1707
Digression sur la chimère de Naples; les trois maisons de Laval, et l'origine et la nature des distinctions dont jouissent les ducs de La Trémoille. — Mort de Moreau; son caractère. — Transcendant et singulier éloge de la piété de Mgr le duc de Bourgogne. — Mort de l'archevêque de Rouen, Colbert; son caractère; sa dépouille. — Époque de la conservation du rang, et honneurs aux évêques-pairs transférés en autres sièges. — Mort de l'archevêque d'Aix, Cosnac. — Mort et caractère du chevalier de Lauzun. — Mort de Valsemé. — Mort de Mme d'Armagnac; son caractère. — Époque de visiter en manteau et en mante les princes et princesses du sang pour les deuils de famille. — M. le Grand veut épouser Mme de Châteauthiers, qui le refuse. — Son caractère et sa fin. — Mort de Villette. — Ducasse et d'O lieutenants généraux des armées navales. — D'O et Pontchartrain raccommodés. — Le roi s'entremet entre le duc de Rohan et son fils. — Caractère du prince de Léon. — Chute d'un plancher du premier président. — Retour du duc de Noailles. — Villars à Strasbourg. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue au de Tresmes. — Retour de M. le duc d'Orléans.
Sans entrer dans une digression trop longue des droits et des guerres des deux branches d'Anjou et de la maison d'Aragon légitime, puis bâtarde, pour les royaumes de Naples et de Sicile, il suffit de se rappeler que Jeanne II, reine de Naples et de Sicile, mit le feu, par ses diverses adoptions, entre les deux branches d'Anjou. Cette couronne tomba à Jeanne II, après diverses cascades et de grandes guerres. Celle-ci ne fut ni plus chaste ni plus heureuse que la première Jeanne, ni plus avisée en mariages et en adoptions. Celle qu'elle fit en faveur d'Alphonse V, roi d'Aragon, combla tous ses malheurs, et, par les événements, ôta les royaumes de Naples et de Sicile à la maison de France, qui demeurèrent, après maintes révolutions, à la maison d'Espagne.
Pierre le Cruel, tué et vaincu par son frère bâtard, Henri, comte de Transtamare, aidé par le célèbre du Guesclin et par la France, fut roi de Castille en sa place, et laissa cette couronne à Jean, son fils, gendre de Pierre IV, roi d'Aragon. Jean, roi de Castille, laissa deux fils, Henri le Valétudinaire et Jean. Le Valétudinaire mourut à vingt-sept ans, et laissa son fils, Jean II, âgé de vingt-deux mois. La couronne de Castille fut déférée à Jean, son oncle paternel, qui la refusa constamment, et servit de père à son neveu. Ce neveu, qui devint un grand roi, fut le père d'Henri III, dit l'Impuissant, et de la fameuse Isabelle, après son frère reine de Castille qui par son mariage avec Ferdinand le Catholique, roi d'Aragon, réunit toutes les Espagnes, excepté le Portugal qu'ils firent passer à leur postérité assez connue.
Ce généreux Jean, qui refusa et conserva la couronne de Castille à son neveu, en fut tôt après récompensé. Jean Ier Martin, frère de sa mère, et l'un après l'autre rois d'Aragon, moururent, le premier sans enfants, le second sans postérité masculine; ses filles furent méprisées, et ce généreux Jean de Castille, leur cousin germain, fut élu roi d'Aragon par les états. Il régna paisiblement, et il laissa sa couronne à son fils, Alphonse V, qui fut adopté par Jeanne Il, reine de Naples et de Sicile. Cet Alphonse V n'eut point d'enfants légitimes. Il fit roi de Naples et de Sicile, par son abdication et par le consentement de son parti, Ferdinand son bâtard Jean II, son frère, lui succéda à la couronne d'Aragon, et fut père de Ferdinand le Catholique, qui, par son mariage avec Isabelle, reine de Castille, réunit toutes les Espagnes comme je viens de le dire; et, comme on le voit, Isabelle et Ferdinand le Catholique étaient issus de germains et de même maison, c'est-à-dire que le comte de Transtamare était également de mâle en mâle leur trisaïeul.
Alphonse, bâtard d'autre Alphonse susdit roi d'Aragon, par l'abdication duquel il devint roi de Naples et de Sicile, comme on vient de le dire, y régna trente-sept ans, toujours en guerre ou en troubles, laissa sa couronne à Alphonse VI, son fils, qui ne la posséda pas plus tranquillement. Il l'abdiqua en faveur de Jean II son fils, qui mourut à la fleur de son âge sans enfants. Frédéric II, son oncle paternel, lui succéda. Ferdinand le Catholique, dont son père était, par bâtardise, cousin germain, ne laissa pas de le dépouiller de concert avec Louis XII, qu'il trompa ensuite cruellement, et acquit ainsi à soi et à sa postérité les royaumes de Naples et de Sicile. Frédéric II vint mourir de chagrin en France [20] . Ainsi finit, à Naples et en Sicile, le règne de ces bâtards d'Aragon.
Ce Frédéric II, dépouillé et mort en France en 1509, avait épousé une fille d'Amédée IX, duc de Savoie, puis Isabelle des Baux, fille du prince d'Altamura. Il laissa trois fils et trois filles. Je ne m'arrêterai point aux trois fils, parce qu'ils moururent tous trois sans enfants, et finirent ainsi ces célèbres bâtards d'Aragon. La seconde des filles mourut jeune, sans avoir été mariée; la cadette épousa Jean-Georges, marquise de Montferrat; l'aînée, dont il est question ici, le comte de Laval, et fut mère de la dame de La Trémoille. Après avoir expliqué ces droits et cette bâtarde descendance d'Aragon, éclaircissons un peu ces comtes de Montfort, où cette race bâtarde fondit avec ces prétentions, et de là dans la maison de La Trémoille.
