CHAPITRE XXI.

1708

Menin et Ath manqués par les Albergotti oncle et neveu. — Vendôme, pour fermer les convois, assiège Leffinghem; où le chevalier de Croissy est près pour la troisième fois de la guerre. — État de Lille. — Capitulation de Lille. — Boufflers en rien subordonné à Vendôme. — Boufflers entre dans la citadelle de Lille. — Leffinghem pris l'épée à la main par les troupes de Vendôme. — Le duc de Beauvilliers m'arrête à la cour. — Calomnies grossières contre moi. — Mort de Tréville; abrégé de lui. — Mort et caractère de Lyonne. — Enfants de ministres emblent toutes les charges de la cour. — Jarzé remercié de l'ambassade de Suisse, le comte du Luc y est nommé. — Duc d'Enghien chevalier de l'ordre. — Mort en spectacle du maréchal de Noailles; son caractère et celui de sa femme. — Retour du duc de Noailles à la cour. — Mort de Saint-Mars, gouverneur de la Bastille; de Bernaville lui succède. — Mort et caractère de la maréchal de Villeroy. — Mort et caractère de la comtesse de Beuvron. — Mort et caractère du comte de Marsan.

Le dépit de ce triste succès fut extrême dans l'armée, et la douleur à la cour où on triomphait des assiégeants assiégés eux-mêmes, également hors d'état de continuer le siège par le manquement général de toutes choses, et de savoir par où se retirer à travers tous les différents postes de notre armée. La Mothe y fut un peu pillé, mais la même protection qui lui avait valu la commission dont il s'était si mal tiré sut bien le protéger encore assez pour le faire paraître au roi plus malheureux qu'ignorant. Albemarle menait le convoi. Vendôme s'en alla à Bruges prendre le commandement des troupes qu'avait La Mothe. On ne laissa pas d'être surpris et de raisonner sur la prière que le duc de Marlborough envoya faire presque aussitôt après à Mgr le duc de Bourgogne de lui vouloir accorder un passeport pour ses équipages, et qui lui fut envoyé, mais uniquement pour les siens. On jugea qu'il voulait mettre à couvert beaucoup d'argent qu'il avait tiré des sauvegardes; mais ne pouvait-on pas soupçonner, après l'arrivée du convoi, ou qu'il se moquait, ou qu'il avait envie de découvrir quelque chose par un envoi qui parut avec raison fort déplacé ?

M. de Vendôme, qui avait quarante-trois bataillons et soixante-trois escadrons, mit sa droite au Moordick et sa gauche au canal qui va de Bruges à Plassendal, pour empêcher les convois d'Ostende et de l'Écluse. Marlborough s'alla camper à Rousselaer, faisant mine de l'attaquer pour faire passer les convois, contre lesquels les inondations furent fort grossies. Les ennemis y jetèrent des barques pour y décharger leurs chariots, qui amenèrent au prince Eugène tout ce qu'elles purent.

Parmi tous ces mouvements si vifs on songeait toujours à des entreprises; on avait des intelligences dans Menin, on en crut la surprise facile, on la résolut. La commission était agréable, son succès promettait un avancement certain à celui qui en serait chargé. Albergotti était ami intime de M. de Vendôme pour lui avoir sacrifié dans les derniers temps M. de Luxembourg à qui il devait tout; il l'était de Mlle Choin, par conséquent fort bien avec Monseigneur et par là même considéré de Mgr le duc de Bourgogne. Il fit donner cette commission à son neveu, qui était brigadier et qui s'appelait Albergotti comme lui. Le luxe et la bonne chère avaient corrompu nos armées, surtout en Flandre; des haltes froides n'y étaient plus que pour des drilles [38] ; on y était servi avec la même délicatesse et le même appareil que dans les villes et aux meilleures tables. Les apprêts retardèrent, le détachement attendit longtemps; il arriva sur Menin quatre heures plus tard que l'heure concertée; les ennemis eurent le temps d'être avertis et de couvrir la place. Albergotti n'eut d'autre parti à prendre que de revenir. Un autre en aurait été perdu, mais avec de si bons appuis il n'y parut seulement pas.

