CHAPITRE XVI.

1709

Voysin ministre. — Voysin rudement réprimandé par le roi. — Boufflers évangéliste de Voysin. — Chamillart poursuivi par Boufflers. — Louable mais grande faute de Chamillart. — Chamillart chassé de Paris par Mme de Maintenon. — Raisons qui me persuadent la retraite. — Trois espèces de cabales à la cour: des seigneurs, des ministres, de Meudon. — Crayon de la cour.

Voysin alla à Meudon le mardi matin, le lendemain de sa déclaration, et y fût longtemps seul avec Monseigneur, qui n'avait pas dédaigné de recevoir les compliments qu'on osa lui faire de la part qu'il avait eue à la disgrâce de Chamillart. Le lendemain mercredi, le roi le manda au conseil d'État et le fit ainsi ministre. Cette promptitude n'avait point eu d'exemple, et son prédécesseur eut plus d'un an les finances avant de l'être, et le fut beaucoup plus tôt qu'aucun. Le roi lui dit que ce n'était pas la peine de lui faire attendre cette grâce, que Mme de Maintenon lui valut encore, à quoi personne ne se méprit, et à laquelle elle ne fut pas insensible, quelque accoutumée qu'elle fût à régner.

Un si rapide éclat ne laissa pas incontinent après d'être mêlé d'amertume. Le maréchal de Villars envoya cinq différents projets pour recevoir les ordres du roi. La face des affaires, sur laquelle on s'était réglé, avait un peu changé en Flandre, et c'était sur quoi il s'agissait de prendre un nouveau plan. Voysin reçut ces projets à Marly. Il avait toujours ouï dire et su depuis, par les officiers principaux depuis qu'il fut en Flandre, peut-être même par M. de Luxembourg, qui avec grande raison s'en plaignait souvent, que Louvois, Barbezieux, et depuis Chamillart les décidaient et faisaient les réponses toutes prêtes qu'ils montraient seulement au roi. Sur ces exemples il en voulut user de même, mais le coup d'essai se trouva trop fort pour lui, et il ne put. Il sentit que déterminer un plan de campagne et les partis à prendre sur ses diverses opérations était besogne qui passait un intendant de frontière et un conseiller d'État, qu'il n'y connaissait rien, et que la chose dépassait tout à fait ses lumières. Il porta donc au roi tous les projets, et lui dit qu'il était si nouveau dans sa place qu'il croyait pouvoir lui avouer sans honte que le choix de ces projets le passait, et qu'en attendant qu'il en sait davantage il le suppliait de vouloir bien le décider lui-même.

Ce n'était pas là le langage du pauvre Chamillart, ni celui de Louvois même. C'était lui qui avait réduit les généraux à ce point, après qu'il fut délivré de M. le Prince et de M. de Turenne. Mais il savait combien le roi était jaloux, et à quel point il se piquait d'entendre la guerre. Il fit donc là-dessus, comme depuis Mansart sur les projets de son métier, il fit tout, mais avec l'art de faire accroire au roi que c'était lui-même qui faisait, dont il exécutait et expédiait seulement les ordres. Son fils en usa de même; mais Chamillart, tout de bon, laissait tout au roi.

Il fut donc également surpris et irrité d'un langage si nouveau. Il se fâcha de voir un homme de robe vouloir à l'avenir décider sur la guerre, et le prétendre comme un apanage de sa place, tandis qu'il la donnait principalement à la robe pour en savoir plus qu'eux et pouvoir compter tout faire. Il se redressa d'un pied, et prenant un ton de maître, lui dit qu'il voyait bien qu'il était neuf, de prétendre décider de quelque chose; qu'il voulait donc qu'il apprît, et de plus qu'il retint bien pour ne l'oublier jamais, que sa fonction était de prendre ses ordres et de les expédier, et la sienne à lui d'ordonner de toutes choses, et de décider des plus grandes et des plus petites. Il prit ensuite les projets, les examina, prescrivit la réponse que bon lui sembla, et renvoya sèchement Voysin, qui ne savait plus où il en était, et qui eut grand besoin de sa femme pour lui remettre la tête, et de Mme de Maintenon pour le raccommoder, et pour l'endoctriner mieux qu'elle n'avait encore eu loisir de faire.

