1708
Chamillart renvoyé en Flandre. — Récompenses de la défense de Lille. — Retour de Chamillart à la cour. — Tranchée ouverte devant la citadelle de Lille (29 octobre). — L'Artois désolé et délivré. — Chamillart juge des avis des généraux; sa partialité. — Audace de Vendôme. — Berwick retourne de sa personne sur le Rhin, où l'armée se sépare. — Incroyable hardiesse de Vendôme. — Marlborough passe l'Escaut sans opposition. — Mensonge prodigieux de Vendôme. — Fautes personnelles de Mgr le duc de Bourgogne, dont avantages pris contre lui avec éclat. — Belle mais difficile retraite de plusieurs détachements de l'armée, où Hautefort se distingue sans combat, et Nangis en combattant. — Étrange ignorance du roi, à qui le duc de La Trémoille apprend cette action à son dîner. — Sousternon perdu. — Saint-Guillain perdu et repris par Hautefort et Albergotti. — Position des armées. — État de la citadelle de Lille. — Boufflers reçoit un ordre de la main du roi de capituler. — Ordre au prince de revenir, et à Vendôme de séparer l'armée, et, malgré ses adroites instances, de revenir aussi.
Lille perdu, question fut d'un parti à prendre. Quoique M. de Vendôme eût assuré que la prise de Leffinghem empêcherait les convois des ennemis, on n'en crut pas moins la citadelle un peu plus tôt, un peu plus tard perdue, et le roi voulut d'autant plus tôt se fixer à quelque chose, que les ennemis faisaient divers mouvements, et n'avaient que vingt bataillons devant cette citadelle pour en faire le siège. Cette raison de décision, et celle d'éclaircir plusieurs choses qui s'étaient passées depuis que Chamillart était revenu de Flandre, firent prendre le parti subit de l'y renvoyer. Il partit donc le mardi 30 octobre, à quatre heures du matin, de Versailles, pour aller coucher à Cambrai; et Chamlay, si expert dans la connaissance des moindres lieux et des plus petits ruisseaux de la Flandre, partit à midi du même jour pour l'y suivre. Si la cour fut surprise de voir si près à près disparaître Chamillart, l'armée ne le fut pas moins de le voir arriver à Tournai. Il y porta les grâces répandues sur ceux qui venaient de sortir si glorieusement de Lille. Surville, sorti de la citadelle de Lille avec un coup de mousquet fort considérable, eut dix mille livres de pension. Lée, qui était aussi à Douai pour être trépané d'un autre coup de mousquet, eut l'expectative, les marques et la pension de grand-croix de Saint-Louis, en attendant la première vacante. Rannes, Ravignan, Coetquen, Permangle furent faits maréchaux de camp; Maillebois dès avant la fin du siège, Belle-Ile (tous deux maintenant maréchaux de France, et le premier duc héréditaire; après bien de diverses et d'étranges fortunes), Martinville, Tourrotte et Sourzy furent faits brigadiers, et quelques autres.
La tranchée fut ouverte devant la citadelle de Lille la nuit du 29 au 30 octobre. Ils attaquèrent l'avant-chemin couvert le 7 novembre, dont ils furent repoussés avec assez de perte, et le 10 Chamillart arriva, et rendit compte le soir même de son voyage au roi chez Mme de Maintenon; ainsi son voyage fut de douze jours, dont il en passa huit à l'armée, pendant lesquels son fils travailla avec le roi, comme il avait fait pendant son précédent voyage de Flandre. En attendant, les ennemis désolaient l'Artois, et le prince d'Auvergne fortifiait la Bassée. Cheladet y marcha avec trente escadrons, et à la fin leur fit quitter prise et abandonner la Bassée, mais il en coûta bon au pays.