À peu de temps de là, son oncle voulut réparer cette faute; il partit de l'armée avec un gros détachement pour aller surprendre Ath, où il avait une intelligence. Il fit comme son neveu, il arriva trop tard, et les gens qui y étaient déjà entrés furent obligés d'en sortir et de se sauver au plus vite. L'extrême sang-froid d'Albergotti n'en fut pas ému; il revint au camp et n'essuya aucuns reproches, ni de ceux qui là commandaient, ni de la cour. Le gros des troupes et de Paris le ménagea beaucoup moins. On volait ainsi le papillon de tous côtés. L'armée subsistait tranquillement près de Tournai, tandis que M. de Vendôme assiégeait Leffinghem, et promettait que, dès qu'il l'aurait pris, il ne pourrait plus rien passer au prince Eugène, qui recevait en attendant tous ses besoins par dés barques. Le chevalier de Croissy fut pris dans une sortie et mené à Leffinghem. Il avait déjà été pris deux autres fois de cette guerre. Les ennemis avaient trois mille hommes dans Leffinghem, à ce que M. de Vendôme mandait au roi; il se trouvera bientôt qu'il n'y en avait que la moitié; mais ces suppositions du double étaient marché donné pour Vendôme. Le roi et le public s'étaient accoutumés à lui en passer bien d'autres.

Avec toutes ses prouesses Lille succombait. Les ennemis y avaient fait le 20 et le 21 trois brèches nouvelles, saigné le fossé et achevé une galerie qui allait jusqu'au pied d'une des brèches. La place devenait insultable; la poudre et les munitions manquaient, les vivres diminués jusqu'à une extrême incommodité, et presque plus de viande. Tant d'insurmontables nécessités résolurent enfin le maréchal de Boufflers, de l'avis de toute sa brave garnison, de battre la chamade. Il ne lui fut rien refusé de tout ce qu'il demanda. Les principaux articles furent que les malades et blessés qui sont dans la ville pourront être transportés dans nos places; que les mille huit cents chevaux entrés avec le chevalier de Luxembourg seront conduits à Douai par le plus court chemin, les privilèges des habitants conservés, et quatre jours accordés à M. de Boufflers pour se retirer dans la citadelle avec tout ce qu'il y voudra faire entrer en tout genre. Cette capitulation fut signée le 23 octobre, après deux mois de tranchée ouverte, et avoir combattu sans cesse à disputer le terrain jusqu'à un pouce.

Ce qu'il y eut de singulier en cette capitulation fut la liberté de l'envoyer à Mgr le duc de Bourgogne pour être tenue, s'il l'approuvait, sinon demeurer nulle et comme non avenue. Je dis exprès Mgr le duc de Bourgogne. Boufflers avait expressément obtenu du roi, et en partant, qu'il ne prendrait et ne recevrait jamais l'ordre, ni aucuns ordres du duc de Vendôme, qu'il ne lui serait subordonné en aucun cas possible, et qu'il ne reconnaîtrait que Mgr le duc de Bourgogne. Coetquen fut chargé de la lui porter à son camp sous Tournai. Il le trouva jouant au volant, et sachant déjà la triste nouvelle. La vérité est que la partie n'en fut pas interrompue, et que, tandis qu'elle s'acheva, Coetquen alla voir qui il lui plut. Cette réception fut étrangement blâmée, et scandalisa fort l'armée avec raison, dont la cabale ennemie tira de nouvelles armes contre le prince. Coetquen retourna vers lui avec l'approbation de la capitulation, et chargé de louanges pour le maréchal et pour sa garnison, mais avec point ou fort peu d'argent. Boufflers envoya au roi Tournefort, entré avec le chevalier de Luxembourg, et lieutenant des gardes du corps, rendre compte de sa défense, qui reçut de la cour, de Paris, et de toute l'Europe, les plus grands applaudissements. Par sa lettre, il pressa fort le roi de faire payer l'argent qu'il avait été obligé d'emprunter des bourgeois pour les travaux et pour faire subsister la garnison. Il comptait d'avoir six mille hommes y compris quelques dragons dans la citadelle. Il offrit à tous les soldats qui y étaient destinés de donner congé à ceux qui n'y voudraient pas entrer. Pas un seul ne l'accepta. Comme il y entra le dernier pour achever de donner quelques ordres, pendant quelques heures, elles parurent si longues aux soldats que l'inquiétude leur en prit, et si fort qu'elle alla jusqu'au murmure. Dès qu'il parut leur joie éclata en louanges les plus flatteuses, et tous promirent de faire des merveilles sous un chef qui leur en montrait si bien l'exemple et qui prenait tant de soin d'eux. Ce fut donc le 26 octobre au soir qu'ils furent tous renfermés dans la citadelle, qui était un vendredi.

