CHAPITRE X.

1709

Digression sur les noms singuliers, leur origine, etc.: M. le Prince, M. le Comte, M. le Duc. — Succession dernière du comté de Soissons. — Comte de Toulouse. — Extinction du nom tout court de M. le Prince. — Chimère avortée d'arrière-petit-fils de France. — Extinctions du nom de M. le Duc tout court. — Enfants d'Henri II. — Monsieur. — Filles de France de tout temps tout court Madame, et pourquoi. — Mademoiselle. — Brevet accordé à Mlle de Charolais pour être appelée tout court Mademoiselle. — Monseigneur. — Adroit et insensible établissement de l'usage de dire Monseigneur aux princes du sang et bâtards, puis de ne plus dire autrement parlant à eux. — M. de Vendôme se fait appeler Monseigneur à l'armée, et le maréchal de Montrevel en Guyenne. — Altesse simple, sérénissime.

Jamais on n'avait ouï parler d'aucun de ces noms avant que les menées de la maison de Lorraine contre le sang royal eussent fait prendre les armes aux huguenots. Le prince de Condé, frère du roi de Navarre, et oncle paternel d'Henri IV, se fit leur chef. Il était le seul du sang royal dans ce parti qui s'accoutuma, en parlant de lui à ne le nommer que M. le Prince: il était comme le leur; aucun du parti n'approchait de lui en naissance ni en autorité; son nom était leur honneur, leur grandeur et en partie leur force. Cet usage prévalut et si bien, tant une fois établis ils ont de force sur la multitude, qu'après la bataille de Jarnac où ce prince mourut (1569), son fils, succédant au nom de prince de Condé, ne fut appelé dans le parti que M. le Prince, quoiqu'il ne pût passer alors pour le chef du parti. Le roi de Navarre, frère aîné du premier prince de Condé, était mort (1562, 1er novembre) des blessures qu'il avait reçues devant Rouen. Jeanne d'Albret, princesse de Béarn et reine titulaire et héritière de Navarre, était huguenote : elle avait élevé le prince de Béarn, son fils, qui fut depuis notre Henri IV, dans cette religion. Il avait un peu plus de quinze ans à la mort du prince de Condé son oncle, et un an moins que le prince de Condé, son cousin germain. Celui-ci ne pouvait lui rien disputer; aussi n'y songea-t-il pas, et le prince de Béarn, titre qu'il porta tant que la reine sa mère vécut, fut unanimement déclaré, proclamé et reconnu chef du parti huguenot, tandis que, par le jeune âge de ces deux princes, l'amiral de Coligny l'était en effet; néanmoins le prince de Navarre porta toujours ce nom dans le parti huguenot, tandis que le prince de Condé, son cousin, y fut toujours constamment appelé tout court M. le Prince. Le commerce que les guerres civiles ne détruisent jamais dans les différents partis, et celui que les divers intervalles de guerre y multiplièrent sous le nom de paix, introduisit dans le parti catholique l'habitude de l'autre sur ce nom de M. le Prince tout court, en parlant du prince de Condé, qui s'établit ainsi par toute la France et jusqu'à Paris et à la cour.

Ce second prince de Condé mourut à Saint-Jean d'Angély, 5 mars 1588, à trente-six ans, et laissa un fils posthume, qui fut le troisième prince de Condé, père du héros et grand-père de celui dont on vient de rapporter la mort. Avec le nom de son père, il hérita de l'habitude générale, et fut comme lui appelé M. le Prince tout court. Henri IV, étant monté sur le trône, le voulut dérober aux huguenots, qui n'avaient que lui de prince du sang, mais en trop bas âge pour être leur chef que de nom. Il était premier prince du sang, fils du cousin germain d'Henri IV, et personne alors entre la couronne et lui. Henri IV le fit venir à Saint-Germain, et prit grand soin de son éducation: il n'avait alors que huit ans, et c'était à la fin de 1595. Arrivé dans cet usage, qui avait si généralement prévalu d'être appelé tout court M. le Prince, et n'ayant au-dessus de lui que le roi, ce même usage se continua qui a duré toute sa vie, et qui a passé à son fils, et de celui-là à son petit-fils.

Le comte de Soissons était son oncle paternel, fils du second mariage du premier prince de Condé avec une Longueville, qui fut toujours du parti catholique. L'émulation qui ne se trouve que trop souvent dans les cadets d'une autre mère et dans les principaux des partis différents, piqua ce prince de voir son aîné M. le Prince tout court, et le porta à imaginer sur cet exemple à se donner aussi un nom singulier. Il se fit donc appeler M. le Comte tout court par ses domestiques, puis par ses créatures, par ses amis, enfin par la maison de Longueville et par ses parents. Rien n'égale la promptitude et la facilité des Français à suivre les modes, et à se soumettre aux prétentions. Sur l'exemple de ceux qui prirent cet usage, et la connaissance que M. le comte de Soissons y était attaché, il prévalut bientôt partout. Comme il ne donnait ni rang ni avantage réel à ce prince, le roi laissa dire et faire, en sorte que non seulement le comte de Soissons resta toute sa vie M. le Comte tout court, mais que cette dénomination passa après lui à M. son fils qui l'a conservée toute sa vie. Nul autre prince du sang ne portait alors le titre de comte.