Le désir de la cour, dont Chamillart fut porteur, était la garde de l'Escaut. M. de Vendôme l'en avait infatuée, séduit par l'avantage de couper la retraite aux ennemis, et comptant pour rien la plus que très difficile garde de quarante lieues du cours de cette rivière. Berwick, peu ployant sous le poids de Vendôme, et peu soucieux du mépris qu'il faisait de son sentiment, ne crut pas le devoir taire dans une occasion si importante, où il ne voyait que de pitoyables raisonnements. L'altercation recommença donc entre eux plus vive que jamais, et Mgr le duc de Bourgogne, autant qu'il l'osait, était pour Berwick. Toutes ces disputes s'écrivaient au roi, qui lui firent prendre le parti d'envoyer Chamillart, devant lequel les généraux plaidèrent chacun leur avis. Il tâcha vainement de les raccommoder; il écouta tout, il discuta toutes les raisons de part et d'autre à diverses reprises. C'était à cet homme de robe, de plume et de finance, à décider des mouvements de guerre les plus savants et les plus importants, et à en décider seul; c'était pour cela qu'il était envoyé, quoiqu'il n'eût jamais vu de guerre que dans son cabinet et dans ses deux voyages de Flandre, si près à près et si courts. Il prit un parti mitoyen, dans la confiance de l'exécution duquel il repartit pour se rendre auprès du roi. Mais à peine était-il à trente lieues de la frontière que Vendôme reprit son premier dessein de la garde de l'Escaut, sans en pouvoir être détourné par personne. Chamillart, plus enivré que jamais de Vendôme en ce voyage, y avait peu ménagé Mgr le duc de Bourgogne, et le ménagea encore moins dans le compte qu'il rendit au roi en arrivant. Ce compte fut rendu chez Mme de Maintenon, en sa présence. Elle entendit tout sans oser souffler, elle rendit tout à Mme la duchesse de Bourgogne. On peut juger ce qu'il en résulta entre elles deux, et quelle fut la colère de la princesse, avec le mécontentement qu'elle avait déjà précédemment conçu contre le ministre, et l'indignation de Mme de Maintenon, auprès de laquelle il était déjà de longue main si mal.
Le premier effet du retour de Chamillart fut un ordre envoyé dès le lendemain à Berwick de s'en aller prendre le commandement des troupes demeurées sur le Rhin, où néanmoins la campagne était depuis longtemps finie, et où on n'attendait plus que l'arrivée des quartiers d'hiver pour se séparer. Berwick sentit tout le coup que Vendôme lui faisait porter, l'inutilité de ce voyage, et le dégoût de le faire sans le voile d'aucun prétexte, et n'y menant aucunes troupes, sans même avoir la permission de passer à la cour, tant ils eurent peur qu'il n'y parlât au roi et au monde. Il ne dit mot, et obéit. Pour achever cela de suite, il ne fut pas quinze jours sur le Rhin qu'il y reçut les ordres pour les quartiers d'hiver, à quoi du Bourg aurait été tout aussi bon que lui. Mais il pesait trop à Vendôme par la force et la justesse de ses raisonnements, et il avait fallu l'en soulager.
Dès qu'il fut parti, Vendôme écrivit au roi que maintenant il était au large, et il ajouta en propres termes que désormais il était si sûr d'empêcher les ennemis de passer l'Escaut qu'il lui en répondait sur sa tête. Avec un tel garant, et si fort à la cour, le moyen de n'y pas compter? Aussi y triompha-t-on d'avance; et sans se souvenir de toutes les déplorables fadeurs qui avaient eu tant de cours sur l'impossibilité aux ennemis de prendre Lille et de se retirer de devant, sinon avec un passeport pour n'y pas périr de faim, les mêmes flatteries recommencèrent sur la malheureuse destinée de ces conquérants qui s'allaient trouver enfermés sans aucune ressource. On ne fut pas longtemps amusé de ce roman. Le duc de Marlborough vint à Harlebeck et à Vive-Saint-Éloy, le prince Eugène à Roosebeck, qui montrèrent ainsi qu'ils en voulaient à l'Escaut. Nous avions des retranchements sur Audenarde, gardés par Hautefort, et l'armée voulut s'en approcher; mais dans ce mouvement, Marlborough passa l'Escaut sur quatre ponts, à Gavre et à Berkem, la nuit du 26 au 27, sans opposition quelconque, et sans trouver aucunes de nos troupes. Le roi l'apprit par un courrier de M. de Vendôme, qui ajoutait dans sa lettre au roi, en termes formels, qu'il le suppliait de se souvenir qu'il lui avait toujours mandé la garde de l'Escaut impossible.
