CHAPITRE XXIV.

1709

Chamillart et ses filles à la Ferté. — Chamillart achète Courcelles, où je mène la duchesse de Lorges. — Voyage à la Flèche: aventure. — Étrange sermon de la Toussaint. — Résolution et raisons de retraite. — Retour à Paris. — Sage piège dressé à Pontchartrain. — Triste situation de M. le duc d'Orléans. — Passage à Versailles, où le chancelier me force d'accepter une chambre chez lui au château. — Concours et conspirations d'amis. — Bontés et désirs de Mgr le [duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne sur Mme de Saint-Simon pour succéder à la duchesse du Lude. — Parti que je prends seul, et ses motifs, de faire demander par Maréchal une audience au roi. — Maréchale de Villars; son accortise. — Visite du roi du maréchal, puis à la maréchale de Villars. — Contretemps de Vendôme. — Je me propose de faire rompre M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton, et au maréchal de Besons de m'y aider. — Caractère de Besons. — Maréchal m'obtient une audience du roi.

Les différentes choses que j'ai racontées avaient retardé mon départ jusque dans les commencements de septembre.

Les filles de Chamillart vinrent à [la Ferté], lui-même aussi au retour de ses courses pour aller voir des terres à acheter, voyage où, pour être hors de Paris, les avis et les propos menaçants de Mme de Maintenon l'avaient forcé, qui le voulait tenir au loin, dans le dépit de la nombreuse et bonne compagnie qui ne l'abandonnait point, et plus encore dans l'appréhension que lui donnait le goût du roi pour lui. J'essayai de l'amuser par tout ce que la campagne me put fournir, et de le recevoir bien mieux que s'il eût été encore en place et en faveur. Après dix ou douze jours il s'en alla à Paris conclure le marché de Courcelles. Ses filles le suivirent bientôt après, excepté la duchesse de Lorges qui demeura avec nous et d'autre compagnie. Son père et sa famille ne tardèrent pas à s'en aller à Courcelles, et bientôt après j'y menai ma belle-soeur. Ce n'est pas qu'on ne fit tout ce que l'on put pour me dissuader Ce voyage, qui en effet était peu politique, mais je ne crus pas y devoir asservir l'amitié.

Je demeurai trois semaines; j'y passais les matinées avec Chamillart, qui m'y parla à coeur ouvert de bien des choses, et qui m'y en montra de bien curieuses du temps de son ministère. Quand j'aurais ignoré jusqu'alors les variations si fréquentes de l'esprit, de l'estime, de l'amitié de Mme de Maintenon, sans autre cause que son naturel changeant, je l'aurais vu là à découvert, ainsi que les événements produits de cette cause qui ont si souvent gâté les meilleures affaires, et perdu tant d'autres par le peu de suite et la succession des différentes fantaisies. Le reste du jour s'y passait en amusements et en promenades; Chamillart toujours doux, serein, sans humeur, sans distraction, mais presque jamais seul, comme un homme qui se craint et qui cherche à remplir le vide où il se trouve; la conversation bonne, mais réservée sur les nouvelles, et changeant alors la conversation adroitement; le voisinage assidu chez lui et bien reçu, et sa famille cherchant à l'amuser et à se dissiper elle-même.

J'y fus témoin de deux aventures que je ne puis m'empêcher de rapporter. Ce magnifique collège de la Flèche n'est qu'à deux lieues de Courcelles; nous l'allâmes voir. Les jésuites firent de leur mieux pour faire la meilleure réception qu'ils purent. Chauvelin, intendant de la province, s'y trouva pour y ajouter tout ce qu'il put. C'est celui qui devint après conseiller d'État, cousin de Chauvelin, qui longtemps depuis eut les sceaux et bien mieux encore. Tessé avait donné pour rien une de ses filles à La Varenne, qui était seigneur de la Flèche; elle était veuve et y demeurait. Chamillart crut de la politesse de l'aller voir et me le proposa; je crus lui devoir dire qu'elle était fille de Tessé, parce que ce maréchal avait contribué à sa chute, et qu'il n'avait pas gardé de mesures avec lui dans les derniers temps. Cela n'arrêta pas Chamillart; je ne lui en dis pas aussi davantage; nous y allâmes. La maison se trouva si dégarnie de domestiqués et si peu en ordre, que nous demeurâmes tous deux seuls près d'un quart d'heure, dans une antichambre. Il y avait une grande et vieille cheminée, sur laquelle on lisait en fort grosses lettres ces deux vers latins :

« Quum fueris felix, multos numerabis amicos [44] ;

Tempora si fuerint nubila, solus eris. »

Je l'aperçus, et me gardai bien d'en faire aucun semblant; mais le long temps que nous restâmes là donna loisir à Chamillart de tout considérer et de la lire. Je le vis faire, et je m'écartai pour ne lui pas montrer que je m'en apercevais, ni donner lieu de parler sur cette morale.

