1709
Mérite et capacité d'Amelot. — Tous les ministres menacés. — Singulière consultation du chancelier et de la chancelière avec moi. — Mesures de retraite à la Ferté. — Conversation particulière et curieuse sur ma situation de Mme de Saint-Simon avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Causes de l'éloignement du roi pour moi. — Folle ambition d'O et de sa femme qui me tourne à danger. — Changements en Espagne. — Amelot, refusé d'une grandesse pour sa fille, arrive à Paris, perdu.
C'était, ce semble, le temps des orages à la cour; il en grondait un qui menaçait tous les ministres. Celui qui fut si près d'accabler M. le duc d'Orléans ne fut pas plutôt passé que l'autre sembla se renouveler.
Le retour d'Amelot, toujours à la veille de partir d'Espagne, parut une bombe en l'air qui les menaçait tous. Il y avait été à la tête de toutes les affaires qu'il avait trouvées dans le plus grand chaos et dans un épuisement étrange; il gouverna les finances, le commerce, la marine, avec tant d'application et de succès, que malgré le malheur de la guerre il les rétablit dans le plus grand ordre, les augmenta considérablement, acquitta une infinité de choses, régla les troupes, les rendit plus belles, plus choisies, plus nombreuses, les paya exactement, et peu à peu remplit toutes les sortes de magasins. Cela parut une création, et ce qui ne fut pas moins merveilleux, c'est qu'avec une fermeté que rien n'affaiblissait et qui se faisait ponctuellement obéir, il ne laissa pas de s'acquérir les cours de tous les ordres de l'Espagne par ses manières douces, prévenantes, polies, respectueuses, au milieu de ce grand pouvoir, comme sa capacité lui en acquit l'estime, et sa probité la confiance, et cela tout d'une voix, et cependant toujours très bien, et même en amitié avec la princesse des Ursins.
Cette grande réputation, qui depuis tant d'années dure encore en bénédiction en Espagne, et où, douze ans après son retour, tout ce que j'y vis me demanda de ses nouvelles avec empressement, se répandit sur ses louanges, et en étonnement de ce qu'il n'était pas en première place en France, était pleinement connue en notre cour, où on sentait le besoin de ministres d'un mérite aussi éprouvé que le sien. On parla de lui pour les affaires étrangères où il avait si bien réussi dans ses ambassades, et Torcy avait tout à craindre de Mme de Maintenon et des jésuites. On en parla pour les finances qu'il avait rétablies et augmentées. On en parla pour la guerre, parce qu'il n'avait pas moins bien réussi pour les troupes, et en ce cas de donner les finances à Voysin où sur tous les autres départements, Mme de Maintenon voulait avoir celui-là à elle; ainsi Desmarets se crut en l'air fort longtemps, parce que le retour d'Amelot se différait toujours.
Enfin on en parla pour la marine avec plus d'apparence encore par les créations, s'il faut ainsi parler, qu'il avait faites dans celle d'Espagne, qui fut toute formée; rétablie et mise en ordre et en nombre par ses soins, par les connaissances qu'il avait plus particulièrement acquises du commerce par l'administration immédiate de celui des Indes, enfin par la haine générale de Pontchartrain, qui n'avait plus le bouclier de sa femme, et dont le père était personnellement si mal avec Mme de Maintenon, l'évêque de Chartres et les jésuites.
Le comte de Toulouse s'était repenti plus d'une fois de ne l'avoir pas perdu lorsqu'il l'avait pu; Mme la duchesse de Bourgogne ne le pouvoir souffrir; il était abhorré de la marine et de ses propres confrères dans les affaires. Il ne tenait au roi que par l'inquisition de Paris, qu'il avait mise sur ce pied-là; encore le secret et les affaires qui tenaient de l'important lui avaient-ils été soufflés par d'Argenson en qui le roi avait toute confiance, et qui s'était acquis l'affection de beaucoup de gens considérables, en soustrayant au roi et à Pontchartrain les aventures de leurs enfants et de leurs proches, qui les auraient perdus si elles avaient été sues. Les meilleurs amis même du chancelier n'étaient rien moins que les siens, et avec toute sa bassesse pour les jésuites et pour Saint-Sulpice il n'avait pu gagner leur amitié. Dans cet état, son père, qui le connaissait mieux que personne, mais qui ne pouvait faire qu'il ne fût son fils, tremblait pour lui, se voyait aisément entraîné dans sa disgrâce, conséquemment la ruine d'une famille qu'il n'aurait élevée que pour la douleur de la voir périr.