Cette romancine fut suivie d'un autre chagrin, aussi nouveau dans cette place que contraire au goût, à l'esprit, aux maximes et à l'usage du roi. Il défendit à Voysin de rien expédier sans le maréchal de Boufflers, et ordonna à celui-ci de tout examiner, tellement qu'on vit aller continuellement le maréchal et le nouveau ministre l'un chez l'autre, et plus souvent le dernier portant le portefeuille chez le maréchal, et les deux commis des lettres les porter tous les jours, une et souvent plusieurs fois chez lui, avec le projet des réponses auxquelles le maréchal effaçait, ajoutait et corrigeait ce qu'il jugeait à propos. L'humiliation était grande pour un ministre d'avoir sans cesse à présenter son thème à la correction d'un seigneur qui n'entrait point dans le conseil, et qui n'allait point commander d'armée. Une fonction si haute et si singulière mit le maréchal dans une grande privance d'affaires avec le roi, et dans une considération éclatante, ajoutée encore à celle où Lille l'avait mis, et à la part publique qu'il avait eue à la disgrâce de Chamillart. Voysin fut souple, et sûr de Mme de Maintenon, et par elle du maréchal même, attendit du bénéfice du temps le moment de sortir de tutelle, sans témoigner de s'en lasser, et moins qu'à personne au tuteur qui lui avait été donné.

Chamillart ayant passé quelque temps aux Bruyères, vint à Paris, dont il avait toute liberté, et où un si grand changement de fortune demandait sa présence pour le nouvel arrangement de ses affaires. Pendant qu'il y était, Bergheyck vint faire un tour à la cour, et y travailla deux heures avec le roi et Torcy. Il trouva le ministère changé et son ami hors de place, qu'il voulut embrasser avant de s'en retourner. C'était les premiers jours de juillet; j'étais aussi à Paris, où je fus surpris de voir entrer chez moi le maréchal de Boufflers tout en colère, et qui, à peine assis, me dit que tout à l'heure il avait pensé arriver une belle affaire; qu'étant chez le duc d'Albe, Chamillart y était venu avec Bergheyck; qu'heureusement Chamillart avait été sage, qu'ayant vu son carrosse dans la cour, il n'avait pas voulu entrer et avait descendu Bergheyck à la porte; qu'il avait bien fait, parce que, s'il eût monté et se fût avisé de dire quelque chose, il lui aurait fait la sortie qu'il méritait, et qu'il continuait de mériter, puisque, hors du ministère et non content de demeurer à Paris, il conservait commerce avec les ministres étrangers, visitait les ambassadeurs et se voulait encore mêler d'affaires. Le maréchal s'échauffa de plus en plus, se lâcha contre ce mort, comme il faisait de son vivant, et finit par me dire que je ferais bien de l'avertir de prendre garde à sa conduite, pour ne s'attirer pas pis, et de lui conseiller encore de sortir de Paris, où il était hardi de demeurer. Je tâchai de l'adoucir, de peur de pis en effet pour le malheureux ex-ministre, et j'y réussis assez bien en ne le contredisant pas sur des choses inutiles.

Je fus ensuite chez Chamillart, que je voyais fort assidûment, qui me conta que Bergheyck l'étant allé voir, et lui ayant affaire dans le quartier du duc d'Albe, chez qui Bergheyck voulait aller au sortir de chez lui, il l'y avait mené sans aucun dessein d'y descendre, et seulement pour être plus longtemps avec Bergheyck. Ce qu'il y eut de rare, c'est que le roi demanda à ce dernier s'il n'avait pas été surpris de ne plus trouver son ami Chamillart en place; et comme Bergheyck répondit mollement en tâtant le pavé, le roi le rassura en lui en disant du bien, mais comme en passant et comme quelque chose qui lui échappait avec plaisir. J'avais fait en sorte de faire parler Chamillart sur cette prétendue visite au duc d'Albe sans lui dire pourquoi; mais le vacarme qu'en fit Boufflers ailleurs encore que chez moi fit du bruit qui revint à Chamillart, et qui fit qu'il me demanda si le maréchal ne m'en avait point parlé. Je le lui avouai, mais sans entrer dans un fâcheux détail.

Là-dessus Chamillart, le coeur gros de l'aventure, m'apprit que, sans lui, Boufflers n'eût pas eu la survivance de ses gouvernements de Flandre et de Lille pour son fils; qu'il fut même obligé d'en presser le roi à plus d'une reprise, et qu'il lui arracha cette grâce pour le défenseur de Lille, plutôt qu'il ne l'obtint. C'est ainsi que les bienfaits qui semblent le plus naturellement couler de source ne sont souvent que le fruit d'offices redoublés; et une des choses en quoi Chamillart se manqua le plus principalement à soi-même fut de ne se faire valoir d'aucun, pour en laisser au roi tout le gré et l'honneur, dont sa disgrâce fut le salaire.

