avec la princesse d'Hanovre, dont la mère était soeur de Mme la Princesse et de sa défunte femme. Il était très bien avec eux; une intrigue de cour l'avait déposté. L'empereur lui rendit la présidence du conseil et sa charge de grand maître de la cour du roi des Romains.
Forbin se signala à la mer cette année. Avec des vaisseaux plus faibles que les quatre Anglais de soixante-dix pièces de canon, qui convoyaient une flotte de dix-huit vaisseaux chargés de munitions de guerre et de bouche, qu'il trouva sur les côtes d'Angleterre, comme il sortait de Dunkerque, il prit deux vaisseaux de guerre qu'il amena à Dunkerque, ainsi que les dix-huit vaisseaux marchands, après quatre heures de combat, et mit le feu à un des deux autres vaisseaux de guerre. Trois mois après il prit, à l'embouchure de la Dwina, dix-sept vaisseaux marchands Hollandais richement chargés pour la Moscovie. Il en prit ou coula à fond plus de cinquante pendant cette campagne. Depuis ce calcul, il prit encore trois gros vaisseaux de guerre anglais qu'il amena à Brest, coula à fond un autre de cent pièces de canon de cinq qu'ils étaient à convoyer une flotte marchande en Portugal, sur laquelle il lâcha nos armateurs, qui y firent bien leurs affaires et celles de M. le comte de Toulouse. Les Anglais de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-York ne furent pas plus heureux à l'Acadie: ils attaquèrent notre colonie douze jours durant sans succès, et furent obligés à se retirer avec beaucoup de perte.
L'année marine finit par une tempête terrible sur les côtes de Hollande, qui fit périr beaucoup de vaisseaux au Texel, et submergea beaucoup de pays et de villages. La France eut aussi sa part du fléau des eaux: la Loire se déborda d'une manière jusqu'alors inouïe, rompit les levées, inonda et ensabla beaucoup de pays, entraîna des villages, noya beaucoup de monde et une infinité de bétail, et fit pour plus de huit millions de dommages. C'est une obligation de plus qu'on eut à M. de La Feuillade, qui du plus au moins s'est perpétuée depuis. La nature plus sage que les hommes, ou, pour parler plus juste, son auteur, avait posé des rochers au-dessus de Roanne dans la Loire, qui en empêchaient la navigation jusqu'à ce lieu, qui est le principal du duché de M. de La Feuillade. Son père, tenté du profit de cette navigation, les avait voulu faire sauter. Orléans, Blois, Tours, en un mot tout ce qui est sur le cours de la Loire, s'y opposa. Ils représentèrent le danger des inondations, ils furent écoutés; et quoique M. de La Feuillade alors fût un favori et fort bien avec M. Colbert, il fut réglé qu'il ne serait rien innové et qu'on ne toucherait point à ces rochers. Son fils, par Chamillart son beau-père, eut plus de crédit. Sans écouter personne, il y fut procédé par voie de fait; on fit sauter les rochers, et on rendit la navigation libre en faveur de M. de La Feuillade; les inondations qu'ils arrêtaient se sont débordées depuis avec une perte immense pour le roi et pour les particuliers. La cause en a été bien reconnue après, mais elle s'est trouvée irréparable.
Le peu d'effort que les ennemis avaient fait en Flandre et en Allemagne avait une cause qui commença d'être aperçue vers la mi-juillet. Le prince Eugène, qui avait eu la gloire de nous chasser totalement d'Italie, y était demeuré, et entra dans le comté de Nice. Sailly, lieutenant général, qui y commandait quelques troues, se retira en deçà du Var, qui sépare la Provence de ce comté, et qui se trouva lors débordé; et Parat, maréchal de camp, qui avait commandé l'hiver à Nice, se retira à Antibes. Le duc de Savoie entra dans Nice n'ayant encore que six ou sept mille hommes de ses troupes avec lui; et la flotte ennemie, de quarante vaisseaux de guerre, commença à y débarquer de l'artillerie. Alors le duc de Marlborough ne cacha plus la cause de son inaction. Il s'expliqua de l'entreprise comme immanquable, et devant entraîner les plus grandes suites, et qu'il attendrait pour agir offensivement que l'entreprise sur Toulon eût réussi. Ce projet n'était pas conçu depuis peu par M. de Savoie, il l'avait formé lors de la guerre précédente qui fut terminée à Ryswick. Il dit aux principaux de la flotte qui l'allèrent saluer à Nice qu'il était bien aise de les voir, mais qu'il y avait quatorze ans qu'il les avait attendus au même lieu. Il arriva le 18 à Fréjus.