Le jeudi, veille de ce jour, M. de Vendôme fit attaquer Leffinghem l'épée à la main. Puyguyon avait là un camp qui l'assiégeait sous ses ordres depuis trop de temps pour un poste comme celui-là, que les ennemis avaient accommodé, et où ils avaient mis quinze cents hommes avec un colonel anglais. Ils venaient de débarquer quatorze bataillons sur les dunes près de Leffinghem pour le secourir. Forbin et le chevalier de Langeron les en empêchèrent avec les troupes qu'ils avaient à Nieuport, sur les vaisseaux et sur les galères, à qui ils firent mettre pied à terre. La présence de ce secours imminent et la prise de Lille excitèrent M. de Vendôme à emporter enfin ce poste. Il le fut en effet, et si aisément qu'il n'en coûta pas une douzaine de soldats. On leur en tua une centaine, et on eut tous les autres prisonniers, presque tous Anglais. Le pauvre comte de La Mothe, qui était venu se promener au camp de Puyguyon, se trouva à l'action. Vendôme, à son ordinaire, en fit un trophée. Il envoya le chevalier de Roye en porter la nouvelle au roi, qui, infatigablement le même pour Vendôme, le régala d'un brevet de mestre de camp au chevalier de Roye pour la bonne nouvelle.

J'avais compté d'aller à la Ferté assez tôt après le retour de Fontainebleau pour y profiter encore un peu de la belle saison. Plusieurs amis considérables me voulurent arrêter par rapport aux grandes attentes où on était sur la Flandre. J'étais pleinement convaincu qu'il ne s'y passerait rien et que Lille ne servit point secouru. D'ailleurs je commençais à me sentir à bout de l'audace et du triomphe de la cabale ennemie de Mgr le duc de Bourgogne, et je ne respirais que l'éloignement de la cour, lorsque le duc de Beauvilliers, épuisé de raisons pour me retenir, s'avisa de me demander si je ne voudrais pas au moins, pour l'amour de Mgr le duc de Bourgogne, faire l'effort de demeurer encore quelques jours à la cour. Il désarma ainsi mon impatience. Je lui promis de rester jusqu'à ce que lui-même me rendît la liberté, mais je le priai de ne pas excéder le peu de forces que je pouvais conserver parmi ces criminelles menées auxquelles on ne pouvait rien opposer. Il me le promit, et de plus, de mander à Mgr le duc de Bourgogne la violence que je me faisais en sa seule considération. Ce délai ne me réussit pas et ne servit de rien à ceux qui l'avaient désiré. J'étais odieux à toute cette cabale. Elle avait emmuselé les plus convaincus de ses crimes. J'ose dire à peine que j'étais peut-être le seul à qui il restât assez de courage pour le conseil et pour ne pas tenir la vérité captive; qu'ils ne laissaient pas de craindre le premier; que l'autre leur était d'autant plus odieux qu'ils avaient tout subjugué. Non contents des clameurs qu'ils firent retentir partout sur le pari dont j'ai parlé et dont ils firent un si pernicieux usage, ils eurent recours à un autre artifice, de la grossièreté duquel ils n'eurent pas honte, parce qu'ils l'avaient perdue sur tout il y avait longtemps. Ils se mirent donc à semer que je tombais sur Mgr le duc de Bourgogne plus rudement que personne. Le monde, témoin de ma vivacité pour lui, et contre eux, en rit. Je méprisai aussi une imposture si manifeste, mais à la fin elle réussit à mettre le comble à mon dépit, et à mon impatience d'aller respirer chez moi un air plus sain et plus tranquille, et M. de Beauvilliers me le permit. Reprenons durant cet intervalle diverses choses que la suite des événements de Flandre a fait laisser en arrière.

Tréville mourut à Paris dans le temps que les ennemis investirent Lille. J'ai assez fait connaître ce personnage peu guerrier, fort du grand et du meilleur monde, quelque temps courtisan, puis dévot et retiré, revenu peu à peu dans un monde choisi, toujours recherché, toujours galant, toujours brillant d'esprit et de goût, pour n'avoir plus à en rien dire. Ses vrais amis l'avaient fait rentrer un peu en lui-même. Depuis plusieurs années il vivait plus retiré et plus particulièrement occupé de son salut. Il était fort à son aise et point marié. Son père, comme je l'ai dit, était mort commandant une des deux compagnies des mousquetaires.

