CHAPITRE V.

1709

Étrange histoire du duc de Mortemart avec moi. — Mort, maison, famille et caractère de Mme de Maubuisson. — Mort, emplois et caractère de d'Avaux. — Étrange et singulier motif de Louvois, qui causa la guerre de 1688. — Mort et caractère de Mme de Vivonne. — Mort et caractère de Boisseuil. — Retraite sainte de Janson.

Peu de jours avant la mort de Mme de Soubise, il m'arriva une de ces aventures auxquelles ma vie a été sujette, qui sont de ces bombes qui tombent sur la tête sans qu'on puisse les prévoir ni même les imaginer. Je finissais d'ordinaire mes journées par aller, entre onze heures et minuit, causer chez les filles de Chamillart, où j'apprenais souvent quelques choses, et à ces heures-là il n'y avait plus personne. Causant un soir avec elles trois sur leur mère, les ducs de Mortemart et de La Feuillade s'y trouvèrent, et Mme de Cani depuis le mariage de laquelle son frère était admis à toutes heures. C'était une manière de fou sauvage, extrêmement ivrogne, que son mariage rapprivoisait au monde sans que le monde se rapprivoisât à lui, et il n'avait ouï parler chez lui que de l'esprit des Mortemart. Voulant se mettre dans le monde, il crut qu'au nom qu'il portait il en fallait avoir comme eux. Ne s'en donne pas qui veut, ni tel qu'on le désire. Ses efforts n'aboutirent qu'à une maussade copie de Roquelaure, assez mauvais original lui-même. Je ne le connaissais comme point; je ne le rencontrais que chez MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, et encore fort rarement aux heures familières où j'y allais; il y était sérieux, silencieux, emprunté, et y demeurait le moins qu'il lui était possible. La solitude, la mauvaise compagnie, le vin surnageaient toujours au reste de sa conduite, et M. et Mme de Beauvilliers, quelquefois aussi M. et Mme de Chevreuse, malgré leurs extrêmes mesures pour tout ce qui regardait leur famille, m'en contaient leur peine et leur douleur.

Ce soir-là, n'y ayant qui que ce soit que cette compagnie et aucuns domestiques, la conversation se tourna sur le bruit répandu d'une promotion de l'ordre à la Chandeleur et qui ne se fit point. Ces messieurs là-dessus me firent quelques questions sur le rang que les princes étrangers y ont obtenu aux diverses promotions, excepté à la première, et sur ce que MM. de Rohan et de Bouillon ne sont point chevaliers de l'ordre. J'expliquai simplement et froidement les faits qui m'étaient demandés, sentant bien à qui j'avais affaire; et en effet M. de Mortemart se mit à faire des plaisanteries là-dessus fort déplacées. Il s'en engoua, croyant dire merveilles; elles me jetèrent dans un silence profond. La Feuillade et les dames, qui voulaient savoir, tachèrent inutilement de m'en tirer, et M. de Mortemart à pousser de plus belle. Quoique ses plaisanteries ne me regardassent point et ne tombassent que sur les rangs, auxquels pourtant il n'avait pas moins d'intérêt que moi et tous les autres, je sentis assez d'impatience pour faire une sage retraite. Je voulus m'en aller, on me retint malgré moi, et je ne voulus pas forcer les barricades de leurs bras. M. de Mortemart cependant disait toujours et ne tarissait pas. À la fin je lui dis je ne sais quoi de très mesuré, en deux mots, sur des plaisanteries si déplacées dans sa bouche, et pour cette fois je m'en allai. Je fus quelques jours sans y retourner. La famille s'en inquiéta. Ils craignirent avec amitié que je ne fusse fâché; ils en parlèrent à Mme de Saint-Simon. J'y retournai; ils m'en parlèrent aussi. Je glissai là-dessus, mais résolu à laisser désormais le champ libre au duc de Mortemart quand je l'y trouverais.

Cette année, il n'y eut point de bals à la cour, et de l'hiver il n'y eut, contre la coutume du roi, qu'un seul voyage de Marly. On y alla quatre jours après ce que je viens de rapporter. Depuis quatre ans Mme de Saint-Simon et moi n'en manquions aucun voyage. Nous fûmes éconduits de celui-ci. Le voyage fini et moi encore à Paris, la comtesse de Roucy, qui en avait été, vint à Paris où elle m'avertit que Mme de Lislebonne et Mme d'Espinoy avaient fait des plaintes amères à Mme d'Urfé et à Pontchartrain, comme à mes amis et pour me le dire, de ce que j'avais dit que je voudrais qu'elles fussent mortes et toute leur maison éteinte, bien aise au reste d'être défait de Mme de Soubise qui n'avait que trop vécu.