L'autre aventure fut plus pesante. La paroisse de Courcelles est petite, éloignée, et par un fort mauvais chemin. Contents d'y avoir été à la grand'messe le jour de la Toussaint, nous allâmes à vêpres à une abbaye de filles qui n'est qu'à demi-lieue, qui s'appelle la Fontaine-Saint-Martin. Nous vîmes l'abbesse à la grille, les dames entrèrent dans la maison. Chamillart et moi avions envie d'éviter un mauvais sermon, mais l'abbesse nous dit que l'évêque du Mans, qui avait su que nous devions aller ce jour-là chez elle, avait prié les jésuites d'y envoyer leur meilleur prédicateur, qui serait mortifié, et ces pères, si nous ne l'entendions point. Il fallut donc s'y résoudre.

Dès les premières périodes je frémis. Le sujet fut de la différence de la béatitude des saints d'avec le bonheur le plus complet dont on puisse jouir ici-bas; de l'éternelle solidité de l'une, de l'instabilité continuelle de l'autre; des peines inséparables des plus grandes fortunes; des dangers de la jouissance de la prospérité, des regrets et des douleurs de sa perte. Le jésuite s'étendit sur cette peinture qu'il rendit vive et démonstrative. S'il s'en fût tenu aux termes généraux, cette indiscrétion eût pu passer à la faveur du jour qu'on solennisait; mais après avoir bien déployé son sujet, il en vint à une description particulière si propre à Chamillart qu'il n'y eut personne de l'auditoire qui n'en perdit toute contenance. Il ne parla jamais d'autre fortune, ni d'autre bonheur que celui de la faveur et de la confiance d'un grand roi, que du maniement de ses affaires, que du gouvernement de son État; il entra dans le détail des fautes qui s'y peuvent faire ou qu'on impute aux malheureux succès, il ne ménagea aucun trait parlant. Il vint après à la disgrâce, au dénuement, au vide, au déchaînement. Il débita qu'un prince comptait au ministre chassé, comme une grâce sans prix, la bonté de ne lui pas faire rendre un compte rigoureux de son administration. Enfin il termina son discours par une exhortation, à ceux qui se trouvaient réduits en cet état, d'en faire un saint usage pour acquérir dans le ciel une plus haute fortune qui ne doit jamais finir. S'il avait adressé la parole à Chamillart, il n'aurait pas été plus manifeste qu'il avait entrepris de le prêcher tout seul; rien de tout son discours n'était propre qu'à lui. Il n'y eut personne qui n'en sortît confondu.

Chamillart seul ne parut point embarrassé. Après vêpres nous retournâmes à la grille. Il loua le prédicateur, lui fit accueil après lorsqu'il vint saluer la compagnie, le félicita du sermon; une collation vint fort à propos pour donner lieu de parler d'autre chose. Nous retournâmes à Courcelles, où nous nous déchargeâmes le coeur les uns aux autres de cette scandaleuse indiscrétion où le jésuite apparemment avait cru faire merveilles. Peu de jours après je retournai à la Ferté, après un mois d'absence.

La compagnie en était partie, et nous eûmes alors le temps, Mme de Saint-Simon et moi, de raisonner sur le parti que je voulais prendre. Je trouvais que l'abandon de la cour était le seul qui me convint. On ne me reprochait quoi que ce soit, je ne me sentais en faute sur rien, je n'avais donc pas matière à aucune justification, ni à aucune excuse, ni à espérer en y réussissant de me remettre à flot: on me trouvait trop d'esprit et d'instruction, détour que la connaissance de la faiblesse du roi à cet égard avait fait prendre pour me perdre auprès de lui, lors de l'ambassade de Rome, et dont on s'était si longtemps bien trouvé, qu'on le renouvelait plus que jamais. Les amis considérables que j'avais à la cour, en seigneurs principaux, en ministres, en dames considérables, était une autre matière qui me tournait à mal. On craignait qu'ils ne me portassent, que je susse en faire usage pour arriver; on ne voulait pas que j'eusse des ailes, et pour la première fois que pareille chose soit arrivée dans une cour, on me fit un crime auprès du roi de l'estime, de l'amitié, de la confiance des personnes pour lesquelles il en avait lui-même, et qu'à ce titre il avait élevées. Comment se disculper d'avoir de l'esprit et des connaissances, puisqu'on en avait persuadé le roi à mauvais dessein et avec succès? Comment lui faire entendre une ruse dont l'explication ne pouvait lui être faite, parce qu'elle ne roulait que sur sa faiblesse? Comment s'excuser sur l'usage de tant d'esprit prétendu, puisque jamais je n'avais été ni attaqué là-dessus, ni eu occasion d'en profiter ? Enfin, comment se laver d'avoir des amis qui me faisaient honneur par leur réputation, leur mérite, leurs places, et la part qu'ils avaient dans les affaires, et dans, l'estime et la confiance du roi, et dont l'amitié eût tenu lieu de mérite auprès de lui, à tout autre qu'à moi ?

Le rare est qu'on ne relevait point celle qui était entre M. le duc d'Orléans et moi, quoique si publique et si peu ménagée, et lui si mal auprès du roi. Rien ne montrait davantage le ressort qui faisait agir. On ne craignait pas l'usage que je pourrais faire de celle-ci, on redoutait celui que je pourrais tirer des autres. Mais de tout cela nul moyen d'en revenir auprès du roi, qu'on avait prévenu là-dessus comme sur des choses très dangereuses, et sur lesquelles il ne se pouvait rien alléguer.