J'ai touché déjà les raisons pour lesquelles le maréchal ne l'aimait pas, entre lesquelles son revêtement de Mme de Maintenon, pour ainsi parler de son dévouement pour elle, et la partialité du ministre pour Vendôme, et son abandon à cette étrange cabale l'avaient tellement aigri qu'il se déchaîna à découvert, et que le braillant de son retour de Lille, joint à l'opinion de sa droiture, de sa vérité, de sa probité, qui en effet étaient parfaites, firent peut-être plus de mal à Chamillart que Mme de Maintenon même, et que tout ce qu'elle avait su ameuter et organiser contre lui. Mais si le maréchal eût su qu'il lui devait la survivance de Flandre pour son fils, jamais il ne se fût porté à le perdre, et il était homme si généreux et si reconnaissant que, tout politique qu'il était, je l'ai connu assez intimement pour avoir lieu de douter que Mme de Maintenon, toute telle qu'elle fût pour lui, l'eût pu empêcher de le servir.

De tous ses ennemis, il n'y eut presque que le maréchal qui ne le visita point et qui ne lui fit rien dire, et il eut raison après s'être si ouvertement déclaré. Le chancelier même et Pontchartrain son fils, l'un lui écrivit, l'autre le visita; et tous ceux qui lui avaient été le plus opposés se piquèrent de procédés honnêtes.

Mais la poursuite menaçante de Mme de Maintenon, qui craignait même son ombre, le contraignit de retourner aux Bruyères, et bientôt après à Mont-l'Évêque, maison de campagne de l'évêché de Senlis, parce qu'elle le trouvait trop près de Paris. J'y fus des Bruyères avec lui et j'y demeurai plusieurs jours. Le grand écuyer y vint dîner avec lui de Royaumont. La proximité des Bruyères de Paris lui avait procuré quantité de visites; l'éloignement de Mont-l'Évêque ne l'en priva pas. Mme de Maintenon fut piquée à l'excès que sa disgrâce ne fit pas son abandon général; elle s'en expliqua avec tant de dépit et lui fit revenir tant de menaces sourdes, s'il ne s'éloignait entièrement, qu'il jugea devoir céder à une si dangereuse persécution. Il n'avait point de terres, il en cherchait pour placer une partie du prix de sa charge, il ne savait où se retirer au loin. Il prit le parti forcé d'aller visiter lui-même les terres qu'on lui proposait, pour s'éloigner sous ce prétexte, en attendant qu'il pût être fixé quelque part au loin.

La Feuillade avait fait l'effort de coucher une nuit aux Bruyères et deux à Mont-l'Évêque. Le surprenant est qu'il avait tellement ensorcelé son beau-père qu'il lui fut obligé de ce procédé, tandis qu'il n'y eut personne, jusqu'à ses ennemis même, qui n'en fût indigné.

Il y avait longtemps que je m'apercevais que l'évêque de Chartres ne m'avait que trop véritablement averti des mauvais offices qu'on m'avait rendus auprès du roi, et de l'impression qu'ils y avaient faite. Son changement à mon égard ne pouvait être plus marqué; et, quoique je fusse encore des voyages de Marly, je ne pouvais pas douter que ce n'était pas sur mon compte; piqué de tant de cheminées qui, pour ainsi dire, m'étaient tombées sur la tête en allant mon chemin, de ne pouvoir démêler le véritable apostume ni son remède par conséquent, d'avoir affaire à des ennemis puissants et violents que je ne m'étais point attirés, tels que M. le Duc et Mme la Duchesse, et que les personnage de la cabale de Vendôme et les envieux et les ennemis dont les cours sont remplies, et, d'autre part, à des amis faibles ou affaiblis, comme Chamillart et le chancelier, le maréchal de Boufflers et les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, qui ne pouvaient m'être d'aucun secours avec toute leur volonté; vaincu par le dépit, je voulus quitter la cour et en abandonner toutes les idées.

Mme de Saint-Simon, plus sage que moi, me représentait les changements continuels et inattendus des cours, ceux que l'âge y pou voit apporter, la dépendance où on en était non seulement pour la fortune, mais pour le patrimoine même, et beaucoup d'autres raisons. À la fin, nous convînmes d'aller passer deux ans en Guyenne, sous prétexte d'y aller voir un bien considérable que nous ne connaissions point par nous-mêmes, faire ainsi une longue absence sans choquer le roi, laisser couler le temps et voir après le parti que les conjonctures nous conseilleraient de prendre.