Il fallait que ce grand général n'eût aucune sorte de mémoire, ou qu'il comptât le roi, la cour, son armée et tout le public pour bien peu de chose. En moins de quinze jours, répondre au roi, sur sa tête, qu'il empêchera aux ennemis de passer l'Escaut, et, dès qu'ils l'ont passé, écrire au roi qu'il le supplie de se souvenir qu'il lui a toujours mandé qu'il était impossible d'empêcher les ennemis de le passer, et cela sans qu'il fût rien arrivé entre-deux qui eût fait changer ni la face des choses ni à lui de langage, ce sont de ces vérités qui ne sont pas vraisemblables, mais vérités toutefois qui ont eu le roi, la cour, l'armée pour témoins, et dont M. de Vendôme, ni cette formidable cabale qui l'appuyait avec un si incroyable succès, n'ont pas seulement tenu compte de se disculper, mais bien d'en étouffer le bruit à force d'en renouveler d'anciens et de nouveaux propos contre Mgr le duc de Bourgogne. Ce nouveau vacarme ne put empêcher un contradictoire si prompt, si net, si précis, si important, de la même bouche, et de cette bouche prise sans cesse pour le seul oracle de la guerre, malgré les succès. Les réflexions seraient trop au-dessous du fait pour s'y arrêter ici. Voyons le court détail de cette affaire, dont la cabale se battit, comme on dit, avec les pierres du clocher. Elle n'empêcha pas de trouver et de dire que ce trait ne pouvait être méconnu pour être du même homme qui en avait fait un tout pareil à M. le duc d'Orléans sur le passage du Pô.
L'armée était au Saussoy, près de Tournai, dans une tranquillité profonde, dont l'opium avait gagné jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne, lorsqu'il vint plusieurs avis de la marche des ennemis. M. de Vendôme s'avança là-dessus de ce côté-là avec quelques détachements. Le soir, il manda à Mgr le duc de Bourgogne que, sur les confirmations qu'il recevait de toutes parts des mêmes nouvelles, il croyait qu'il devait marcher avec toute l'armée le lendemain pour le suivre. Mgr le duc de Bourgogne se déshabillait pour se coucher lorsqu'il reçut cette lettre, sur laquelle ce qui se trouva auprès de lui alors raisonna différemment: les uns furent d'avis de marcher à l'heure même, les autres qu'il ne se couchât point, pour être prêt de plus grand matin; enfin, le troisième sentiment fut qu'il se couchât pour prendre quelque repos, et de marcher le matin, comme M. de Vendôme le lui conseillait. Après avoir un peu balancé, le jeune prince prit ce dernier parti. Il se coucha, il se leva le lendemain au jour, il déjeuna longtemps. Comme il allait sortir de table, il apprit que l'armée entière des ennemis avait passé l'Escaut. À chose faite il n'y a plus de remède. Il en fut outré de déplaisir. La vérité est que quand il aurait suivi le premier et le seul bon des trois avis, avant qu'on eût détendu, chargé, pris les armes, monté à cheval, la nuit aurait été bien avancée, et qu'au chemin qu'il fallait faire, on aurait trouvé les ennemis passés il y aurait eu plus de six ou sept heures. Mais il est des messéances qu'il faut éviter, et c'est le malheur de n'avoir personne auprès de soi qui le sente, ou qui en avertisse, quand soi-même on n'y pense pas. Le premier parti aurait été inutile à empêcher le passage, mais très utile au jeune prince à marquer de la volonté et de l'ardeur.
À cette faute il en ajouta une autre, qui, sans pouvoir avoir aucun air d'influer à la tranquillité de ce passage si important, en montra une que toutefois Mgr le duc de Bourgogne n'avait pas, et dont il crut très mal à propos pouvoir se dissiper innocemment. Il avait mangé, il était fort matin, il n'y avait plus à marcher. Pour prendre un nouveau parti sur un passage fait auquel on ne s'attendait pas, au moins si brusquement, il fallait attendre ce qu'il plairait à M. de Vendôme. On était tout auprès de Tournai; Mgr le duc de Bourgogne y alla jouer à la paume. Cette partie subite scandalisa étrangement l'armée et renouvela tous les mauvais discours. La cabale, qui ne put accuser la lenteur du prince, par la raison que je viens d'expliquer, et parce que M. de Vendôme ne lui avait pas mandé de marcher à l'heure même, mais le lendemain matin, la cabale, dis-je, se jeta sur la longueur du déjeuner en des circonstances pareilles, et sur une partie de paume faite si peu à propos; et là-dessus toutes les chamarrures les plus indécentes et les plus audacieuses à l'armée, à la cour, à Paris, pour noyer la réelle importance du fait de M. de Vendôme par ce vacarme excité sur l'indécence de ceux de Mgr le duc de Bourgogne en ces mêmes moments.