M. le Prince, quelque ennemis que le comte de Soissons et lui fussent, n'eut garde de trouver mauvaise une distinction mise à la mode pour un cadet de sa maison; mais elle lui donna l'idée de multiplier la sienne, et de faire appeler le duc d'Enghien, son fils aîné, M. le Duc tout court. Il y réussit avec la même facilité que son oncle avait rencontrée à se fait appeler tout court M. le Comte, et ce nom tout court de M. le Duc a passé depuis comme de droit acquis aux fils aînés des deux derniers princes de Condé, en sorte qu'il y en eut quatre de suite appelés M. le Prince, quatre M. le Duc, et deux M. le Comte, parce que la branche de Soissons a fini au second, tué sans alliance à la bataille de Sedan ou de la Marfée, 6 juillet 1641, à quarante-deux ans.

Ce prince n'avait point de frère et avait eu quatre soeurs. Deux étaient mortes sans alliance, et l'aînée n'avait laissé qu'une fille du duc de Longueville, qui épousa ensuite la fameuse soeur de M. le Prince le héros. Cette fille du premier lit fut la dernière duchesse de Nemours, dont il a été parlé plus d'une fois ici, et qui eut tant de procès avec M. le prince de Conti. L'autre soeur, qui n'est morte qu'en 1692, à quatre-vingt-six ans, porta, entre autres biens, le comté de Soissons au prince Thomas, fils de Savoie, appelé le prince de Carignan, mort en 1656, dont elle eut entre autres deux fils, le fameux muet, père du prince de Carignan, mort depuis peu à Paris, mari de la bâtarde du premier roi de Sardaigne et de la comtesse de Verue; l'autre qui porta le nom de comte de Soissons, qui de la nièce du cardinal Mazarin laissa, entre autres enfants, un autre comte de Soissons, mort dans l'armée du roi des Romains devant Landau, et le fameux prince Eugène. Le feu roi, dans sa jeunesse et dans les premières années de son mariage, ne bougeait de chez cette comtesse de Soissons, dont la faveur personnelle jointe à la toute-puissance de son oncle, dominait la cour et en distribuait les agréments et fort souvent les grâces. Ce nom de comtesse de Soissons dans un éclat si grand lui fit imaginer d'abuser de la servitude française, et de s'adopter, sur l'exemple des comtes de Soissons, princes du sang, le nom de Mme la Comtesse tout court, et à son mari celui de M. le Comte. Elle hasarda de se faire nommer ainsi par ses domestiques et ses familiers. La fleur de la cour, qui abondait chez elle, n'eut pas plutôt aperçu cette ambition qu'elle s'y conforma. Le roi s'accoutuma à l'entendre sans le trouver mauvais, et cet usage s'introduisit. Son mari, de qui rien ne dépendait, n'y parvint pas si généralement, et ne vécut pas assez pour le bien établir. Sa veuve étant tombée en disgrâce; l'usage s'interrompit: elle redevint Mme la comtesse de Soissons, mais, par habitude parmi beaucoup de gens, demeura Mme la Comtesse jusqu'à sa fuite hors du royaume, qu'elle ne put s'en faire suivre dans les pays étrangers. On voit ainsi jusqu'où et avec quelle facilité les abus s'introduisent et s'établissent en France.

Le feu roi avait bien envie d'introduire l'usage d'appeler M. le comte de Toulouse M. le Comte tout court. Parlant de lui, il ne disait jamais que le Comte, et toute la maison de ce fils naturel ne disait jamais que M. le Comte tout court. Il y avait néanmoins deux princes du sang qui portaient le nom de comte de Charolais et de comte de Clermont, mais qui ne pointèrent que sur la fin de son règne, et qui étaient fils de sa fille naturelle Mme la Duchesse, lesquels alors ni depuis n'ont pas songé à ce nom singulier. Je ne sais comment il est arrivé que le comte de Toulouse, M. le Comte tout court dans le désir et dans la bouche du roi, et dans celle de toute la marine, n'a jamais pu l'être dans le public, excepté un très petit nombre de bas courtisans, et qui encore n'osaient le hasarder hors de la présence du roi, ni comment ce monarque, si flatté, si redouté, dont les moindres désirs étaient adorés, et qui a conduit ses bâtards jusqu'à l'apothéose, n'a jamais pu venir à bout de ce qui tout de plain-pied avait réussi à la nièce du cardinal Mazarin, femme d'un prince de la maison de Savoie, par le chausse-pied de la conformité du nom de comtesse de Soissons.

