CHAPITRE XVI.

1708

Lettres au roi et autres. — Biron à Fontainebleau. — Propos singulier de Marlborough à Biron sur le roi d'Angleterre. — Audacieux mot à Biron du prince Eugène sur la charge des Suisses qu'avait son père. — Situation de la cour rappelée. — Conduite de la cabale de Vendôme. — Lettre d'Albéroni. — Examen de la lettre d'Albéroni.

On cacha tant qu'on put la perte qu'on fit en ce combat, où il y eut beaucoup de tués et de blessés. Biron, lieutenant général; Ruffé et Fitzgérald, maréchaux de camp; Croï, brigadier d'infanterie; le duc de Saint-Aignan, le marquis d'Ancenis, ces deux derniers blessés; beaucoup d'officiers de gendarmerie, force officiers particuliers, prisonniers; Ximénès, colonel du Royal-Roussillon infanterie, et La Bretanche, brigadier de réputation, tués; quatre mille hommes et sept cents officiers prisonniers à Audenarde, sans ce qu'on en sut depuis, et la dispersion, qui fut prodigieuse.

Dès que Mgr le duc de Bourgogne fut à Lawendeghem, il écrivit au roi en fort peu de mots, et se remit du détail au duc de Vendôme. En même temps, il manda à Mme la duchesse de Bourgogne, en termes formels, que l'ordinaire opiniâtreté et sécurité du duc de Vendôme, qui l'avait empêché de marcher deux jours au moins plus tard qu'il ne fallait, et que lui ne voulait, causait le triste événement qui venait d'arriver; qu'un autre pareil lui ferait quitter le métier, s'il n'en était empêché par des ordres précis auxquels il devait une obéissance aveugle; qu'il ne comprenait ni l'attaque, ni le combat, ni la retraite; qu'il en était si outré qu'il n'en pouvait dire davantage. Le courrier qui portait ces lettres en prit, en passant à Gand, une que Vendôme écrivit au roi, de cette ville, en se mettant au lit, par laquelle il tâchait de persuader, en une page, que le combat n'était pas désavantageux. Peu après il en dépêcha une autre par laquelle il manda au roi, mais en peu de mots, qu'il aurait battu les ennemis s'il avait été soutenu; et que si, contre son avis, on ne se fût pas opiniâtré à la retraite, il les aurait certainement battus le lendemain; pour le détail, il s'en remettait à Mgr le duc de Bourgogne. Ainsi ce détail, renvoyé de l'un à l'autre, ne vint point, aigrit la curiosité, et commença les ténèbres dans lesquelles Vendôme avait intérêt de se sauver. Un troisième courrier apporta au roi une fort longue dépêche, toute de la main de Mgr le duc de Bourgogne, une fort courte de M. de Vendôme, qui s'excusait encore du détail sur divers prétextes; et toutes les lettres que le courrier avait pour des particuliers, le roi les prit, les lut toutes, une entre autres jusqu'à trois fois de suite, n'en rendit que fort peu et toutes ouvertes. Ce courrier arriva après le souper du roi, tellement que toutes les dames qui suivent leurs princesses dans le cabinet le soir furent témoins de ces lectures dont le roi ne dit presque rien, parce qu'à Fontainebleau, où il n'y a qu'un cabinet, elles sont toutes dans le même. Mme la duchesse de Bourgogne eut une lettre de Mgr le duc de Bourgogne et une petite de M. le duc de Berry, qui lui mandait que M. de Vendôme était bien malheureux, et que toute l'armée lui tombait sur le corps. Dès que Mme la duchesse de Bourgogne fut retournée chez elle, elle ne put se contenir de dire que Mgr le duc de Bourgogne avait de bien sottes gens auprès de lui. Elle n'en dit pas davantage.

Biron, relâché pour quelque temps sur sa parole à condition de ne passer point par notre armée, arriva à Fontainebleau le 25 juillet. Sa sagesse lui fut un bouclier utile à l'indiscrétion et à l'impétuosité des questions. Le roi le vit plusieurs fois en particulier chez Mme de Maintenon, où Chamillart ne fut pas toujours, et le roi lui promit le secret, à quoi il était fort fidèle. Mais Biron, encore plus politique, ne lui mentit point, mais se sauva tant qu'il put de répondre sur le détachement qu'il avait avant l'action, et sur sa prise, qui lui faisaient ignorer beaucoup de choses. Il était fort de mes amis et je le vis tout à mon aise. Il m'instruisit beaucoup. Outre ce qu'il me conta de l'armée et du combat, j'appris de lui deux faits qui méritent de trouver place ici.

L'armée du prince Eugène n'avait pas joint lors du combat, mais sa personne y était et il commandait partout où il se trouvait par courtoisie de Marlborough, qui conservait l'autorité entière, mais qui n'avait pas la même estime, la confiance, l'affection qu'Eugène s'était acquise. Biron me dit que le lendemain du combat, étant à dîner avec beaucoup d'officiers chez Marlborough, ce duc lui demanda tout à coup des nouvelles du prince de Galles, qu'on savait être dans notre armée, ajoutant des excuses de le nommer ainsi. Biron sourit dans sa surprise, et lui dit qu'ils n'auraient point de difficulté là-dessus, parce que, dans notre armée même, il ne portait point d'autre nom que celui de chevalier de Saint-Georges, et s'étendit sur ses louanges assez longtemps. Marlborough, qui l'écouta avec grande attention, lui répondit qu'il lui faisait grand plaisir de lui en apprendre tant de bien, parce qu'il ne pouvait s'empêcher de s'intéresser beaucoup en ce jeune prince, et aussitôt se mit à parler d'autre chose. Biron remarqua en même temps de l'épanouissement sur son visage et sur celui de la plupart de la compagnie.

L'autre fait est du prince Eugène. Parlant avec lui du combat, ce prince lui témoigna une grande estime de ce qu'il avait vu faire à nos troupes suisses, qui en effet s'étaient fort distinguées. Biron les loua beaucoup. Eugène en prit occasion d'en vanter la nation, et de dire à Biron que c'était une belle charge en France que d'en être colonel général. « Mon père l'avait, ajouta-t-il d'un air allumé, à sa mort nous espérions que mon frère la pourrait obtenir; mais le roi jugea plus à propos de la donner à un de ses enfants naturels, que de nous faire cet honneur-là. Il est le maître, il n'y a rien à dire; mais aussi n'est-on pas fâché quelquefois de se trouver en état de faire repentir des mépris. » Biron ne répondit pas un mot, et le prince Eugène, content d'un trait si piquant sur le roi, changea poliment de conversation. Dans le peu que Biron fut parmi eux, il remarqua une magnificence presque royale chez le prince Eugène, et une parcimonie honteuse chez le duc de Marlborough, qui mangeait le plus souvent chez les uns et les autres, un grand concert entre eux deux pour les affaires, dont le détail roulait beaucoup plus sur Eugène, un respect profond de tous les officiers généraux pour ces deux chefs, mais une préférence tacite et en tout pour le prince Eugène, sans que le duc de Marlborough en prît jalousie. Monseigneur entretint peu Biron, quoique très familier avec lui; Mme la duchesse de Bourgogne beaucoup et souvent. Il la mit en état de répondre à diverses choses qu'on avait tâché d'embarrasser. On n'eut jamais un vrai détail. Ce ne furent que morceaux détachés les uns après les autres. Mgr le duc de Bourgogne ne fit pas assez de réflexion combien un détail effectif lui importait à donner, ce que Vendôme n'avait garde de faire.