Dans cette anxiété, il me pressa d'un voyage à Pontchartrain, où j'allais assez souvent avec eux; et là, sans peur et sans aveuglement, il me fit l'honneur de me consulter dans son cabinet, où il appela la chancelière en tiers. Là, il m'exposa ses craintes et la matière de la consultation sans s'ouvrir, pour me donner lieu de dire plus naturellement ce que je penserais. Il s'agissait de, savoir ce qu'il ferait si son fils était chassé, et, ce qui était le moins apparent, ce que ferait son fils s'il l'était lui-même, enfin quel parti prendre s'ils l'étaient tous deux.
Au premier cas, mon avis fut qu'il tendit le dos à la disgrâce; qu'il ne heurtât point le public, qui l'aimait lui et l'honorait, mais qui éclaterait de joie d'être délivré de son fils; qu'il n'augmentât pas le malaise que le roi prenait avec ceux qu'il jugeait mécontents, mais qu'il prît sur lui de l'élargir, et sans abandonner son fils, se réservant entier à le protéger en un autre temps, et glissant sur les motifs de cette disgrâce, il se fit un mérite de la reconnaissance de n'y être pas enveloppé, et persuadât le roi qu'il se trouvait bien traité, favorisé même, d'être, en cette occurrence, conservé entier avec les sceaux dans tous ses conseils, par conséquent dans sa confiance; que cette conduite, à connaître le roi comme nous le connaissions, le remettrait non seulement au large avec lui, mais lui plairait de façon à espérer de le rapprocher comme avant que Mme de Maintenon l'eût éloigné de lui, d'autant plus que-le fonds d'estime et de goût était demeuré jusqu'à remarquer souvent la sécheresse dont le chancelier payait la sienne, et jusqu'à s'en être plaint plus d'une fois; qu'outre que cette voie était celle de maintenir sa considération, c'était la seule encore qui lui prît faire espérer le retour de son fils, soit après le roi par Monseigneur avec qui il était bien et dont il demeurerait ainsi à portée, soit par le roi même, s'il venait à se mécontenter du successeur de son fils, ou que les temps changeassent à l'égard des personnes qui auraient procuré sa disgrâce, toutes choses très possibles à espérer du cours du temps, des révolutions des cours; de son âge et de sa santé, et auxquelles il fallait renoncer absolument s'il se retirait par la disgrâce de son fils, et consentir à survivre à sa fortune, et, au bien près, à voir ses petits-enfants au même point où lui-même s'était trouvé en naissant.
[Quant] au second cas, il ne me parut pas vraisemblable. Je ne voyais rien de personnel contre lui qui pût aller à lui ôter les sceaux, ni aucun candidat qui en fût susceptible. Chassant Torcy ou Desmarets pour faire place à Amelot, ni l'un ni l'autre n'étaient assez bien avec le roi et Mme de Maintenon pour leur donner cette consolation imaginaire, ni pour que le roi se pût résoudre à retenir vis-à-vis de soi un homme qu'il aurait dépouillé et qui demeurerait outré de l'être; que Voysin, tout nouveau, n'avait pas besoin de ce surcroît; et que, dès que la pensée n'en était pas venue au roi pour retenir et consoler son ami Chamillart, je ne voyais plus aucun péril à craindre là-dessus. Mais pour couler à fond cette seconde matière, quelque peu apparente qu'elle fût, mon avis était que son fils ne se jetât pas volontairement lui et ses enfants dans le précipice, mais qu'il demeurât et se conduisît comme je venais de le lui proposer à lui-même en cas de chute de son fils.