Si Mme de Roucy m'eût appris que j'étais accusé d'avoir tramé contre l'État, elle ne m'eût pas surpris davantage, ni mis dans une plus ardente colère. Bien que mon coeur ni mon esprit ne me reprochassent point des sentiments si misérables, je repassai tout ce qui pouvait m'être échappé depuis quelque temps, j'eus beau m'y épuiser, mes réflexions et mes recherches furent inutiles. Je m'en allai à Versailles débarquer chez Pontchartrain, qui me confirma ce que sa belle-soeur m'avait appris, et qui ajouta que Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy lui avaient dit qu'elles le tenaient du duc de Mortemart, qui le leur avait dit à Marly. Alors je contai à Pontchartrain la soirée dont je viens de parler, à quel point mon silence et ma retenue avaient été poussés; combien de si honteuses échappées et si éloignées de moi l'avaient été de mes propos tenus, avec combien de réserve je m'étais borné aux réponses les plus courtes et les plus simples; et je le priai et le chargeai de le dire de ma part aux deux soeurs. Au partir de là je m'en allai trouver Mme d'Urfé, qui m'ayant confirmé les mêmes choses et sur le duc de Mortemart, je la priai et chargeai de dire le soir même à ces mêmes cinq soeurs que je réputerais à injure extrême d'être accusé de penser si indignement; que j'avais cette confiance que personne ne me reconnaîtrait à de tels sentiments, de la lâcheté desquels j'étais trop incapable pour croire avoir besoin de m'en justifier; que néanmoins, outre les deux dames et le duc de La Feuillade, témoins uniques de ce qui s'était passé, qu'elles en pouvaient interroger, je m'offrais de donner en leur présence, et en celle de quiconque elles voudraient nommer le démenti au duc de Mortemart en face, et le démenti net et entier sur elles, sur leur maison; sur Mme de Soubise, et sur tout ce qui directement ou indirectement pouvait avoir trait, ou faire entendre rien de semblable. J'ajoutai, et toujours avec charge de le leur dire, que je ne désavouais pas l'impatience avec laquelle je supportais beaucoup de choses sur leur rang contre le nôtre, mais que dans mes désirs, ni si j'étais homme à faire des châteaux en Espagne, je ne serais pas content de revoir l'ordre et la règle rétablis sur les rangs, tels qu'ils le devaient être dans un royaume conduit par les lois de la sagesse et de la justice si elles et leur maison n'existaient plus.

Ma commission, et tout entière, fut faite le soir même. Mlle de Lislebonne y répondit à merveille et avec cet air de franchise qu'elle avait assez souvent; sa soeur aussi, mais avec moins d'esprit, en quoi elle était aussi fort inférieure à son aînée. Toutes deux chargèrent Mme d'Urfé de m'assurer qu'elles avaient été si étonnées qu'elles n'avaient point de peine à se persuader que je n'avais rien de semblable dans le coeur ni dans la bouche, ce qu'elles accompagnèrent de toutes sortes de marques d'estime, de discours obligeants et de compliments pour moi. Elles tinrent le même langage à Pontchartrain lorsqu'il leur parla.

Mme la duchesse de Ventadour, le prince de Rohan, son gendre, et M. de Strasbourg n'avaient appris cela que par Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy. Je ne leur fis rien dire, non plus qu'eux ne m'avaient point fait parler comme avaient fait les deux soeurs. Mme de Ventadour en fut apparemment piquée. Elle continua ses plaintes, et moi, content de ce que j'avais fait, je les laissai tomber.

Cette, noirceur ne prit pas, mais ne laissa pas de faire quelque bruit. J'étais outré contre le duc de Mortemart; et tout gendre qu'il fût de M. de Beauvilliers, qui était pour moi toutes choses et en tout genre, je crus pousser toute considération à bout de ne pas l'aller chercher, mais bien résolu à l'insulter la première fois que je le rencontrerais. Il était à Paris depuis Marly, et je l'attendais au retour avec impatience. Mme de Saint-Simon, à qui, ni à personne, je m'étais bien gardé d'en laisser rien entendre, ne laissait pas d'être inquiète. Elle la fut encore plus de ce qu'elle remarqua que, pressé par le duc de Charost, intimement de nos amis, je n'avais pas voulu lui conter cette histoire qui n'avait pas été tout entière jusqu'à lui. Elle se hâta de la lui conter en mon absence, et lui de l'aller dire à M. de Beauvilliers qui accourut aussitôt chez moi. Il n'est pas possible d'exprimer tout ce qu'il sentit, et dit en cette occasion, jusqu'à déclarer qu'entre son gendre et moi il abandonnerait son gendre. Il l'envoya chercher à Paris, qui ne trouvant ni M. ni Mme de Beauvilliers chez eux, monta chez M. de Chevreuse, où il crut les rencontrer. Il ne trouva que Mme de Chevreuse qui renvoya sa compagnie, et ne retint que Mme de Lévi sa fille, devant qui, sans rien apprendre au duc de Mortemart, elle lui demanda seulement ce qui s'était passé entre lui et moi chez Mme Chamillart. Il lui en fit le récit tel que je l'ai rapporté. Mme de Chevreuse le questionna fort, et, voyant qu'elle n'en tirait rien de plus, elle lui conta tout le fait. Le duc de Mortemart, à son tour, entra dans une grande surprise et parut fort en colère, nia nettement et absolument qu'il eût rien dit d'approchant de ce qu'il apprenait là qu'on lui imputait d'avoir dit, se récria sur la noirceur d'une chose qu'il faudrait qu'il eût inventée, puisqu'il ne m'avait jamais entendu rien dire qui en pût approcher. Il en dit autant après à M. de Beauvilliers, et s'offrit de le soutenir à Mlle de Lislebonne, à Mme d'Espinoy, à Mme d'Urfé et à Pontchartrain. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers me le dirent de sa part, et me prièrent de trouver bon qu'ils me l'amenassent pour me le dire lui-même. Je ne tardai pas à instruire Pontchartrain et Mme d'Urfé de cette négative entière, et de la faire porter par eux à Mlle de Lislebonne et à Mme d'Espinoy.