Maintenant il faut se souvenir de la situation de la cour et de ses principaux personnages, de leurs vues, de leurs intérêts que j'ai expliqués en divers endroits, et surtout de ma conversation avec le duc de Beauvilliers, dans le bas des jardins de Marly, sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne pour la Flandre. On y a vu la liaison intime des bâtards avec Vaudemont et ses puissantes nièces, et de Vendôme principalement; celle des valets intérieurs principaux avec eux, et Bloin surtout, le mieux de tous, et le plus dans la confiance libre du roi, celui de tous aussi qui était le plus délié, le plus hardi, le plus précautionné, qui avait le plus d'esprit et de monde, qui voyait le plus, de bonne compagnie et de plus choisie, le plus initié dans tout par ses galanteries, et qui, outre sa place de premier valet de chambre, avait cent occasions de voir le roi à revers tous les jours, et de prendre tous ses moments par ses détails continuels de Versailles et de Marly dont il était le gouverneur et le tout, par une assiduité sans quitter jamais, et par être sans cesse dans les cabinets à toutes les heures de la journée. Il venait à Fontainebleau, y passait du temps, et, là comme ailleurs, disposait des garçons bleus de tout le subalterne intérieur, et de ces dangereux Suisses, espions et rapporteurs dont j'ai parlé à propos de la scène terrible sur Courtenvaux. [Il faut se rappeler] l'abandon de Chamillart, d'ailleurs si entêté, à M. de Vendôme, à M. du Maine qu'il avait pris pour protecteur, surtout à M. de Vaudemont qui était son oracle et qui lui faisait faire tout ce qu'il voulait à l'instant, même les choses les plus contraires à son goût et à son opinion, dont il s'est plu quelquefois à montrer des épreuves qui jamais ne lui ont manqué: ce n'est point trop dire que ce ministre était une cire molle entre ses mains, et Vaudemont en était si assuré, qu'il en a fait jusqu'à des essais inutiles, sinon pour s'en vanter à ses familiers.

Il faut surtout ne pas perdre de vue l'intérêt de tous ces personnages de perdre et de déshonorer à fond Mgr le duc de Bourgogne, pour n'avoir point à compter avec lui du vivant du roi, et à sa mort, s'en trouver débarrassés pour gouverner Monseigneur sur le trône. C'était là l'intérêt général qui les réunissait tous, quittes, comme je l'ai dit ailleurs, à se manger après les uns les autres à qui le gouvernement resterait. Mlle Choin et ses intimes en étaient jusqu'au cou, et par même raison; et le pauvre Chamillart, qui n'en voyait rien, dont l'intérêt était tout opposé par mille raisons, et trop homme de bien et d'honneur pour tremper dans ce complot s'il avait pu le connaître, était leur instrument aveugle sans pouvoir être, je ne dis pas arrêté, mais enrayé le moins du monde par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d'ailleurs ses amis de confiance et de déférence, ni par l'alliance si proche et si nouvelle qu'il venait de contracter avec eux par le mariage de son fils. À plus forte raison j'y pouvais bien moins encore, avec toute l'amitié et la confiance qu'il avait pour moi. Sa femme et ses filles étaient dépourvues de tout sens, excepté la petite Dreux, mais qui était entraînée, ses frères des stupides, et le reste de l'intime familier des gens de peu, appliqués à leur fait, ineptes à la cour à n'en entendre pas même le langage. Mme la Duchesse s'unit intimement à ce redoutable groupe par les mêmes vues sur Monseigneur, et par sa haine personnelle; mais cet arrière-recoin s'expliquera mieux dans la suite. Il ne faut pas oublier l'intime liaison de Mme de Soubise avec Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy, et les dangers de ses conseils, dans la prudence de sa conduite particulière qu'elle mettait aisément à part et à couvert, dans le triste état où pour lors sa santé était réduite.

La cabale, d'abord étourdie du fâcheux événement, en attendait plus de détail et de lumière, et, pour éviter les faux pas, s'arrêta dans les premiers moments à écouter. Sentant bientôt le danger de son héros, elle se rassura, jeta des propos à l'oreille pour sonder comment ils seraient reçus, et prenant aussitôt plus d'audace s'échappa tout haut par parcelles. Encouragés par cet essai, qui ne trouva pas de forte barrière parmi le monde étonné et sans détail de rien, ils poussèrent la licence, ils hasardèrent des louanges de Vendôme, des disputes vives contre quiconque ne se livrait pas à leurs discours, et, s'encourageant par le succès, osèrent passer au blâme de Mgr le duc de Bourgogne, et tôt après aux invectives, parce que leurs premiers propos n'avaient pas été réprimés. Il n'y avait que le roi ou Monseigneur qui l'eussent pu. Le roi les ignorait encore, Monseigneur était investi, et n'était pas pour oser imposer; le gros des courtisans, dans les ténèbres sur le détail de l'affaire, et dans la crainte des personnages si accrédités et de si haut parage, ne savaient et n'osaient répondre. Ils se contentaient de demeurer dans l'attente et dans l'étonnement. Cela haussa de plus en plus le courage de la cabale. Faute de détails que Vendôme n'avait garde de fournir, on osa semer des manifestes dont l'artifice, le mensonge, l'imposture ne gardèrent aucun ménagement, et furent poussés jusqu'à ce qui ne peut avoir d'autre nom que celui d'attentat. Le premier qui parut fut une lettre d'Albéroni, personnage duquel j'ai assez parlé pour n'avoir pas besoin ici de le faire connaître. Elle est telle qu'elle ne peut être renvoyée parmi les Pièces. La voici :