Au troisième cas, où chassés tous deux, il s'agissait de savoir si le chancelier retiendrait ou se démettrait de son office; même en rendant volontairement les sceaux, si son fils était chassé, si à cette occasion il eut pris le parti de la retraite, mon avis fut encore qu'il conservât l'office de chancelier. Outre que cette sorte de démission a peu d'exemples, et aucun depuis les derniers siècles, le possesseur n'en peut être dépouillé que par jugement juridiquement prononcé pour crime. Tant qu'il le conserve, en quelque exil qu'il soit, il demeure le second officier de la couronne, le chef de la justice, et nécessairement en considération assez pour être encore ménagé lui et sa famille. Il est toujours regardé comme pouvant aisément revenir en première place. Rien de si peu stable que les sceaux pour qui n'en a que la garde, dont presque aucun n'est mort sans les avoir perdus; et les perdant, c'est toujours une sorte de nouvelle violence de ne les pas rendre au chancelier. D'ailleurs, quand cela n'arriverait pas de ce règne, il était plus que moralement sûr que cela ne serait différé que jusqu'à l'avènement de Monseigneur à la couronne, qui, l'aimant et l'estimant de tous temps, serait bien aise de le rapprocher, pour avoir sous sa main un chancelier et un ministre de son ancienne habitude et confiance; et ces sortes de retours [sont] toujours si accompagnés de faveur, que ce nouveau crédit pourrait remettre son fils en place; et enfin que la démission ne le conduirait qu'à marquer son dépit, ne serait jamais prise pour autre chose, et l'ensevelirait nécessairement dans une retraite profonde et difficile pour un homme marié, puisqu'il n'y avait plus moyen de se montrer sans cette robe, après en avoir été revêtu, ni d'en espérer le retour par une vacance.
Toutefois c'était le goût et le voeu du chancelier qui, après m'avoir écouté, me fit sur tous les trois points agités diverses réflexions et difficultés, qui ne purent me déranger de l'avis que je rapporte sur tous les trois. J'admirai la modestie, la défiance de soi-même, je dirai jusqu'à l'humilité, d'un ancien ministre au plus haut degré de son état, plein d'esprit, de lumière, d'expérience, vouloir consulter un homme de mon âge, et avoir la docilité de l'en croire.
Je fus encore plus surpris de la chancelière, qui dans une grande piété ne laissait pas d'aimer le monde et de craindre la solitude jusqu'à l'avouer, et qui, avec un excellent sens, en était fort considérée, fort instruite, et fort capable de donner les meilleurs conseils. Elle ne consulta pas de moins bonne foi que son mari, et rie se récria que sur la retraite assez grande pour être difficile à un homme marié. Elle ne voulut y être comptée pour rien; et par ce dépouillement en faveur de l'honneur, même du seul goût de son mari, acheva ‘de me donner idée de la femme forte.
Nous délibérâmes de la sorte plus de deux bonnes heures tous trois, et la résolution conforme à mon avis en fut la conclusion sur tous les trois points. Qui nous eût dit alors que ce serait moi qui chasserais leur fils sans retour, mais en conservant la charge au petit-fils? ce sont de ces révolutions qui semblent incroyables, ajoutons tout pour le prodige, du vivant du père, et sans perdre sa plus tendre amitié. C'est ce qui se trouvera en son temps.
Tandis que je raisonnais des disgrâces et des retraites des autres, il était temps, et plus, d'en venir à la mienne dans la pénible situation où je me trouvais. Le maréchal de Boufflers, qui ne l'ignorait pas, ni à quoi j'en étais avec le maréchal de Montrevel qui lui avait les dernières obligations; avec ce droit sur lui et dans la brillante posture où il se trouvait alors, il crut bien valoir Chamillart pour finir ces disputes. Je lui donnai carte blanche, je l'instruisis, et c'est ce qui m'arrêta. Montrevel, ravi de me voir destitué de Chamillart, crut après pouvoir tout m'embler, il fit des compliments à Boufflers, et finit par ne vouloir point s'en rapporter à lui ni à personne, dont Boufflers demeura extrêmement piqué. Je n'étais pas en temps favorable pour m'exposer à un jugement du roi, ainsi je laissai faire Montrevel tout ce que bon lui sembla; mais je ne songeai plus à aller en Guyenne, et me rabattis à la Ferté, où mon dessein était de passer des années. Mais auparavant nous crûmes qu'il était sage de prendre quelques mesures.
Mme de Saint-Simon n'était jamais entrée en rien d'intime avec Mme la duchesse de Bourgogne, mais elle en avait toujours été traitée sur un pied d'estime, d'amitié et de distinction. Nous savions même qu'elle la voulait à la place de la duchesse du Lude, si celle-ci âgée et goutteuse venait à manquer, et nous n'en pouvions même douter. Mme de Saint-Simon eut donc une conversation avec elle dans son cabinet, seule, un matin; pour découvrir par elle la cause de la situation où je me trouvais, et les moyens d'y remédier si cela était possible, avant que de prendre notre parti prêt à exécuter.