Les princes de Condé, pleinement possesseurs du nom héréditaire de M. le Prince, et pour leur fils aîné de celui de M. le Duc, commencèrent à prétendre cette distinction comme un droit de premier prince du sang. Le roi et le monde le leur passa comme bien d'autres choses plus importantes, mais cela même les leur a fait perdre.

M. le duc d'Orléans, vraiment premier prince du sang, négligea cette qualité offusquée sous son rang si supérieur de petit-fils de France. On a vu en son lieu comment elle passa à M. le Prince, à la mort de Monsieur, qui dès auparavant, à la mort de M. son père, avait pris le nom de M. le Prince tout court, par cette même raison que M. le duc d'Orléans méprisait pour soi la qualité de premier prince du sang. M. le Prince fit en même temps passer à M. son fils le nom tout court de M. le Duc, qu'il portait auparavant. À la mort de M. le Prince dernier, le roi, dans l'idée que ce nom singulier de M. le Prince avait été porté par le premier prince du sang, et en dernier lieu par celui qu'il avait fait tel sans l'être, ne voulut pas qu'il passât à M. son fils, à qui le nom de M. le Duc tout court qu'il portait passa. M. le duc d'Orléans avait, dès ce temps-là un fils portant le nom de duc de Chartres, qu'il conserva.

Mme la duchesse d'Orléans avait alors des chimères dans la tête, qu'elle n'a pu faire réussir comme on verra dans la suite. Non contente du moderne rang de petit-fils de France dont elle jouissait par M. son mari, elle ne pouvait souffrir que ses enfants ne fussent que princes du sang, et voulait imaginer un entre-deux, avec un nom d'arrière-petit-fils de France; c'est en effet ce qui empêcha M. le duc de Chartres de s'appeler M. le Prince, et ce qui favorisa encore M. le duc d'Enghien, celui que nous avons vu si courtement premier ministre, à prendre à la mort de M. son père le nom qu'il avait porté de M. le Duc tout court. Mais à la mort de celui-ci, en 1740, ce nom a péri avec lui, quoique M. le duc de Chartres, premier prince du sang, déterminé alors et rien plus, et portant le nom de duc d'Orléans depuis la mort de M. son père, eût un fils qu'il fit appeler duc de Chartres. Ainsi, soit que la maison de Condé n'ait osé hasarder le nom tout court de M. le Duc au fils enfant que le dernier M. le Duc a laissé, soit qu'elle se soit ménagé, durant son enfance, le temps d'essayer de lui faire ressusciter le nom tout court de M. le Prince, par l'habitude de la conformité de nom, sur l'exemple très sauvage de la comtesse de Soissons dont je viens de parler, ils l'ont fait appeler le prince de Condé, sans que jusqu'à présent, dans l'hôtel de Condé même, on l'ait encore nommé M. le Prince tout court.

On ne peut disconvenir que les frères de Charles IX ne se trouvent quelquefois l'un après l'autre appelés M. le Duc tout court, quelquefois Monsieur tout court, dans les Mémoires de ces temps-là: Henri III étant duc d'Anjou presque jamais, et depuis qu'il fut roi, le duc d'Alençon un peu davantage. Jusqu'à eux on n'avait jamais ouï parler de ces noms. Ils vinrent de leurs maisons, et ils y demeurèrent. Le gros du monde n'y prit point. Toutes les histoires et la plupart des Mémoires les nomment toujours ducs d'Anjou et d'Alençon; il ne paraît point qu'ils aient affecté ces noms particuliers; ainsi ce que j'ai dit du nom de M. le. Duc sur les fils aînés des princes de Condé demeure certain, sans que ce peu qui s'est vu de ses fils de France y apporte de variation.

De cela même on doit comprendre que Gaston, frère de Louis XIII, est le premier fils de France qui ait été véritablement et continuellement appelé tout court Monsieur, et qui l'ait affecté. Il est vrai que les histoires et les Mémoires de son temps l'appellent aussi duc d'Orléans, mais il n'est pas moins vrai qu'il y est très ordinairement nommé aussi tout court Monsieur, et d'une fréquence suivie tout autrement que les fils de France dont on vient de parler. Il est certain de plus que j'ai ouï dire à mon père, qui l'a vu tant d'années sous Louis XIII et depuis, qu'on ne lui donnait jamais d'autre nom en parlant de lui, et que je l'ai su encore de tous ceux que j'ai vus qui ont vécu dans ces temps-là. On doit donc regarder Gaston comme le premier qui ait véritablement porté le nom de Monsieur, et qui, par l'idée qu'on y a attachée, l'a consacré au premier frère du roi. Cela est si vrai qu'il l'a porté jusqu'à sa mort, parce que les rangs, honneurs et distinctions une fois acquis, ne se perdent point., à la différences des préséances. Gaston cédait à M. le duc d'Anjou, frère de Louis XIV, qu'il a longtemps vu puisqu'il n'est mort qu'en 1660, pendant le voyage du mariage du roi son neveu, et néanmoins il demeurait Monsieur.