« Laissez, monsieur, votre désolation, et n'entrez pas dans le parti général de votre nation, laquelle, au moindre malheur qui est arrivé, croit que tout est perdu. Je commence par vous écrire que tous les discours qui se tiennent contre M. de Vendôme sont faux, et il s'en moque. À l'égard des trois marches qu'on dit qu'il s'est laissé dérober, et qu'il n'avait qu'à défendre la Dendre, tout le monde sait ici que M. de Vendôme voulait la défendre, et qu'après trois jours, il lui a fallu se rendre au sentiment de ceux qui opinaient à passer l'Escaut pour éviter de combattre, et c'est alors qu'ils y ont été obligés, comme Son Altesse le leur avait prédit, leur disant que toutes les fois qu'ils marqueront à M. le prince Eugène d'éviter d'en découdre, il les y obligera malgré eux. Touchant que Son Altesse devait attaquer la tête qui était à l'Escaut, il avait bien mieux pensé, car d'abord qu'il eut avis par M. de Biron qu'une partie de l'armée ennemie avait passé, il voulut l'attaquer pendant qu'il voyait la poussière des colonnes de ladite armée qui était au delà de la rivière, à une demi-lieue d'Audenarde, mais comme son avis fut seul il ne fut pas écouté. C'était à dix heures du matin. À quatre heures après midi on donna ordre à M. de Grimaldi, maréchal de camp de Sa Majesté Catholique, d'attaquer, à l'insu de M. de Vendôme, qui pourtant, voyant l'attaque faite, dit qu'il fallait la soutenir, et il donna ordre à M. Janet, son aide de camp, de porter l'ordre à la gauche, afin qu'elle attaquât, qui en retournant fut tué. Cet ordre ne fut pas exécuté par un mauvais conseil qui fut donné à M. le duc de Bourgogne, disant qu'il y avait un ravin et un marais impraticable. Cependant M. de Vendôme, accompagné de M. le comte d'Évreux, y avait passé avec trente escadrons une heure auparavant. Pour ce qui regarde la retraite, M. de Vendôme opina de ne la point faire la nuit, mais, comme de ce sentiment il n'y avait que lui et M. le comte d'Évreux, il fallut céder, et à peine eut-il dit à M. le duc de Bourgogne que l'armée n'avait qu'à se retirer, que tout le monde à cheval et avec une précipitation étonnante, chacun gagne Gand, jusqu'à conseiller aux princes de prendre des chevaux de poste à Gand pour gagner Ypres. M. de Vendôme, qui fut obligé de faire une grande partie du temps l'arrière-garde avec ses aides de camp, arriva sur les neuf heures du matin, prit sur-le-champ sa résolution ferme de vouloir mettre l'armée derrière le canal qui est entre Gand et Bruges, malgré l'avis de tous les officiers généraux qui l'ont persécuté trois jours durant de l'abandonner, disant qu'il fallait tâcher de joindre M. de Berwick. Une telle fermeté a sauvé l'armée du roi et le royaume, car l'épouvante qui était dans l'armée aurait causé une esclandre bien pire que celle de Ramillies, au lieu que M. de Vendôme se mettant derrière le canal, il a soutenu Gand et Bruges qui est un point essentiel, rassuré les esprits, et donné confiance aux troupes, a donné lieu aux officiers de se reconnaître et de reconnaître leur terrain, enfin a mis les ennemis dans l'inaction, et vous pouvez être sûr que, s'ils veulent faire un siège, il faut qu'ils fassent celui d'Ypres, de Lille, de Mons ou de Tournai. Or voyez quelles places et si jamais ils attaquent quelques-unes de celles-là, M. de Vendôme prendra Audenarde, se rendra maître de tout l'Escaut, et vous n'avez qu'à regarder la carte pour voir combien les ennemis seraient embarrassés. Voilà la pure vérité, la même que M. de Vendôme a mandée au roi, et que vous pouvez débiter sur mon compte. Je suis Romain, c'est-à-dire d'une race à dire la vérité, in civitate omnium gnara, et nihil reticente, dit notre Tacite. Permettez-moi après cela que je vous dise, avec tout le respect que je vous dois, que votre nation est bien capable d'oublier toutes les merveilles que ce bon prince a faites dans mon pays, qui rendront son nom immortel et toujours révéré, injuriarum et beneficiorum aeque immemores; mais le bon prince est fort tranquille, sachant qu'il n'a rien à se reprocher et que, pendant qu'il a suivi son sentiment, il a toujours bien fait. »

Voilà toute la lettre qui fut incontinent distribuée partout. Il s'agit maintenant d'en faire l'analyse, quoique le mensonge et l'artifice en sautent aux yeux.

Il faut avouer que, pour insinuer mieux ses faussetés, elle commence par une vérité. Il n'est que trop vrai que, dès qu'il arrive un malheur aux François, ils croient tout perdu et se conduisent de façon que tout l'est en effet. C'est ce qu'a démontré Hochstedt, Barcelone, Ramillies, Turin et toutes les actions malheureuses de cette guerre, au contraire des ennemis qui se soutiennent et savent réparer leurs malheurs, comme on l'a vu à Fleurus, à Neerwinden, et en toutes les affaires qui nous ont réussi à la guerre précédente. Mais ce n'est pas le vice de la nation, c'est [la faute] des généraux à qui la tête tourna à Hochstedt et à Ramillies, et qui firent pis encore à Turin, où, de complot formé, ils empêchèrent par deux fois M. le duc d'Orléans, outré et fort blessé, de faire sa retraite en Italie, comme je l'ai expliqué alors. Qu'il n'y ait mot de vrai dans les discours tenus contre M. de Vendôme qui s'en moque, cela s'appelle une impudence tournée en lui en habitude et aux siens, avec un succès qui ne suppose pas qu'on ose le blâmer sans la plus grande évidence, à laquelle il faut venir.

On demeure si étonné de la hardiesse démesurée avec laquelle Albéroni tâche de donner le change sur les trois marches des ennemis dérobées à M. de Vendôme, qui ont causé tout le désastre, qu'on serait tenté de se reposer de la réponse sur la notoriété publique qu'il ose lui-même s'approprier. Jamais il ne fut question de deux partis à prendre, jamais M. de Vendôme ne disconvint de celui seul qui était le bon et l'unique. Il n'y eut de dispute que sur le temps. Mgr le duc de Bourgogne, tous les officiers généraux en état de parler, jusqu'aux plus attachés et aux plus familiers de M. de Vendôme, furent tellement persuadés du danger de différer le mouvement à faire qu'ils l'en pressèrent trois jours durant, et que leurs plaintes de n'être pas écoutés volèrent par toute l'armée. Biron, qui dans son détachement en était instruit, ne put cacher sa surprise à Motet de voir les ponts qui n'étaient pas encore faits sur ce ruisseau de la tête du camp, et de le voir encore tendu lorsqu'il le passa. Il ne s'en cacha point à Fontainebleau, et pas une lettre de l'armée, quand à la fin on en reçut, qui ne rendît les mêmes témoignages, et sur l'unanimité du parti unique, sans aucune dispute de M. de Vendôme, et sur sa fatale opiniâtreté d'en avoir différé le mouvement de trois jours, et sur les trois marches que les ennemis lui dérobèrent, et sur son incrédulité à cet égard poussée jusqu'au moment qu'il vit de ses yeux ce que Biron lui manda, qu'il méprisa avec emportement les deux premières fois, et qu'il crut à demi, et à peine la troisième, qui le fit monter à cheval.