Lyonne, fils aîné de ce grand ministre des affaires étrangères, mourut bientôt après dans une obscurité aussi profonde que le lustre de son père avait été éclatant. C'est très ordinairement le sort des enfants des ministres. Mais de ce règne seulement, ils ont trouvé, avec tant d'autres moyens de s'élever, celui de faire à leur famille des charges de la maison du roi une planche après le naufrage. Ainsi la noblesse en demeure exclue et le demeurera apparemment toujours; tellement qu'excepté les grandes charges, toujours de ce règne, possédées par des ducs et des maréchaux de France, on voit aujourd'hui les Cent-Suisses et les deux charges de maître de la garde-robe, celles de grand maréchal des logis et de capitaine de la porte aux enfants des ministres morts ou congédiés. À l'égard de celles de premier écuyer et de premier maître d'hôtel, je ne pense pas qu'on les trouve plus hautement possédées, non plus que celle de grand maître des cérémonies encore du ministère. Reste celle de grand prévôt demeurée à un gentilhomme; car pour les bâtiments qui de mains viles avaient passé à un seigneur, ils sont bientôt retombés à peu près d'où ils avaient été tirés. Lyonne, qui en fut un des premiers exemples, eut la charge de maître de la garde-robe, de Montglat, père de Cheverny, que le mauvais état de ses affaires lui fit vendre. Une assiduité exacte d'une année entière, et de deux années l'une, fut plus forte que Lyonne. Il servit peu sa première année, encore moins sa seconde, après quoi il ne prit plus la peine de paraître à la cour. La Salle, qui était l'autre [maître de la garde-robe], servit continuellement pour tous deux, et c'est ce qui le rendit si agréable au roi. Lyonne passa sa vie à Paris avec des nouvellistes. Il avait son banc fixe aux Tuileries avec eux, dont pas un n'était connu de personne. Il avait été riche, s'était brouillé avec sa femme, Lyonne aussi et héritière, qu'il avait perdue, et ne vit jamais un homme qui eût un nom ni un état. Il ne laissa qu'un fils très bien fait, brave, bon officier, qui fit la folie d'épouser la servante d'un cabaret de Phalsbourg, qui s'est trouvée une femme de vertu et de mérite. Il n'en a point eu d'enfants. Il a voulu longtemps faire casser ce mariage, sans avoir pu y réussir, et n'a presque point vécu avec sa femme. Il était un des favoris de M. le Duc dans sa toute-puissance, pendant laquelle il mourut assez brusquement, et fort regretté. Sa femme a toujours vécu dans la piété et dans la retraite, où elle est encore aujourd'hui à Paris.

Jarzé, nommé avec la surprise de tout le monde, comme je l'ai dit, à l'ambassade de Suisse, s'en repentit. C'était un homme fort avare, quoique sans enfants. Il était allé chez lui en Anjou. Il y fit une grande chute qui l'incommoda d'autant plus qu'il n'avait qu'un bras. Il manda qu'il était hors d'état de faire son ambassade. Elle fut donnée au comte du Lue qui, comme Jarzé, avait perdu un bras, et tous deux à la bataille de Cassel.

Le roi donna, à un chapitre extraordinaire tenu pour le duc d'Enghien, permission de porter l'ordre au cardinal de La Trémoille, en attendant qu'il fût reçu. Il avait été nommé à la Pentecôte.

Bientôt après, le maréchal de Noailles donna à toute la cour le spectacle d'une mort qui put lui fournir de grandes réflexions. C'était un homme d'une grosseur prodigieuse et entassé, qui, précisément comme un cheval, mourut aussi de gras fondu. Aussi était-il grand mangeur, et faisait chez lui grande et délicate chère, mais pour sa famille et pour un très petit nombre d'autres gens. Né dans l'intérieur de la cour d'un père et d'une mère en charge, et qui tenaient intimement au cardinal Mazarin et à la reine mère, il en avait pris tout l'esprit et conformé en tout le sien, tout pesant, grossier et moins que médiocre qu'il était. Jamais homme plus renfermé, plus particulier, plus mystérieux, ni plus profondément occupé de la cour; point d'homme si bas pour tous les gens en place; point d'homme si haut, dès qu'il le pouvait, et avec cela fort brutal. On l'a vu sans cesse, et en public, duc et capitaine des gardes, porter comme un page la queue de Mme de Montespan, tandis que celle de la reine ne l'était, et ne l'est encore, que par l'exempt des gardes en service auprès d'elle; et ce même homme, commandant en Languedoc, avait ses gardes le long de son drap de pied à la messe, et ses aumôniers tournés vers son prie-Dieu, avec la même pompe et toutes les mêmes cérémonies de la messe du roi, et tout le reste de même. Le roi, qui était l'idole à qui il offrait tout son encens, étant devenu dévot, le jeta dans la dévotion la plus affichée. Il communiait tous les huit jours, et quelquefois plus souvent. Les grandes messes, vêpres, le salut, il n'y manquait que pour des temps de cour ou des moments de fortune. Avec tout cela, il était fort accusé de n'avoir pas renoncé à la grisette, et d'en faire des parties secrètes avec Rouillé du Coudray, son ami intime, et grand et très public débauché, à la fortune duquel il contribua fort, et son fils encore plus dans la régence de M. le duc d'Orléans.