À sa mort M. le duc d'Anjou l'est devenu à sa place. Il est mort en 1701. Non seulement M. son fils, qui prit alors le nom de duc d'Orléans, avec des honneurs et des avantages que le rang de petit-fils de France, tout grand qu'il est, ne lui donnait pas, ne fut point appelé Monsieur tout court; mais M. le duc de Berry, fils de France, de même rang que Monsieur, et qui le précédait partout, ne le prit point parce qu'il n'était pas frère du roi de France, quoiqu'il le fût du roi d'Espagne. On voit donc que ces noms tout courts, qui paraissent si distingués, n'ont dans le fond ni réalité ni avantages, et ne doivent leur être qu'au hasard.

Il en est de même de celui de Madame, de Mme la Princesse, de Mme la Duchesse, de Mme la Comtesse. Les femmes prennent les noms de leurs maris par une suite nécessaire. À l'égard des filles de France, la chose est différente de tous temps elles ont été appelées Madame, par le respect de leur naissance, et tout court, Madame, parce que n'ayant point d'apanage comme les fils de France, elles n'ont point de nom que celui de leur baptême et celui de France. Ainsi il peut [y avoir], et il y a maintenant plusieurs Madame tout court, qui pour les cadettes ne peuvent être distinguées que par leur nom de baptême, et il n'y peut avoir qu'une Madame par son mari, parce qu'il n'y a qu'un seul prince qui soit Monsieur tout court. On en a vu deux tant que la veuve Gaston a vécu, mais comme douairière.

Le nom singulier de Mademoiselle est encore plus moderne. J'ai raconté (t. Ier, p. 45) comment mon père engagea Louis XIII à former en sa faveur le nouveau rang de petite-fille de France inconnu jusqu'alors. Chez Monsieur, dont elle fut dix-huit ans fille unique, elle n'était nommée que Mademoiselle tout court. Les Mémoires de ces temps-là apprennent qu'elle figura de bonne heure, et les siens montrent bien franchement le mépris qu'elle avait pour Madame, sa belle-mère, et quelle différence, bien ou mal à propos, elle mettait entre elle et ses soeurs parce qu'elles étaient du second lit. Elle voulut donc une distinction au-dessus d'elles, bien que de rang égal, et à l'exemple du nom singulier de Monsieur et de Madame tout court, elle voulut être nommée tout court Mademoiselle. Cela n'ajoutait rien à son rang; elle était bien l'aînée; point d'autres petites-filles de France qu'elles; Gaston était chef des conseils et lieutenant général de l'État pendant la minorité de Louis XIV, et alors craint, et ménagé de tous les partis. Ce nom unique et nouveau passa donc avec la même facilité que les autres dont on vient de parler; et comme elle ne se maria point, à son très grand regret, elle fut tout court Mademoiselle toute sa vie, quoique Monsieur, frère de Louis XIV, eût des filles, par la même raison que lui-même n'était devenu Monsieur tout court que parla mort de son oncle Gaston. Ce n'est pas qu'il ne le trouvât mauvais, quoique très lié d'amitié avec Mademoiselle dont il ménagea toute sa vie la succession, et qu'il ne fit appeler tant qu'il put lainée de ses filles l'une après l'autre Mademoiselle tout court. Mais jamais cela ne prévalut, et tout ce qu'il put obtenir de l'usage fut que peu à peu, pour distinguer la fille de Gaston de la sienne, ou se mit à dire Mademoiselle de la sienne, et la grande Mademoiselle de l'autre, dont la taille était en effet fort haute; mais jamais Monsieur n'osa proposer qu'elle ajoutât un nom à celui de Mademoiselle; et le roi, qui aimait à la mortifier, et qui n'avait jamais perdu le souvenir du portereau d'Orléans [22], ni du canon de la porte Saint-Antoine [23] , ne songea jamais à donner cet avantage à Monsieur. À sa mort, en 1693, il n'y eut plus de difficultés; et la dernière fille de Monsieur, la seule alors non mariée devint seule Mademoiselle tout court jusqu'à son mariage, en 1698, au duc de Lorraine.