Cependant nulle exécution de sa part, et les deux soeurs fermes à maintenir son rapport. Personne ne devait être plus pressé que lui de se tirer par ce démenti éclatant du personnage de délateur infâme (quand il aurait été vrai que j'eusse dit ce qu'on m'imputait), ou d'imposteur exécrable, et dans toutes les circonstances qui accompagnaient une telle imposture. De cette façon je demeurai dans l'incertitude si le duc de Mortemart, leur parlant de ce qui s'était passé, chose en soi inexcusable, ne s'était point échauffé de discours en discours assez pour leur laisser croire ce qu'elles me firent dire, et, en bons rejetons des Guise, me commettre contre le gendre de M. de Beauvilliers.

Quoi qu'il en soit, les choses en demeurèrent là, sans que le duc de Mortemart m'en ait jamais parlé, d'où je jugeai son cas fort sale. Sa famille répandit son désaveu partout, et de mon côté je ne m'y épargnai pas, et à publier le démenti que j'avais offert, dont les témoins n'étaient pas récusables, et qui fut avoué partout de Mlle de Lislebonne et de Mme d'Espinoy. Je ne sais comment le duc de Mortemart s'en tira avec elles. L'affaire demeura nette à mon égard, très sale au sien. Je demeurai froid et fort dédaigneux avec lui lorsque je le rencontrais, lui fort embarrassé avec moi. M. de Beauvilliers, sans que je lui en parlasse, peiné de nous voir de la sorte, et blessé de ce que son gendre n'était point venu chez moi, comme lui et le duc de Chevreuse l'y avaient voulu mener, et que même il ne m'avait pas dit un mot sur cette affaire, quelque temps après lui défendit de se trouver chez lui quand j'y serais; M. et Mme de Chevreuse de, même; tellement qu'il n'y entra plus lorsque j'y étais, et qu'il en sortait à l'instant que j'y arrivais. Cela dura ainsi plusieurs années sans que j'en aie été moins intimement avec sa propre mère et tout le reste de sa famille. Ce n'est pas la dernière fois que j'aurai à parler du duc de Mortemart; mais je dois le témoignage à La Feuillade qu'il rendit, sans que je lui en parlasse, justice à la vérité, et partout et hautement, quoique nous ne fussions en aucune mesure d'amitié ni de commerce.

Mme de Maubuisson mourut, à quatre-vingt-six ans, dans son abbaye près Pontoise, plus considérée encore pour son rare savoir, pour son esprit et pour son éminente piété, que parce qu'elle était née et environnée. Elle était fille de Frédéric V, électeur palatin, élu roi de Bohème en 1619, défait, dépouillé et proscrit en 1621, et ses États avec sa dignité électorale donnés au duc de Bavière, mort en Hollande en ce triste état, en 1632, à trente-huit ans, laissant de la fille du roi Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne, un grand nombre d'enfants sans patrimoine. L'aîné, Charles-Louis, fut rétabli dans ses États du Rhin par la paix de Munster, en 1648, avec un nouvel et dernier électorat créé en sa faveur, le haut Palatinat et la dignité de premier électeur étant conservés à l'électeur de Bavière. Ce Charles-Louis n'eut qu'un fils et une fille, qui fut seconde femme de Monsieur et mère de M. le duc d'Orléans et de la duchesse de Lorraine. Le fils fut le dernier électeur de cette branche, et mourut sans enfants en 1706. Son électorat et ses États passèrent au duc de Neubourg, beau-père de l'empereur Léopold, etc. Mme de Maubuisson eut trois autres frères qui parurent dans le monde: le prince Robert, qui s'établit en Angleterre, et qui y parut avec réputation dans le parti du malheureux roi Charles Ier pendant les guerres civiles qui conduisirent ce monarque sur l'échafaud, à la honte éternelle des Anglais; le prince Maurice, qui, comme Robert, ne se maria point, et qui périt en mer à trente-trois ans, en 1654, allant tenter un établissement en Amérique; Édouard, qu'on appelait le prince palatin, se fit catholique, passa longtemps en France, y épousa Anne Gonzague, soeur de la reine de Pologne, et fille de Charles, duc de Mantoue et de Nevers, qui dut, son État à Louis XIII en tant de façons, à la valeur personnelle de ce grand roi au pas de Suse si célèbre, dont j'ai parlé ailleurs, et au mépris qu'il fit de la peste qui infectait alors les Alpes et les lieux où il passa.