Louville m'en a conté une aventure que je ne certifie pas, mais qu'il m'a assurée, et, quoique sujet quelquefois à se frapper et à s'engouer, il était homme fort vrai. L'histoire est telle: M. de Noailles était amoureux d'une fille de la musique du roi, fort jolie; et cet amour qui fit du bruit, j'en ai fort ouï parler dans le temps. Il était en quartier, et alors il logeait dans l'appartement de quartier sous le cabinet du roi. M. de Noailles et la fille convinrent de leurs faits; elle vint passer la nuit chez lui. Malheureusement le cardinal de Noailles arriva trop matin, et à son ordinaire alla descendre chez son frère. Les valets lui dirent qu'il n'était pas éveillé; cela ne l'arrêta point, il se fait ouvrir et entre. On peut juger de ce que put devenir le couple fortuné. La fille se fourre la tête dans le lit, et le chevet par-dessus. Le maréchal s'écrie dolemment qu'il a une migraine à mourir, qu'il ne peut ni parler, ni entendre parler, qu'il ne sait s'il pourra se lever pour aller chez le roi, et qu'il veut se reposer en attendant. Le bon cardinal prend cela pour argent comptant, plaint son frère, lui conseille de se donner la matinée, et sort pour le laisser en repos. Voilà les amants bien soulagés. La fille, qui étouffait de l'issue de l'aventure, et de ce qu'elle s'était mise sus, n'eut rien de plus pressé que de sortir de sa cache, de prendre ses cottes et de s'enfuir. Le maréchal voulait tuer le valet confident. Il continua de faire le malade, mais il fallut pourtant aller chez le roi, où il fit accroire à. son frère qu'il faisait un grand effort. On prit grand soin d'étouffer l'aventure; mais tout se sait à la fin. Il faisait sa cour jusqu'aux basses maîtresses de Monseigneur. Ce prince aima quelque peu de temps la Raisin, qui était fort belle et comédienne excellente. Elle se trouva un peu incommodée à Fontainebleau. M. de Noailles y envoyait sans cesse savoir de ses nouvelles, lui faisait toutes sortes de présents, et l'allait voir avec les plus grands respects du monde. Avec tout cela, ce n'était ni un méchant homme ni un malhonnête homme; et quoique très avare de crédit, il n'a pas laissé de faire des plaisirs et de rendre des services. Il plaisait au roi par son extrême servitude et par un esprit fort au-dessous du sien, à Mme de Maintenon aussi, au contraire de sa femme qu'ils n'aimaient point, et dont ils craignaient l'esprit, les menées, la hardiesse.

C'était elle qui gouvernait mari, enfants, famille, affaires; manège de cour, avec une gaieté, une liberté d'esprit, comme si elle n'eût jamais rien eu à faire, et qui, à force d'esprit et d'adresse, sans s'étonner ni se rebuter de rien, fit toujours du roi et de Mme de Maintenon tout ce qu'elle voulut, pareillement de Mme la duchesse de Bourgogne, et gouverna à son gré toutes les princesses, tous les ministres et tous les gens en place, et tout cela sans bassesses; une femme noble, magnifique, libérale, pleine d'entrailles pour ses enfants, pour sa famille, pour son nom, extrêmement capable d'amitié, qui eût toujours des amis en nombre, et qui en mérita encore davantage; une femme qui ne disait pas tout ce qu'elle pensait, mais jamais ce qu'elle ne pensait pas; naturellement bonne, douce, sans humeur, franche autant que la cour le peut permettre avec prudence, à qui aussi il ne fallait pas marcher sur le pied, qui disait alors à qui que ce pût être son fait, mais qui n'était point haineuse. Elle vit encore pleine de sens, d'esprit et de santé à quatre-vingt-sept ans, en patriarche de sa nombreuse famille, fort riche et fort donnante, dévote tant qu'elle peut, toujours allante, et faisant les délices de ses amis dont elle a encore beaucoup, et conserve ce badinage avec lequel elle a toujours réussi aux choses même les plus sérieuses.