Trois maisons de Laval, qu'il ne faut pas confondre: celle de Laval proprement dite, fondue par l'héritière dans la maison de Montmorency; le second connétable Matthieu II de Montmorency l'épousa en secondes noces, ayant des fils de sa première femme, de Gertrude de Soissons; il en eut deux de la seconde, dont l'aîné, Guy, prit le nom de Laval, et brisa la croix de Montmorency de cinq coquilles. Il fut chef de la branche de Montmorency-Laval, qui dure encore depuis cinq cents ans; c'est elle qu'on connaît sous le nom impropre de la seconde maison de Laval. Le cinquième petit-fils de ce chef de la branche de Montmorency-Laval, d'aîné en aîné, ne laissa qu'un fils et une fille. Le fils, déjà fiancé avec une fille de Pierre II, comte d'Alençon, tomba à la renverse dans un puits découvert de la grande rue de Laval, où il jouait à la paume, en 1413, et en mourut huit jours après, et sa soeur fut son héritière.
Elle avait épousé en 1404, en présence de Jean, duc de Bretagne, Jean de Montfort, fils aîné de Raoul, sire de Montfort en Bretagne, de Lohéac et de La Roche-Bernard et de Jeanne, dame de Kergorlay. Par un des articles du contrat de mariage, Jean de Montfort fut obligé à prendre les noms, armes et cri de Laval [21] , et de céder les siennes à Charles de Montfort son frère puîné. Jean de Montfort et toute sa postérité y furent si fidèles, que tous les pères de sa femme, depuis le puîné du connétable, ayant eu pour nom de baptême Guy, tous les Laval-Montfort, à cet exemple des Laval-Montmorency, prirent tous le nom de baptême de Guy, jusqu'à changer le leur quand de cadets ils devinrent aînés, et prirent le nom de Guy en même temps que celui de comtes de Laval. C'est cette maison de Montfort, en Bretagne, qui a fait la troisième maison de Laval. Avant ce mariage, elle portait d'argent à la croix de gueules, givrée [22] d'or. Il ne faut pas la confondre avec les Montfort-l'Amaury de la croisade des Albigeois, qui étaient bâtards de France. Ceux-ci étaient originaires de Bretagne, où on ne voit pas même qu'ils aient figuré avant cette riche alliance; mais depuis, bien que fort inférieurs en tout à la maison de Montmorency, ils l'égalèrent bientôt en biens et en établissements, et la surpassèrent de beaucoup en rang et en alliances, et figurèrent très grandement jusqu'à leur extinction. Cette grandeur des Montfort a continuellement été prise par les gens peu instruits, qui font la multitude, pour des grandeurs des Laval-Montmorency, dont, pendant la régence de M. le duc d'Orléans, le comte de Laval, qui fut mis à la Bastille, chercha à s'avantager avec aussi peu de bonne foi que de succès.
Trois générations de ces Laval-Montfort, depuis ce mariage de l'héritière; la première fut de trois frères; l'aîné épousa Isabelle, fille de Jean VI, duc de Bretagne, et de Jeanne de France, fille et soeur de Charles VI et Charles VII. Les ducs de Bretagne, François Ier et Pierre II, étaient les frères de cette comtesse de Laval. Laval fut érigé en comté pour son mari; les Montmorency ne l'avaient eu que baronnie. Le maréchal de Lohéac et le seigneur de Châtillon furent ses frères. Le dernier eut successivement les gouvernements de Dauphiné, Gennes, Paris, Champagne et Brie, fut chevalier de Saint-Michel et grand maître des eaux et forêts de France. D'une de leurs soeurs, mariée à Louis de Bourbon, est issue la branche qui règne depuis Henri IV. Jean VI, duc de Bretagne, avait accordé sa fille avec Louis III, depuis duc d'Anjou, et roi de Sicile; il préféra le comte de Laval, et rompit un si grand mariage et si avancé. Le seigneur de Châteaubriant, amiral de Bretagne, qui donna tant de biens au connétable Anne de Montmorency, était petit-fils de ce comte de Laval et de sa seconde femme, héritière de Dinan, dont le père était grand bouteiller de France. Ce seigneur de Châteaubriant était beau-frère sans enfants du fameux Lautrec, maréchal de France, dit le maréchal de Foix; et c'est de la dame de Châteaubriant, sa femme, dont, malgré l'anachronisme du temps de sa mort très avéré; on a conté le roman des amours tragiques du roi François Ier et d'elle.
La seconde génération fut entre autres des deux frères, car je laisse de grandes alliances et beaucoup d'autres illustrations, pour abréger dans toutes les trois, Guy XV, comte de Laval, et le seigneur de La Roche-Bernard, et une soeur entre autres qui fut la seconde femme du bon roi René, de Naples et de Sicile titulaire, mais en effet duc d'Anjou et comte de Provence, dont elle n'eut point d'enfants. Guy XV, comte de Laval, fut grand maître de France, après le Chabannes, comte de Dammartin. Le fameux seigneur de Chaumont Amboise lui succéda. Il mourut sans enfants de la fille et soeur de Jean II et de René, ducs d'Alençon, si connus par leurs procès criminels, et tante paternelle de Charles, dernier duc d'Alençon, en qui finit cette branche royale.
La troisième génération fut du fils unique du seigneur de La Roche-Bernard, mort longtemps avant son frère aîné, le comte de Laval, dont je viens de parler. Ce fils du cadet hérita de son oncle, et c'est Guy XIV, gouverneur et amiral de Bretagne, en qui finit cette maison troisième de Laval-Montfort, si brillante. Il mourut en 1531, et laissa des enfants de ses trois femmes, dont aucun des mâles n'eut, de postérité ni ne figura.