L'évêque, qui nous gouverne aujourd'hui si fort en plein et sans voile sous le nom de cardinal Fleury, le reçut dans sa maison épiscopale, comme il ne pouvait s'en empêcher. Il en fut comblé d'honneurs et de caresses, et [le duc de Savoie] l'enivra si parfaitement par ses civilités, que le pauvre homme, également fait pour tromper et pour être trompé, prit ses habits pontificaux, présenta l'eau bénite et l'encens à la porte de sa cathédrale à M. de Savoie, et y entonna le Te Deum pour l'occupation de Fréjus. Il y jouit quelques jours des caresses moqueuses de la reconnaissance de ce prince pour une action tellement contraire à son devoir et à son serment qu'il n'aurait osé l'exiger. Le roi en fut dans une telle colère, que Torcy, ami intime du prélat, eut toutes les peines imaginables de le détourner d'éclater. Fréjus qui le sut, et qui, après coup, sentit sa faute et quelle peine il aurait à en revenir auprès du roi, trouva fort mauvais que Torcy ne la lui eût pas cachée, comme s'il eût été possible qu'une démarche si étrange et si publique, et dont M. de Savoie s'applaudissait, ne fût pas revenue de mille endroits; et ce que Fréjus pardonna le moins au ministre fut la franchise avec laquelle il lui en parla, comme s'il eût pu s'en dispenser, et comme ami et comme tenant la place qu'il occupait. L'évêque, flatté au dernier point des traitements personnels de M. de Savoie, le cultiva toujours depuis; et ce prince, par qui les choses les plus apparemment inutiles ne laissaient pas d'être ramassées, répondit toujours de manière à flatter la sottise d'un évêque frontière, duquel il pouvait peut-être espérer de tirer quelque parti dans une autre occasion. Tout cela entre eux se passa toujours fort en secret, mais dévoua l'évêque au prince. Tout cela, joint à l'éloignement du roi marqué pour lui et à la peine extrême qu'il avait montrée à le faire évêque, n'était pas le chemin pour être choisi par lui pour précepteur de son successeur.
Devenu premier ministre au point d'autorité sans partage avec laquelle il règne seul et en chef publiquement depuis seize ans, il n'oublia ni sa rancune contre Torcy, à qui il l'avait si soigneusement cachée depuis ses premières plaintes, ni son attachement à M. de Savoie. Dès auparavant, il lui rendait un compte assidu de tout ce qui regardait l'éducation du roi; il me l'a dit à moi-même en s'écriant que c'était un devoir, que M. de Savoie était son, grand-père, qu'il n'avait de parents que lui. Premier ministre, il le consulta sur les affaires, il s'ouvrit de tout avec lui pendant deux ans. Il me le fit entendre encore, mais sans s'en expliquer aussi nettement qu'il avait fait sur l'éducation. « C'est son grand-père, me dit-il encore; le roi est tout jeune; on est en paix; M. de Savoie est le plus habile prince de l'Europe; il est mon ami intime; il m'a voulu faire précepteur de son fils, j'ai sa confiance depuis longtemps; il ne peut que prendre grand intérêt au roi. Qui pourrais-je consulter plus utilement et plus raisonnablement en Europe? » À la fin pourtant il s'aperçut que c'était M. de Savoie qui avait sa confiance, mais qu'il n'avait pas la sienne, qu'il en abusait et qu'il le trompait cruellement. L'amour-propre fut longtemps à se convaincre, mais à la fin il le fut, et vit tout d'un coup d'oeil le précipice qu'il s'était creusé. Il se tut pour ne pas faire éclater une si lourde duperie, mais il rompit et ne lui pardonna jamais. Il le lui rendit bien à son emprisonnement par son fils. Jamais il ne souffrit que le roi fît la moindre démarche, le moindre office même, pour ce grand-père, pour ce parent unique. Il ne put dissimuler sa joie de se voir vengé. Ce n'est pas ici le lieu de dire comment il fit de même le tour de l'Europe, et comment, ni jusqu'à quel point l'Angleterre très longtemps, l'empereur ensuite, M. de Lorraine, enfin la Hollande ont utilement pour eux entretenu sa plus aveugle confiance et cruellement abusé de sa crédulité. J'en rapporterai seulement ici quelques traits, parce que ces temps dépassent celui où je me suis proposé de me taire, et qu'ils sont trop curieux pour les omettre, puisqu'ils peuvent trouver place si naturellement ici.