Hautefort, se voyant pris par ce passage des ennemis par sa droite et par sa gauche, se retira sans avoir pu être entamé. Sousternon, lieutenant général, voisin du lieu de passage, et averti de quelques mouvements, manda à Nangis, maréchal de camp, de marcher à lui avec le détachement qu'il avait, qui était de neuf bataillons et de quelque cavalerie. Il obéit, et reçut en chemin avis d'un gros corps ennemi qui le séparait du quartier d'où il sortait, par conséquent du gros des autres quartiers. Les avis continuèrent; il arriva au quartier de Sousternon et n'y trouva personne. Il prit donc un grand tour pour retourner d'où il était venu dans l'obscurité de la nuit. Le jour venu, il continua sa marche sur les quartiers voisins, de proche en proche, pour essayer de joindre Hautefort. Il fut attaqué et fit une vigoureuse défense, toujours marchant et gagnant du terrain sur une chaussée entre des marais, et ramassant les traîneurs des autres quartiers qui filaient devant et après. Dépêtré enfin de cette rude escarmouche, il rencontra du canon abandonné, qu'il ne voulut pas laisser, et qu'il emmena. Ce retardement donna lieu à une autre attaque plus vive, et qui, plus ou moins vigoureusement poussée et repoussée, selon qu'il pouvait se retourner dans l'incommodité de ce long défilé, dura, avec une grande valeur et beaucoup de perte, jusqu'à ce qu'il eût joint la queue de quelques autres quartiers qui s'arrêtèrent pour l'attendre Sousternon était avec ceux-là. Ils furent encore suivis et toujours attaqués jusqu'à un ruisseau, au delà duquel Hautefort s'était posté pour les attendre, et protéger leur passage par le feu qu'il fit de derrière le ruisseau, qu'il avait bordé d'infanterie à droite et à gauche. Là finit ce combat désavantageux, qui fit perdre beaucoup de monde. Les quartiers épars, ainsi rassemblés là, s'y rafraîchirent un peu, et, à quelques jours de là, rejoignirent l'armée. Hautefort fut fort approuvé, même des ennemis, qui louèrent fort sa retraite. Sousternon, au contraire, perdit la tramontane et fut fort blâmé. Nangis, au contraire, aujourd'hui maréchal de France, s'en tira avec tête et valeur.
Le roi ignora cette action plusieurs jours, et l'aurait ignorée davantage sans le duc de La Trémoille, dont le fils unique y était et s'y était même distingué. Dépité de ce que le roi ne lui en disait pas un mot, il prit son temps qu'il servait le roi à son petit couvert de parler du passage de l'Escaut, où il dit que son fils avait beaucoup souffert avec son régiment. « Comment, souffert? dit le roi; il n'y a rien eu. — Une grosse action, » répondit le duc, et la raconta tout de suite. Le roi l'écouta avec grande attention, le questionna même, et avoua devant tout le monde qu'il n'en avait rien su. On peut juger de sa surprise et de celle qu'il causa. Il arriva qu'un moment après être sorti de table, Chamillart, sans être attendu, entra dans son cabinet. Le roi expédia ce qui l'amenait, qui était court, puis lui demanda ce que voulait dire l'action de l'Escaut, dont il ne lui avait point parlé. Le ministre, embarrassé, répondit que ce n'était rien du tout. Le roi continuant à le presser, à rapporter des détails, à citer le régiment du prince de Tarente, Chamillart avoua que l'aventure du passage était si désagréable en elle-même, et ce combat si désagréable aussi, celui-ci peu important, l'autre sans remède, que Mme de Maintenon, à qui il en avait rendu compte, n'avait pas jugé à propos qu'il en fût importuné, et qu'ils étaient convenus qu'il ne lui en serait point rendu compte. Sur cette singulière réponse, le roi s'arrêta tout court et n'en dit plus mot. Cependant on tomba rudement sur Sousternon. Il écrivit de longues justificatives. Le fait est qu'il pouvait être plus vigilant, et surtout plus entendu en sa retraite, et à donner mieux ordre à celle des autres quartiers. Mais, avec toute la vigilance possible, il n'eût pu empêcher le passage avec le peu de troupes qu'il avait, et en un endroit de l'Escaut où le mousquet portait bien plus loin que le travers de la rivière. Néanmoins il en fut la victime. Le maréchal de Villeroy alors était perdu; son oncle, le P. de La Chaise, était mourant. Ainsi privé de ces deux appuis, et ayant affaire à M. de Vendôme, par conséquent peu soutenu du comte de Toulouse, duquel il était capitaine des gardes, il perdit sa fortune, et n'a pas servi depuis.