Elle fut reçue personnellement avec toute la bonté et l'intérêt possible, mais avec une froideur très marquée à mon égard; elle ne fut pas même difficile à en rendre raison, et de dire à Mme de Saint-Simon qu'il lui était beaucoup revenu que j'avais été extrêmement contraire à Mgr le duc de Bourgogne pendant la campagne de Flandre, et que je ne m'étais pas contraint de m'en expliquer. La surprise de Mme de Saint-Simon fut d'autant plus grande qu'elle avait su à mesure tout ce qui s'était passé là-dessus par Mme de Nogaret, et même par M. de Beauvilliers, et qu'il n'était pas possible que Mgr le duc de Bourgogne ne lui eût dit lui-même combien il était content de moi là-dessus. Mais la princesse était légère, en proie à chacun, et il s'était trouvé d'honnêtes gens qui avaient détruit dans le cours de l'hiver tout ce qui s'était passé dans celui de cette étrange campagne. Je reviendrai à ces bons offices-là dans un moment.
Mme de Saint-Simon se récria, lui rappela ce que je viens de dire; et pour lui faire une impression plus précise, la pria de s'en informer particulièrement à M. de Beauvilliers, avec qui elle avait été en si continuelle relation dans le cours de cette longue campagne, et à M. le duc d'Orléans, dont elle était si fort à portée, et avec lequel j'avais été en commerce de lettres continuelles pendant le même temps, et si étroit avec lui toujours depuis son retour.
Ces réponses firent impression. La princesse s'ouvrit davantage à mesure que Mme de Saint-Simon lui dit de faits forts et précis là-dessus, et qu'elle lui fit entendre que la cabale de M. de Vendôme, ne pouvant faire pis, pour se venger de ma liberté et de ma force à parler et à agir contre elle, avait semé la fausseté contraire de laquelle toute la cour avait été témoin; que Mgr le duc de Bourgogne était bien persuadé de la vivacité de ma conduite à cet égard, qui m'avait attiré de nombreux ennemis, et qu'il serait bien douloureux qu'elle fût la seule qui ne la fût pas après avoir vu et su par Mme de Nogaret, l'extrême intérêt que j'avais pris en celui de Mgr le duc de Bourgogne. La même légèreté qui l'avait aliénée la ramena aisément au souvenir de ce qu'on avait effacé de son esprit, et les suites ont dû nous persuader que ces fausses impressions étaient demeurées à leur tour effacées.
Elle dit ensuite à Mme de Saint-Simon que j'avais des ennemis puissants, et en nombre, qui ne, perdaient point d'occasions de me nuire; qu'on avait extrêmement grossi au roi mon attachement à ma dignité, et parla de cette méchanceté de M. le Duc que j'ai rapportée sûr les manteaux; qu'on m'accusait de blâmer sans mesure ce qu'il faisait, et de parler mal des affaires; que Mme de Saint-Simon était bien avec le roi, estimée et considérée, mais qu'il avait conçu une grande opposition pour moi, que le temps seul et une conduite fort sage et fort réservée pouvait diminuer; que l'on disait que j'avais beaucoup plus d'esprit, de connaissances et de vues que l'ordinaire des gens, que chacun me craignait et avait attention à moi, qu'on me voyait lié à tous les gens en place, qu'on redoutait que j'y arrivasse moi-même, et qu'on ne pouvait souffrir ma hauteur et ma liberté à m'expliquer sur les gens et sur les choses d'une façon à emporter la pièce, que ma réputation de probité rendait encore plus pesante.
Mme de Saint-Simon la remercia fort d'avoir bien voulu entrer ainsi en matière avec elle, et répliqua fort à propos que, n'y ayant rien d'essentiel à reprendre dans l'essentiel de ma conduite ni dans le courant de ma vie, on m'attaquait par des lieux communs qui, par leur vague, pourvoient convenir à chacun de ceux qu'on voulait perdre; que tous ces ennemis ne s'étaient montrés que depuis qu'ayant pensé, sans y songer, aller ambassadeur à Rome, on s'était réveillé sur moi pour me couper les ailes; que d'Antin et Mme la Duchesse ne s'y étaient pas épargnés: le premier par la concurrence du même emploi, qu'il avait vainement brigué; l'autre, en haine de ma hauteur à son égard sur l'affaire de Mme de Lussan; que les Lorrains, mes ennemis depuis l'affaire de M. le Grand et celle de la princesse d'Harcourt, que j'ai racontée et qu'il ne m'avait pas été possible d'éviter, ne cessaient de me nuire; que les envieux, si communs dans les cours, se joignaient à eux; et sur l'esprit et le reste parla en femme qui veut donner bonne opinion de son mari. Elle s'étendit ensuite sur ce qui s'était passé sur ce pari célèbre de Lille qui m'avait fait tant de mal, et s'étendit sur l'iniquité de se voir tourner à crime d'avoir des vues justes et des amis qui devaient faire honneur, et d'être si craint lorsqu'on ne pensait à rien, et qu'on ne voulait mal à personne.