M. de Beauvilliers, qui se voulut adjoindre M. de Chevreuse dans la consultation que nous lui en fîmes, le chancelier à qui nous en parlâmes après, furent de cet avis, dans l'impuissance où ils se virent de me persuader de demeurer à la cour; mais ils nous conseillèrent de parler d'avance de ce voyage, pour éviter l'air de dépit, et qu'il ne se répandît aussi que j'eusse été doucement averti de m'éloigner.

Il fallut la permission du roi pour s'écarter si loin et si longtemps; je ne voulus pas lui en parler dans la situation où je me trouvais. La Vrillière, fort de mes amis, et qui avait la Guyenne dans son département, le fit pour moi, et le roi le trouva bon.

Le maréchal de Montrevel commandait en Guyenne; j'ai déjà remarqué, lors de sa promotion au bâton, quelle espèce d'homme c'était. La tête avoir achevé de lui tourner en Guyenne; il s'y croyait le roi, et avec des compliments et des langages les plus polis, usurpait peu à peu toute l'autorité dans mon gouvernement. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer ce dont il s'agissait entre nous, qui se trouvera nécessairement ailleurs. Il suffit de dire ici en gros qu'il ne m'était pas possible d'aller à Blaye, que cela ne fût fini avec une manière de fou pour qui le roi avait eu toute sa vie du goût, et avec qui les raisons mêmes qui me menaient en Guyenne ne me laissaient pas espérer que raison, droit et justice de mon côté, fussent des armes dont je me pusse défendre. Il y avait deux ans que lui et moi étions convenus de nous en rapporter à Chamillart, sans que ce ministre eût pu prendre le temps de finir cette affaire. Je me mis donc à l'en presser par la nécessité où je me trouvais là-dessus. Le même défaut de loisir, affaires, voyages, temps rompus, la différèrent toujours, tant qu'enfin arriva sa chute qui lui ôta tout caractère de décider entre nous, et à Montrevel toute envie de s'y soumettre.

Si, depuis cinq ou six mois, je m'étais déterminé à la retraite, cet événement ne fit que m'y confirmer et m'en presser. Un ami éprouvé dans une telle place et dans une telle faveur est d'un grand et continuel secours pour les choses et pour les apparences, et laisse un grand vide par sa disgrâce. Elle m'ôtait de plus le logement de feu M. le maréchal de Larges au château, qu'il me fallut rendre au duc de Lorges, logé jusqu'alors dans celui de son beau-père, dont le roi disposa; et la cour, non seulement à demeure, comme j'y avais toujours été, mais même à fréquenter, est intolérable et impossible sans un logement que je n'étais pas alors à portée d'obtenir. Depuis le Marly où éclata le départ de Torcy pour la Hollande, j'en avais été éconduit: ainsi la main du roi s'appesantissait peu à peu en bagatelles, peut-être en attendant occasion de pis; d'aller en Guyenne sans que rien fût terminé entre Montrevel et moi, il n'y avait pas moyen d'y penser; je pris donc le parti d'aller à la Ferté, résolu d'y passer une et plusieurs années, et de ne revoir la cour que par moments et pas même tous les ans, s'il m'était possible sans manquer au tribut sec et pur du devoir le plus littéral.

Mon assiduité auprès de Chamillart à l'Étang, aux Bruyères, à Mont-l'Évêque, à Paris, avait déjà déplu. Je partis un mois après qu'il fut allé chercher des terres pour s'éloigner de Paris. Ses filles vinrent s'établir et l'attendre à la Ferté, où il revint de ses tournées, et où je le reçus avec des fêtes et des amusements que je ne lui aurais pas donnés dans sa faveur et dans sa place, mais dont je n'eus pas de scrupule, parce qu'il n'y avait plus de cour à lui faire, ni rien à attendre de lui: aussi y fut-il vivement sensible. Il fut assez longtemps chez moi; il y laissa ses filles, et s'en alla à Paris pour finir plusieurs affaires et le marché de la terre de Courcelles, dans le pays du Maine, qu'il acheta à la fin. Je demeurai chez moi dans ma résolution première, où toutefois je ne laissai pas d'être informé de ce qu'il se passait. Reprenons maintenant le affaires devant et depuis mon départ de la cour, et qui le retardèrent de beaucoup, et après lequel je soupirais avec un dépit ardent.