Il faut se souvenir de la fameuse aventure qui pensa culbuter M. de Fréjus. Il était toujours présent au travail particulier de M. le Duc, qu'il avait fait premier ministre à la mort de M. le duc d'Orléans, pour lui en donner l'écorce et en retenir la réalité pour soi. M. le Duc, poussé par sa fameuse maîtresse, Mme de Prie, voulut le déposter et travailler seul avec le roi. Il venait de faire son mariage et pouvait tout sur la reine, qui fit que le roi vint chez elle un peu avant l'heure de son travail. M. le Duc s'y rendit avec son portefeuille, tandis que M. de Fréjus attendait dans le cabinet du roi. Lassé d'y avoir croqué le marmot une heure, il envoya voir chez la reine ce qui y pouvait retenir le roi si longtemps. Il apprit qu'il y travaillait seul avec elle dans son cabinet, et M. le Duc, où elle n'avait pourtant été qu'un peu en tiers. M. de Fréjus, qui connaissait ce qu'il pouvait sur le roi, s'en alla chez lui, et dès le soir même s'en alla à Issy, d'où il envoya une lettre au roi qui eut l'effet et fit le bruit que chacun a su. Robert Walpole gouvernait alors l'Angleterre comme il la gouverne encore; et Horace, son frère, était ambassadeur ici, qui l'a été si longtemps. Dès le lendemain matin il alla voir M. de Fréjus à Issy, dans le temps qu'on ignorait encore s'il était perdu sans retour et chassé, ou si le roi, malgré M. le Duc, le rappellerait et se servirait de lui à l'ordinaire. M. de Fréjus fut si touché de la démarche de ce rusé Anglais dans cette crise, qu'il le crut son ami intime. L'ambassadeur n'y risquait rien et n'avait point à compter avec M. le Duc si M. de Fréjus demeurait exclu; que, s'il revenait en place, c'était un trait à lui faire valoir et à en tirer parti. Aussi fit-il, et plusieurs années.