Sa première femme fut Charlotte d'Aragon, fille aînée de ce Frédéric, mort en France, dépouillé des royaumes de Naples et de Sicile par Louis XII et Ferdinand le Catholique. La mère de cette Charlotte d'Aragon était fille d'Amédée IX, duc de Savoie, comme on le voit en la page 133, et ses frères, morts sans enfants, furent les derniers mâles de cette bâtardise couronnée d'Aragon. Ce mariage apporta au comte de Montfort-Laval, et aux enfants qu'il en eut les chimériques droits et les prétentions sur Naples et Sicile tels qu'on les a vus expliqués en la page précédente, avec le vain nom de prince de Tarente, titre affecté aux héritiers présomptifs de la couronne de Naples. De ce mariage, je ne parle point des fils, parce qu'outre qu'il n'y en eut qu'un de cette Aragonaise, qui fut tué en 1522, au combat de la Bicoque, aucune des autres femmes n'eut postérité; ainsi je ne parlerai que des deux filles de celle-ci. L'aînée mariée à Claude de Rieux, comte d'Harcourt, dont la fille unique Renée de Rieux succéda à son oncle maternel, et au père de sa mère, fut comtesse de Laval et marquise de Nesle; elle quitta même son nom de baptême de Renée, pour prendre celui de Guyonne. Elle mourut sans enfants en 1567, de Louis de Sainte-Maure (Précigny), marquis de Nesle, en qui finit cette branche de Sainte-Maure, parce que les deux fils qu'il eut de sa seconde femme, fille du chancelier Olivier, ne vécurent pas. Mme de La Trémoille hérita de tous les biens de Montfort-Laval de sa soeur aînée, et des chimères de Naples en même temps: elles se trouvent assez expliquées aux pages précédentes pour n'avoir à y revenir.
Du mariage de François de La Trémoille, vicomte de Thouars, avec Anne de Montfort-Laval, héritière par accident de sa maison, longtemps après son mariage, vinrent entre autres enfants trois fils. Louis III de La Trémoille qui fut lainé, et premier duc de Thouars, par l'érection sans pairie qu'il en obtint de Charles IX, et les deux chefs des branches de Royan et de Noirmoutiers. Ce premier duc de La Trémoille, gendre du connétable Anne de Montmorency, fut père du second duc de La Trémoille, qui se fit huguenot, dont bien lui valut pour ce monde; cela lui fit épouser une fille du fameux Guillaume de Nassau, prince d'Orange, fondateur de la république des Provinces-Unies, et marier sa soeur au prince de Condé, chef des huguenots; après son père, tué à la bataille de Jarnac. La mère de la duchesse de La Trémoille était Bourbon-Montpensier, cette fameuse abbesse de Jouars qui en sauta les murs. Henri IV fit pair de France ce second duc de La Trémoille. Son fils, troisième duc de La Trémoille, épousa Mlle de La Tour, sa cousine germaine, enfants des deux soeurs; elle était fille du maréchal de Bouillon et soeur de M. de Bouillon, et de M. de Turenne, de la comtesse de Roye, de la marquise de Duras, mère des maréchaux de Duras et de Lorges, et de la marquise de La Moussaye-Goyon. Ce duc de La Trémoille, ou touché de la grâce, ou frappé de la décadence du parti huguenot, avec qui il n'y avait plus guère à gagner avec les chefs qui lui restaient, prit habilement [pour abjurer] le temps du siège de la Rochelle, et le cardinal de Richelieu pour son apôtre. Ce premier ministre, qui se piquait de savoir tout, et qui en effet savait beaucoup, avait beaucoup écrit sur la controverse dans les temps de sa vie où il n'avait pas eu mieux à faire. Il se trouva flatté de la confiance du duc de La Trémoille en ce genre, et il ne fut pas insensible à trouver du temps au milieu des soins de ce grand siège, et de toutes les autres affaires, pour l'instruire et recevoir publiquement son abjuration. La récompense en fut prompte il le fit mestre de camp général de la cavalerie, et lui donna son amitié pour toujours. Sa femme était digne fille de son père, et digne soeur de ses frères, elle se garda bien de laisser faire son fils catholique: le père l'était, c'était assez. Il porta le nom de prince de Tarente, dont aucun ne s'était avisé depuis cette Charlotte d'Aragon, comtesse de Laval-Montfort; sa mère eut ses raisons, et le mit au service de Hollande, que nous protégions alors ouvertement, dans lequel il devint général de la cavalerie, gouverneur de Bois-le-Duc, et chevalier de la Jarretière. Son habile mère, par ses frères et par elle-même, leurs alliances, leurs intelligences, leur religion, trouva le moyen de lui faire épouser Émilie, fille du feu landgrave Guillaume V de Hesse-Cassel, et d'Amélie-Élisabeth d'Hanau, cette célèbre héroïne du siècle passé si attachée à la France. La soeur de la princesse de Tarente épousa l'électeur palatin, et fut mère de Madame. Leur frère Guillaume VI, grand-père du roi de Suède d'aujourd'hui, maria ses filles, l'une au feu roi de Danemark, Christiern V, grand-père de celui d'aujourd'hui, l'autre à l'électeur de Brandebourg, Frédéric III; et cette princesse de Tarente était mère du duc de La Trémoille gendre du duc de Créqui et du prince de Talmont, sur le mariage duquel se fait toute cette digression.
M. de La Trémoille, quoique catholique, s'était mêlé dans les troubles de la minorité de Louis XIV à l'appui de ses beaux-frères, mais sans y figurer comme sa femme l'eût bien voulu. Ils avaient été continuellement nourris par ses frères; ils avaient su en tirer tout le fruit. La frayeur que le cardinal Mazarin conçut de leur capacité politique et militaire, de leurs alliances au dedans, surtout au dehors, de leurs appuis, lui inspira une passion extrême de se les réconcilier, de se les attacher, et de pouvoir compter personnellement sur eux. Il y parvint enfin, et eux à tout ce qu'ils voulurent, et enfin à leur prodigieux échange qui ne se fit qu'en 1651, en mars; mais longtemps auparavant l'union se négociait du cardinal avec eux, et ils savaient en tirer les partis les plus avantageux, en attendant qu'elle fût scellée. La duchesse de La Trémoille, leur soeur, qui était de tout avec eux, était ravie de les voir si proches de ce qu'ils s'étaient toujours proposé en agitant si continuellement la France, mais, parmi la joie des avantages si immenses que ses frères étaient sur le point d'obtenir pour eux et pour leur, maison, elle ne laissait pas d'être peinée de voir son mari demeuré en arrière, et ne pas devenir prince comme eux. Elle se jeta, faute de mieux, sur la prétention de Naples, qu'il se peut dire qu'elle enfanta, parce qu'aucun des Laval-Montfort n'y avait jamais pensé, ni leur héritière, ni sa fille, d'où elle était tombée, comme on l'a vu, à la grand'mère de son mari, dont la maison n'y avait jamais songé non plus jusqu'à elle. Elle fit faire des écrits sur cette chimère, et s'appuya de la naissance de sa belle-fille et des services que la landgrave, sa mère, dont l'importance et la fidélité devaient toucher, et qui ne mourut qu'en août 1651 après l'échange, et mit son espérance dans le crédit où étaient ses frères, qui, dans l'opinion où était le cardinal Mazarin que son salut, dans la situation où il était alors, se trouvait attaché à leur réconciliation sincère et entière avec lui, étaient en effet à même de toutes les conditions qu'ils lui voudraient prescrire. Elle était bien informée; les choses en étaient là en effet, mais elle se trompa sur ses frères, dont l'amitié ne put surmonter l'orgueil.