L'expression me manque pour ce que je veux faire entendre. La cour, par ces grands changements d'état et de fortune de Vendôme et de Chamillart, était plus que jamais divisée. Parler de cabales, ce serait peut-être trop dire, et le mot propre à ce qui se passait ne se présente pas. Quoique trop fort, je dirai donc cabale, en avertissant qu'il dépasse ce qu'il s'agit de faire entendre, mais qui, sans des périphrases continuelles, ne se peut autrement rendre par un seul mot.

Trois partis partageaient la cour qui en embrassaient les principaux personnages, desquels fort peu paraissaient à découvert, et dont quelques-uns avaient encore leurs recoins et leurs réserves particulières. Le très petit nombre n'avait en vue que le bien de l'État, dont la situation chancelante était donnée par tous comme leur seul objet, tandis que la plupart n'en avaient point d'autre que soi-même, chacun suivant ce qu'il se proposait de vague ou de considération, d'autorité, et en éloignement de puissance; d'autres de places et de fortunes à embler; d'autres, plus cachés ou moins considérables, tenaient à quelqu'une des trois, et formaient un sous ordre qui donnait quelquefois le branle aux affaires, et qui entretenait cependant la guerre civile des langues.

Sous les ailes de Mme de Maintenon se réunissait la première, dont les principaux, en curée de la chute de Chamillart, et relevés par celle de Vendôme qu'ils avaient aussi poussoté tant qu'ils avaient pu, étoient ménagés et ménageaient réciproquement Mme la duchesse de Bourgogne, et étaient bien avec Monseigneur. Ils jouissaient aussi de l'opinion publique et du lustre que Boufflers leur communiquait. À lui se ralliaient les autres, pour s'en parer et pour s'en servir; Harcourt, même des bords du Rhin, en était le pilote, Voysin et sa femme, leurs instruments, qui réciproquement s'appuyaient d'eux. En deuxième ligne était le chancelier, qui [était] dégoûté à l'excès par l'aversion que Mme de Maintenon avait prise pour lui, conséquemment par l'éloignement du roi; Pontchartrain, de loin, à l'appui de la boule; le premier écuyer, vieilli dans les intrigues, qui avait formé l'union d'Harcourt avec le chancelier, et qui les rameutait tous; son cousin Huxelles, philosophe apparent, cynique, épicurien, faux en tout, et dont on peut voir le caractère ci-devant (t. IV, p. 92), rongé de l'ambition la plus noire, dont Monseigneur avait pris la plus grande opinion par la Choin que Beringhen, sa femme et Bignon, en avaient coiffée; le maréchal de Villeroy qui, du fond de sa disgrâce, n'avait jamais perdu les étriers chez Mme de Maintenon, et que les autres ménageaient par là et par cet ancien goût du roi qui, par elle, pouvait renaître; le duc de Villeroy, remué par lui, mais avec d'autres allures, et La Rocheguyon qui, ricanant sans rien dire, tendait des panneaux, et par Bloin et d'autres souterrains savaient tout et avaient toute créance de jeunesse auprès de Monseigneur, et qui, quoique de loin, ne laissaient pas que d'avoir influé à la perte de Vendôme et de Chamillart, ayant en tiers la duchesse de Villeroy, dont le peu d'esprit était compensé par du sens, beaucoup de prudence, un secret impénétrable et la confiance de Mme la duchesse de Bourgogne en beaucoup de choses, qu'elle savait tenir de court et haut à la main.

D'autre part, sous l'espérance que nourrissait la naissance, la vertu et les talents de Mgr le duc de Bourgogne, tout de ce côté, par affection décidée, était le duc de Beauvilliers, le plus apparent de tous; le duc de Chevreuse en était l'âme et le combinateur; l'archevêque de Cambrai, du fond de sa disgrâce Est de son exil, le pilote; en sous-ordre, Torcy et Desmarets; le P. Tellier, les jésuites et Saint-Sulpice, d'ailleurs si éloignés des jésuites, et réciproquement; Desmarets, ami du maréchal de Villeroy et du maréchal d'Huxelles et Torcy bien avec le chancelier, uni avec lui sur les matières de Rome, conséquemment contre les jésuites et Saint-Sulpice, et en brassière sur ce recoin d'affaires avec ses cousins de Chevreuse et surtout de Beauvilliers, ce qui met toit entre eux du gauche et souvent des embarras.