Devenu premier ministre, après avoir renversé M. le Duc et Mme de Prie, auxquels il ne pardonna jamais, non plus qu'à la reine, la peur qu'ils lui avaient faite, il s'abandonna entièrement aux Anglais, avec une duperie qui sautait aux yeux de tout le monde. Je résolus enfin de lui en parler, et on verra en son temps combien j'en étais à portée, et pourquoi j'en suis demeuré là. Je lui dis donc un jour ce que je pensais là-dessus, les inconvénients solides dans lesquels il se laissait entraîner, et beaucoup de choses sur les affaires qui seraient ici déplacées. Sur les affaires il entra en matière; mais sur sa confiance en Walpole, en son frère et aux Anglais dominants, il se mit à sourire. « Vous ne savez pas tout, me répondit-il; savez-vous bien ce qu'Horace a fait pour moi ? » et me fit valoir cette visite comme un trait héroïque d'attachement et d'amitié, qui levait pour toujours tout scrupule. Puis continuant: « Savez-vous, me dit-il, qu'il me montre toutes ses dépêches, que je lui dicte les siennes, qu'il n'écrit que ce que je veux? voilà un intrinsèque qu'on ignore, et que je veux bien vous confier. Horace est mon ami intime, il a toute confiance en moi; mais je dis, aveugle. C'est un très habile homme, il me rend compte de tout; il n'est qu'un avec Robert, qui est un des plus habiles hommes de l'Europe, et qui gouverne tout en Angleterre. Nous nous concertons, nous faisons tout ensemble et nous laissons dire. » Je demeurai stupéfait, moins encore de la chose que de l'air de complaisance et de repos, et de conjouissance en lui-même avec laquelle il me le disait. Je ne laissai pas d'insister, et de lui demander qui l'assurait qu'Horace ne reçût et n'écrivit pas doubles dépêches, et ne trompât ainsi bien aisément? Autre sourire d'applaudissement en soi: « Je le connais bien, me répondit-il, c'est un des plus honnêtes hommes, des plus francs et des plus incapables de tromper qu'il y ait peut-être au monde. » Et de là à battre la campagne en exemples et en faits dont Horace l'amusait. Le dénouement de la pièce fut qu'après s'être servis de la France contre l'Espagne, et contre elle-même, pour leur commerce et pour leur grandeur, et l'avoir amusée jusqu'au moment de la déclaration de cette courte guerre de 1733, les Walpole, ses confidents, ses chers amis, qui n'agissaient que par ses ordres et ses mouvements, se moquèrent de lui en plein parlement, l'y traitèrent avec cruauté; et de point en point manifestèrent toute la duperie, et l'enchaînement de lourdises où, à leur profit et à notre grand dommage, ils avaient fait tomber six ans durant notre premier ministre, qui en conçut une rage difficile à exprimer; mais elle ne le corrigea pas.
Il se jeta à M. de Lorraine, l'ennemi né de la France, et par lui à l'empereur. Ce prince, esclave de sa grandeur et de sa gravité, ne se prêtait pas autant que le voulait M. de Lorraine, qui plus près de notre cour, et par les gens à lui qu'il y avait, la connaissait à revers: Lecheren qui, par mille intrigues de tous les pays, s'était assuré d'un chapeau du roi Auguste, et l'avait comme perdu par le dérèglement de sa conduite, le vendit au comte de Zinzendorf pour son fils, qui n'avait que vingt-trois ou vingt-quatre ans, et qui, appuyé de l'empereur et du prétexte de la nomination de Pologne, l'attrapa. Lecheren en eut beaucoup d'argent comptant, l'évêché de Namur, promesse de mieux, et toute entrée d'affaires auprès de l'empereur, que Zinzendorf gouvernait alors. Il connaissait notre terrain aussi bien que M. de Lorraine; il fut à son secours, et fit tant auprès de l'empereur, qu'il le persuada enfin d'écrire de sa main au cardinal de Fleury, de lui faire des caresses, de l'accabler de louanges et de confiance, de lui témoigner qu'il se voulait conduire par lui, pour la grande estime qu'il avait conçue de sa probité et de sa capacité. Le cardinal se sentit transporté de joie; il n'avait peut-être jamais su le manège pareil de Charles-Quint avec le cardinal Wolsey. Il s'entête de l'empereur et de M. de Lorraine de plus en plus, à qui il crut devoir toute cette confiance, fit tout pour ce dernier, et ce fut par lui désormais que le commerce de lettres passa de lui à l'empereur et de l'empereur à lui, de leur main et à l'insu de nos ministres et des plus intimes secrétaires du cardinal, qui ne voyaient que les dos de ces lettres.