Ce même orgueil qui, depuis le mariage de l'héritière de Sedan par la protection d'Henri IV, n'avait cessé de bouleverser la France par le père et par les deux fils contre Henri IV, leur bienfaiteur, contre Louis XIII et contre Louis XIV jusqu'alors, ne leur permit pas de communiquer à leur beau-frère le principal fruit qu'ils en allaient tirer, mais il exigea d'eux de faire parade de leur puissance jusque hors de leur maison, en procurant des avantages au duc de La Trémoille qui n'égalassent pas les leurs. Ils ne voulurent donc pas que, comme eux, il devînt prince, mais ils exigèrent qu'il aurait des distinctions. Ils firent valoir combien il serait dur de laisser debout la fille de la landgrave de Hesse et la soeur de l'électrice palatine; de là ils obtinrent non seulement qu'elle serait assise mais que tous les fils aînés seulement les ducs de La Trémoille à l'avenir auraient le même rang, et que Mlle de La Trémoille, qui épousa depuis un sixième cadet de Saxe-Weimar, s'assoirait aussi, avec la même extension pour toutes les filles aînées seulement dés ducs de La Trémoille, ce qui leur est demeuré depuis. Ils exigèrent, outre ce solide, deux bagatelles qu'ils donnèrent à leur soeur pour pierres d'attente, le pour aux ducs et duchesses de La Trémoille seulement. J'ai expliqué ce que c'est (t. II, p. 186), et la permission d'envoyer réclamer le droit de Naples aux traités de paix, ce que MM. de La Trémoille n'ont pas manqué de pratiquer depuis, non plus que les plénipotentiaires de s'en moquer, et de ne point reconnaître ni admettre ceux qu'ils y ont envoyés. Telles sont les distinctions de MM. de La Trémoille, et telle leur origine. Revenons maintenant au mariage du prince de Talmont.
Il avait quitté ses bénéfices et le petit collet assez tard, ennuyé de n'en avoir pas de plus riches. Grand et parfaitement bien fait, mais avec l'air allemand au possible; son peu de bien l'avait rendu avare; il en chercha et en trouva avec la fille de Bullion. L'embarras fut Madame, qui traitait le duc de La Trémoille et lui avec grande amitié, et ne les appelait jamais que mon cousin, et ils étaient germains. Elle et Monsieur même avaient vécu avec toutes sortes d'égards les plus marqués pour la princesse de Tarente, leur mère, dans les courts intervalles qu'elle avait passés à Paris, où elle avait paru à la cour sans prétention aucune, et parmi les femmes, assise comme l'une d'entre elles. Monsieur et Madame lui obtinrent la permission très singulière, à la révocation de l'édit de Nantes, non seulement de demeurer librement à Paris, à la cour, dans ses terres et partout en France, mais d'avoir un ministre à elle et chez elle partout à sa suite, pour elle et pour sa suite, et de faire dans sa maison partout, mais à porte fermée, l'exercice de sa religion. Son mari, qui il avait presque jamais demeuré en France, s'était retiré à Thouars, chez son père, en 1669, s'y fit catholique un an après, ne vécut que deux ans depuis sans sortir de Thouars, et mourut quinze mois avant son père. Sa veuve mourut à Francfort en février 1693, à soixante-huit ans, où elle s'était enfin retirée depuis quelques années. Au premier mot du mariage du prince de Talmont, Madame entra en furie. Bullion était petit-fils du surintendant des finances, et fils d'un président à mortier qui s'était laissé prendre sa charge pour celle de greffier de l'ordre, et qui n'avait pas laissé, pour ses grands biens, d'épouser Mlle de Prie, soeur aînée de la maréchale de La Mothe.