Il est donc clair que ce parti de défendre la Dendre, que cette réponse flatteuse sur le prince Eugène, est une histoire en l'air, controuvée après coup pour donner à son maître un air de héros, et pour faire malignement sentir que Mgr le duc de Bourgogne ne voulait point combattre. Mais à qui Albéroni espère-t-il persuader que M. de Vendôme fût assez peu compté dans son armée pour qu'elle ne se remuât qu'à la pluralité des voix? Ces voix, qui étaient-elles? Ce n'est pas celle de Mgr le duc de Bourgogne à qui Vendôme sut dire bientôt après devant tout le monde qu'il se souvînt qu'il n'était venu à l'armée qu'à condition de lui obéir. Était-ce le maréchal de Matignon, envoyé là uniquement pour profaner son bâton à l'obéissance de Vendôme, et dont on n'a jamais pensé que la capacité suppléât à la dignité? Étaient-ce des lieutenants généraux? En quelle armée en a-t-on vu dont la voix fût prépondérante à celle du général? et quelle comparaison de l'autorité des maréchaux de France que nous avons vus à la tête des armées à celle du duc de Vendôme? Enfin y avait-il là quelque mentor attaché par le roi à son petit-fils, dont la sagesse, et la confiance du roi en elle, suppléât au caractère et fût en droit de balancer Vendôme? L'imagina-t-on de Gamaches, de d'O, de Razilly, ni d'eux, ni de pas un des officiers généraux des plus distingués de l'armée? C'est ce qui n'a été imaginé de personne, et que la cabale de Vendôme n'a aussi osé avancer. Qui était donc en état, en droit, en moyen de le contredire? Et quels que soient les conseils de guerre, en a-t-il tenu aucun ? et qui de ses partisans a osé l'avancer ? Que veut donc dire Albéroni quand il débite avec cette effronterie deux partis en dispute qui ne furent jamais, et l'élection du plus mauvais, par lequel on se flattait d'éviter un combat, contre le meilleur soutenu par Vendôme, mais qui ne passa point, parce qu'il fut seul de son avis, tandis que ce fut, non son avis, mais son opiniâtre et seule volonté qui, contre celle de Mgr le duc de Bourgogne et les efforts de tout ce qui des généraux osa lui parler, qui le retint trois jours sans s'ébranler, et sans pourvoir ni aux ponts ni à la marche; dont le succès fut si malheureux, bien loin qu'aucun avis ait prévalu sur le sien.

La même réponse servira au mensonge qui suit le premier, et qui se répand sur toutes les parties de ce qu'il avance. Il dit que son héros, qui avait bien mieux pensé (on ne voit pas en quoi), voulut attaquer les ennemis sitôt qu'il eut avis d'eux par Biron, et qu'il vit la poussière de leur armée au delà de la rivière à une demi-lieue d'Audenarde, à dix heures du matin, mais qu'étant demeuré seul de son sentiment, il ne fut point écouté. Sans rien répéter de ce qui vient d'être dit sur l'autorité entière et sans partage de M. de Vendôme dans l'armée, discutons le reste de ce court récit, court, dis-je, et serré pour jeter de la poudre aux yeux, et cacher l'imposture par l'audace et l'air de simplicité. Qui est plus croyable en ces faits, d'Albéroni ou de Biron, de Puységur et du maréchal de Matignon, acteurs principaux dans le fait dont il s'agit, et de tout ce qui se trouva avec et autour des princes et de M, de Vendôme, qui mangeaient un morceau lorsqu'ils reçurent les trois avis coup sur coup de la part de Biron ? Mais démêlons les faits.

Biron, détaché de l'armée avec sa réserve, à portée d'un autre corps plus éloigné, reçoit le soir précédant l'action ordre de se faire joindre par ce corps et de marcher, etc. Il faut un temps pour envoyer à ce corps le plus éloigné, un second pour qu'il se mette en marche et qu'il joigne Biron, un troisième pour que Biron arrive au ruisseau de la tête de l'armée où il trouve Motet qui travaillait aux ponts, et où Biron s'étonne de voir le camp encore tout tendu. Quelle heure pouvait-il donc être? De là il faut que l'armée détende, charge, prenne les armes et monte à cheval, se forme, se mette en marche, passe le ruisseau, en un mot, arrive au lieu où les princes et M. de Vendôme mirent pied à terre pour manger. Aussi était-il deux heures après midi lorsque Biron vit l'armée des ennemis, et par une conséquence sûre bien plus de deux heures lorsque le premier avis de Biron arriva à la halte des princes et de Vendôme, et non pas dix heures du matin comme Albéroni le glisse adroitement. Or, qui ne sent de quelle conséquence sont en pareilles circonstances quatre heures de plus ou de moins ? Qui nous en apprend l'heure? c'est Biron, c'est Puységur, c'est le maréchal de Matignon qui le joignirent, ce sont les trois porteurs d'avis coup sur coup, ce sont tous ceux qui étaient autour des princes et de M. de Vendôme, lorsqu'ils les reçurent. De poussière, Albéroni pardonnera la négative, Biron la vit de la hauteur qu'il avait gagnée; elle était bien loin du lieu où Vendôme faisait sa halte, et la hauteur entre lui et la poussière; quels yeux pouvait avoir Vendôme pour la découvrir! Il la découvrit en effet si peu qu'il maintint faux le premier et le second avis de Biron, qu'il ne cessa de manger qu'au troisième, qu'il s'emporta et qu'il dit qu'il fallait donc que ce fussent tous les diables qui eussent porté là les ennemis. Voilà donc une seconde fausseté aussi avérée que la première. À l'égard de l'avis de Vendôme de charger qui ne fut pas suivi, c'est un mensonge qui n'a pas même la moindre couleur, puisque tout ce qui était là présent en si grand nombre, d'officiers généraux et autres, furent témoins de ce qui s'y passa, et l'ont tous dit, écrit et raconté.