C'était l'effet de la jalousie d'une part, du dépit de l'autre, de ceux que je n'avais pas ménagés pendant la campagne de Lille, et qui s'étaient aperçus que j'avais vu trop clair dans leurs desseins. Ils en craignaient les retours dans un temps ou dans un autre, et ils n'avaient rien épargné pour me mettre hors de combat pour toujours.

Les affaires de rang que j'avais soutenues, l'impatience des usurpations sur lesquelles je ne m'étais pas contraint, les fripons de toute espèce sur lesquels je m'étais quelquefois expliqué un peu librement, peu de commerce toute ma vie avec la jeunesse, dont la dissipation, le futile, la débauche de quelques-uns, ne m'allaient point, tout cela ensemble faisait un groupe et un cri sous lequel je succombais, et dont ces amis qu'on relevait si fort étaient trop faibles pour me défendre.

Le pari de Lille fut un autre sujet qui avait mis à mon égard le doigt sur la lettre, à la cabale de Vendôme, qui en prit occasion de répandre et de persuader au roi que je blâmais le gouvernement, que j'en étais ennemi, et tout ce qui se put broder là-dessus pour l'aigrir. Comment encore s'aller excuser sur cet article, et quoique Vendôme fût en disgrâce, comment aller montrer au roi ce projet contre son petit-fils, où trempaient tant de gens si considérables, et lors encore si considérés et si bien traités, et dont il s'en trouvait qui, en tout genre, lui tenaient de si près?

Je trouvais donc le mal sans remède, par cela même qu'il était sans consistance sur laquelle les remèdes pussent agir, et je ne me trouvais pas disposé à avaler continuellement des dégoûts, en demeurant à la cour, et à une basse servitude que je n'avais jamais pratiquée, et pour laquelle je ne me sentais point fait, pour arriver à quoi que ce fût de mieux, à plus forte raison, à pure perte.

Mme de Saint-Simon, sans se compter elle-même pour rien, me représentait doucement les suites dangereuses du parti que je voulais prendre: l'amortissement du dépit, l'ennui d'une vie désoccupée, la stérilité de la promenade et des livres pour un homme de mon état, dont l'esprit avait besoin de pâture, et était de tout temps accoutumé à penser et à faire, les regrets que leur inutilité appesantirait, le long temps qu'ils pouvaient durer à mon âge, l'embarras et le chagrin qui accompagneraient l'entrée de mes enfants dans le monde et dans le service, les besoins continuels de la cour pour la conservation de son propre patrimoine, et les inconvénients ruineux d'en être maltraité; enfin la considération des changements qui pouvaient arriver et que devait amener la disproportion des âges.

Nous en étions là-dessus, toutefois mon parti pris de passer quatre mois d'hiver à Paris et huit à la Ferté, sans voir la cour qu'en passant ou par pure nécessité d'affaires, et de laisser liberté à Mme de Saint-Simon sur moins de séjour, à la campagne, lorsque nous apprîmes la mort de celui qui, depuis plus de trente ans, conduisait toutes nos affaires avec toute l'affection, la capacité et la réputation qui se pouvait désirer, laquelle arriva en trois jours à Ruffec, où il était allé pour les affaires de cette terre en revenant de celles de Guyenne. Ce malheur pressa notre retour; Mme de Saint-Simon me proposa d'aller de la Ferté coucher à Pontchartrain. Elle avait ajusté le voyage pendant un Marly, et aux jours que le chancelier était chez lui, qu'elle avait instruit de ce qui se pas soit entre nous, et qui m'attendait. Je donnai dans le piège sans m'en douter, et nous arrivâmes à Pontchartrain le 19 décembre.

Dès le lendemain, le chancelier me prit dans le cabinet de sa femme avec elle et la mienne, où, porte bien fermée, il me demanda où j'en étais depuis que nous ne nous étions vus, et si les réflexions n'étaient point venues à mon secours. Je m'expliquai au long avec lui sur ce que je viens de rapporter. Il me laissa tout dire; ensuite il reprit toutes mes raisons, et avec l'esprit et l'adresse qui lui étaient si naturels, il essaya de retourner toutes mes raisons. Il vint ensuite à la censure, mais avec une grâce et une amitié touchante. Il me montra que les ennemis dont je me plaignais étaient bien payés pour l'être; et pour m'éloigner de bonne heure d'arriver en état de leur foire du mal, puisque, dans une situation commune à mon âge, je les ménageais si peu et publiquement peu, qu'il était vrai que je parlais peu et souvent point du tout, mais que l'énergie de mes expressions, même ordinaires, faisait peur, et que mon silence encore n'était guère moins éloquent en beaucoup de rencontres; qu'il ne s'agissait de rien de marqué ni de grossier à faire, mais de montrer à l'avenir, par une circonspection exacte, que je n'étais pas incapable de réfléchir et de me corrigera. Il me soutint que, n'y ayant rien de marqué que ce pari de Lille, qui vieillirait et s'oublierait enfin, c'était une erreur de me croire sans ressource, et une autre encore qu'un homme de ma sorte pût en manquer avec de la patience et de l'application. Il appuya sur les mêmes raisons que Mme de Saint-Simon n'avait fait que me présenter. Il s'étendit en exemples vivants sur ce qu'aucun de ceux dont la fortune pouvait avoir fait et faire encore envie, n'y était parvenu sans avoir passé par des situations plus fâcheuses que celle où je me croyais; qu'il ne s'agissait point de bassesses, pour s'en relever, mais de conduite et de sagesse. De là il vint aux dégoûts présents par lesquels il fallait passer, qu'il compara à ceux que je me préparais par une retraite. Il me maintint qu'il y avait moins d'honneur et de courage à réjouir mes ennemis en leur quittant la partie, et me mettant de leur côté pour accomplir sur moi leurs désirs, qu'à leur résister et à faire ce que je devais pour ramener la fortune; et il finit par la considération de mon âge et de celui de ceux à qui j'avais affaire.