Madame n'avait pas oublié la peine qu'elle avait eue à laisser gagner deux mille pistoles à Mme de Ventadour pour admettre une seule fois Mme de Bullion dans son carrosse, qui espéra par là entrer après en ceux de Mme la duchesse de Bourgogne, manger et aller à Marly, à aucune desquelles [choses] elle ne put parvenir. Madame fit tout ce qu'elle put pour détourner le prince de Talmont d'une alliance si disproportionnée de celles que sa maison avait; elle déclara qu'elle ne verrait jamais ni lui ni sa femme, et défendit à M. et à Mme la duchesse d'Orléans de signer le contrat de mariage. Elle et Monsieur avaient été aux noces du duc de La Trémoille, à l'hôtel de Créqui; elle n'oublia rien pour l'engager à rompre avec son frère. Lui, tira sur le temps tant il est vrai qu'un grand intérêt donne de l'esprit pour ce qui le regarde. Il tenait au roi par l'estime, par une conduite décente, et par une grande assiduité, qui était la chose que le roi aimait le plus, même dans les gens sans charge et le moins à portée de lui. Il lui refusait obstinément sa survivance pour son fils, par la loi qu'il s'était faite ou cru faire. Il ne laissait pas d'en être peiné. M. de La Trémoille le sentait; il profita de tout, et de la colère même de Madame. Il représenta au roi son embarras avec elle, lui insinua que le tabouret de sa belle-fille aînée et de sa fille aînée devait s'étendre jusqu'à l'aîné de ses frères; qu'il n'avait pas voulu importuner le roi là-dessus jusqu'alors, espérant que ce seul frère qu'il avait ne se marierait point; qu'il n'avait pas même voulu le tenter par un tabouret, parce que, n'ayant que peu de bien, il ne pouvait que faire une alliance désagréable; mais que, venant à la faire, il ne pouvait s'empêcher de demander le tabouret, ou comme justice ou comme grâce, qui de plus serait le moyen d'adoucir Madame, s'il en pouvait rester quelqu'un. Le roi le lui accorda, mais uniquement pour sa vie, et non pour ses enfants, et il s'en expliqua même publiquement. Cette nouveauté fit du bruit et déplut à bien des gens. Mais l'estime, la considération, l'amitié que M. de La Trémoille s'était conciliées à force d'honneur, de probité et de bienséance fit passer la chose avec moins de scandale. Madame n'en fut point apaisée, mais le mariage se fit avec le tabouret, et, après bien des années, Madame s'est laissé fléchir. Ce commencement de succès a fait, en ces derniers temps, le mariage du fils unique du prince de Talmont, uniquement pour obtenir en se mariant un brevet de duc; et, à la mort de son père, la chimère et le désir de la faire surnager lui a fait quitter le nom de duc de Châtellerault, pour prendre celui de prince de Talmont. Il n'a eu aucun bien de sa femme, ni aucune autre protection que ce brevet pour la parenté de la reine; les humeurs, qui d'avance se pouvaient soupçonner, n'ont pas été concordantes. Il se peut dire que ce brevet de duc lui coûte fort cher, et en plus d'une manière.
Moreau, premier valet de chambre de Mgr le duc de Bourgogne, mourut à Versailles. Il était un des quatre premiers valets de garde-robe du roi, qui ne mit auprès de ce jeune prince que lui seul et laissa la disposition de tout le reste au duc de Beauvilliers. Moreau avait été un des hommes des mieux faits de son temps; de l'air le plus noble, d'un visage agréable. Il était encore tel à soixante-dix-sept ans. À le voir, il n'est personne qui ne le prît pour un seigneur. Il avait été en subalterne des ballets du roi et de ses plaisirs dans sa jeunesse, qui l'aima toujours depuis avec estime et considération marquée. Il avait été galant, il le fut très longtemps, il eut des fortunes distinguées, et quantité, que sa figure et sa discrétion lui procurèrent. Il eut beaucoup d'amis et plusieurs considérables, il passa sa vie à la cour, et toujours fort instruit de tout. Avec de l'esprit, beaucoup de sens, c'était un vrai répertoire de cour, et un homme gai, et, quoique sage, naturellement libre avec un grand usage du meilleur monde qui l'avait mis au-dessus de son état, et rendu d'excellente compagnie. Avec tant de choses si propres à gâter un homme de cette sorte, jamais aucun ne demeura plus en sa place, et ne fut plus modeste, plus mesuré, plus respectueux. Il était plein d'honneur, de probité et de désintéressement, et vivait uniment, et moralement bien. Il avait entièrement l'estime et la confiance de Mgr le duc de Bourgogne et du duc de Beauvilliers. Il n'aimait ni les dévots ni les jésuites, et il lâchait quelquefois au jeune prince des traits libres et salés, justes et plaisants sur sa dévotion, et surtout sur ses longues conférences avec son confesseur. Quand il se vit près de sa fin, il se sentit si touché de tout ce qu'il avait vu de si près dans Mgr le duc de Bourgogne, qu'il envoya le supplier de lui accorder ses prières, et une communion dès qu'il serait mort, et déclara en même temps qu'il ne connaissait personne de si saint que ce prince. C'était un homme entièrement éloigné de toute flatterie, qui n'avait jamais pu s'y ployer ni la souffrir dans les autres.
Mgr le duc de Bourgogne, sur ce message, monta chez lui et fit ses dévotions pour lui dès qu'il fut mort. Ce témoignage d'un homme de ce caractère et dans cet emploi fit grand bruit à la cour. Aussi jamais prince de cet âge et de ce rang n'a peut-être reçu d'éloges si complets ni si exempts de flatterie. Moreau fut regretté de tout le monde, et ne fut jamais marié. Le roi laissa le choix d'un autre premier valet de chambre à Mgr le duc de Bourgogne. Il choisit Duchesne, premier valet de chambre de M. le duc de Berry. C'était un homme fort modeste et fort pieux, qui ne manquait ni de sens ni de monde, discret et fidèle, mais qui ne fit pas souvenir de Moreau.
Deux grands prélats fort différents l'un de l'autre le suivirent de fort près. L'un fut l'archevêque de Rouen, Colbert, frère des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, qui en furent fort affligées. C'était un prélat très aimable, bien fait, de bonne compagnie, qui avait toujours vécu en grand seigneur, et qui en avait naturellement toutes les manières et les inclinations. Avec cela savant, très appliqué à son diocèse, où il fut toujours respecté et encore plus aimé, et le plus judicieux et le plus heureux au choix des sujets pour le gouvernement. Doux, poli, accessible, obligeant, souvent en butte aux jésuites, par conséquent au roi, sans s'en embarrasser et sans donner prise, mais ne passant rien. Il vivait à Paris avec la meilleure compagnie, et de celle de son état la plus choisie; souvent et longtemps dans son diocèse où il vivait de même, mais assidu au gouvernement, aux visites, aux fonctions. C'est lui qui a mis ce beau lieu de Gaillon, bâti par le fameux cardinal d'Amboise, au degré de beauté et de magnificence où il est parvenu, et où la meilleure compagnie de la cour l'allait voir. Sa dépouille ne tarda guère à être donnée. M. de La Rochefoucauld, dont la famille regorgeait de biens d'Église, eut sur-le-champ pour son petit-fils, qui avait dix-neuf ans, la riche abbaye du Bec, dont il se repentit bien dans la suite; et d'Aubigné, ce parent factice de Mme de Maintenon, dont j'ai suffisamment parlé quand il fut évêque de Noyon, fut transféré à Rouen, avec une grâce sans exemple. Ce fut un brevet pour lui conserver le rang et les honneurs d'évêque, comte et pair de France de Noyon, exemple, dont on a bien abusé depuis.