Vendôme, après cet emportement qui le fit sortir de table, que lui causa le troisième avis de Biron, lui renvoya le premier des trois hommes qu'il lui avait envoyés, et fit ce que j'ai rapporté ci-devant, sans que Mgr le duc de Bourgogne, [ni] qui que ce soit, lui dît un mot pour lui rien représenter. Il n'y eut donc point de partage d'avis, ni abord, puisque M. de Vendôme comptait les ennemis encore bien loin, par conséquent hors de portée de pouvoir être chargés; ni depuis les avis, puisque sur les deux premiers il se débattit tout seul pour soutenir que les ennemis ne pouvaient être là, et que, sur le troisième, après sa première fougue, il prit les partis qu'on a vus tout haut, et sans réplique aucune, qui furent exécutés à l'instant, en présence de tout ce qui les environnait de gens. Il ne put donc songer à faire charger qu'au moment qu'il en donna l'ordre, et on s'y opposa si peu qu'on a vu que Biron le reçut; qu'en peine de l'exécution, Puységur, survenu avec le campement, l'en détourna, et qu'un instant après le maréchal de Matignon arriva qui le lui défendit, et qui prit sur soi la défense. Voilà des témoins qui valent mieux qu'Albéroni, et qui le démentent sur toutes ses impostures. Celle qui suit, pour rendre les autres vraisemblables, est une supposition manifeste. « C'est, à son dire, à dix heures du matin que Vendôme reçoit avis de Biron que les ennemis paraissent, et que lui, duc de Vendôme, voyant aussi la poussière de leurs colonnes, etc., voulut les faire charger et n'en fut pas cru; et tout de suite ajoute qu'à quatre heures après midi on donna ordre à Grimaldi, maréchal de camp de Sa Majesté Catholique, d'attaquer à l'insu de M. de Vendôme, qui pourtant, voyant l'attaque faite, dit qu'il la fallait soutenir, et envoya Janet porter ordre à la gauche d'attaquer, qui ne fut pas exécuté, par un mauvais conseil donné à Mgr le duc de Bourgogne, disant qu'il y avait un ravin et un marais impraticable, que cependant M. de Vendôme avait passé accompagné de AI. le comte d'Évreux avec trente escadrons. »

Disons d'abord que Grimaldi envoya aux ordres de ce qu'il ferait, que celui qui y vint ne trouva plus M. de Vendôme, déjà parti pour aller à Biron; que cet officier s'adressa à Mgr le duc de Bourgogne, qui, ayant été témoin de l'ordre que M. de Vendôme avait envoyé à Biron d'attaquer les ennemis, renvoya l'officier de Grimaldi avec le même ordre d'attaquer, lequel en arrivant à lui le trouva déjà attaqué lui-même, et en lieu où il ne put être soutenu à temps par l'obstacle du ravin. Démêlons maintenant le petit roman d'Albéroni avec tout son artifice.

Il vient d'être démontré qu'il était deux heures après midi quand Biron aperçut l'armée des ennemis, et qu'il en envoya le premier avis, que Vendôme n'en crut rien et ne s'ébranla de son repas qu'au troisième avis du même Biron; on peut juger par là de l'heure qu'il pouvait être. Cependant Albéroni veut qu'il ne fût que dix heures du matin. Mais que fit donc son héros jusqu'à quatre heures après midi que sur l'attaque de Grimaldi il commença à donner des ordres? Voilà six heures d'une singulière patience depuis des nouvelles si intéressantes des ennemis, et un prodigieux temps perdu que l'apologiste ne remplit de rien ! Mais il fallait gagner quatre heures après midi, parce qu'en effet M. de Vendôme n'arriva guère plus tôt au lieu où on combattait. Est-ce en y allant avec la tête des colonnes qu'il passa si aisément ce ravin? Qu'est-ce que toute cette fable, sinon pour tomber sur Mgr le duc de Bourgogne et pour montrer toujours Vendôme ardent à combattre et le jeune prince toujours obstacle à l'empêcher? Il n'y a qu'à se souvenir de ce qui vient d'être expliqué et démontré tout à l'heure de ce qui se passa sur le troisième avis de Biron pour se convaincre que ce dernier récit d'Albéroni est une imposture controuvée de point en point. À l'égard du ravin, c'est Biron qui l'avait reconnu, c'est les ennemis qui ne le passèrent qu'à force de fascines, ce sont des faits, mais qui n'ont aucun trait à Mgr le duc de Bourgogne, qui n'imagina pas de défendre ni d'ordonner quoi que ce soit qu'avec et de l'avis de M. de Vendôme. Mais qui peut ignorer qu'un ravin, le plus creux et le plus difficile, ne soit souvent à mille pas plus haut qu'un fossé ou un enfoncement médiocre, et plus loin encore un rien qui se passe en escadron? Pour Grimaldi, il ne reçut d'ordre que des ennemis qui l'attaquèrent. C'est ce qui commença le combat. Pourvu que Mgr le duc de Bourgogne soit en faute, tout est bon à Albéroni. « On ordonna, dit-il, à Grimaldi d'attaquer à l'insu de M. de Vendôme, c'est-à-dire Mgr le duc de Bourgogne, et, tout de suite, c'est ce prince qui, malgré l'ordre envoyé par Vendôme à la gauche d'attaquer, défend de l'exécuter. » On ne peut être moins d'accord avec soi-même, ni moins conséquent dans l'appréhension de combattre qu'Albéroni prête si audacieusement à ce jeune prince, ni se souvenir moins de n'être venu à l'armée qu'à condition d'obéir à Vendôme, comme ce duc osa le lui dire en face et tout haut devant tout le inonde, que ces contradictions si continuelles et si hautement exécutées. C'est aussi faire trop peu de cas des hommes de leur mentir si complètement et si grossièrement.

De ce joli petit conte, si bien inventé, Albéroni saute entièrement le combat et vient tout d'un coup à la retraite. Il en a bien ses raisons: disons-en un mot.

Aux fautes si funestes que la paresse, l'orgueil et l'opiniâtreté avaient fait faire à M. de Vendôme, la rage de s'être si lourdement trompé, et à la face de toute l'armée et de tant de gens qui avaient osé l'avertir, mit le comble aux fautes précédentes, si des intentions plus criminelles n'y eurent point de part. Au moins ce qui se passa dans la suite de cette campagne en put autoriser les soupçons. Sans s'y arrêter, on ne peut guère au moins disconvenir que la tête lui tourna, et qu'il ne montra rien de capitaine en toute cette journée. Dans la pensée où il était de l'éloignement des ennemis, rien ne le pressait d'envoyer si fort à l'avance Biron et Grimaldi qui ne s'étaient pas portés là sans son ordre, et il parut bien qu'il croyait les ennemis encore bien éloignés, puisque le campement arriva avec Puységur aussitôt que Biron, suite de son opiniâtre prévention. Si, au contraire, il avait cru les ennemis si à portée, c'était une folie de leur exposer un aussi petit nombre de troupes, qui de si longtemps ne pouvaient être soutenues. L'engagement pris, c'est où la tête lui tourna comme au maréchal de Villeroy à Ramillies, avec cette différence que le maréchal choisit pernicieusement son terrain et que Vendôme ne fut pas le maître du sien; que le maréchal, après cette première faute qui rendit toute sa gauche inutile, fit avec le reste tout ce qu'il était possible à un meilleur général que lui; que sa retraite se fit avec le plus grand ordre, sans honte, sans dommage, et que la tête ne lui tourna qu'après, par ne se croire en sûreté nulle part, et abandonner des places à l'abri desquelles il eût pu réparer sa faute et son malheur, et qu'il céda aux ennemis un pays immense qu'ils n'auraient pu espérer qu'après bien d'autres succès et de dangereux sièges.