La chancelière se mit de la partie; je répondis, ils répliquèrent. J'omets ce qu'ils alléguèrent sur ce que je pouvais faire et devenir, que l'amitié et l'estime grossissaient. Enfin ils me dirent que ce que j'aurais de plus journellement incommode à essuyer était de loger à la ville, parce que, outre l'incommodité, cela entraînait mille contretemps, et rompait le commerce et la société dont on tire imperceptiblement tant d'avantages. Que de cela je ne pouvais m'en prendre qu'à la disgrâce d'autrui, non à la mienne; que le roi avait compté que le logement de M. le maréchal de Lorges me demeurerait; que je l'avoir si bien cru moi-même que, depuis sept ans que je l'occupais, je n'avais demandé aucun de ceux qui avaient vaqué; que ce n'était la faute de personne si mon beau-frère, délogé de chez son beau-père, reprenait le logement de son père, qui lui avait été donné à sa mort, qu'il n'avait point habité par la promptitude de son mariage; qu'ainsi ce n'était point là ce que je devais prendre comme un dégoût; puis, revenant sur l'incommodité, ils m'offrirent ce qu'ils pouvaient, qui était une grande et belle chambre et une garde-robe chez eux au château, qui était le logement de leur frère, qui, par ses apoplexies, ne sortait plus de sa maison de Paris. Ils me dirent que je pourrais me tenir là dans la journée, si je n'y voulais pas coucher, Mme de Saint-Simon avoir où s'habiller, et tous deux y voir nos amis. L'un et l'autre m'en pressèrent jusqu'à m'embarrasser, et toujours Mme de Saint-Simon en silence pendant toute cette conversation, qui dura près de trois heures. Le chancelier la finit par me prier de ne plus rien dire; mais de faire mes réflexions au moins pour l'amour de lui, et que nous verrions après l'impression qu'elles m'auraient faites.

Ils me parlèrent le lendemain sur Mme de Saint-Simon, sans elle, pour me battre par la considération de la triste vie que ma retraite lui ferait mener, et par celle de tous les usages dont elle me pouvait être à la cour, où elle était indistinctement et unanimement aimée, estimée, considérée, à commencer par le roi. Il était vrai encore que Mme la duchesse de Bourgogne s'était plainte à Mme de Lauzun, plusieurs fois, de sa longue absence avec beaucoup d'amitié et d'intérêt, et que M. le duc d'Orléans l'avait entretenue de la mienne souvent, à Marly, avec amertume, et cherchant les moyens de me ramener, jusqu'à me faire presser par elle de prendre le petit logement au château qu'avait d'Effiat, comme étant son premier écuyer, et dont il pouvait disposer à ce titre, d'Effiat surtout n'y venant presque jamais. Je n'avais pas la plus légère connaissance avec Effiat, et je me gardai bien d'accepter ainsi son logement d'un air de supériorité.

Tous ces entretiens me flattaient par l'amitié, m'importunaient par le combat, mais ne vainquirent ni mon dégoût ni ma résolution. Ils me jetèrent seulement dans un tiraillement qui, sans qu'il y parût, me mit extrêmement mal à mon aise.

Je fus trois nuits à Pontchartrain; je m'y informai de la situation de M. le duc d'Orléans. Le chancelier m'apprit qu'elle ne pouvait être plus triste, dans un éloignement du roi fort marqué, celui de Monseigneur incomparablement davantage, un embarras, un malaise qui se montrait à découvert, une solitude entière, et jusque dans les lieux publics, où personne ne s'approchait de lui, et où rarement il s'approchait de personne sans demeurer seul bientôt après un abandon entier à Mme d'Argenton et à la mauvaise compagnie de Paris, où il était fort souvent; qu'elle avait fait les honneurs d'un repas qu'il avait donné, depuis peu de jours, à Saint-Cloud, à l'électeur de Bavière, qui avait fait grand bruit et fort irrité le roi; en un mot, que jamais prince de ce rang [ne fut] si étrangement anéanti. Je m'étais bien attendu à une partie de ces choses, mais non à un si cruel état. Il augmenta encore mes réflexions.

Il fallut passer et s'arrêter à Versailles. Nous y fûmes tous dîner chez le chancelier, le samedi 21 décembre, jour que le roi revenait de Marly. La chancelière nous mena voir le logement qu'elle nous destinait. Les empressements avaient été poussés là-dessus avec adresse, jusqu'à faire sentir qu'ils se tiendraient offensés et méprisés du refus. Ils y avaient ajouté l'offre tout aussi poussée de nous y faire servir un morceau pour nous et pour nos amis. En un mot, tant fut procédé qu'ils me forcèrent comme on force un cerf. Il fallut accepter; mais je capitulai sur le manger, que je ne voulus pas souffrir. Il est impossible d'exprimer l'amitié et la grâce avec laquelle tout cela se passa de leur part. Leur fils était à Marly, que nous ne vîmes que le soir à Versailles.