L'autre prélat fut l'archevêque d'Aix, Cosnac, mort fort vieux dans son diocèse, mais la tête entière et toujours le même. J'ai assez parlé de cet homme, qui peut passer pour illustre, pour n'avoir plus rien à y ajouter.
M. de Lauzun perdit aussi le chevalier de Lauzun, son frère, à qui il donnait de quoi vivre, et presque toujours mal ensemble. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de lecture, avec de la valeur; aussi méchant et aussi extraordinaire que son frère, mais qui n'en avait pas le bon; obscur, farouche, débauché, et qui avait achevé de se perdre à la cour par son voyage avec le prince de Conti en Hongrie. C'était un homme qu'on ne rencontrait jamais nulle part, pas même chez son frère, qui en fui fort consolé.
Valsemé, lieutenant général, mourut aussi en Provence où on l'avait envoyé commander sous M. de Grignan. Il était pauvre, estimé et fort honnête homme. Je pense qu'il serait un peu, surpris, s'il revenait au monde, de trouver son fils marié à la comtesse de Claire, fille du feu comte de Chamilly, faire l'important au Palais-Royal sous, le nom de Graville, en rejeton de cet amiral.
Mme d'Armagnac mourut à la grande écurie à Versailles le jour de Noël, et laissa peu de regrets. C'était, avec une vilaine taille grosse et courte, la plus belle femme de France jusqu'à sa mort, à soixante-huit ans; sans rouge, sans rubans, sans dentelles, sans or, ni argent, ni aucune sorte d'ajustement, vêtue de noir ou de gris en tout temps, en habit troussé comme une espèce de sage-femme, une cornette ronde, ses cheveux couchés sans poudre ni frisure, un collet de taffetas noir et une coiffe courte et plate chez elle comme chez le roi, et en tout temps. Elle était soeur du maréchal de Villeroy, avait été dame du palais de la reine, avait été exilée pour s'être trouvée dans l'affaire qui fit chasser la comtesse de Soissons, Vardes et le comte de Guiche, dont j'ai parlé ailleurs; et que la faveur de son mari n'avait jamais pu raccommoder avec le roi, qui ne la souffrit qu'avec peine, et qui, tant que Marly demeura un peu réservé, et même quelque temps après, ne l'y mena point. C'était une femme haute, altière, entreprenante, avec peu d'esprit toutefois et de manége, qui de sa vie n'a donné la main ni un fauteuil chez elle à pas une femme de qualité, qui menait haut à la main les ministres et leurs femmes, qui passait sa vie chez elle à tenir le plus grand état de la cour, qui la faisait assez peu, et qui ne visitait presque jamais personne qu'aux occasions. Tout occupée de son domestique, également avare et magnifique, elle menait son mari comme elle voulait, qui ne se mêlait ni d'affaires, ni de dépenses, ni de la grande écurie que pour le service, et elle de tout despotiquement; impérieuse et dure, tirait la quintessence de sa charge, du gouvernement et des biens de son mari, traitait ses enfants comme des nègres et leur refusait tout, excepté ses filles, dont la beauté l'avait apprivoisée, sur laquelle elle ne les tint pas de fort près, ayant conservé et mérité toute sa vie elle-même une réputation sans ombre sur la vertu. Tout ce qui avait affaire à elle la redoutait. Elle noya son fils l'abbé de Lorraine, parce qu'il voulut partager au moins avec elle le revenu de ses bénéfices, et en ayant de gros, [ne pas] les lui laisser toucher en entier, et dépendre d'elle comme un enfant. Il avait la nomination de Portugal que le duc de Cadaval lui avait procurée; elle avait eu l'agrément du roi et de Rome. Cette considération n'arrêta point sa mère; elle s'en prit à ses moeurs, qui en effet n'étaient pas bonnes, elle força M. le Grand à demander au roi de l'enfermer à Saint-Lazare. Le roi y résista par bonté. Il représenta à M. le Grand que son fils étant déjà prêtre, il le perdrait sans ressource par cet éclat. M. le Grand, poussé par sa femme, insista. L'abbé de Lorraine fut mis à Saint-Lazare, et demeura perdu sans qu'il fût plus question de sa nomination, dont Rome ne voulut plus ouïr parler, et que le Portugal retira. Il fut assez longtemps à Saint-Lazare, et n'en sortit qu'en capitulant avec sa mère sur le revenu de ses bénéfices. Il vécut depuis obscur, et bien des années sans oser paraître. C'est lui qui est mort évêque de Bayeux, qu'il eut pendant la régence.