Ici M. de Vendôme, ivre de dépit et de colère, voit sa poignée de troupes avancées exposée seule à toute l'armée des ennemis; et, sans songer à ce qu'il veut entreprendre, enlève ce qu'il trouve sous sa main, autre poignée de monde en comparaison de l'armée opposée; va à perte d'haleine, les fait donner d'arrivée, de cul et de tête, sans ordre et sans règle; redouble de la même sorte de tout ce qui suit à mesure que chaque troupe arrive; les fait battre toutes en détail et en confusion, n'a pas le tiers de son armée, puisque, de l'aveu de tous et du sien même, la moitié n'en était pas arrivée à la nuit au lieu du combat, et qu'une partie de l'autre arrivait encore à toute course, chacun à part comme il se trouvait et pouvait, accourant au feu et donnant tout de suite là où il le rencontrait. De là le pêle-mêle que j'ai décrit, l'impossibilité de se remuer, de se reconnaître, de boucher les intervalles trop étendus, de discerner les endroits propres, d'avoir ni temps ni moyen de se remuer, de se démêler, de faire aucun mouvement utile, en un mot un combat qui ne put être qu'un désordre, où il n'y eut que les fuyards qui pussent gagner. Nul ordre cependant de M. de Vendôme, nulle ressource de sa part que sa valeur, mais sans vue, sans dessein, sinon de vaincre, mais vaincre le triple de soi à force de bras sans aucun moyen de guerre, et dans ce chaos sans pouvoir en exécuter aucun. M. de Vendôme commandait seul, toutes ses fautes ne se pouvaient mettre sur le compte de personne; voilà pourquoi Albéroni saute le combat à joints pieds. Suivons-le pendant la retraite.

« Pour ce qui regarde la retraite, dit-il, M. de Vendôme opina de ne la point faire de nuit; mais comme de ce sentiment il n'y avait que lui et le comte d'Évreux, il fallut céder. »

Voilà la première et seule vérité qui se trouve dans toute cette lettre, mais frauduleusement estropiée. Non seulement Vendôme opina à ne se point retirer de nuit, mais à ne se point retirer du tout, avec ses sproposito ordinaires, à disputer qu'il n'y avait rien de perdu, qu'il se fallait tenir comme on pourrait chacun où il se trouvait, et recommencer le combat dès qu'il serait jour. Au chaos qui était dans les troupes, qui ne pouvait au moins diminuer pendant la nuit, sous le feu des ennemis au triple d'elles, mêlées avec eux en des endroits, enveloppées en d'autres, à portée de l'être encore plus par la supériorité du nombre et l'audace du succès, sans qu'on pût y donner aucun ordre, ni peut-être s'en apercevoir, comme avant la nuit il serait arrivé à la maison du roi sans l'avis de l'officier ennemi pris par les chevau-légers, à qui il porta un ordre les prenant pour des siens, on laisse à penser ce que seraient devenues nos troupes pendant la nuit, et de quel avantage on se pouvait flatter d'un combat si étrangement inégal à recommencer avec le jour. La moitié de l'armée n'étant pas là, de l'aveu de M. de Vendôme, contre toute celle des ennemis. Cette moitié, battue partout, et partout en détail; combien de tués, de prisonniers, de fuyards qui diminuaient encore ce petit nombre; peu de tués et de blessés, point de fuyards parmi les victorieux, comme il arrive toujours. L'autre moitié de l'armée serait arrivée, mais l'aurait-on su placer à propos de nuit? Elle n'aurait donc approché que de jour, et cependant le combat recommençait avec tous les désavantages que je viens de remarquer. Malgré ce renfort, qui aurait démêlé la confusion de ce renouvellement de combat, puisque la journée qui finissait n'avait cessé de l'accroître? C'était donc achever de perdre cette première partie de l'armée, sans nulle espérance raisonnable d'en tirer aucun succès, et s'exposer ensuite avec l'autre moitié à la totalité de l'armée victorieuse.

Voilà ce qui empêcha personne d'être de l'avis de M. de Vendôme, outre qu'il n'y eut aucun de ce qui l'entendit qui ne fût indigné de l'opiniâtreté avec laquelle il soutint qu'il n'était point battu, excepté le peu de ceux qui, comme le comte d'Évreux, lui étaient vendus sans réserve. M. de Vendôme parlait tellement contre sa pensée qu'il céda contre son orgueil et sa coutume. Il voulait ou ce qu'il n'est pas permis de penser, ou par une fanfaronnade si déplacée montrer qu'il n'était point abattu, et faire accroire qu'il avait des ressources dans sa capacité, quoique si éclipsée avant et pendant toute l'action. Il devait bien sentir que qui que ce soit ne se laisserait persuader qu'il n'y avait rien de perdu, qu'il fût raisonnable ni même possible de demeurer toute la nuit comme on était, et de se commettre de nouveau, dès qu'il serait jour, à recommencer un combat aussi désavantageux. Il ne chercha donc qu'à imposer sur son courage de coeur et d'esprit, et à se préparer pour la suite de quoi donner du spécieux aux ignorants et aux sots, et à sa cabale de quoi dire, et rejeter toute la honte sur Mgr le duc de Bourgogne, par l'énorme propos qu'il osa lui tenir, et qu'Albéroni remet adroitement sous les yeux par ces paroles: « A peine, continue sa lettre, eut-il (Vendôme) dit à M. le duc de Bourgogne, que l'armée n'avait qu'à se retirer, que, tout le monde à cheval, avec une précipitation étonnante, chacun gagne Gand, jusqu'à conseiller aux princes de prendre des chevaux de poste à Gand, pour gagner Ypres. »

Ce verbiage est bien artificieux, mais Albéroni s'y trahit lui-même du premier mot. « A peine eut-il dit, etc. » Cela montre bien que celui à qui il le dit n'était le maître de rien, puisqu'il fallut attendre cette parole de M. de Vendôme pour que la retraite se fit. Par conséquent, c'était à lui à la régler, à l'ordonner, à prescrire aux officiers généraux qui étaient là, les dispositions de cette retraite, et en envoyer les ordres à ceux qui n'y étaient pas. Attendait-il cela de la capacité d'un prince de l'âge de Mgr le duc de Bourgogne, ou de son autorité qu'il lui avait si nettement et si fraîchement déclarée être nulle en sa présence? L'attendait-il du maréchal de Matignon qui, à l'opprobre de son office, lui était subordonné en tout? L'attendait-il des officiers généraux qui se trouvèrent là? En un mot, on voit un homme qui ne sait plus depuis longtemps où il en est, qui ne conserve de sens que pour jeter de la poudre aux yeux et rejeter ses fautes et sa honte sur Mgr le duc de Bourgogne; qui dit que l'armée se peut retirer et qu'il faut aller à Gand; qui n'ajoute pas un mot de plus, et qui en laisse l'ordre et la manière à l'abandon et au hasard. Après cela, Albéroni a bonne grâce de dire que chacun s'en alla avec précipitation! Que peuvent devenir des gens qui n'ont point d'ordre, qui n'osent en demander à un général qu'ils voient avoir perdu la tramontane et ne savoir ce qu'il dit, être furieux jusqu'à insulter l'héritier nécessaire de la couronne ? Il est aisé de comprendre que personne ne se hasarda à aucune question, que chacun se hâta de s'éloigner d'un homme aussi dangereux, mais aussi roide à la repartie, et que dans ce chaos nocturne, où personne ne reconnaissait ni sa division, ni même sa troupe, chacun devint ce qu'il put, regardant seulement Gand comme le lieu où se rassembler.