J'eus encore la sottise de l'avertir qu'il était trompé. Il me conta avec ce même air de complaisance et de confiance, ce commerce de lettres: « et sans façons, m'ajouta-t-il, je lui écris rondement, franchement ce que je pense. Il me répond avec une amitié, une familiarité, une déférence, pour cela, la plus grande du monde; » et se mit à entrer en affaires, mais moins solidement qu'il n'avait fait sur l'Angleterre, et battit un peu de campagne. Cette courte guerre ne put lui dessiller les yeux. Il crut avoir fait la paix à son mot par sa considération personnelle. Il me la conta à Issy, comme je revenais de la Ferté. « Et la Lorraine, lui dis-je, est-ce que vous ne la stipulez pas? » Mon homme s'embarrassa, et me dit que Campredon s'était trop avancé, et avait signé contre ses ordres. « Mais la Lorraine? ajoutai-je. Mais la Lorraine! me dit-il, ils n'ont jamais voulu la céder, Campredon a signé, nous n'avons pas voulu le désavouer, c'était chose faite. » Alors je lui représentai avec force la suite de la pragmatique [13] qu'il garantis soit, l'étrange danger d'un empereur duc de Lorraine, qui fortifierait cet État, y entretiendrait des troupes, couperait l'Alsace et la Franche-Comté, nous obligerait de faire à neuf une frontière aux Évêchés [14] et en Champagne, si nous voulions éviter de le voir dans Paris quand il voudrait; que, si on se contentait de promesses, il avait l'exemple de Ferdinand le Catholique avec Louis XII, et de Charles-Quint avec François Ier, avec l'extrême différence qu'en se départant des prétentions d'Italie, ces princes demeuraient en repos et en sûreté de ce côté-là, avec les Alpes et les États de Savoie entre-deux, au lieu que la position de la Lorraine nous tenait dans un danger imminent et continuel. Ce discours plus étendu et fort appuyé qu'il écouta, tant que je voulus le pousser, sans m'interrompre, avec grande attention, le jeta dans une rêverie profonde qui, après que j'eus achevé, nous tint tous deux assez longtemps en silence. Il le rompit le premier pour parler d'autre chose. Un mois après, je sus qu'on nous cédait la Lorraine en plein et pour toujours; j'en fus ravi, et j'avoue que je crus en être cause, mais je me gardai bien de dire un seul mot qui le pût faire soupçonner. L'admirable est que, depuis, jamais le cardinal et moi ne nous sommes parlé de la Lorraine.
On a vu à la mort de l'empereur, duquel jusqu'alors le cardinal fut toujours pleinement la dupe, tous les traités faits et signés par lui contre nous, et la même guerre au moment d'éclore, sous laquelle Louis XIV avait été au moment de succomber. Les bassesses de Zinzendorf à Soissons, le consentement de l'empereur pour son chapeau, avant la promotion des couronnes, avaient préparé les voies, dont Lecheren et M. de Lorraine surent si dangereusement profiter un mois avant là mort de l'empereur, laquelle fit avorter en même temps que découvrir cette ligue toute dressée, et à l'instant d'agir. Schmerling qui faisait tout ici pour l'empereur, tandis que le prince de Lichtenstein y était ambassadeur de splendeur et de parade, donna dans l'antichambre du cardinal, et publiquement devant tout le monde, une riche chaîne d'or avec la médaille de l'empereur de sa part à Barjac, valet de chambre principal du cardinal, et que tout le monde a connu pour sa familiarité et son crédit avec lui, et lui fit les remercîments de ce prince, des soins qu'il prenait de la santé de son maître, et que c'était pour l'en remercier et l'exhorter à continuer, que l'empereur lui faisait ce présent. Barjac le reçut, le cardinal fut charmé, et toute la cour en silence et bien étonnée. Pour conclusion, Vanhoey, ambassadeur de Hollande, s'était insinué fort avant dans son esprit par ces cajoleries. Il le goûtait fort, il s'abandonna à lui à cette époque de la mort de l'empereur. Il crut disposer de la Hollande, et il fut constamment entretenu dans cette erreur jusqu'au moment que la dernière révolution de Russie en faveur d'Élisabeth a manifesté la quadruple alliance de l'Angleterre, de la cour de Vienne, du Danemark et de la Russie, où le courrier qui en portait les ratifications à Pétersbourg y trouva toute la face changée, ceux à qui il la portait tombés du trône et prisonniers, et Élisabeth, jusqu'alors honnêtement prisonnière, portée à leur place sur ce même trône. En voilà assez, et peut-être trop, pour la curiosité qui m'a entraîné en cette digression; retournons en Provence.