Cette mort donna lieu à une nouvelle usurpation des princes du sang. Une des distinctions des petits-fils de France et d'eux était que les personnes qui, à l'occasion des grands deuils de famille, saluaient le roi en manteau long pour les hommes, et pour les femmes en mante, visitaient dans le même habit les petits-fils et les petites-filles de France, mais non les princes ni les princesses du sang. Ceux-ci toujours blessés de ces différences, s'attirèrent peu à peu des visites en mante et en manteau des personnes de qualité qui par attachement voulurent bien avoir cette complaisance, bientôt après laissèrent entendre qu'ils ne trouvaient pas bon qu'on y manquât, enfin l'établirent en prétention et y soumirent beaucoup de gens. Dès qu'ils s'y crurent affermis, ils se mirent à prétendre la même déférence des maréchaux de France, et peu à peu les y amenèrent comme ils avaient fait les gens de qualité. Une des choses qui y contribua le plus fut la prostitution où tombèrent les mantes et les manteaux. La protection publiquement donnée à la confusion en tout par l'intérêt, le crédit et l'adresse des ministres, les étendit à chaque occasion douteuse par des permissions expresses, puis par exemples; enfin y alla qui voulut. Beaucoup de gens de qualité, plusieurs titrés, choqués d'un mélange qui ne laissait plus de distinction, crurent en reprendre en faisant demander permission au roi de paraître devant lui sans manteau et sans mante. Ceux qui usurpaient d'en porter n'étaient pas en état de disputer rien aux princes du sang. Tout est exemple et mode: tels et tels l'ont fait, il faut donc le faire aussi; c'est ce qui aida le plus aux succès des princes du sang. Quand après les gens considérables, titrés et non titrés, se mirent à se faire dispenser de saluer le roi en manteau et en mante, plusieurs firent dire aux princes du sang comme aux fils et petits-fils de France que le roi les avait dispensés. « C'est une honnêteté, disaient-ils, qui ne coûte rien, nous n'irons point en manteau et en mante chez les princes du sang; qu'importe de ne leur pas faire cette civilité? » De l'un à l'autre elle s'introduisit. Les princes du sang la reçurent, et comme un devoir et comme une reconnaissance de l'obligation de les voir en manteau et en mante quand on y avait vu le roi, puisque les voyant sans cet habillement on les avertissait que le roi en avait dispensé pour lui, comme il était vrai qu'en ce cas il le fallait faire dire aux fils et petits-fils de France. Ainsi peu à peu les princes du sang le prétendirent de tous les gens titrés, mais toutefois sans oser se fâcher lorsqu'ils y manquaient, comme il arrivait souvent à plusieurs ducs et duchesses, et surtout aux princes étrangers et à ceux qui en ont le rang, toujours si attentifs à l'accroître avec qui ils peuvent, et à se conserver au moins à faute de mieux.
J'ai vu tout cela naître, et à la mort de mon père je me souviens qu'ayant vu le roi presque sur-le-champ et sans deuil, et Monsieur qui se trouva dans ce moment-là avec lui par le hasard que j'ai raconté, en parlant de la perte de mon père, je ne fis rien dire à personne, parce que la vue de Monsieur lui avait tout dit pour lui et pour les siens, sinon à Mme la grande-duchesse et à Mme de Guise, filles de Gaston. À la mort de Mme, d'Armagnac, M. le Duc, en curée de l'usurpation du service seul de la communion du roi, crut le temps favorable pour emporter celle-ci; l'intérêt de l'assimilation des bâtards du roi avec les princes du sang eut pour celle-ci le même ascendant qu'il avait eu pour l'autre, quoiqu'il s'agît de M. le Grand. Le roi, après quelque répugnance, lui ordonna d'aller avec ses enfants en manteau chez les princes et les princesses du sang, et d'y faire aller ses filles en mante. M. le Grand résista, représenta, tout fut inutile, il en sauta le bâton par force; et c'est l'époque de l'établissement de ce nouveau droit. Il a fait que presque tout le monde s'est fait dispenser depuis de voir le roi en manteau et en mante, mais en le faisant dire après aux princes et princesses du sang, ce qui à présent revient au même, et n'affranchit plus que de l'importunité du vêtement.
Le grand écuyer, qui n'aimait que lui dans le monde, n'eut pas plutôt perdu une femme qui avait si bien vécu avec lui, et si utilement pour sa famille, qu'il songea à se remarier. La figure et la conduite de Mme de Châteauthiers, dame d'atours de Madame, lui avait toujours plu. Quoique éloignée de l'âge de la beauté, elle en avait encore, et grand air par sa taille et son maintien, et toujours une vertu sans soupçon dans le centre de la corruption; la probité était pareille dans un lieu qui n'y était pas moins opposé, tout cela au moins du temps de la cour de Monsieur, qui était celui de sa jeunesse et de sa beauté; avec cela beaucoup d'esprit et de grâces, aimable au possible dans la conversation, quand elle le voulait bien et que l'humeur ne s'y opposait pas. M. le Grand, un mois après être veuf, lui fit parler. C'était une très bonne demoiselle toute simple, dont le nom était Foudras. Ils étaient d'Anjou et avaient des baillis dans l'ordre de Malte. Elle n'avait rien vaillant que ce que lui donnait Madame, et n'en savait pas même tirer, parce qu'elle était tout à fait noble et désintéressée. M. le Grand lui fit sentir le rang et les biens qu'elle trouverait avec lui, et le soin qu'il prendrait en l'épousant de lui assurer après lui une subsistance convenable au nom qu'elle porterait. Elle résista et répondit comme elle devait sur une proposition aussi flatteuse; mais elle ajouta qu'elle ne voulait point faire cette peine aux enfants de M. le Grand. Eux qui virent l'empressement de leur père, et qui craignirent qu'éconduit de celle-là il n'en épousât quelque autre, furent trouver Mme de Châteauthiers et la conjurèrent de consentir au mariage. Ils l'en firent presser par leurs amis. M. le Grand ne se rebuta point. Mais la sage et modeste résistance de Mme de Châteauthiers fut la plus forte, jamais elle n'y voulut consentir. Toute la France l'admira et ne l'en estima que davantage, M. le Grand lui-même et toute sa famille. Elle préféra son repos; et sa modestie fut telle qu'elle n'en prit aucun avantage, et qu'elle évitait même depuis de s'en laisser parler. M. le duc d'Orléans dans sa régence lui donna plus qu'elle ne voulut avec quoi elle se retira, après la mort de Madame, dans une maison qu'elle loua dans Paris, d'où elle ne sortit que pour aller à l'église, et n'y reçut qu'un très petit nombre d'amis. D'une sage retraite elle s'en fit une de piété, elle s'y donna tout entière, et elle y est morte depuis deux ou trois ans, ne voyant plus presque personne, à soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit ans.