La proposition faite aux princes de gagner Ypres, de Gand, en poste et celle de les mettre dans leurs chaises de poste avec une escorte, pour gagner Gand, contre laquelle M. de Vendôme cria et qu'il empêcha, sont des choses qui, n'ayant pas été goûtées d'eux ni exécutées, ne peuvent aussi leur être imputées. La première était tout à fait ridicule, mais elle n'était que cela, puisque, l'armée se retirant sur Gand, la crainte du danger ne pouvait causer ce conseil. Celle des chaises de poste vint d'un homme dont on n'accusera pas la valeur, ni le courage d'esprit, ni l'ignorance en matière d'honneur. L'idée en vint à Puységur, qui fait aujourd'hui l'honneur des maréchaux de France, trop frappé en ce moment de la fatigue des princes qui, après avoir passé toute la journée à cheval, avaient encore toute la nuit et la matinée à y être. Voyant d'ailleurs la confusion inévitable avec laquelle cette retraite s'allait faire, qui ne s'exécuterait que par parties séparées les unes des autres, il n'imagina pas que les princes dussent suppléer à ce que M. de Vendôme abandonnait à l'aventure, ni entreprendre de mettre en ordre un si étrange chaos. Mais, sans pousser plus loin cette discussion, elle devient inutile dès qu'il demeure sans contestation certain que les princes n'adoptèrent ni n'exécutèrent ni l'une ni l'autre. Retournons à la lettre, M. de Vendôme, continue-t-elle, qui fut obligé de faire une grande partie du temps l'arrière-garde avec ses aides de camp, arriva sur les neuf heures du matin (à Gand), prit sur-le-champ sa résolution ferme de vouloir mettre l'armée derrière le canal qui est entre Gand et Bruges, malgré l'avis de tous les officiers généraux qui l'ont persécuté trois jours durant de l'abandonner, disant qu'il fallait tâcher de joindre l'armée de M. de Berwick. Une telle fermeté a sauvé l'armée du roi et le royaume, car l'épouvante qui était dans l'armée aurait causé une esclandre bien pire que celle de Ramillies, au lieu que M. de Vendôme se mettant derrière le canal, il a soutenu Gand et Bruges, qui est un point essentiel, et, a rassuré les esprits et redonné la confiance aux troupes, a donné lieu aux officiers de se reconnaître et de connaître leur terrain, et enfin a mis les ennemis dans l'inaction, et vous pouvez être sûr que, s'ils veulent faire un siège, il faut qu'ils fassent celui d'Ypres ou de Lille, de Mons ou de Tournai.

La transition est admirable. M. de Vendôme fut obligé de faire une grande partie du temps l'arrière-garde avec ses aides de camp. Mais qui fait donc une arrière-garde en se retirant de devant les ennemis, si ce n'est celui qui est chargé de l'armée? Mais où la fit-il M. de Vendôme? que rassembla-t-il pour la faire? où parut-il? quels ordres y donna-t-il? S'il n'eut que ses aides de camp avec lui, qu'étaient devenues les troupes? Et pourquoi Albéroni omet-il de marquer quelles furent celles que son héros honora de sa présence en cette occasion? Voilà peut-être la première retraite où il n'ait été mention nulle part du général, mais celle-ci tint du reste de la journée. Chacun fit la sienne à part comme il put et voulut, et il ne se peut une démonstration plus claire de cette vérité, outre le témoignage de toute l'armée, que l'oubli des cent escadrons à la tête desquels le chevalier du Rosel se trouva le lendemain en sa même place, sans avoir reçu ni ordre ni avis de qui que ce fût, abandonné de toute l'armée retirée pendant la nuit. Oublier cent escadrons, les laisser seuls à la merci de l'armée victorieuse, il est bien difficile de trouver une preuve plus évidente qu'un général a perdu absolument la tête, et qu'il n'est occupé que de la retraite de sa personne, qu'il fait seul avec ses aides de camp dans un oubli parfait de toutes ses troupes, et dans l'incurie entière de ce que son armée devient. C'est un fait qui ne se peut ni contester ni pallier, et qui prouve démonstrativement tout ce que je viens de dire; aussi n'a-t-il été ni contesté ni pallié. M. de Vendôme, avec son audace accoutumée, n'a pas fait le moindre semblant de le savoir, ses défenseurs l'ont passé sous silence et se sont flattés d'en étouffer la voix par le bruit et la hardiesse de leurs clameurs.

Albéroni a recours ici à la même ruse de la confusion des heures dont il s'était servi sur celle de l'arrivée des avis de Biron au duc de Vendôme. Il le fait arriver ici à Gand sur les neuf heures du matin. C'est toujours près de deux heures de plus données à son arrière-garde imaginaire. Mais il se donne bien garde de faire mention de ce qu'il devint à Gand, ni de ce qu'il y trouva, ni combien il y resta. Trente heures de lit sans s'informer ni des princes, ni de l'armée, ni de ce que chacun était devenu ni devenait, tout cela est de même parure que tout le reste, et que l'oubli total du chevalier du Rosel et de ses cent escadrons. Albéroni, qui le sent, coule rapidement et se jette à la résolution d'un poste admirable, malgré tous les officiers généraux. Mais la vérité est que ce poste était déjà pris avant que le duc de Vendôme y eût plus songé qu'à son armée, et qu'il ronflait tranquillement dans son lit à Gand avant d'y avoir pensé, tandis que les princes étaient venus dans ce même poste avec ce qui avait pu y arriver de troupes qui s'y rendirent successivement. Puységur, si longuement et si savamment maréchal des logis de l'armée de Flandre, et sur lequel M. de Luxembourg s'est toujours si utilement reposé de ses marches, de ses campements, de ses fourrages et de tous les terrains, était bien l'homme à donner ce conseil à Mgr le duc de Bourgogne, et Vendôme et les siens à se l'approprier après. Il est vrai qu'après que Vendôme fut arrivé à Lawendeghem, il y eut des raisonnements sur ce que dit Albéroni, et qu'il fut résolu de s'arrêter dans ce camp. Mais le choix et la fermeté à y rester sont des louanges gratuites, dont le bruit n'est bon qu'à couvrir tout ce qui vient d'être remarqué, et qui a été trop public pour oser être contesté.