Tessé y était accouru de Dauphiné, où il avait laissé Médavy. Il avait rassemblé vingt-neuf bataillons. Saint-Pater commandait dans Toulon, où il n'avait que deux bataillons, et quatre formés des troupes de la marine. On y travailla à force, et surtout à un grand retranchement tout à fait au dehors, à la faveur des précipices, où Goesbriant fut destiné avec les cinq bataillons qu'avait eus Sailly dans Nice. Il est certain que tout ce qui se trouva là d'officiers généraux et particuliers, jusqu'aux soldats, firent des prodiges à avancer ce vaste retranchement sur les hauteurs de Sainte-Catherine, pour éloigner les attaques à la ville le plus qu'il se pourrait, et fondèrent toutes leurs espérances sur sa défense. Toulon ne valait rien, et jusqu'alors on n'y avait rien fait. Le Languedoc n'était pas paisible, toutes ces provinces ouvertes sans aucune place. Tessé présidait médiocrement à ces travaux, il voltigeait de côté et d'autre pour donner ordre à tout; il laissait agir, et se réservait le droit de faire les difficultés qui lui étaient suggérées. Rien de plus dissemblable à Anne de Montmorency, en cas à peu près pareil, et sur le même théâtre. Les disputes ralentirent les ouvrages, et Tessé les décidait peu. La marine, qui y fit merveilles de la main et de la tête, désarma tous les bâtiments, en enfonça à l'entrée du port pour le boucher; mais, prévoyant qu'il n'était pas possible de garantir les navires d'être brûlés, on en mit dix-sept sous l'eau, qui, bien [que] relevés dans la suite, fut une grande perte.
M. de Savoie avait visité la flotte devant Nice, et demanda l'argent qui lui était promis. Les Anglais craignirent d'en manquer, et disputèrent une journée entière au delà du temps fixé pour le départ. À la fin, voyant ce prince buté à ne bouger de là qu'il ne fût payé, ils lui comptèrent un million qu'il reçut lui-même. Cette journée de retardement fut le salut de Toulon, et on peut dire de la France. Elle donna le temps à vingt et un bataillons d'arriver à Toulon. Ils y entrèrent le 23, le 24 et le 25. Tessé les y vit lui-même, et de là s'en fut à Aix. Cela fit le nombre de quarante bataillons, dont on mit trente-quatre au retranchement de Sainte-Catherine. Le chevalier de Sebeville, chef d'escadre, y périt dans un précipice en voulant monter par un chemin trop difficile, et ce fut grand dommage sur mer et sur terre. À la sécurité parfaite sur ces provinces éloignées succédèrent toutes les offres de voir prendre le royaume à revers. Chamarande eut ordre de ne laisser qu'une faible garnison dans Suse, et de mener en Provence toutes les troupes qu'il avait. Cependant M. de Savoie avec le prince Eugène étaient arrivés à Valette le 26, à une lieue de Toulon, et ils commencèrent le 30 à attaquer des postes. Le vent contraire empêchait toujours le débarquement des vivres et de l'artillerie. Cela retardait les attaques, et mettait la cherté et la désertion dans leur armée. On tâchait à se mettre en état de profiter du temps par de gros détachements des armées de Flandre, d'Allemagne et d'Espagne; mais aux plus éloignés, il y avait pour plus de cinquante jours de marche. Tessé eut encore vingt bataillons qu'il fit camper aux portes de Toulon, et finalement le 13 août le roi déclara dans son cabinet, après son souper, que Mgr le duc de Bourgogne allait en Provence pour en chasser le duc de Savoie, s'il s'opiniâtrait à y demeurer, et que M. le duc de Berry y accompagnerait M. son frère sans emploi. Monseigneur et ces deux princes avaient demandé d'y aller. On comptait que tous les détachements des diverses armées arrivés en Provence formeraient à Mgr le duc de Bourgogne une armée aussi forte que celle du duc de Savoie, et le duc de Berwick fut mandé d'Espagne pour la venir commander sous lui.