Villette, lieutenant général des armées navales, mourut en ce même temps. Il était cousin germain de Mme de Maintenon, traité d'elle comme tel, et père de Murcé et de Mme de Caylus dont j'ai parlé plus d'une fois. Sa mort fit une promotion dans la marine; au lieu d'un lieutenant général, il y en eut deux. Le mérite fit Ducasse, la faveur fit d'O, qui de capitaine tout nouveau, et tout au plus lorsqu'il fut mis auprès du comte de Toulouse, monta à ce grade si rare et si réservé dans la marine sans être sorti de Versailles, ni s'en être absenté qu'avec M. le comte de Toulouse. On a vu qu'il en coûta de ne pas donner une seconde bataille sûrement gagnée, et Gibraltar repris, malgré la volonté de l'amiral et de toute la flotte. C'est ainsi que la protection puissante tient lieu de tout à la cour. Pontchartrain qui la craignait, et qui remis auprès du comte de Toulouse par la considération du mérite de sa femme, et raccommodé après avec le maréchal d'Estrées, n'avait pu se rapprocher celui-ci, essaya la conjoncture, et lui manda, au sortir du travail avec le roi, qu'il était lieutenant général. La joie de l'être, et l'orgueil flatté du message d'un ministre ennemi, le disposa à s'en ôter l'épine. Un moment après il vint le remercier, et ils se raccommodèrent comme on se raccommode d'ordinaire dans les cours.
[L'orgueil] de Mme de Soubise fit mêler le roi d'une affaire particulière assez ridicule, contre sa coutume, entre des gens qu'il n'aimait point, et avec qui il n'avait aucune familiarité. Le duc de Rohan, qui alternait avec le duc de La Trémoille la présidence de la noblesse aux états de Bretagne, avait cédé la sienne depuis quelque temps, avec l'agrément du roi, à son fils aîné que, pour accoutumer le monde peu à peu à quelque chimère dont j'ai expliqué la moderne vue, il faisait appeler le prince de Léon, et arborer le manteau ducal à tous ses enfants avec d'autant plus de facilité que, n'ayant point l'ordre, leurs carrosses passaient pour être les siens. Le prince de Léon était un grand garçon élancé, laid et vilain au possible, qui avait fait une campagne en paresseux, et qui, sous prétexte de santé, avait quitté le service pour n'en pas faire davantage. On ne pouvait d'ailleurs avoir plus d'esprit, de tournant, d'intrigue, ni plus l'air et le langage du grand monde où d'abord il était entré à souhait. Gros joueur, grand dépensier pour tous ses goûts, d'ailleurs avare; et tout aimable qu'il était, et avec un don particulier de persuasion, d'intrigues, de souterrains et de ressources de toute espèce, plein d'humeur, de caprices et de fantaisies, opiniâtre comme son père, et ne comptant en effet que soi dans le monde.
Il était devenu fort amoureux de Florence, comédienne que M. le duc d'Orléans avait longtemps entretenue, dont il eut l'archevêque de Cambrai d'aujourd'hui, et la femme de Ségur, lieutenant général, fils de celui dont j'ai parlé, avec l'abbesse de La Joye, soeur de M. de Beauvilliers. M. de Léon dépensait fort avec cette créature, en avait des enfants, l'avait menée avec lui en Bretagne, mais non pas dans Dinan même, où il avait présidé aux états, et il arrivait avec elle en carrosse à six chevaux avec un scandale ridicule. Son père mourait de peur qu'il ne l'épousât. Il lui offrit d'assurer cinq mille livres de pension à cette créature, et d'avoir soin de leurs enfants s'il voulait la quitter, à quoi il ne voulait point entendre. Quelque mal qu'il eût été toute sa vie avec Mme de Soubise, qui de son côté ne l'aimait pas mieux, et qu'on a vue prendre si amèrement le parti des Rohan contre lui dans ce procès du nom et des armes que j'ai raconté (t. V, p. 277 et suiv.), et qu'il gagna malgré ses charmes, elle était fort peinée de voir son propre neveu, et qui devait être si riche, dans de pareils liens. Elle fit donc en sorte, avec ces billets dont j'ai parlé, qui mouchaient si ordinairement entre le roi et elle, qu'il parlât au fils, puis au père, à qui séparément il donna des audiences et longues dans son cabinet. Le fils prit le roi par ses deux faibles, les respects et l'amour, et avec tant d'esprit, de grâces et de souplesse, que le roi en fit l'éloge, plaignit son coeur épris et le malheur du père, qu'il entretint après aussi fort longtemps dans son cabinet. La Florence fut pourtant enlevée aux Ternes, jolie maison dans les allées du Roule, où le prince de Léon la tenait, et mise dans un couvent. Il devint furieux, ne voulut plus voir ni ouïr parler de père ni de mère; et ce fut pour consommer la séparation d'avec Florence et raccommoder le fils avec ses parents, et lé rendre traitable à un mariage, que le roi manda le prince de Léon, puis le duc de Rohan. Cela se passa à la fin de décembre.
Le 18 du même mois, le premier président étant à dîner chez lui au palais avec sa famille et quelques conseillers, le plancher fondit tout à coup, et tous tombèrent dans une cave où il se trouva des fagots qui les empêchèrent de tomber tout en bas, et même de se blesser. Il n'y eut que le précepteur des enfants qui le fut. La première présidente se trouva placée de manière qu'elle fut la seule qui ne tomba point. L'effroi fut grand, et tel, dans le premier président, que depuis il n'a jamais été ce qu'il était auparavant.
Le duc de Noailles qui, pour consolider son état de commandant et de petit général d'armée, s'était tenu tant qu'il avait pu en Roussillon, arriva pour servir son quartier de capitaine des gardes, et le maréchal de Villars prit congé pour aller passer le reste de l'hiver à Strasbourg avec sa femme qu'il ne quittait pas volontiers. En ce même temps, le duc de Tresmes, qui n'avait point encore de brevet de retenue sur sa charge depuis qu'il l'avait en titre par la mort de son père, en obtint un de quatre cent mille livres.
M. le duc d'Orléans arriva d'Espagne le 30 décembre au lever du roi, après lequel il demeura longtemps seul avec lui dans son cabinet. La réception et du roi et du monde fut telle que le méritait son heureuse et agréable campagne. Comme il devait retourner bientôt en ce pays-là, il y avait laissé presque tous ses équipages. Il en était fort content, et on l'y était fort de lui. Le duc de Berwick eut ordre de l'y attendre.