Albéroni prétend que ce camp si savamment choisi a rendu la confiance aux troupes et réduit les ennemis à l'inaction. Il vit bientôt l'Artois sans contribution, M. de Berwick tout occupé à le protéger, de gros détachements de la grande armée y marcher encore, et néanmoins n'y pouvoir empêcher le désordre. Ce n'est pas là une inaction et dans un pays jusqu'alors si fort éloigné de ces ravages. À l'égard de la confiance, pas un officier supérieur n'en eut en M. de Vendôme. La licence, le peu de subordination, la tolérance de tout, la familiarité affectée avec le menu avaient gagné le soldat, le cavalier, le dragon, le menu officier, et la jeunesse débauchée, inappliquée, licencieuse. Tout cela adorait M. de Vendôme, tout cela faisait la multitude et le cri public, tout cela se répandait dans les garnisons, dans les provinces, dans Paris, où la cabale savait bien en tirer toutes sortes d'avantages. « Or vous voyez, continue la lettre, quelles places! et si jamais ils attaquent quelques-unes de ces places, M. de Vendôme prendra Audenarde, et se rendra maître de tout l'Escaut, et vous n'avez qu'à regarder la carte pour voir combien les ennemis seraient embarrassés. »

Cela s'appelle payer bien hardiment d'effronterie. L'impossibilité de la négative force Albéroni de laisser glisser un aveu tacite que le succès de ce combat met les ennemis en moyen de faire le siège de celle de ces quatre grandes places qu'ils voudront; et il tâche d'éblouir là-dessus, en promettant les prouesses de son héros sur Audenarde en ce cas, et sur l'Escaut. Il sent bien ce que c'est qu'Audenarde pour être le juste équivalent d'une de ces places si importantes, dont les unes ferment toute entrée dans le pays ennemi, et les autres l'ouvrent entièrement dans le nôtre; il renvoie donc à la carte par une habile réticence, comptant bien que le très grand nombre qui ne connaît rien par rapport aux mouvements des armées, l'en croira sur sa parole, en les étourdissant de ce grand mot de devenir maîtres de l'Escaut. La suite de cette campagne infortunée a montré les avantages que M. de Vendôme sut tirer de sa défaite et de vanteries prématurées de son valet. Je n'aurai que trop lieu de m'y étendre lorsqu'il en sera temps. Achevons la lettre. « Voilà, dit-elle, la pure vérité, la même que M. de Vendôme a mandée au roi, et que vous pouvez débiter sur mon compte. Je suis Romain, c'est-à-dire d'une race à dire la vérité. In civitate omnium gnara et nihil reticente, dit notre Tacite. »

Après avoir suivi mot à mot Albéroni, comme je viens de faire, et montré, avec une évidence à laquelle on ne se peut refuser, que sa lettre n'est qu'un tissu d'artifices et de mensonges, les uns adroits, les autres hardis, sans mélange d'aucune trace de vérité, il n'y a plus à répondre à cette forfanterie. Jusqu'à son origine qu'il ose débiter en preuve est fausse, outre qu'il y a bien loin de Rome du temps de Tacite et de son histoire à Rome d'aujourd'hui, et des personnages peints dans cette histoire à un homme de la lie du peuple, tel qu'Albéroni. Avec un peu de jugement, il eût évité de citer celui qui nous a montré Séjan dans tous ses vices, ses desseins pernicieux, sa superbe, l'abus si dangereux de sa faveur, et qui en opposite nous a laissé la vie d'Agricola, également bon citoyen, et véritablement grand dans la paix et dans la guerre. On n'a pas peine à voir auquel des deux M. de Vendôme ressemble le plus. Mais Albéroni Romain! Il était d'un petit village auprès de Bayonne, où ses parents, vinrent d'Italie s'habituer. Pourquoi une transplantation si éloignée? Elle sent bien le crime et la fuite de la punition, mais je l'ignore, parce qu'on ne s'est pas avisé encore de donner l'histoire des Albéroni. Son père y vivait de son métier de jardinier et vendait tous les jours des fruits, et plus encore des légumes, à Bayonne, où mille gens l'ont ouï dire à leur père, et où quelques-uns encore l'ont vu. Celui-ci s'en retourna dans son village originaire, près de Parme. J'ai raconté ailleurs comment il fut connu du duc de Parme, qui lui fit prendre le petit collet pour qu'il pût approcher de ses antichambres, à l'occasion de quoi il s'en servit auprès de M. de Vendôme, et par quelles bassesses et quelles infamies il le gagna, combien il fut le rebut des bas valets et de leur table, et les coups de bâton qu'il en reçut en pleine marche d'armée, sans que M. de Vendôme fût ému de ses plaintes et de ses pleurs. Le voici maintenant devenu son principal confident et son apologiste. Il continue: « Permettez-moi après cela que je vous dise avec tout le respect que je vous dois (c'était une lettre faite pour courir, et qui n'était écrite à personne), que votre nation est bien capable d'oublier toutes les merveilles que ce bon prince a faites dans mon pays, qui rendront son nom immortel et toujours révéré, injuriarumn et beneficiorum aeque immemores. Mais le bon prince est fort tranquille, sachant qu'il n'a rien à se reprocher, et que pendant qu'il a suivi son sentiment, il a toujours fort bien fait. »

Albéroni ne pouvait mieux terminer sa lettre. Il y dit enfin au moins une vérité: c'est que, de tout ce qui se disait, M. de Vendôme n'en était pas moins tranquille. Son audace le soutenait contre la clarté du jour; de plus il connaissait ses forces. Il les avait tant de fois si heureusement essayées qu'il ne craignit pas de les éprouver contre l'héritier nécessaire de la couronne. Il avait de forts croupiers, l'intérêt était grand et commun, les mesures bien prises; pour cette fois Albéroni a dit une vérité. Mais de nous parler de l'Italie et des merveilles de son héros, qu'en dirent le prince Eugène et Staremberg, qu'en dirent tous les officiers principaux, quand par son retour le bâillon leur tomba de la bouche? Il y laissa tout perdu, et il le sentit si bien que sa plus grande joie fut de quitter l'Italie. J'ai raconté tous ces faits en leur temps, et avec quelle précipitation il en partit sans avoir voulu donner quelques jours de plus à la nécessité la plus urgente, ni instruire et rendre raison de rien à M. le duc d'Orléans qui lui succédait, parce qu'il ne sut que lui dire.

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