Le canon des ennemis débarqua à la fin, dont ils battirent le fort Saint-Louis défendu par quatre-vingts pièces de canon, sur un gros vaisseau approché tout contre terre. Visconti et le comte de Non arrivèrent avec de nouvelles troupes de Piémont, et Médavy en amena aussi du Dauphiné, et se tint à Saint-Maximin avec toute la cavalerie. Le 15 août le maréchal de Tessé attaqua, à la pointe du jour, les retranchements que les ennemis avaient vis-à-vis les nôtres de Sainte-Catherine sur d'autres hauteurs. Le maréchal était à la droite, Goesbriant au centre, Dillon à la gauche. Ils les emportèrent en trois quarts d'heure et n'y perdirent que quatre-vingts hommes. Ils leur en tuèrent quatorze cents, et les princes de Saxe-Gotha et de Würtemberg seulement blessés. Ils prirent un colonel et soixante officiers et trois cents soldats, enclouèrent tout leur canon, rasèrent leurs retranchements, et y demeurèrent quatorze heures sans que les ennemis fissent contenance de les venir attaquer. Le fort Saint-Louis fut enfin pris faute d'eau, mais le bombardement fit peu de mal à la ville. Des galiotes bombardèrent le port pendant vingt-quatre heures, et y brûlèrent deux vaisseaux de cinquante pièces de canon.
Après ces essais infructueux, l'arrivée de tant de troupes, et les nouvelles qu'il en accourait tant d'autres de toutes parts, les ennemis jugèrent leur projet impossible à exécuter. Le retranchement de Sainte-Catherine ne leur parut pas pouvoir être forcé; ils furent effrayés des travaux qui avaient été faits entre ces retranchements, et la ville. La maladie, la désertion, la disette même diminuait considérablement leurs troupes de jour en jour; enfin ils se résolurent à la retraite. Ils l'exécutèrent la nuit du 22 au 23 août, après avoir rembarqué presque tout leur canon, mais ils laissèrent beaucoup de bombes. M. de Savoie se retira en grand ordre, mais fort diligemment. Il fit lui-même l'arrière-garde de tout en repassant le Var, se mit en bataille derrière et fit rompre tous les ponts, puis marcha vers Coni. Tessé le suivit mollement, tardivement, avec peu de troupes, et Médavy de fort loin, parce qu'il était parti d'une grande distance. Les paysans assommèrent tout ce qu'ils trouvèrent de traîneurs et de maraudeurs: ils étaient enragés de se voir trompés dans leur espérance. On ne put jamais tirer aucune sorte de secours des peuples de Provence pour disputer le passage du Var à l'arrivée de M. de Savoie. Ils refusèrent argent, vivres, milices, et dirent tout haut qu'il ne leur importait à qui ils fussent, et que M. de Savoie, quoi qu'il fît, ne pouvait les tourmenter plus qu'ils l'étaient.
Ce prince qui en fut averti répandit partout des placards, par lesquels il marquait qu'il venait comme ami les délivrer d'esclavage; qu'il ne voulait ni contributions trop fortes ni de vivres même qu'en payant; que c'était à eux à répondre par leur bonne volonté à la sienne, et par leur courage à secouer le joug. Il tint exactement parole pendant tout le mois qu'il fut en Provence; mais Fréjus pourtant fut bel et bien pillé, malgré tous les bons traitements faits à l'évêque, à qui tout ce qu'il avait à la ville ou à la campagne fut soigneusement conservé: il fallait bien le payer de son Te Deum. En retournant, et même du moment qu'ils commencèrent à rembarquer, le besoin d'attirer les peuples cessant, la politique et le sage traitement cessa aussi. Il y eut force pillage, qui, joint à la retraite qui ôtait toute espérance de changer de maître, mit les paysans au désespoir aux trousses de cette armée, dont ils tuèrent tout ce qu'ils en purent attraper. Tessé occupa Nice de nouveau, où il laissa Montgeorges pour y commander; il alla de là donner ordre à Villefranche. On craignit pour cette place et pour Monaco; mais les ennemis ne songèrent à l'une ni à l'autre.