J'étais peu persuadé, touché néanmoins des raisons et plus encore de l'amitié, mais froncé de nouveau, en me revoyant dans Versailles, relégué au fond de la ville, avec cet asile au château, peu capable de soutenir le dégoût et la messéance d'une situation que je ne voyais aucun moyen sensible de changer.

Sur le soir, au retour de la cour, je me trouvai environné d'amis, qui, comme de concert, accoururent autour de moi, hommes et femmes, Chevreuse, Beauvilliers, Lévi, Saint-Géran, Nogaret, Boufflers, Villeroy et d'autres encore, qui me représentèrent toutes les mêmes considérations en diverses façons qui m'avaient été faites, et qui formèrent comme une conjuration contre ce que j'avais résolu, dont quelques-uns étaient informés, et dont les autres s'étaient doutés par la longueur de mon absence. Ils se relayaient [les uns] les autres, comme s'ils s'étaient entendus pour ne me laisser aucun repos.

Mme la duchesse de Bourgogne envoya chercher Mme de Saint-Simon sitôt qu'elle fut arrivée, qui l'accabla de bontés, dont aussi Mgr le duc de Bourgogne me combla. Outre ce qu'elle avoir dit sur la place de dame d'honneur, après la duchesse du Lude, je sus par Cheverny, ce même soir, que Mgr le duc de Bourgogne s'en était ouvert à lui.

Surpris d'une réception si vive, et touché d'une amitié si constante de tant de gens considérables dans un état de disgrâce, et de ne pouvoir encore, en revenant à flot, devenir utile à pas un d'eux, les réflexions, tout ensemble me terrassa. Je résolus, ce même soir, à l'insu de qui que ce fût, de tenter chose qui me décidât pour toujours, soit en me raccrochant à la cour avec quelque succès, soit en l'abandonnant, qui me délivrât de la sorte de persécution que je souffrais là-dessus.

Quelque peu susceptibles que les choses vagues et sans fondement fussent d'un éclaircissement avec le roi, dont les plus dangereuses, comme l'esprit, ne se pouvaient traiter, et les plus aisées à détruire étaient d'une périlleuse délicatesse, comme le pari de Lille et ses suites, ce fut néanmoins la dernière ressource que j'embrassai, fondé sur ce que cette voie m'avait si bien réussi plus d'une fois, et dans la vérité encore sur ce qu'il y avait à croire que le roi ne voudrait pas m'entendre, ou que m'écoutant, et cela court et sec, deux choses qui favorisaient le parti que je voulais prendre, et qui mettraient fin aux obstacles de raison et d'amitié que j'en rencontrais.

J'allai chez Maréchal, dont on a vu ailleurs l'attachement pour moi, et quel il était d'ailleurs. Il était un de ceux qui me pressaient le plus de ne point quitter la partie, et il m'en avait écrit fortement à la Ferté pour hâter mon retour. Je le trouvai. La conversation ne tarda pas à se tourner sur ma situation, et sur l'embarras que, ne portant sur rien de particulier, mais sur un amas de bagatelles vraies et fausses, [elles] étaient grossies et empoisonnées de manière qu'elles me coulaient à fond plus sûrement que des fautes réelles et bien marquées. Après quelques raisonnements là-dessus, je lui dis tout d'un coup que tout le malheur était d'avoir affaire à un maître inabordable, auquel, si je pouvais lui parler à mon aise, j'étais sûr de faire évanouir toutes les friponneries dont on s'était servi pour lui rendre ma conduite désagréable, et tout de suite j'ajoutai qu'il me venait en pensée de lui faire une proposition, sans toutefois lui rien demander au-dessus de ses forces, parce que j'avais tout lieu de compter sur son amitié; que la volonté ne lui manquerait pas, et que dans cette persuasion, je désirais qu'il demeurât en sa liberté de me répondre et de ne rien faire que ce qui lui conviendrait; que ma proposition était qu'il prit son temps de dire au roi qu'il m'avait vu affligé au dernier point de me sentir mal auprès de lui sans l'avoir en rien mérité; que cette seule raison m'avait tenu quatre mois à la campagne, où je serais encore sans la mort d'un homme très principal dans mes affaires, pour lesquelles j'avais été forcé à revenir; que je ne pouvais avoir de repos qu'en lui parlant avec franchise et loisir, et que je le suppliais de vouloir m'écouter avec bonté et loisir quand il lui plairait. J'ajoutai que, par le refus de l'audience, je verrais bien que je n'avais plus à songer à rien; que si je l'obtenais, le succès me découvrirait ce qui me pourrait rester d'espérance.

Maréchal pensa un moment, puis me regardant: « Je le ferai, me dit-il avec feu; et en effet il n'y a que cela à frire. Vous lui avez déjà parlé plusieurs fois, il en a toujours été content; il ne craindra point ce que vous aurez à lui dire, par l'expérience qu'il en a déjà eue. Je ne réponds pourtant pas qu'il le veuille s'il est bien déterminé contre vous; mais laissez-moi faire et bien prendre mon temps. » Nous convînmes qu'il m'écrirait à Pari, par un exprès sitôt qu'il aurait parlé.