Un peu avant cet événement, la garnison d'Ath nous avait surpris Saint-Guillain, d'où un bataillon était sorti pour escorter des chariots de fourrages pour notre armée. Cette perte fâchait d'autant plus que nous y avions de gros magasins. Albergotti alla tâcher de le reprendre, et Hautefort l'y alla renforcer au sortir de cette affaire que je viens de raconter. Ils le reprirent avec six cents hommes qui étoient dedans prisonniers de guerre, et tous nos magasins, qu'ils ne s'avisèrent pas de brûler. L'Escaut passé, le duc de Marlborough alla passer la Dendre et camper à Wetter, près de Gand, notre armée près de Douai, et le prince Eugène, qui n'avait fait que s'approcher tout près de l'Escaut pour en favoriser le passage, et qui ne le passa point, s'en retourna à son siège.
Les ennemis, établis du 9 sur l'avant-chemin couvert, commencèrent à faire jouer leur artillerie et à travailler à des sapes. Ils tentèrent aussi de se rendre maîtres du chemin couvert sans succès. Le maréchal de Boufflers fut encore légèrement blessé, le 21, d'un éclat de grenade qui lui fit une contusion à la tête, en visitant le chemin couvert, qui ne l'arrêta pas un moment sur rien. Mais tout lui manquait, et dans les premiers jours de décembre il ne lui restait que vingt milliers de poudre, et très peu d'autres munitions, encore moins de vivres. Ils avaient mangé huit cents chevaux, tant dans la ville que dans la citadelle; et Boufflers, qui ne se distinguait que par son activité et sa prévoyance, en fit toujours servir à sa table dès que les autres furent réduits à cette ressource, et en mangea lui-même. Il trouva toujours des inventions de donner de ses nouvelles et d'en recevoir. Le roi, voyant l'état des choses, lui envoya un ordre de sa main de se rendre, qu'il garda secret, sans vouloir y obéir encore de plusieurs jours, et il différa tant qu'il lui fut possible.
L'Escaut forcé, la citadelle de Lille sur le point d'être prise, notre armée, poussée à bout de fatigues et plus encore de nécessité, demeura peu ensemble, et fût bientôt séparée faute de pain, au scandale universel, tandis qu'il n'était pas douteux que les ennemis, campés près de Gand, n'en voulussent faire le siège. Les choses en cet état, les princes ne pouvaient plus demeurer en Flandre avec bienséance. Ils eurent donc ordre de revenir; ils insistèrent à demeurer à cause de Gand. Une autre raison arrêtait, encore Mgr le duc de Bourgogne. M. de Vendôme ne semblait pas avoir reçu les mêmes ordres, et faisait publiquement toutes ses dispositions particulières, comme un homme qui comptait de passer l'hiver sur la frontière, et d'y commander en attendant le retour du printemps et de l'ouverture de la campagne. Mais tandis qu'il en usait ainsi, il ne se vantait pas d'avoir reçu son congé, et qu'il attendait la réponse aux représentations qu'il avait faites sur la nécessité qu'il demeurât l'hiver. Il se sentait toucher au moment de rendre compte; il commençait à le craindre, et à redouter de près ce que de loin il avait si témérairement méprisé et si audacieusement insulté.
Ses représentations ne réussirent pas. Il s'inquiéta de voir Mgr le duc de Bourgogne différer son départ et observer le sien. Il redoubla donc ses instances jusqu'à s'abaisser à demander comme une grâce ce qu'il avait d'abord proposé et offert comme une chose nécessaire au service du roi. Pendant cette lutte, les princes reçurent des ordres réitérés et absolus. Ils partirent et se rendirent à la cour. J'y étais revenu une quinzaine auparavant; je m'y étais mis au fait de tout ce qui s'était passé pendant ma courte absence; et pendant tout ce que M. le duc d'Orléans m'avait pu donner de temps dans les trois jours d'intervalle entre son arrivée et celle des princes, je l'avais bien instruit de tout le principal et le plus pressé à savoir de ce que la contrainte des courriers et du chiffre m'avait empêché de lui pouvoir mander. La jalousie des princes du sang, et un bel air de débauche, l'avait rendu enclin à Vendôme par éloignement du prince de Conti. J'en craignis pour lui l'écueil sur Mgr le duc de Bourgogne. Je l'avais informé exactement et au long, quoiqu'en chiffre, des principaux événements de la campagne et de la cour. À son retour, je lui expliquai plus de détails, et je lui fis comprendre combien serait premièrement injuste, puis dangereux pour lui dans les suites, de prendre le change. Il ne fut pas longtemps sans s'applaudir d'avoir suivi mon conseil.