Ce nom de Mademoiselle tout court passa ainsi dans l'esprit du monde pour être affecté à la première petite-fille de France, comme on s'était persuadé que Monsieur tout court était le nom distinctif du premier frère du roi. Tant que Louis XIV vécut, personne ne crut qu'il pût descendre plus bas, et M. le Prince et M. le Duc qui avaient l'un et l'autre des filles non mariées depuis le mariage de Mme la duchesse de Lorraine, tous deux si fertiles en prétentions et si âpres à usurper, n'imaginèrent jamais qu'une princesse du sang pût prétendre au nom tout court de Mademoiselle. M. le Duc, leur fils et petit-fils, devenu premier ministre, osa tout. Il avait préféré entre ses soeurs filles la cadette qu'il aimait, pour la faire surintendante au mariage de la reine, à l'aînée qu'il n'aimait point, qui en fut outrée. Plus entreprenante encore que lui, elle lui fournit un moyen de la consoler, qu'il trouva tellement de son goût qu'il y travailla à l'heure même.

Elle avait plus de trente-deux ans, et n'avait pas mené une vie à se marier; demeurant fille, elle voulut être appelée tout court Mademoiselle. Le monde, depuis qu'elle était née, était accoutumé à l'appeler Mille de Charolais. Mme la duchesse de Berry, fille de M. le duc d'Orléans, n'avait paru qu'une seule fois avant son mariage; Mlles ses soeurs, point du tout; l'aînée était bien tout court Mademoiselle au Palais-Royal, mais le monde n'avait pas eu à se ployer à cet usage, sinon comme en avancement d'hoirie pour Mme le duchesse de Berry, entre la déclaration et la conclusion de son mariage, et de même après pour la reine d'Espagne (mais elles ne paraissaient point dans ces courts intervalles, et on ne les nommait pas beaucoup). Mlle de Charolais, au contraire, de branche si reculée, qui n'avait point eu de tante Mademoiselle, et qui depuis si longtemps passait sa vie à la cour et dans le plus grand monde, vit bien qu'il aurait peine à se défaire du nom de Charolais; et M. le Duc, pour rie pas se commettre avec le public, fit dans sa toute-puissance, ce qui n'avait jamais été imaginé pour le nom singulier de Mademoiselle ni pour tous les autres dont j'ai parlé. Il fit donner un brevet à Mlle de Charolais pour être désormais appelée Mademoiselle tout court. Mlle de Beaujolais, dernière fille de Mme la duchesse d'Orléans [24] , était morte; il n'en restait plus que mariées ou religieuse; Mlle de Charolais se trouvait la première princesse du sang fille et n'en craignait point d'autres, parce que M. le duc d'Orléans était veuf et ne se voulait plus remarier. Ce prince n'imagina pas que son fils pourvait avoir des filles, ou n'osa s'opposer à M. le Duc qui l'accablait en tout. Ce fut l'époque que prirent M. le Duc et Mlle de Charolais pour cette nouveauté et la faire passer en titre. Le monde cria, murmura; il n'en fut autre chose, et Mlle de Charolais est demeurée Mademoiselle tout court par brevet.

Jamais Dauphin jusqu'au fils de Louis XIV n'avait été appelé Monseigneur, en parlant de lui tout court, ni même en lui parlant. On écrivait bien « Monseigneur le Dauphin, » mais on disait « Monsieur le Dauphin, » et « Monsieur » aussi en lui parlant; pareillement aux autres fils de France, à plus forte raison au-dessous. Le roi, par badinage, se mit à l'appeler Monseigneur; je ne répondrais pas que le badinage ne fût un essai pour ne pas faire sérieusement ce qui se pouvait introduire sans y paraître, et pour une distinction sur le nom singulier de Monsieur. Le nom de Dauphin le distinguait de reste, et son rang si supérieur à Monsieur qui lui donnait la chemise et lui présentait la serviette. Quoi qu'il en soit, le roi continua, peu à peu la cour l'imita, et bientôt après non seulement on ne lui dit plus que Monseigneur parlant à lui, mais même parlant de lui, et le nom de Dauphin disparut pour faire place à celui de Monseigneur tout court. Le roi, parlant de lui, ne dit plus que mon fils ou Monseigneur, à son exemple, Mme la Dauphine, Monsieur, Madame, en un mot tout le royaume. M. de Montausier, M. de Meaux qui l'avaient élevé; Sainte-Maure, Florensac, ceux qui avaient été auprès de lui dans sa première jeunesse, ne purent se ployer à cette nouveauté; ils cédèrent à celle de lui dire Monseigneur, parlant à lui, mais en parlant de lui ils continuèrent à l'appeler M. le Dauphin, et y ont persévéré toute leur vie.