M. de Noailles ne se consola point d'avoir donné sa charge à son fils. Ce vide lui fut insupportable, quoique toujours à la cour et dans la même considération. Dans les premiers temps les gardes continuèrent à prendre les armes pour lui dans leurs salles. Le roi le sut et le trouva mauvais, ils ne les prirent plus. Cela fut insupportable au maréchal à tel point qu'il cessa d'y passer, et qu'il fit toujours depuis le tour par les cours pour aller chez sa fille de Guiche, et partout où il avait affaire. Sa maladie fut très brusque et courte. Il mourut le 2 octobre, sur les cinq heures du soir, dans son fauteuil, au milieu de sa famille et de toute la cour qu'il avait tant aimée, en présence de Mme la duchesse de Bourgogne, à qui tous spectacles étaient bons, et des trois filles du roi qui accoururent et le virent passer. Le cardinal son frère eut la douleur que le Saint-Sacrement fut longtemps dans l'appartement du malade, qui mourut sans avoir pu le recevoir. Le deuil fut nombreux, l'affliction peu étendue; la maréchale de Noailles a eu le bon esprit de n'avoir presque pas remis le pied à la cour depuis, et encore des moments de devoir, et jamais depuis la mort du roi. Le duc de Noailles, qui commandait en Roussillon, où il n'y avait rien à faire, revint à la cour fort tôt après.

Saint-Mars, gouverneur de la Bastille, mourut en même temps fort vieux. Bernaville, lieutenant du roi sous lui, lui succéda dans cet emploi de première confiance.

La maréchale de Villeroy mourut le 20 octobre, à Paris, d'une maladie fort courte, et qui n'avait point paru dangereuse. Elle était soeur du duc de Brissac, mari de la mienne. Leur mère était soeur du duc de Retz, père de l'héritière qui épousa le duc de Lesdiguières, duquel l'autre maréchale de Villeroy était tante paternelle, en sorte que par la mort du duc de Lesdiguières, gendre de M. de Duras, les Villeroy ont eu les deux immenses successions de Lesdiguières et de Retz. La maréchale de Villeroy était sans cela fort riche par la prédilection entière de sa mère. Le maréchal de Villeroy et elle, dans les commencements, n'avaient pas toujours été fort contents l'un de l'autre. Le vieux maréchal, plus sage que son fils, et qui avait éprouvé le même sort avec sa femme, les empêcha de se brouiller. Il y eut toujours entre eux plus de considération réciproque que de tendresse. La maréchale était extrêmement petite, la gorge nulle, d'ailleurs d'une grossesse tellement démesurée, qu'à peine pouvait-elle se remuer. Ses bras étaient plus gros qu'une cuisse ordinaire, avec un petit poignet et une petite main mignonne au bout, la plus jolie du monde. Le visage exactement comme un gros perroquet, et deux gros yeux sortants qui ne voyaient goutte. Elle marchait aussi tout comme un perroquet. Avec une figure si peu imposante, jamais femme n'imposa tant. Avec une grande hauteur, elle avait une grande politesse, noble, discernée, qui est devenue si rare et qui touche si fort. Personne aussi n'avait plus d'esprit, ni plus de sens et de justesse, avec un tour unique et très salé et plaisant, quand elle voulait, mais toujours avec dignité. Elle était d'un excellent conseil, et la meilleure et la plus sûre amie du monde, et, avec toute sa gloire, d'un commerce le plus aisé et le plus délicieux. Tout le monde ne lui convenait pas, mais un choix délicat.