En le quittant, je fus dire au chancelier et à Mme de Saint-Simon le dessein que j'avais conçu et entrepris, et leur déclarer en même temps que c'était le fruit de leurs persécutions et de celles de tous mes amis, duquel dépendrait le parti que je prendrais; mais que, poussé à bout pour demeurer à la cour, je voulais tricher de pénétrer, par cette dernière tentative, ce que j'y pouvais raisonnablement espérer, et par le succès de cette épreuve, m'y attacher ou l'abandonner pour toujours. Tous deux goûtèrent fort ce que j'avais imaginé, sans pouvoir s'opposer à ma résolution, en conséquence. Le chancelier craignit que le roi, n'ayant rien de marqué contre moi, ne voulût point m'entendre, dégoûté par un amas de choses sans corps, adroitement empoisonnées et portées jusqu'à lui; Mme de Saint-Simon [craignit] bien davantage, persuadée qu'elle était par l'éloignement profond du roi pour moi, qu'elle avait appris de Mme la duchesse de Bourgogne, qu'elle m'avait judicieusement caché. Cependant la conclusion fut d'attendre, d'espérer; que rien n'était mieux que ce que j'avais fait, par l'obscurité dans laquelle cette audience serait demandée; que ce serait bon signe si elle était accordée; qu'en tout événement, on serait sur ses pieds pour voir et consulter, ne voulant pas consentir à la retraite, quand même l'audience serait refusée.

Ce soir même, tout tard, je montai chez Mme de Saint-Géran, qui sortait de la grande opération de la fistule, et qui m'avait envoyé prier, en arrivant, de ne pas me retirer sans l'aller voir. La maréchale de Villars y vint. Jusqu'à la disgrâce de Chamillart; nous avions logé, porte à porte.

C'était une femme qui, à travers les galanteries, s'était mise en considération personnelle par les grâces et l'application avec lesquelles elle tâchait d'émousser la jalousie de la fortune de son mari. Elle n'avait rien oublié, ni lui aussi, pour se mettre bien avec Mme de Saint-Simon et avec moi dans le temps le plus radieux de leur vie, et où nous ne pouvions leur être de nul usage. Ils avaient passé légèrement sur ma douleur peu contrainte de leur énorme duché, dont jamais je ne leur avais fait le moindre compliment. Sur la pairie, je m'étais aussi bien gardé de leur en faire faire, encore moins de leur en écrire. L'accueil, au bout de quatre mois d'absence, fut comme si nous ne nous étions pas quittés. Elle me pria à dîner avec Mme de Saint-Simon pour le lendemain, et m'en pressa de manière à ne m'en pouvoir défendre. Ils étaient lors en l'apogée de la plus brillante faveur. Elle savait que le roi devait aller voir son mari le lendemain, mais elle n'eut garde de me le dire. Elle me l'avoua depuis, et son intention fut de nous donner occasion de lui faire notre cour.

Je fus voir le lendemain matin la duchesse de Villeroy. Elle [et] son mari me demandèrent où je dînais, et m'avertirent de la visite du roi, de peur que, dans la surprise, il m'échappât quelque chose. Le duc de Villeroy m'avait écrit la pairie de Villars à la Ferté, sans me mander autre chose dans la même lettre. Ma réponse fut laconique: je lui mandai que je le remerciais de sa nouvelle, que je le priais de s'aller, en propres termes, et de me croire, etc. Ils en rirent beaucoup; mais cette disposition qu'ils me connaissaient les engagea à me donner l'avis.

Nous dînâmes en compagnie assez courte, et que nous reconnûmes aisément avoir été choisie pour nous. Vers le fruit, on vint poster les gardes, et le roi vint au sortir du sermon. La compagnie s'était grossie depuis le dîner. Le roi la salua, puis vint au lit de repos sur lequel était le maréchal de Villars, l'embrassa par deux fois avec des propos obligeants, congédia le monde, et demeura deux heures là tête à tête. Comme il sortait, le maréchal lui dit qu'il se méprenait de porte. Le roi l'assura qu'il avait bien remarqué le chemin, et qu'il allait rendre une visite à la maréchale dans son appartement. Il l'y trouva avec quelques dames. Il y fut peu, mais avec cette galanterie majestueuse qui lui était si naturelle. Il s'en alla de lis chez lui. Cette visite excita un renouvellement d'envie et fit grand bruit dans le monde. Le maréchal de Grammont, mort à Bayonne en 1678, est le dernier seigneur qu'il ait visité dans une maladie, ce qui n'était pas rare autrefois. En allant chez Villars, il dit, comme par manière d'excuse, que puisque le maréchal de Villars ne pouvait venir chez lui, il fallait bien qu'il l'allât trouver.