Ceux-ci, plus amis entre eux, au besoin, toujours plus concertés, en occasion continuelle de se voir sans air de se chercher, affranchis des sarbacanes par leurs places, et voyant tout immédiatement, en état d'amuser les autres par des fantômes, et d'un coup de nain de rendre fantômes les réalités les mieux amenées, et par voir et savoir de source, de rompre la mesure à leur gré, tant était-il vrai, de tout ce règne, que le ministère donnait tout en affaires, quelque tondante que Mme de Maintenon y eût usurpée, qui n'osait questionner ni montrer rien suivre, à qui les choses ne venaient par le roi qu'à bâtons rompus, et qui par là avait si grand besoin d'avoir un ministre tout à elle. Ceux-ci n'admirent personne avec eux sans une vraie nécessité, et pour le moment seulement de la nécessité. Ils n'avaient qu'à parer, et comme ils étaient en place, ils n'avaient qu'à se défendre et rien à conquérir; mais les rieurs n'étaient pas pour eux. Leur dévotion les tenait en brassière, était tournée aisément en ridicule; le bel air, la mode, l'envie étaient de l'autre côté, avec la Choin et Mme de Maintenon.

Ces deux cabales se tenaient réciproquement en respect. Celle-ci marchait en silence; l'autre, au contraire, avec bruit, et saisissait tous les moyens de nuire à l'autre. Tout le bel air de la cour et des armées était de son côté, que le dégoût et l'impatience du gouvernement grossissait encore, et quantité de gens sages, entraînés par la probité de Boufflers et les talents d'Harcourt.

D'Antin, Mme la Duchesse, Mlle de Lislebonne et sa soeur, leur oncle, inséparable d'elles, et l'intrinsèque cour de Meudon formaient le troisième parti. Aucun des deux autres ne voulait d'eux; l'un et l'autre les craignaient et s'en défiaient; mais tous les ménageaient, à cause de Monseigneur, et Mme la duchesse de Bourgogne elle-même.

D'Antin et Mme la Duchesse n'étaient qu'un; ils étaient également décriés; ils étaient pourtant à la tête de ce parti, d'Antin, par ses privantes avec le roi, qui augmentaient chaque jour, et dont mieux qu'homme du monde il savait se parer et même s'avantager solidement; lui et Mme la Duchesse pour les leurs, avec Monseigneur. Ce n'était pas que les deux Lorraines n'eussent: encore plus sa confiance et celle de Mlle Choin au moins plus que les deux autres; elles avaient de plus un autre avantage, mais alors et longtemps depuis inconnu, dont j'ai parlé d'avance (t. V, p. 427), qui était cette liaison avec Mme de Maintenon si honteusement mais si solidement fondée, et pour cela même si cachée. Mais elles étaient encore étourdies des deux coups de foudre qui venaient de tomber sur Vendôme et Chamillart. Boufflers, Harcourt et leurs principaux tenants détestaient l'orgueil du premier et la suprématie de rang et de commandement où il s'était élevé. Chevreuse, Beauvilliers et les leurs, par ces raisons, et plus encore par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, n'étaient pas moins éloignés de lui: pas un de ces deux partis n'était donc pas pour se rapprocher de ce troisième, qui était proprement la cabale de Vendôme, encore troublée du coup, ni les derniers, de plus, de d'Antin, qui, dans la folle espérance d'avoir la part principale à la dépouille de Chamillart, avait travaillé si fortement à sa ruine.

Pour être mieux entendu, donnons un nom aux choses, et nommons ces trois partis: la cabale des seigneurs, qui est le nom qui lui fut donné alors, celle des ministres, et celle de Meudon.

Cette dernière avait été plus touchée de la fâcheuse épreuve de ses forces que de la chute de Vendôme; elle ne le portait que pour perdre Mgr le duc de Bourgogne par les raisons qui en ont été expliquées; ce grand coup à la fin manqué à demi, Vendôme de moins les mettait plus au large auprès de Monseigneur et ramassait tout plus à eux. Je dis manqué à demi, car il avait pleinement porté par leurs artifices auprès de Monseigneur qui n'en est jamais revenu pour Mgr le duc de Bourgogne et qui le lui fit sentir le reste de sa vie, même grossièrement. À l'égard de Chamillart, ce coup manqué auprès du roi, on a vu par le trait que lui fit par deux fois Mlle de Lislebonne auprès de Mlle Choin, combien peu ils s'en soucièrent dès qu'ils le virent sur le penchant; elle et sa soeur comptèrent bien sur le successeur par elles-mêmes à cause de Monseigneur, encore plus quand elles virent Voysin l'être par leurs secrets rapports avec Mme de Maintenon.

Pour Vaudemont, outre qu'il n'était qu'un avec ses nièces, éconduit qu'il était sans retour des usurpations de rang qu'il avait essayées, établi d'ailleurs comme il était, tout cela lui importait assez peu, et sa considération déjà tombée demeurait sans souffrir une plus grande diminution.