C'était la personne du monde qui se respectait le plus et qui se faisait le plus naturellement respecter par les autres. Le roi et Mme de Maintenon la craignaient, et jamais elle ne fit un pas pour s'en approcher, quoique passant sa vie à Versailles, où elle avait toujours chez elle une cour, indépendamment de son mari, et en ses absences. Elle souffrait du ridicule de ses grands airs. Souvent il ôtait en particulier sa perruque chez elle; elle ne disait mot, mais elle ne s'y accoutumait point. Elle eut le bon sens de n'être rien moins qu'éblouie de l'envoi de son mari en Italie; elle en craignit les revers et m'en parla franchement, quoiqu'elle me reprochât quelquefois, comme en badinant, que je n'aimais point le maréchal. À sa prison elle fut outrée de douleur. Je la vis dès les premiers jours, que sa porte était fermée, excepté à ses plus intimes amis. Son bon esprit ne put être consolé par toutes les marques de bonté que le roi prodigua au maréchal, et par tout ce qu'il lui manda à elle. À son retour elle fut vivement touchée de son inflexibilité à rejeter le salutaire conseil du chevalier de Lorraine, que j'ai expliqué en son temps. Mais elle fut abîmée de douleur à la bataille de Ramillies et de tout ce qui la suivit. Il y avait déjà longtemps qu'elle était fort dans la piété, qui augmenta toujours depuis. Elle tomba entre des mains qui en abusèrent. Le P. Poulinier, qui a été abbé de Sainte-Geneviève, était un saint, mais de ces saints grossiers et durs, et sans aucune connaissance du monde. C'était la femme du monde la plus sensible et d'une conversation qu'on ne pouvait quitter. Il la condamna au silence le plus exact sur le malheur de son mari, et sur Chamillart qu'elle accusait de les avoir fort aggravés, et elle y fut si fidèle que non seulement il ne lui en échappa jamais rien, mais si quelque ami particulier se licenciait un peu là-dessus devant elle, elle changeait aussitôt de discours, et s'il y revenait, elle le faisait agréablement taire; elle était occupée en des réparations continuelles.

Elle avait la folie des Cossé sur leur naissance, et l'avait fait souvent sentir à ses enfants, et quelquefois à son mari. Depuis elle me disait quelquefois en riant, mais tête à tête, que les Villeroy n'étaient pas si mauvais que je le pensais, et je riais aussi. L'époque de Ramillies fut celle de sa retraite qu'elle fit insensiblement, et bientôt après elle se retira entièrement de tout. Cette femme, accoutumée à la plus excellente compagnie, qui ne pouvait se remuer ni lire, se mit à passer sept ou huit mois à Villeroy toute seule, et à Paris à fermer sa porte à tout le monde. Ses meilleurs amis n'y étaient reçus que mandés, et peu souvent. Sa charmante conversation, à force de se retrancher tout, était devenue pesante; elle exigeait [ces retranchements] des autres avec tant de rigueur qu'on ne savait de quoi l'entretenir. Sa vue l'empêchait de travailler; le jeu, qu'elle avait fort aimé, elle se l'était retranché depuis longtemps sous ce prétexte de sa vue. Ainsi sa vie se passait dans son fauteuil en prière, et en lectures de piété que lui faisaient ses domestiques. Je lui disais souvent qu'elle se ferait mourir; elle glissait et badinait là-dessus, et avec son agrément ordinaire me jetait quelques mots fort à propos de morale et de pénitence. Je ne lui dis que trop vrai. Une vie si opposée à celle qu'elle avait toujours, menée et si contraire à la nature, à laquelle rien n'était accordé, la tua en deux ou trois ans. Son P. Poulinier, qui ne la voulut jamais croire mal, ne prit pas la peine de la voir en sa dernière maladie; elle reçut tous ses sacrements sans lui. Peu avant de mourir elle me demanda; elle oublia que j'étais à la Ferté; j'eus une douleur extrême de sa perte et de m'être trouvé absent. Sa mort fut celle des justes, et avec toute sa connaissance et les plus grands sentiments. Ses amis, en très grand nombre, en furent amèrement touchés; elle n'avait que soixante ans.

La comtesse de Beuvron ne tarda pas à la suivre. Son nom était Rochefort, d'une bonne noblesse de Guyenne, et on voyait bien encore qu'elle avait été belle, à soixante-dix ans qu'elle mourut. Elle avait été fille de la reine; on l'appelait Mlle de Théobon. Le comte de Beuvron l'épousa, celui dont j'ai parlé à l'occasion de la mort de la première femme de Monsieur, dont le chevalier, depuis comte de Beuvron, était capitaine des gardes. Elle était veuve depuis longtemps, et sans enfants, avec fort peu de bien. C'était une femme de beaucoup d'esprit et de monde, de fort bonne compagnie, pour qui Madame prit la plus grande et la plus constante amitié. Elle lui écrivait tous les jours sans y jamais manquer, lorsqu'elle n'était pas auprès d'elle. Les intrigues du Palais-Royal l'avaient éloignée plusieurs années de Madame, comme je l'ai raconté à l'occasion de ce qu'elle la prit auprès d'elle, avec la maréchale de Clérembault, à la mort de Monsieur qui lui avait défendu de les voir. La comtesse de. Beuvron était toujours demeurée dans la plus grande union avec la famille de son mari, et était comptée dans le monde. Elle était extrêmement de mes amies. Elle en avait, et en méritait, qui la regrettèrent fort. D'ailleurs c'était une femme qui avait bec et ongles, très éloignée d'aucune bassesse, assez informée, mais qui aimait fort le jeu.