Cette Anne Gonzague, belle-soeur de Mme de Maubuisson, est la même qui, sous le nom de princesse palatine, figura si habilement dans la minorité de Louis XIV, opéra la sortie des princes du Havre, et se lia d'une si grande amitié avec M. le Prince que, à son retour après la paix des Pyrénées, ils marièrent leurs enfants en 1663, quelques mois après la mort d'Édouard, qui mourut catholique à Paris. Elle eut deux autres filles: la princesse de Salm, dont le mari fut gouverneur de l'empereur Joseph; et la duchesse d'Hanovre, de qui j'ai parlé plus d'une fois, qui n'eut que deux filles: l'une mère du duc de Modène d'aujourd'hui, l'autre que son oncle le prince de Salm persuada à l'empereur Léopold de faire épouser à Joseph, son fils, empereur après lui, qui n'en a laissé que la reine de Pologne, électrice de Saxe, et l'électrice de Bavière, aujourd'hui impératrice.

Ce prince Édouard et la princesse palatine sa femme avaient avec eux Louise Hollandine, soeur d'Édouard, née en 1622, qui se fit catholique à Port-Royal, où elle fut élevée, et dont elle prit parfaitement l'esprit. Elle suivit un détachement qui se fit de ce célèbre monastère, qui alla réformer celui de Maubuisson; elle s'y fit religieuse et en fut nommée abbesse en 1644. Elle était soeur aînée de Sophie, née en 1630, mariée, en 1658, à Ernest-Auguste, duc d'Hanovre, créé neuvième électeur par l'empereur Léopold le 19 décembre 1692. C'est cette Sophie que Madame aimait tant, à qui elle écrivait sans cesse et beaucoup trop, comme on l'a vu à la mort de Monsieur. Ce fut elle que le parlement d'Angleterre déclara, le 23 mars 1701, la première à succéder à la couronne d'Angleterre, après le roi Guillaume, prince d'Orange, et Anne, sa belle-soeur, princesse de Danemark, et leur postérité, au préjudice de cinquante-deux héritiers plus proches, mais tous catholiques. Sophie, entre plusieurs enfants, laissa, en mourant veuve en 1714, son fils aîné Georges-Louis, duc et électeur d'Hanovre; qui succéda à la reine Anne d'Angleterre, — père du roi — d'Angleterre d'aujourd'hui.

Ainsi Mme de Maubuisson était soeur du père de Madame et du père de Mme la Princesse et de ses soeurs; de la mère de l'électeur d'Hanovre, roi d'Angleterre; fille de la soeur du roi d'Angleterre Charles Ier; tante des deux rois d'Angleterre, ses fils; et grand'tante de l'impératrice Amélie, femme de l'empereur Joseph. Tant d'éclat fut absorbé sous son voile. Elle ne fut principalement que religieuse et seulement abbesse pour éclairer et conduire sa communauté, dont elle ne souffrit jamais d'être distinguée en rien. Elle ne connut que sa cellule, le réfectoire, la portion commune. Elle ne manqua à aucun office ni à aucun exercice de la communauté, écarta les visites, la première à tout et la plus régulière, ardente à servir ses religieuses avec un esprit en tout supérieur et un grand talent de gouvernement, dont la charité, la douceur, la prévenance, la tendresse pour ses filles était l'âme, et desquelles aussi elle fut continuellement adorée: aussi n'était-elle contente qu'avec elles, et ne sortit jamais de sa maison. Les autres se souvenaient d'autant plus de ce qu'elle était qu'elle semblait l'avoir entièrement oublié, avec une simplicité parfaite et naturelle. Son humilité avait banni toutes les différences que les moindres abbesses affectent dans leurs maisons, et tout air de savoir les moindres choses, encore qu'elle égalât beaucoup de vrais savants. Elle avait infiniment d'esprit, aisé, naturel, sans songer jamais qu'elle en eût, non plus que de science.

Madame, Mme la Princesse, le roi et la reine d'Angleterre, l'allaient voir toujours plus souvent qu'elle ne voulait. Madame et Mme la Princesse lui étaient extrêmement attachées. La feue reine, Mme la dauphine de Bavière, l'avaient été voir plusieurs fois; la maison de Condé souvent, Monsieur aussi, et sa belle-soeur la princesse palatine, très souvent tant qu'elle vécut. Pour peu qu'elle n'eût pas ‘été attentive à rompre et à éviter les commerces, les visites les plus considérables et les lettres n'auraient pas cessé; nais elle ne voulait pas retrouver le monde dans le lieu qu'elle avait pris pour asile contre lui.

Elle conserva sa tête, sa santé, sa régularité entières jusqu'à la mort, et laissa sa maison inconsolable. Quoique peu au goût de la cour, par celui de terroir qu'elle avait apporté de Port-Royal, et qu'elle conserva chèrement dans sa maison et dans elle-même, sans s'en cacher, elle ne laissa pas d'avoir une grande considération toute sa vie, qui fut sans cesse le modèle des plus excellentes religieuses et des plus parfaites abbesses, auquel très peu ou point ont pu atteindre. Mme la duchesse de Bourgogne était sa petite-nièce. Toute la famille royale, excepté le roi, en prit le deuil pour sept ou huit jours. Celui de Madame et de Mme la Princesse dura le temps ordinaire aux nièces.