M. de Montausier, qui avait été son gouverneur, et qui, tant qu'il a vécu, le servit assidûment de premier gentilhomme de sa chambre, ne lui dit jamais que Monsieur, parlant à lui, et ne se contraignit pas de déclamer contre l'usage qui s'était introduit de lui dire Monseigneur. Il demandait plaisamment si ce prince était devenu évêque. C'est que peu auparavant, dans une assemblée du clergé, les évêques, pour tacher à se faire dire et écrire Monseigneur, prirent délibération de se le dire et se l'écrire réciproquement les uns les autres. Ils ne réussirent à cela qu'avec le clergé et le séculier subalterne. Tout le monde se moqua fort d'eux, et on riait de ce qu'ils s'étaient monseigneurisés. Malgré cela ils ont tenu bon, et il n'y a point eu de délibération parmi eux sur aucune matière, sans exception, qui ait été plus invariablement exécutée.

Monseigneur fut donc Monseigneur toute sa vie, et le nom de Dauphin éclipsé. C'est le premier et jusqu'à présent l'unique Monseigneur tout court qu'on ait connu. Longtemps après que l'usage de ne lui dire plus que Monseigneur, parlant à lui, fut universellement établi, M. le Duc et M. le prince de Conti, ou de hasard ou de familiarité avec eux, ou d'adresse, commencèrent à être quelquefois appelés Monseigneur, à l'armée, par leurs principaux domestiques. L'imitation et la fatuité ont grand cours dans notre nation. De jeunes gens, et même grands seigneurs, les plus dans leur privance, croyant se donner, avec eux un air de liberté, commencèrent à faire comme leurs principaux domestiques de retour à Paris, cela continua dans le particulier et les parties de plaisir. D'une campagne à l'autre, le nombre augmenta. Quelques gens moins familiers crurent devoir en user de même; on se moqua d'eux d'abord, comme prenant une liberté dont ils n'étaient pas à portée. Cela ne fut pas su assez à temps pour en instruire d'autres. Peu à peu les domestiques de ces princes ne leur dirent plus que Monseigneur, parlant à eux. Tout le subalterne de l'armée crut que ce serait manquer de respect que de les traiter autrement. On s'aperçut qu'ils le trouvaient fort bon. Nos Français ne connaissent ni bornes ni barrières; la crainte de déplaire et l'exemple de l'un à l'autre gagna. À la fin jusqu'aux officiers généraux, et les plus marqués, leur parlèrent de même. Alors, les familiers les plus huppés, qui avaient commencé, n'osèrent plus discontinuer; et comme cette façon de leur parler était passée des intimes et des familiers à toute l'armée, au retour elle se communiqua à Paris et à la cour, mais y demeura dans la jeunesse et dans le subalterne. M. le duc d'Orléans, à qui toute sa vie personne n'avait dit que Monsieur, devint à plus forte raison Monseigneur pour les mêmes. M. du Maine et M. le comte de Toulouse, si égalés en tout aux princes du sang, le furent en ce nouveau traitement d'usage, par la crainte et la flatterie des mêmes, qui pourtant ne gagna pas jusqu'aux courtisans d'un certain âge d'aucune espèce, pour aucun de ces princes. Cela dura de la sorte jusqu'à la mort du roi. Alors le grand vol que prirent M. le Duc et M. du Maine, l'un et l'autre ménagés par M. le duc d'Orléans, leur rendit le Monseigneur plus commun. On crut sentir à leurs manières que le Monsieur les blessait, et rapidement presque personne de tout âge et de toutes conditions ne le leur dit plus, ducs, princes, étrangers, chancelier, maréchaux de France, à l'exception d'un très petit nombre, mais de qui que ce soit à l'égard du régent, qui, avec un air libre et indifférent, laissait solider cet usage dont M. son fils devait profiter.

Je tirai ce parti avec lui de mon ancienne et continuelle privante que de ma vie, ni en public ni en particulier, je ne lui ai dit Monseigneur. En opinant au conseil de régence, ou chez lui en des assemblées particulières, on lui adressait toujours la parole. J'étais le seul qui lui dit Monsieur. Plusieurs fois le maréchal de Villars, quelquefois le maréchal de Villeroy, et souvent d'autres de cette distinction, m'en reprenaient en particulier, et me disaient que cette singularité à la fin lui déplairait. Je tins bon, et jamais il ne m'a fait apercevoir qu'elle lui fût désagréable. À plus forte raison je n'ai jamais dit Monseigneur au-dessous, qui me voyant toujours dire Monsieur à M. le duc d'Orléans, n'osèrent le trouver mauvais, et jusqu'à présent encore je me suis conservé ce pucelage. Je n'ai jamais dit Monseigneur qu'aux deux fils de France, pour qui cet usage s'introduisit général fort peu après le mariage de Mgr le duc de Bourgogne comme insensiblement, mais avec rapidité, sans exception que des princes du sang et bâtards, encore tortillaient-ils entre leurs dents. M. de Beauvilliers [ne dit] jamais en sa vie que Monsieur, et presque toujours aussi M. de Chevreuse. Les dames leur dirent aussi Monseigneur, et à la fin en sont venues pendant la régence, mais surtout pendant que M. le Duc a été premier ministre, à le dire presque toutes aux princes du sang, qui fut le temps où presque de vive force le Monseigneur en leur parlant devint général.