La conversation finit par toutes sortes de marques de bonté de Mme la duchesse de Bourgogne, de peine de perdre Mme de Saint-Simon pour du temps, et d'être attentive à toutes les occasions, par elle et par Mme de Maintenon, à me raccommoder avec le roi. Elle parla même si fortement à Bloin pour nous faire donner un logement qu'il se détermina pour lui plaire à y faire de son mieux, à ce qu'il dit au duc de Villeroy et à d'autres de nos amis. Mme de Saint-Simon eut la prudence de ne me dire que longtemps depuis tout l'éloignement du roi pour moi que cette conversation lui avait appris, pour ne pas trop fortifier mon dégoût extrême de la cour, que je voulais abandonner pour toujours. Je fus sensible plus qu'à tout à la noirceur de la calomnie sur Mgr le duc de Bourgogne, et pour cela seul plus affermi à m'éloigner de scélérats si déclarés. Je ne pensai plus qu'à m'en aller à la Ferté.
Je me suis étendu sur cette conversation, parce que rien ne peint mieux le roi et la cour que tout ce qui fut dit à Mme de Saint-Simon par Mme la duchesse de Bourgogne. Cette crainte et cette aversion si grande du roi pour l'esprit et pour les connaissances au-dessus du commun, que faute de mieux, on m'en fit un crime qui, en toute occasion, se renouvela auprès de lui, mais qui me fit plus de mal que des choses qui eussent été véritablement mauvaises et dangereuses. Jusqu'à la réputation de probité me nuisit auprès de lui, par le tour qu'on y sut donner; et ceux qui le connaissaient bien et qui me voulaient perdre sans avoir de quoi, n'y trouvèrent que des louanges exagérées d'esprit et de connaissances, et de poids donné par la probité à des discours pesants. L'amitié pour moi et la confiance des principaux ministres et des seigneurs les plus distingués et lés plus considérés, les plus avant dans la confiance du roi, devenus un autre démérite auprès de lui, tellement que tout ce qui devait lui plaire comme ce dernier article, et lui donner bonne opinion comme tous ces autres, c'est ce qui fit son éloignement le plus grand, et qui encore, en premier ordre, lui soufflait ce poison. MM. du Maine et d'Antin, les deux hommes de sa cour qui voient le plus d'esprit, d'application et de vues, et qui passaient pour tels: d'Antin, on a vu pourquoi; M. du Maine était l'âme de la cabale de Vendôme et ne me pardonnait pas man attachement pour Mgr le duc de Bourgogne. Lui et d'Antin avaient séduit Bloin et Nyert dont le père, comme je l'ai raconté, devait sa fortune au mien, qui me rendirent tous les mauvais offices qu'ils purent, et en toutes les façons, sans l'avoir jamais mérité d'eux. M. et Mme du Maine n'avaient pas oublié les vains efforts qu'ils avaient prodigués pour m'attirer chez eux, et dès là me craignirent pour leur rang. De là le crime auprès du roi d'être attaché à ma dignité, de là la haine de Mme de Maintenon, qui fut ma plus constante et ma plus dangereuse ennemie.