En même temps mourut M. d'Avaux. Son grand-père, son père, son frère aîné et le fils de ce frère, furent tous quatre successivement présidents â mortier, et le dernier est mort premier président. M. de Mesmes, frère de d'Avaux, avait eu de La Basinière, son beau-père, la charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre, dont d'Avaux eut la survivance pendant sa première ambassade en Hollande, que son neveu eut ensuite. D'Avaux et son frère étaient neveux paternels du président de Mesmes, et de M. d'Avaux, surintendant des finances, célèbre par sa captivité et le nombre de ses importantes ambassades. Tous deux étaient aînés du père du président de Mesmes et de d'Avaux duquel je parle ici. D'Avaux l'oncle mourut sans alliance en 1650; et son frère aîné, mort la même année, ne laissa que Mme de Vivonne et une religieuse naine à la Visitation de Chaillot, soeur de mère de la duchesse de Créqui, qui a été dame d'honneur de la reine.

D'Avaux le neveu avait été conseiller au parlement, maître des requêtes, enfin conseiller d'État. C'était un fort bel homme et bien fait, galant aussi, et qui avait de l'honneur, fort l'esprit du grand monde, de la grâce, de la noblesse, et beaucoup de politesse. Il alla d'abord ambassadeur à Venise, ensuite plénipotentiaire à Nimègue, où, en grand courtisan qu'il était, il s'attacha à Croissy, qui l'était avec lui et frère de Colbert, lequel le fit secrétaire d'État des affaires étrangères à la disgrâce de Pomponne. D'Avaux, quelque temps après la paix de Nimègue, fut ambassadeur en Hollande. Le nom qu'il portait lui servit fort pour tous ces emplois, et le persuada qu'il en était aussi capable que son oncle. Il faut pourtant avouer qu'il en avait des talents, de l'adresse, de l'insinuation, de la douceur, et qu'il fut toujours partout parfaitement averti. Il s'acquit en Hollande une amitié et une considération si générale et jusque des peuples, et sut si bien se ménager avec le prince d'Orange, parmi les ordres positifs et réitérés qu'il avait de chercher à lui faire de la peine en tout jusque dans les choses inutiles, qu'il aurait fait tout ce qu'il aurait voulu pour le roi, sans cette aversion que le prince d'Orange ne put jamais vaincre, et dont j'ai expliqué en son lieu la funeste origine, qui le jeta dans le parti opposé à la France, de laquelle il devint enfin le plus grand ennemi.

D'Avaux fut informé, dès les premiers temps, et longtemps encore les plus secrets, du projet de la révolution d'Angleterre, et en avertit le roi. On se moqua de lui, et on aima mieux croire Barillon, ambassadeur du roi en Angleterre, qui, trompé par Sunderland et les autres ministres confidents du roi Jacques, mais perfides et qui trempaient eux-mêmes dans la conjuration, abusé par le roi d'Angleterre même dupe de ses ministres, rassura toujours notre cour, et lui persuada que les soupçons qu'on y donnait n'étaient que des chimères.

Ils devinrent pourtant si forts, et d'Avaux marquait tant de circonstances et de personnes, qu'il ne tint qu'à nous de n'être pas les dupes, en laissant le siège de Maestricht qui déconcertait toutes les mesures, au lieu de celui de Philippsbourg qui n'en rompit aucunes. Mais Louvois voulait la guerre, et se garda bien de l'arrêter tout court. Outre sa raison générale d'être plus maître de tout par son département de la guerre; il en eut une particulière très pressante, que j'ai sue longtemps depuis bien certainement, et qui est trop curieuse pour l'omettre, puisque l'occasion s'en présente si naturellement ici.

Le roi, qui aimait à bâtir, et qui n'avait plus de maîtresses, avait abattu le petit Trianon de porcelaine qu'il avait pour Mme de Montespan, et le rebâtissait pour le mettre en l'état où on le voit encore. Louvois était surintendant des bâtiments. Le roi, qui avait le coup d'oeil de la plus fine justesse, s'aperçut d'une fenêtre de quelque peu: plus étroite que les autres, les trémeaux ne faisaient encore que de s'élever, et n'étaient pas joints par le haut. Il la montra à Louvois pour la réformer, ce qui était alors très aisé. Louvois soutint que la fenêtre était bien. Le roi insista, et le lendemain encore, sans que Louvois, qui était entier, brutal et enflé de son autorité, voulût céder.

Le lendemain le roi vit Le Nôtre dans la galerie. Quoique son métier ne fût guère que les jardins, où il excellait, le roi ne laissait pas de le consulter sur ses bâtiments. Il lui demanda s'il avait été à Trianon. Le Nôtre répondit que non. Le roi lui ordonna d'y aller. Le lendemain il le vit encore; même question, même réponse. Le roi comprit à quoi il tenait, tellement qu'un peu fâché, il lui commanda de s'y trouver l'après-dînée même, à l'heure qu'il y serait avec Louvois. Pour cette fois Le Nôtre n'osa y manquer. Le roi arrivé et Louvois présent, il fut question de la fenêtre que Louvois opiniâtra toujours de largeur égale aux autres. Le roi voulut que Le Nôtre l'allât mesurer, parce qu'il était droit et vrai, et qu'il dirait librement ce qu'il aurait trouvé. Louvois piqué s'emporta. Le roi, qui ne le fut pas moins le laissait dire, et cependant Le Nôtre, qui aurait bien voulu n'être pas là, ne bougeait. Enfin le roi le fit aller, et cependant Louvois toujours à gronder, et à maintenir l'égalité de la fenêtre, avec audace et peu de mesure. Le Nôtre trouva et dit que le roi avait raison de quelques pouces. Louvois voulut imposer, mais le roi à la fin trop impatienté le fit taire, lui commanda de faire défaire la fenêtre à l'heure même, et, contre sa modération ordinaire, le malmena fort durement.