Fort tôt après mourut le comte de Marsan, frère cadet de M. le Grand et du feu chevalier de Lorraine, qui n'avait ni leur dignité, ni leur maintien, ni rien de l'esprit du chevalier, qui, non plus que le grand écuyer, n'en faisait aucun cas. C'était un extrêmement petit homme, trapu, qui n'avait que de la valeur, du monde, beaucoup de politesse et du jargon de femmes, aux dépens desquelles il vécut tant qu'il put. Ce qu'il tira de la maréchale d'Aumont est incroyable. Elle voulut l'épouser et lui donner tout son bien en le dénaturant. Son fils la fit mettre dans un couvent, par ordre du roi, et bien garder. De rage, elle enterra beaucoup d'argent qu'elle avait en lieu où elle dit qu'on ne le trouverait pas, et, en effet, quelques recherches que le duc d'Aumont ait pu faire, il ne l'a jamais pu trouver. M. de Marsan était l'homme de la cour le plus bassement prostitué à la faveur et aux places, ministres, maîtresses, valets, et le plus lâchement avide à tirer de l'argent à toutes mains. Il avait eu tout le bien de la marquise d'Albret, héritière, qui le lui avait donné en l'épousant, et avec laquelle il avait fort mal vécu. Il en tira aussi beaucoup de Mme de Seignelay, soeur des Matignon, qu'il épousa ensuite; et quoique deux fois veuf, et de deux veuves, il conserva toujours une pension de dix mille francs sur Cahors, que l'évêque La Luzerne lui disputa, et que M. de Marsan gagna contre lui au grand conseil. Il tira infiniment des gens d'affaires, et tant qu'il put des contrôleurs généraux. Ce riche Thévenin, dont j'ai parlé à l'occasion du legs qu'il fit au chancelier de Pontchartrain, qu'il refusa, Marsan le servit dans sa maladie, qui fut longue, comme un de ses valets, et fut la dupe de cette infamie qui ne lui valut rien. [A l'égard de] Bourvalais, autre fameux financier, auprès duquel il fut plus heureux, il disait qu'il était le soutien de l'État, dont quelqu'un impatienté lui répondit qu'il l'était en effet, comme la corde l'est des pendus. Lui surtout et Matignon, son beau-frère, tirèrent des trésors des affaires qui se firent du temps de Chamillart, à tous les environs duquel il faisait une cour rampante. M. le Grand, qui en était blessé, l'appelait le chevalier de La Proustière, et disait qu'il avait pris le perruquier de l'abbé de La Proustière pour lui faire mieux sa cour. C'était un très bon homme, assez imbécile, cousin germain de Chamillart et de sa femme, qui gouvernait toute la dépense et le domestique de leur maison, honnête homme et désintéressé, mais fort incapable.

Jamais fadeur ne fut pareille à celle de M. de Marsan, avec toutes ses manières d'un vieux galant auprès des dames, et ses bassesses avec les gens qu'il ménageait. Il n'avait pas honte d'appeler Mme de La Feuillade ma grosse toute belle, qui était une très bonne femme, mais beaucoup plus maritorne que celle de don Quichotte. Elle-même en était embarrassée, et la compagnie en riait. Enfin un homme si bas et si avide, qui toute sa vie avait vécu des dépouilles de l'Église, des femmes, de la veuve et de l'orphelin, surtout du sang du peuple, mourut enragé de malefaim par une paralysie sur le gosier, qui, lui laissant la tête dans toute sa liberté et toutes les parties du corps parfaitement saines, l'empêcha d'avaler. Il fut plus de deux mois dans ce tourment, jusqu'à ce qu'enfin une seule goutte d'eau ne put plus passer sans que cela l'empêchât de parler. Il faisait manger devant lui ses gens, et sentait tout ce qu'on leur donnait avec une faim désespérée, et mourut en cet état, qui frappa tout le monde si fort instruit des, rapines dont il avait toute sa vie vécu. Il avait vingt mille livres de pension du roi, qui en donna douze mille aux deux fils qu'il laissa de sa seconde femme, huit mille à l'aîné, quatre mille au second. Il n'en avait point eu de la première. Il avait soixante-deux ans.

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Vieux mot qui d'abord signifiait haillons, et qui fut employé par extension pour désigner les misérables et surtout les mauvais soldats.