M. du Maine, régnant dans le coeur du roi et de Mme de Maintenon, ménageait tout, n'était à aucun qu'à soi-même, se moquait de beaucoup, nuisait à tous tant qu'il pouvait, et tous aussi le craignaient et le connaissaient. Voysin, tout à Mme de Maintenon, lui valait mieux que Chamillart qui s'était livré à lui; et Vendôme ayant péri dans son entreprise des Titans, l'entreprise échouée, du Maine se trouvait soulagé d'un audacieux qui n'aurait pas voulu être inférieur à ses enfants, et dont la parité réelle était un titre embarrassant.

M. le Duc laissait faire, embourbé qu'il était dans son humeur qui éloignait tout le monde de lui comme d'une mine toujours prête à sauter, dans ses affaires de la mort de M. le Prince, dans ses plaisirs obscurs, et dans sa santé qui commençait à devenir mauvaise.

Le comte de Toulouse non plus que M. le duc de Berry ne prenaient part à rien; M. le duc d'Orléans n'était pas en volonté, ni, comme on le verra bientôt, en état d'entrer en quoi que ce soit, et Mgr le duc de Bourgogne, enfoncé dans la prière et dans le travail de son cabinet, ignorait ce qui se passait sur la terre, suivait les impressions douces et mesurées des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, n'avait figuré en rien dans les disgrâces de Vendôme et de Chamillart, et s'était contenté de les offrir à Dieu comme il avait fait les tribulations qu'ils lui avaient causées.

À l'égard de Mme la duchesse de Bourgogne, on a vu qu'elle procura l'une et qu'elle ne s'épargna pas pour l'autre; cela joint à ce qu'elle était à Mme de Maintenon, et Mme de Maintenon a elle, la jetait naturellement du côté de la cabale des seigneurs avec le goût qu'Harcourt lui avait donné pour lui, l'estime qu'elle ne pouvait refuser à Boufflers, et son amitié pour la duchesse de Villeroy. Mais éloignée à l'excès des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse qu'elle craignait en cent façons auprès de Mgr le duc de Bourgogne, elle s'en était fort rapprochée à l'occasion des choses de Flandre, et comme elles avaient duré longtemps, ses préventions s'étaient fort amorties par le commerce qu'elle avait eu avec eux par elle-même, et par Mme de Lévi fort bien avec elle, une de ses dames du palais, qui avait tout l'esprit possible, et qui avait saisi ces temps favorables à son père et à son oncle, de manière qu'elle ne leur était pas opposée, et qu'elle nageait entre les deux cabales. Pour celle de Meudon, la même de Vendôme, elle ne gardait que les mesures dont elle ne se pouvait dispenser sagement à cause de Monseigneur et de la qualité de bâtarde du roi de Mme la Duchesse, avec laquelle on a vu qu'indépendamment du reste elle était personnellement mal. Le seul d'Antin en fut excepté par l'usage qu'elle en avait tiré sur la Flandre, et qu'elle s'en promettait encore au besoin par ses privances avec le roi.

Tallard, enragé de n'être, de rien, parce qu'on ne se fiait à lui d'aucun côté, ne tenait qu'à Torcy qu'il avait toujours ménagé, et au maréchal de Villeroy de toute sa vie son parent et son protecteur, sous la disgrâce duquel il gémissait. Quoique livré aux Rouan, si uns avec Mlle de Lislebonne et sa soeur, cela n'avait point pris avec lui, et il petillait de se fourrer de quelque chose sans y pouvoir réussir. Les ministres avaient moins d'éloignement pour lui que les deux autres partis, mais cela n'allait pas jusqu'à l'admettre. Il mourait de jalousie contre ceux qui lui étaient préférés dans le commandement des armées, il pâmait d'envie du brillant du maréchal de Boufflers, souple toutefois avec eux, mais hors de toute portée.

Villars ne doutait, ni de soi, ni du roi, ni de Mme de Maintenon. Le bonheur infatigable pour lui et l'expérience lui en répondaient; il était content, incapable de suite et de vues hors les purement personnelles; il n'était de rien, il ne se souciait pas d'en être, et aucun des partis ne le désirait.

Berwick ménageait et était ménagé des deux premiers. Les affaires d'Angleterre l'avaient lié avec Torcy; la piété et la dernière campagne de Flandre, avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; il était fort bien d'ancienneté avec d'Antin, et c'était le seul de la cabale de Meudon avec qui il fût de la sorte; le maréchal de Villeroy était son ami et son protecteur, et il était ami d'Harcourt qu'il avait toujours cultivé.