Ce qui outra le plus Louvois, c'est que la scène se passa non seulement devant les gens des bâtiments, mais en présence de tout ce qui suivait le roi en ses promenades, seigneurs, courtisans, officiers des gardes et autres, et même de tous les valets, parce qu'on ne faisait presque que sortir le bâtiment de terre, qu'on était de plain-pied à la cour, à quelques marches près, que tout était ouvert, et que tout suivait partout. La vesperie fut forte et dura assez longtemps, avec les réflexions des conséquences de la faute de cette fenêtre, qui, remarquée plus tard, aurait gâté toute cette façade et aurait engagé à l'abattre.

Louvois, qui n'avait pas, accoutumé d'être traité de la sorte, revint, chez lui en furie et comme un homme au désespoir. Saint-Pouange, les Tilladet et ce peu de familiers de toutes ses heures, en furent effrayés, et, dans leur inquiétude, tournèrent pour tâcher de savoir ce qui était arrivé. À la fin, il le leur conta, dit qu'il était perdu, et que, pour quelques pouces, le roi oubliait tous ses services qui lui avaient valu tant de conquêtes; mais qu'il y mettrait ordre, et qu'il lui susciterait une guerre, telle qu'il lui ferait avoir besoin de lui, et laisser là la truelle, et de là s'emporta en reproches et en fureurs.

Il ne mit guère à tenir parole. Il enfourna la guerre par l'affaire de la double élection de Cologne, du prince de Bavière et du cardinal de Fürstemberg; il la confirma en portant des flammes dans le Palatinat, et en laissant toute liberté au projet d'Angleterre; il y mit le dernier sceau pour la rendre générale, et s'il eût pu éternelle, en désespérant le duc de Savoie, qui ne voulait que la paix, et qu'à l'insu du roi il traita si indignement qu'il le força à se jeter entre les bras de ses ennemis, et à devenir après, par la position de son pays, notre partie la plus difficile et la plus ruineuse. Tout cela a été mis bien au net depuis.

Pour en revenir à d'Avaux, de retour de Hollande par la rupture, il passa en Irlande avec le roi d'Angleterre, en qualité d'ambassadeur du roi auprès de lui, avec entrée dans son conseil. Il n'avait garde de réussir auprès d'un prince avec lequel il ne fut jamais d'accord, qui fut trompé sans cesse, qui s'opiniâtra, malgré les expériences et tout ce que d'Avaux lui put représenter, à donner dans tous les pièges qui lui étaient tendus. Les événements montrèrent sans cesse combien d'Avaux avait raison; mais une lourde méprise le perdit pour un temps, et ce fut par un bonheur qu'il ne pouvait guère espérer que ce ne fut pas perdu pour toujours. Il rendait compte des affaires aux deux ministres de la guerre et des affaires étrangères: des troupes, des munitions, des mouvements et des projets de guerre à Louvois; des négociations du cabinet et de la conduite du roi d'Angleterre, de l'intérieur de l'Irlande et des intelligences d'Angleterre à Croissy, son ancien camarade de Nimègue, et depuis cette époque son ami. Il s'était de plus en plus attaché à lui par son ambassade de Hollande. Le fond de son emploi dépendait de lui, le reste, qui allait à Louvois, n'était que par accident; ainsi l'intérêt et le coeur étaient d'accord en faveur de Croissy. Celui-ci était ennemi de Louvois qui le malmenait fort, et d'Avaux lui écrivait conformément à sa passion contre Louvois. Malheureusement le secrétaire de d'Avaux se méprit aux enveloppes. Il adressa la lettre pour Louvois, à Croissy, et celle pour Croissy à Louvois, qui, à sa lecture, entra dans une si furieuse colère que Croissy lui-même s'en trouva fort embarrassé. D'Avaux en fut perdu. Il n'eut d'autre parti à prendre que de demander à revenir. Il l'obtint. Son bonheur voulut que Louvois, perdu lui-même auprès de Mme de Maintenon (ce qui n'est pas de mon sujet, mais qui se retrouvera peut-être ailleurs), ne fit plus que déchoir et allait être arrêté, comme je l'ai déjà dit plus haut à propos du projet de reprendre Lille, lorsqu'il mourut. Ce fut pour d'Avaux une belle délivrance.