Comme tout va toujours croissant, M. de Vendôme dans son apogée l'introduisit à l'armée d'Italie, où qui que ce soit peu à peu n'osa plus lui dire Monsieur. Il soutint cet usage en Flandre; mais il échoua tout à fait à Paris et à la cour dans les voyages qu'il y fit dans sa plus grande splendeur. Il n'y eut pas jusqu'au maréchal de Montrevel, dans son commandement de Guyenne, qui ne l'établit parmi tous les officiers d'abord, et de là dans toute la noblesse pour le premier commandant qui l'ait osé, et qui trouvait tout publiquement très mauvais que qui que ce fût portant l'épée lui dit Monsieur. Il les y avait tous ployés, et aucun ne s'y hasardait. D'abus en abus, quand on les souffre, jusqu'où ne tombe-t-on pas ?

La curiosité de cette digression me la fera allonger pour l'Altesse. Peu à peu les rois ont pris la Majesté réservée à l'empereur, comme bien plus anciennement les papes se sont réservé la Sainteté que prenaient non seulement les patriarches mais les évêques. L'Altesse abandonnée, et il n'y a pas encore si longtemps, par les petits rois, fut curieusement ramassée par les autres souverains, et leur est demeurée privativement à tous autres jusqu'aux commencement du dernier siècle, et avec eux les fils et les frères des rois. Ceux-ci s'en contentèrent si bien, qu'on ne voit point que les fils puînés d'Henri II aient jamais été traités d'Altesse Royale. En Espagne, encore aujourd'hui, les infants, fils de Philippe V, n'ont que la simple Altesse, mais on leur dit Monseigneur. J'y fus averti de cela, et de me garder de leur donner de l'Altesse Royale.

Gaston, frère de Louis XIII, prit le premier l'Altesse Royale. Cela était encore si nouveau, que son régiment, qui n'eut point d'autre nom que celui de l'Altesse, n'eut jamais celui d'Altesse Royale, non pas même lorsque Gaston fut lieutenant-général de l'État pendant la minorité de Louis XIV. C'est le seul fils de France qui l'ait pris. Monsieur, frère de Louis XIV le dédaigna parce que les filles de Gaston l'avaient pris avec le rang de petites-filles de France, quoique Monsieur leur père et Madame sa seconde femme l'aient conservé toute leur vie. Ainsi Monsieur, frère de Louis XIV, le fit prendre à ses enfants, et se serait également offensé qu'on le lui eût donné, ou qu'on l'eût omis pour eux. Tout le monde, même princes et princesses du sang, l'ont toujours donné aux filles de Gaston et aux enfants de Monsieur en leur parlant, sans en faire aucune façon.

M. de Savoie, depuis roi de Sardaigne, qui pièce à pièce obtint pour ses ambassadeurs les honneurs partout de ceux des têtes couronnées, sur sa prétention de roi de Chypre, et dont la mère, fille du duc de Nemours et d'une fille du duc de Vendôme, bâtard d'Henri IV, avait la première pris le nom bizarre et nouveau de Madame Royale, prit chez lui l'Altesse Royale, après son mariage avec la fille de Monsieur, qui l'avait par elle-même, et le donna aussi à Madame Royale. Peu à peu il l'obtint des cours étrangères, et ce qu'il y a de rare dans cette usurpation, c'est que son grand-père, avec la même prétention de Chypre, fils d'une fille de Philippe II, roi d'Espagne, et mari d'une fille d'Henri IV, soeur de Louis XIII, n'y avait jamais songé.

Le grand-duc à cet exemple, gendre de Gaston, le prit bien des années après; et le duc de Lorraine s'en avisa aussi après son mariage avec la fille de Monsieur, quoique son père, beau-frère de l'empereur Léopold, ni son trisaïeul, gendre d'Henri II, et si follement favorisé de Catherine de Médicis sa belle-mère, n'y eussent jamais pensé, et se fussent contentés de l'Altesse simple. Le duc d'Holstein-Gottorp, père de celui-ci, gendre du czar frère du fameux czar Pierre Ier, fils de la soeur aînée du dernier fameux roi de Suède, et de même maison que le roi de Danemark, se donna aussi et obtint de l'empereur l'Altesse Royale. Ces trois derniers ne l'ont jamais pu obtenir du feu roi.