Mme la duchesse de Bourgogne, qui nous le voulut cacher, coula, dans ce qu'elle dit à Mme de Saint-Simon, qu'elle tâcherait, par elle-même et par Mme de Maintenon, de profiter de toutes les occasions de me raccommoder avec le roi. Elle savait mieux qu'elle ne disait, et que Mme de Maintenon y était le plus grand obstacle. Chamillart le trouva tel, lorsqu'au commencement du mariage de sa dernière fille et de notre amitié, il me trouva mal avec le roi pour avoir quitté le service, et m'y voulut raccommoder et me remettre des voyages de Marly. Il en eut jusqu'à des disputes fortes, et souvent redoublées, avec Mme de Maintenon, avec qui alors il était dans l'entière intimité, et ce ne fut qu'avec beaucoup de temps et de peine qu'il vint à bout, non de la changer à mon égard, mais d'obtenir d'elle qu'elle ne s'opposerait plus à Marly, et qu'elle cesserait de me nuire. Je l'ai su de Chamillart même, qui ne voulut jamais s'en laisser entendre du vivant du roi, même depuis sa disgrâce, de peur; à ce qu'il me dit depuis, de me dégoûter trop, et d'exposer ma colère à me faire plus de mal encore avec elle. Je m'étais bien douté qu'elle ne m'était pas favorable, je ne savais pourquoi au juste, quoique je me défiasse de M. du Maine, qui toutefois ne se lassait jamais de m'accabler de politesses, même recherchées; mais, pour la haine, je ne la sus que lorsque, après la mort du roi, Chamillart me demanda ce que j'avais fait à cette fée, pourquoi elle me haïssait tant, et me conta ce que je viens de dire.
Pour Mme la duchesse, de Bourgogne, je fus redevable des impressions dont Mme de Saint-Simon la fit revenir à M. et à Mme d'O. On a vu (t. Ier, p. 362 et depuis) quels ils étaient. Le mari avait conservé la confiance du roi, et ses entrées privées, de l'éducation du comte de Toulouse. [On a vu] son hypocrisie étudiée, la protection du duc de Beauvilliers, dupe achevée par sa charité ignorante, son importance, une sorte de considération, et le tout à l'épreuve de sa campagne de mer et de celle de terre dont j'ai parlé. Il était créature de Mme de Maintenon, sa femme encore davantage, et si commode à Mme la duchesse de Bourgogne qu'elle l'avait réduite dans sa dépendance à force de services de confiance. Ces gens-là avaient oublié. leur état, et le prodige de leur fortune les avait aveuglés.
Le gouverneur du dernier fruit du plus scandaleux double adultère osa imaginer de s'en faire un échelon pour se faire gouverneur de l'héritier futur de la couronne. Dévoué à M. du Maine plus encore qu'au comte de Toulouse, parce qu'il en espéra davantage, et protégé de Mme de Maintenon, lui et sa femme, et tous deux tenant aux plus intimes de la cour par les deux voies les plus opposées, ils comptèrent s'assurer cette grande place en écartant ceux qui pouvaient y atteindre; et j'ai su depuis très certainement que, m'ayant regardé comme un compétiteur dangereux, et par le duc de Beauvilliers et par mes autres amis considérables, et par moi-même, ils avaient travaillé à me saper, et pour cela avaient persuadé cette horrible calomnie à Mme la duchesse de Bourgogne. Jamais je n'avais pensé à une placé qui ne devait être remplie que dans cinq ans; mais ces champignons de fortune prenaient leurs mesures de loin. Ils en sont néanmoins demeurés à celle qu'ils avaient faite, que leur ambition leur rendit enfin amère; et tous deux ont vieilli et sont morts dans la douleur et le mépris: le mari sans avoir pu dépasser la grand'croix de Saint-Louis, et n'ayant plus d'administration chez le comte de Toulouse; et la femme, devenue suivante de Mme de Gondrin, dame du palais, sous sa conduite, avec elle, et remariée après au comte de Toulouse, est morte abandonnée de tout le monde dans un grenier de l'hôtel de Toulouse.
Mme des Ursins fit beaucoup de changements dans les conseils, d'Espagne pour montrer des précautions et des suites de ses découvertes. Le conseil du cabinet, autrement la junte, fut composé de don Fr. Ronquillo, quelle avait fait gouverneur du conseil de Castille; des ducs de Veragua et de Medina-Sidonia: le premier absolument dans sa dépendance, l'autre grand écuyer, chevalier du Saint-Esprit, nullement à craindre, mais personnage du nom duquel elle se voulut parer et fort attaché au roi, qui l'aimait; du comte de Frigilliane, père du marquis d'Aguilar, que j'ai fait connaître (t. III, p. 30), et qu'il fallait bien récompenser de s'être dévoué à elle, et en sa personne, son fils d'avoir arrêté Flotte; du marquis de Bedmar, homme doux, qui devait tout à la France, et à qui elle donna la guerre qu'elle ôta au duc de Saint-Jean. Amelot en était toujours, qui à vrai dire leur laissait la broutille ou les choses résolues, et faisait tout, ou seul, ou avec la princesse des Ursins. Cette nouvelle forme fût encore un prétexte de le garder en Espagne quelque temps.