On l'envoya ambassadeur en Suède. Le comte d'Avaux, orné du cordon bleu, plut infiniment en ce pays-là. Il y renouvela les traités et y servit fort bien. Il arriva dans ce même temps que quelque indiscret ou malin se moqua de la crédulité de la cour de Stockholm, et y révéla que ce seigneur n'était qu'un homme de, robe, nullement chevalier du Saint-Esprit, mais revêtu d'un cordon bleu vénal, dont aucun homme, non seulement de qualité mais d'épée, ne voudrait depuis MM. de Rhodes, dont l'histoire fut éclaircie. Les Suédois sont fiers, ils se crurent dédaignés. D'Avaux, dont les manières leur avaient jusque-là beaucoup plu, ne leur fut plus agréable. Il essuya des dégoûts qui le pressèrent de hâter son retour.

En 1701, sur le point de la rupture des Hollandais qu'on désirait avec passion d'éviter, il fut renvoyé à la Haye comme un homme qui leur était personnellement agréable et qui y avait beaucoup d'amis. En effet il y fut parfaitement bien reçu et retenu même à diverses reprises; mais tout fut personnel pour lui, et pour amuser en attendant leurs dernières mesures bien prises. Leur parti était décidé. Le roi Guillaume régnait chez eux, et tous les charmes de d'Avaux ne purent empêcher la rupture. Il se fit tailler peu après son retour. Les incommodités qui lui en demeurèrent ne l'empêchèrent pas de vouloir encore être employé, quoiqu'en effet elles l'en rendissent incapable.

C'était un homme d'un très aimable commerce, mais qui par goût, par opinion de soi, par habitude, voulait être, se mêler et surtout être compté. Parmi tant de bonnes choses, une misère le rendit ridicule. Il était, comme on l'a dit, de robe, avait passé par les différentes magistratures jusqu'à être conseiller d'État de robe aussi. Mais accoutumé à porter l'épée et à être le comte d'Avaux en pays étranger, où ses ambassades l'avaient tenu bien des années à reprises, il ne put se résoudre à se défaire, en ses retours ici, ni de son épée, ni de sa qualité de comte, ni à reprendre l'habit de son état. Il était donc à son regret vêtu de noir, n'osant hasarder l'or ni le gris, mais avec la cravate et le petit canif à garde d'argent au côté; et le cordon bleu qu'il portait pardessus en écharpe lui contentait l'imagination, en le faisant passer pour un chevalier de l'ordre en deuil au peuple et à ceux qui ne le connaissaient pas. Il n'allait jamais à aucun des bureaux du conseil, non plus que les conseillers d'État d'épée. La douleur était qu'il fallait pourtant, aller au conseil, y être en robe de conseiller d'État comme les autres, et porter l'ordre au cou, y voir cependant les conseillers d'État en justaucorps gris ou d'autre couleur, en un mot, en épée et avec leurs habits ordinaires.

Cela faisait un fâcheux contraste avec Courtin et Amelot, conseillers d'État de robe, et longtemps ambassadeurs comme lui, et qui toujours à leur retour avaient repris tout aussitôt leur habit, et toutes leurs fonctions du conseil sans en manquer aucune. Le chancelier de Pontchartrain ne pouvait digérer cela de d'Avaux; il mourait d'envie de lui en parler, mais le roi le voyait, en riait tout bas, et avait la bonté de le laisser faire. Cela arrêtait le chancelier et les conseillers d'État, qui en douceur le trouvaient très mauvais. La pierre lui revint, et il mourut de la seconde taille, assez pauvre, sans avoir été marié. Il avait vendu au président de Mesmes, son neveu, sa charge de l'ordre, avec permission de continuer de le porter. Avec tout cela il eut toujours des amis et de la considération.

Un mois après il fut suivi par sa cousine germaine, veuve du maréchal-duc de Vivonne. C'était une femme de beaucoup d'esprit, dont la singularité était digne de s'allier aux Mortemart. Elle était extrêmement riche, et ces messieurs-là, qui régulièrement se ruinaient de père en fils, trouvaient aussi à se remplumer par de riches mariages. Pour ces deux-ci ils n'eurent rien à se reprocher, et se ruinèrent à qui mieux mieux chacun de leur côté. C'étaient des farces, à ce que j'ai ouï dire aux contemporains, que de les voir ensemble; mais ils n'y étaient pas souvent, et ne s'en devaient guère à faire peu de cas l'un de l'autre.

M. de Vivonne était brouillé avec le duc de Mortemart, son fils, que j'ai vu regretter comme un grand sujet et un fort honnête homme aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, ses beaux-frères, et à qui le roi donna des millions avec la troisième fille de Colbert, dont Mme de Montespan fit le mariage. À l'extrémité du duc de Mortemart, M. de Seignelay fit tant qu'il lui amena M. de Vivonne. Il le trouva mourant, et sans en approcher se mit tranquillement à le considérer, le cul appuyé contre une table. Toute la famille était là désolée. M. de Vivonne, après un long silence, se prit tout d'un coup à dire: « Ce pauvre homme-là n'en reviendra pas, j'ai vu mourir tout comme cela son pauvre père. » On peut juger quel scandale cela fit (ce prétendu père était un écuyer de M. de Vivonne ). Il ne s'en embarrassa pas le moins du monde, et après un peu de silence il s'en alla. C'était l'homme le plus naturellement plaisant, et avec le plus d'esprit et de sel et le plus continuellement, dont j'ai ouï faire au feu roi cent contes meilleurs les uns que les autres qu'il se plaisait à raconter.