Tessé, ami de Pontchartrain, était suspect aux seigneurs et aux ministres. Les personnages qu'il avait faits ne lui avaient acquis l'estime ni la confiance de personne. Sa conduite à l'égard de Catinat l'avait perdu dans l'esprit de tous les honnêtes gens et empêcha même les autres de se lier avec lui; et sa bassesse à l'égard de Vaudemont, de Vendôme, de La Feuillade, avait achevé de l'anéantir. Son ambassade à Rome ne le releva pas, ni ses lettres ridicules au pape, qu'il n'eut pas honte de publier partout. Il était donc souffert dans la cabale de Meudon, mais rien au delà, et rejeté des deux autres. Noailles, riche en calebasses de toutes les sortes, nageait partout, tâtant tout, reçu honnêtement partout à cause de sa tante et de son langage; mais admis à rien encore en jeune homme qu'on ne connaissait pas assez, et dont le grand vol et les nombreux crampons tenaient en égale attention et défiance.

Ces cabales, au reste, avaient leurs subdivisions. Dans celle des seigneurs, Harcourt avait ses réserves avec tous les autres, quoique cheminant avec eux et souvent par eux, et ne faisait comparaison avec aucun, pour me servir de ce terme vulgaire, excepté le chancelier, mais qui n'était bon que pour le conseil dans la situation où il se trouvait avec le roi et Mme de Maintenon, qui l'excluait de pouvoir être acteur en rien, sinon quelquefois au conseil, où il était sans milieu, nul ou emportant la pièce avec feu, adresse et subtilité, qui était son talent naturel; ce qu'il ne faisait qu'aux grandes occasions pour tomber sur le duc de Beauvilliers sans l'attaquer directement, mais embarrasser un avis et tacher de lui donner un air ridicule.

Le maréchal de Villeroy, le moins ardent de tous, par la futilité de son esprit, son incapacité naturelle et la chute de Vendôme et de Chamillart, ses deux objets de haine, était de longue main ami particulier de Desmarets par ses anciennes liaisons avec Bechameil, son beau-père, fort attaché et protégé du chevalier de Lorraine et d'Effiat. Malgré sa disgrâce, on a vu qu'il avait conservé l'amitié et souvent la confiance de Mme de Maintenon, une relation assez fréquente avec elle, la privante de longues conversations avec elle; toutes les fois qu'il allait à Versailles, ce qui n'était pas fréquent. Beaucoup plus souvent des lettres de l'un et de l'autre, et des mémoires sur les choses de Flandre qu'elle lui demandait, et qui étaient toujours biens reçus. Leurs paquets passaient le plus ordinairement par Desmarets, rarement par la duchesse de Villeroy. Il était assez bien avec Torcy, et en quelque mesure avec Beauvilliers, qui tous deux n'en faisaient nul compte, et tous deux fort haïs de La Rocheguyon et du duc de Villeroy autant qu'il en était capable; en cela, comme en bien d'autres points, divisé d'avec son père, quoique très uni sur le principal, et mieux ensemble depuis que leur différent genre de vie, depuis que la disgrâce du père et la charge du fils les avait séparés de lieux. Chevreuse et Beauvilliers, sans secret l'un pour l'autre, étaient réservés avec les leurs, et, bien que cousins germains de Torcy, un fumet de janséniste les écartait de lui fort au delà du but.

D'Antin et Mme la Duchesse, entièrement unis de vue, de besoins réciproques de vices et de lieux, se déficient fort des deux Lorraines, avec des confidences néanmoins et l'extérieur le plus intime, que le dessein commun soutenait pendant la vie du roi, en attendant qu'ils s'entr'égorgeassent tous après, pour la possession unique de Monseigneur, devenu roi. Cette cabale frayait avec celle des seigneurs; mais elle en était découverte et intérieurement haïe et crainte comme ayant été celle de Vendôme.

Pour celle des ministres, rien de plus opposé, quoique Torcy et Mme la Duchesse, et par conséquent d'Antin, eussent des ménagements réciproques par la Bouzols, soeur de Torcy, amie intime de tous les temps, et de toutes les façons, de Mme la Duchesse, et qui, avec une figure hideuse, était charmante dans le commerce, avec de l'esprit comme dix démons.

Telle était la face intérieure de la cour dans ce temps orageux, signalé par deux chutes si profondes, qui semblaient en préparer d'autres.

Suite