Lorsqu'il arriva enfin, les bruits et les frayeurs se renouvelèrent, quoique les ministres ne se fussent pas oubliés à faciliter les délais de son retour, et à les employer de leur mieux à se parer de ce qu'ils en craignaient. Lui-même aussi put y donner lieu, peu assuré d'embler en France une des places du ministère toutes remplies, et hors de portée, par son état d'homme de robé, des grandes récompenses d'Espagne où il avait si dignement servi. Il leur entra dans l'esprit, à lui et à Mme des Ursins, de faire le mariage de sa fille avec Chalais, fils du frère du premier mari de Mme des Ursins, dont elle avait toujours aimé les proches et celui-ci qu'elle avait fait venir auprès d'elle, et en faveur de ce mariage récompenser Amelot d'une grandesse pour son gendre. La difficulté ne fut pas en Espagne dont ils disposaient tous deux, et tout les persuadait avec raison qu'ils n'y en trouveraient pas en France du côté du roi, qui par toutes ses dépêches marquait tant de satisfaction d'Amelot qui méprisait les dignités, et à qui ce consentement ne coûtait rien et tenait lieu d'une grande récompense. Leur surprise ne fut pas médiocre lorsqu'ils y en trouvèrent, et telle qu'ils ne purent la vaincre.
Pendant cette sorte de combat dont Mme des Ursins, avertie peut-être en secret par Mme de Maintenon, se tint fort à quartier, Amelot arriva à Paris et à la cour. Sa réception y fut brillante, mais néanmoins sans voir le roi en particulier que quelques instants. Il alla voir les ministres. Le chancelier, pour début, lui dit: « Monsieur, nous n'avons, tous tant que nous sommes, qu'à nous bien tenir; et vous désirer que quelqu'un tombe. Sûrement vous auriez sa place; mais dépêchez-vous d'enfoncer la porte du cabinet, car je vous avertis que, si vous vous laissez refroidir, vous n'y reviendrez plus. » Il disait très vrai et en bon connaisseur.
Amelot parla au roi du mariage de sa fille et de la grandesse; il fut civilement éconduit. Quelques jours après, il revint à la charge, et le fut encore. Il en fut outré, et de n'avoir point eu d'audience particulière sur les affaires d'Espagne. Il ne se put empêcher de laisser voir son mécontentement, et cependant les ministres se rassurèrent.
Amelot se crut perdu et n'oublia rien dans sa surprise pour en pénétrer la cause. On n'avait pu l'attaquer sur la capacité, ni sur l'intégrité, ni sur aucune partie de l'exercice de ses emplois, mais on persuada au roi qu'il était janséniste. Dire et persuader en ce genre était même chose, et presque toujours le mal était devenu incurable avant que celui qui en était attaqué en eût la première notion: c'est ce qui arriva à Amelot. À la fin, il apprit de quoi il s'agissait, et n'en fut guère en peine, parce que jamais il n'avait donné lieu à ce soupçon. Mais quand il voulut s'en purger, il trouva si bien toutes les portes fermées qu'il en demeura perdu, et réduit au simple emploi de conseiller d'État, et confondu avec les manteaux, après avoir régné en effet en Espagne, et fait trembler ici longtemps tous les ministres. Il dit souvent depuis au chancelier qu'il n'avait que trop senti la justesse de son avis. Je n'ai point su qui lui enfonça ce poignard dans le sein, mais après tant de violents orages, le calme revint à la cour, dès qu'on n'y craignit plus Amelot.
Cette même fille, dont il s'était flatté de se défaire moyennant une grandesse, épousa depuis M. de Tavannes, lieutenant général en Bourgogne, frère de l'archevêque de Rouen, et nous verrons Chalais fait grand, sans chausse-pied, et malgré le roi. Amelot ne laissa pourtant pas à la fin de tirer parole du roi de la première charge de président à mortier pour son fils, tant il parut honteux de ne rien faire pour lui.
Eh ce même temps, la reine d'Espagne accoucha d'un fils qui ne vécut pas.