Le maréchal de Boufflers ne fut pas celui à qui cette visite fut la moins sensible. Il se tint fort chez lui pendant qu'elle dura, et tout le jour. Mais le hasard donna une rude mortification à un autre illustre disgracié. Le duc de Vendôme, qui, depuis son exclusion de Marly et de Meudon, faisait des courses rares d'Anet à Versailles, y arriva justement dans ce temps-là. Il en usa en courtisan: il vint dans la galerie où donnait l'appartement qu'occupait Villars attendre que le roi en sortît, et y demeura une bonne heure confondu avec tout le monde. Le roi, qui le vit en sortant, lui demanda à quelle heure il était parti d'Anet. C'est tout ce qu'il en eut en tout le temps qu'il demeura à Versailles, qui fut jusqu'au premier jour de l'an. Ce spectacle de Vendôme ne laissa pas d'amuser assez de gens.

Tandis que je mettais les fers au feu pour moi-même, je ne perdais point de vue la triste situation de M. le duc d'Orléans. Il était allé de Marly à Paris, ainsi je ne l'avais point vu, et à Paris je ne le voyais jamais. Frappé de la profondeur de sa chute, il ne se présenta à moi qu'un seul moyen de le relever, terrible à la vérité, et même dangereux à lui proposer vainement, très difficile à espérer de lui faire prendre, mais qui, tel qu'il était, ne fut pas capable de m'épouvanter: c'était de le séparer d'avec sa maîtresse pour ne la revoir jamais. J'en sentis tout le poids et le péril, mais j'en sentis tellement la nécessité et le fruit, que je résolus de l'entreprendre; mais je n'osai me charger seul d'une entreprise si pleine d'écueils.

Je jetai les yeux sur Besons, le seul homme qui fût en état et qui pût être en volonté de m'y aider, encore qu'il fût à peine de ma connaissance. On a vu en plus d'un endroit ici quel il était, et ses raisons de liaison et d'attachement pour M. le duc d'Orléans, qui avait beaucoup de confiance en lui, et qui avait fort contribué à son élévation.

Besons était un rustre, volontiers brutal, avec peu d'esprit, mais tout tourné à son fait et à cheminer; avec assez de sens, mais une tête faite pour un Rembrandt et un Van Dyck, avec de gros sourcils et une grosse perruque qui lui en faisaient attribuer bien davantage; excellent officier général, surtout de cavalerie, médiocre général d'armée, qui, avec une valeur personnelle fine et tranquille, craignait tous les dangers pour la besogne dont il était chargé. Il était droit, franc, honnête homme, avait de la vertu, austère pour autrui, adoucie pour soi, en homme qui sentait son peu de bien, d'alliance, de naissance, qui avait beaucoup de famille qu'il aimait, et qu'il désirait passionnément avancer et établir, à qui l'amitié de M. le duc d'Orléans avait été fort utile, à qui, par toutes ces raisons, il ne pouvait être que fort sensible que ce prince fût en état ou hors d'état d'en tirer protection et parti, et à qui sûrement il eût fort pesé d'avoir la honte de se retirer de chez lui, ou l'embarras d'y demeurer attaché, dans l'état fâcheux où M. le duc d'Orléans s'allait précipitant sans ressource.

Voilà ce qui me détermina à m'associer de lui, outre qu'il était le seul dans la confiance de ce prince dont je pusse faire cet usage; ainsi, sans consulter ni m'ouvrir de mon dessein à personne, trouvant Besons dans le grand appartement pendant la messe du roi, le lendemain de la visite de Sa Majesté au maréchal de Villars, je l'abordai, et, sans autre façon, je le pris à part, et je lui parlai de l'état terrible auquel M. le duc d'Orléans s'était mis. Le maréchal, qui n'ignorait pas mon intimité avec ce prince, s'ouvrit d'abord avec moi, et me peignit sa situation avec des couleurs plus vives et plus fâcheuses que n'avait fait le chancelier. Il me dit que sa solitude était telle que ses gens lui avaient avoué que, depuis un mois, il était le seul homme qui fût entré chez lui, non seulement de gens de marque, mais le seul absolument qui ne fût pas son domestique; qu'à Marly on le fuyait dans le salon sans détour; que, s'il y abordait une compagnie, chacun désertait d'autour de lui, en sorte qu'il demeurait seul un moment après, et avait encore le dégoût de voir les mêmes gens se rassembler dans un autre coin tout de suite; qu'à Meudon c'était encore pis, qu'à peine Monseigneur y pouvait souffrir sa présence, et, contre sa manière, ne se contraignait pas de le marquer; que chacun craignait d'être vu avec M. le duc d'Orléans, et se faisait un mérite et un devoir de lui répondre à peine; que pour lui, il était au désespoir de voir une chose si funeste et si fort inouïe, et plus outré encore d'y voir si peu de remède.