Mme de Vivonne avait été de tous les particuliers du roi qui ne pouvait s'en passer; mais il s'en fallait bien qu'il l'eût tant ni quand il voulait. Elle était haute, libre et capricieuse, ne se souciait de faveur ni de privante et ne voulait que son amusement. Mme de Montespan et Mme de Thianges la ménageaient, et elle les ménageait fort peu. C'était souvent entre elles des disputes et des scènes, excellentes. Elle aimait fort le jeu et y était furieuse même les dernières années de sa vie qu'elle fut dévote tant qu'elle put, et réduite, après avoir tout fricassé elle et son mari, mort dès 1688, à n'avoir presque rien qu'une grosse pension du roi, et à loger chez sort intendant avec un train fort court, où elle jouait peu et aux riens, et conserva toujours de la considération, mais laissa peu de regrets.

Boisseuil mourut en peu de temps. C'était un gentilhomme grand et gros, fort bien fait en son temps, excellent homme de cheval, grand connaisseur, qui dressait tous ceux du roi, et qui commandait la grande écurie, parce que Lyonne [10] , qui en était premier écuyer, ne fit jamais sa charge. Boisseuil s'était mis par là fort au goût du roi, qui le traita toujours avec distinction. C'était un honnête homme et fort brave, qui voulait être à sa place et respectueux, mais qui était gâté de la confiance entière de M. le Grand et de Mme d'Armagnac qu'il conserva toute sa vie. Il était parvenu à les subjuguer et à être tellement maître de tout à la grande écurie, excepté du pécuniaire, que Mme d'Armagnac s'était réservé et qu'elle fit étrangement valoir, qu'il y était compté pour tout, et le comte de Brionne pour rien.

Boisseuil était fort brutal, gros joueur et fort emporté, qui traitait souvent M. le Grand et Mme d'Armagnac, tout hauts qu'ils étaient, à faire honte à la compagnie, qui faisait des sorties, et qui jurait dans le salon de Marly comme il eût pu faire dans un tripot. On le craignait, et il disait aux femmes tout ce qu'il lui venait en fantaisie quand la fureur d'un coupe-gorge le saisissait.

À un voyage du roi, où la cour séjourna quelque temps à Nancy, il se mit un soir à jouer je ne sais plus chez qui de la cour. Un joueur s'y trouva qui jouait le plus gros jeu du monde. Boisseuil perdait gros et était fort fâché. Il crut s'apercevoir que ce joueur trompait, qui n'était connu et souffert que par son jeu. Il le suivit et s'assura par ses yeux si bien, que tout à coup il s'élança sur la table, et lui saisit la main qu'il tenait sur la table avec les cartes dont il allait donner. Le joueur, fort étonné, voulut tirer sa main et se fâcher. Boisseuil, plus fort que lui, lui dit qu'il était un fripon, et à la compagnie qu'elle allait le voir; et tout de suite, lui secouant la main de furie, mit en évidence la tromperie. Le joueur, confondu, se leva et s'en alla. Le jeu dura encore du temps et assez avant dans la nuit. Lorsqu'il finit Boisseuil s'en alla. Comme il sortait la porte pour se retirer à pied, il trouva un homme collé contre la muraille, qui lui proposa de lui faire raison de l'affront qu'il lui avait fait: c'était le même joueur qui l'avait attendu là. Boisseuil lui répondit qu'il n'avait point de raison à lui faire et qu'il était un fripon. « Cela peut être, lui répliqua le joueur; mais je n'aime pas qu'on me le dise. » Ils s'allèrent battre sur-le-champ. Boisseuil y remboursa deux coups d'épée, de l'un desquels il pensa mourir. Le joueur s'évada sans blessure et se battit fort bien, à ce que dit Boisseuil. Personne n'ignora cette aventure, que le roi qui la sut des premiers, et qui, par bonté pour Boisseuil, la voulut toujours ignorer, prit sa blessure pour une maladie ordinaire.

Il n'était ni marié ni riche, mais à son aise. Sa physionomie, toujours furibonde en son temps, faisait peur, avec de gros yeux rouges qui lui sortaient de la tête.

Janson se retira en ce temps-ci. Il était fils du frère du cardinal de Janson, et frère de l'archevêque d'Arles. C'était un homme fort bien fait, qui avait servi avec réputation, et qui était maréchal de camp, sous-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires, gouverneur d'Antibes, estimé, bien traité, et fort à son aise. Il était veuf depuis cinq ou six ans, et avait des enfants. Il était depuis longtemps dans une grande piété. Vers quarante-trois ou quarante-quatre ans, il se retira en Provence, bâtit au bout de son parc un couvent de minimes, se retira parmi eux, vivant en tout comme eux. Il éprouva leur ingratitude sans en vouloir sortir, pour ajouter cette dure sorte de pénitence à ses autres austérités. Il vécut dans une grande solitude tout occupé de prières et de bonnes oeuvres, après avoir donné ordre à sa famille, vécut saintement près de vingt ans de la sorte, et mourut fort saintement aussi.

Suite
[10]
Le manuscrit porte Lyonne; mais il faut probablement lire Brionne comme on le voit par la fiai du paragraphe.