Ce nouveau titre d'Altesse royale de Gaston réveilla les souverains. Ils ajoutèrent à leur Altesse simple le Sérénissime, qu'ils prirent apparemment sur la sérénité des doges de Venise et de Gênes, lesquels ne prennent point l'Altesse. Les princes du sang, qui ne s'étaient pas trop attachés à l'Altesse, la voulurent, et la prirent Sérénissime, parce qu'ils ne cèdent à aucuns souverains, et qu'ils ne voulurent pas les laisser se hausser de titre sans s'approprier le même.

Alors les cadets de maisons souveraines ramassèrent l'Altesse simple réservée aux seuls souverains qui venaient de l'abandonner. La preuve de cette époque est claire. MM. de Guise, si maîtres en France durant la Ligue, et par là même si considérés dans toute l'Europe, et qui ont, pendant ce qui se peut appeler leur règne absolu, si fort augmenté le rang de leur maison, n'ont jamais été traités d'Altesse. Cela se voit dans tous les Mémoires et les histoires de tous ces temps-là, qui sont pleines des lettres qu'ils ont écrites et qu'ils ont reçues de toutes sortes de gens et de toutes sortes d'États, dont aucun ne les traite d'Altesse; et ce qui en pousse l'évidence au dernier degré, c'est qu'on y voit plusieurs lettres du secrétaire du duc de Mayenne à ce prince, pendant qu'il était lieutenant général de l'État et qu'il disputait à main armée la couronne à Henri IV, dans lesquelles il n'y a point d'Altesse. Rien ne prouve donc plus clairement qu'ils ne la prenaient point alors.

Lors donc que longtemps après ils la prirent à l'occasion que je viens de dire, ils ne la prirent que simple, parce que, quelque grand rang qu'ils aient conservé de leurs usurpations en ce genre pendant la Ligue, il n'était plus temps pour eux, non pas de surpasser, mais même de s'égaler aux princes du sang, qui l'avaient prise Sérénissime. Cela dura ainsi jusqu'à ce que MM. de Rohan et de La Tour-Bouillon, étant devenus princes de la manière que je l'ai rapporté (t. Il, p. 155 et t. V, p. 313), et que longtemps après, c'est-à-dire quelques années, ils s'y furent accoutumés et affermis, non contents d'être devenus égaux en distinctions à la maison de Lorraine, ils hasardèrent pour dernier trait de se faire comme eux donner par leurs gens de l'Altesse. Les princes véritables, car en parlant de ceux de Lorraine j'entends aussi les autres qui étaient pour lors en France et qui firent comme eux, indignés déjà de voir ces deux maisons à leur niveau, ne purent souffrir la communauté d'Altesse, et y ajoutèrent le Sérénissime. Cela leur était aisé. Personne ne leur a jamais donné d'Altesse que ceux qui en recevaient d'eux réciproquement, et les cardinaux pour en avoir l'Éminence, et encore seulement en s'écrivant, et personne autre ni écrivant ou en, parlant que leurs domestiques, et peut-être quelques gens du plus bas étage; ainsi il ne leur fut pas difficile d'accoutumer leurs gens à les traiter d'Altesse Sérénissime, qui déjà leur donnaient l'Altesse. Ils n'en furent pas plus avancés. MM. de Rohan et de Bouillon ne leur voulurent pas être inférieurs en cela non plus qu'au reste, et se firent donner le Sérénissime chez eux, et on a vu ce que les cardinaux de Bouillon et de Rohan ont arraché là-dessus de la Sorbonne, qui est le seul lieu où ils l'aient obtenu en France.

Suite
[22]
Mlle de Montpensier se présenta devant Orléans, apanage de son père, le 27 mars 1652. Les magistrats lui en ayant refusé l'entrée, elle s'introduisit par un portereau, ou petite porte, qui donnait sur le quai et qu'elle fit rompre, par des bateliers. Elle n'était accompagnée que de quelques dames; mais bientôt elle obtint pour toute sa suite l'entrée dans la ville d'Orléans et en prit possession. Voy. les Mémoires de Mademoiselle à l'année 1652.
[23]
On sait que Mademoiselle sauva l'armée du prince de Condé en faisant tirer les canons de la Bastille contre l'armée du roi commandée par le maréchal de Turenne. Voy. les mêmes Mémoires, à la date du 2 juillet 1652.
[24]
Le duc d'Orléans n'avait qu'une fille religieuse; elle se nommait Louise-Adélaïde et devint abbesse de Chelles le 14 septembre 1719.