Alors je le regardai entre deux yeux, et lui dis que j'en savais bien un, moi, et prompt et certain, mais unique, difficile, et hasardeux à tenter; que ce que j'avais appris depuis peu de jours, après une longue absence, m'avait tellement pénétré de douleur là-dessus que j'avais conçu ce remède et le dessein de le tenter, mais que, ne l'osant seul, j'avais cru pouvoir oser le lui proposer, comme au seul homme capable, de m'y donner conseil et aide; qu'en un mot, s'il voulait me seconder, lui et moi parlerions net au prince, et lui ferions ensemble e la proposition de quitter Mme d'Argentan, la source de ses fautes et de ses malheurs dont il pourrait faire celle de son rétablissement auprès du roi, outré de son désordre, et avec le monde, scandalisé à l'excès; qu'avec elle disparaîtraient tous ses torts aux yeux d'un maître qui savait, par une longue et funeste expérience, jusqu'où pouvait conduire l'aveuglement d'une forte passion; d'un père sensible pour sa fille, d'un oncle qui avait eu de l'inclination pour son neveu, d'un bienfaiteur qui serait ravi de trouver qu'il ne s'était pas mépris; que le public suivrait la même impulsion, ainsi que les personnes royales, tous si dépendants des mouvements du roi; qu'il n'y avait que cette porté pour sortir et pour rentrer, qu'un plus long délai confirmerait de plus en plus un éloignement, peut-être une aversion; qu'en un mot, il examinât bien la chose, et qu'il vît s'il savait mieux, ou s'il voudrait y concourir avec moi.

Le maréchal fut moins surpris de l'ouverture que saisi que c'était l'unique ressource de M. le duc d'Orléans. Il l'approuva sur-le-champ, quoiqu'il en sentit bien les difficultés, me promit d'être mon second; mais comme il entrait en matière, nous vîmes passer d'Antin près de nous. Nous nous regardâmes pensant tous deux la même chose, et nous convînmes de nous quitter sur-le-champ, et de nous trouver tête à tête chez moi, à Paris, l'après-dînée du jour de Noël, pour conférer de toutes choses, et les mieux digérer ensemble, pour les conduire à une prompte exécution.

Rempli de tant de pensées importantes, je m'en allai l'après-dînée à Paris avec Mme de Saint-Simon, où je lui contai, et à ma mère, le dessein que j'avais conçu sur M. le duc d'Orléans. Il leur fit peur à toutes deux. Elles m'en dissuadèrent; elles me dirent que jamais ce prince n'aurait la force de renvoyer sa maîtresse, ni celle de lui cacher nos efforts; qu'elle était méchante, insolente, hardie au dernier point, intimement liée à la duchesse de Ventadour, à la princesse de Rohan, à toute cette dangereuse séquelle qui déjà me haïssait à cause des Soubise et des Lislebonne, liée encore aux plus méchantes femmes de Paris, et à un grand nombre de gens qui la regardant, les uns comme leur gagne-pain, les autres comme une amie commode, deviendraient furieux contre moi, me susciteraient de nouvelles affaires par de nouvelles noirceurs, me brouilleraient avec M. le duc d'Orléans; qu'en un mot, ce n'étaient point là mes affaires, ni de bonnes affaires; que les miennes n'avaient pas besoin de supplément de tracasseries, de méchancetés, d'ennemis, et que je ferais beaucoup mieux de me tenir en repos, en évitant même avec sagesse un commerce trop étroit avec M. le duc d'Orléans, de même que ce qui pourrait aussi sentir l'abandon, dont ses courses continuelles me donneraient le moyen, si je voulais bien m'en aider. Ce conseil me parut fort sage et me tenta fort de le suivre.

Besons vint au rendez-vous chez moi le jour de Noël. D'entrée de discours, je le trouvai refroidi, et comme je l'étais aussi beaucoup, au lieu de l'échauffer et de le fortifier, je lui présentai les doutes et les difficultés, que je lui avouai m'avoir touché, par les réflexions que j'avais faites depuis que je ne l'avais vu. Il douta pareillement que M. le duc d'Orléans pût être déterminé à quitter Mme d'Argenton; que, ne la quittant pas, il pût nous garder le secret avec elle; et me parut aussi persuadé de la fureur de cette fille et de tout ce qui l'environnait, qui ne serait pas sans danger. Ainsi, sans nous départir de nos vues, mais sans nous y tenir entièrement attachés, nous convînmes de ne point parler expressément à M. le duc d'Orléans de quitter sa maîtresse; mais que, s'il le donnait beau dans la conversation à l'un de nous cieux, celui de nous deux qui trouverait jour le saisirait pour pousser l'ouverture mesurément, selon qu'il le jugerait à propos, et aurait pouvoir de citer l'autre, même de découvrir au prince la résolution formée entre eux deux, pour en tirer ce qu'il serait possible, mais avec une sage discrétion. Nous raisonnâmes longtemps sur l'état auquel il s'était laissé tomber, nous parlâmes des diableries et de l'affaire d'Espagne, dont le maréchal ne savait pas plus que moi, et nous nous séparâmes de la sorte après être convenus de nos faits.

Le pénultième jour de cette année, soupant seul avec Mme de Saint-Simon, je reçus par un exprès un billet de Maréchal, qui me mandait qu'il s'était acquitté de mes ordres, qu'il n'avait pas été mal reçu, et que je parlerais quand je voudrais; néanmoins qu'il était à propos que je le visse avant personne. Ce billet nous donna une joie sensible à Mme de Saint-Simon et à moi. Nous jugeâmes que c'était un grand pas fait que la sûreté d'une audience; que la question serait de voir si elle ne serait ni forlongée ni étranglée; le succès qu'on s'en pourrait promettre, que je verrais bien dans l'audience même.

Nous résolûmes d'aller le lendemain à Versailles, pour marquer au roi de l'impatience, et y demeurer sans le presser, en attendant qu'il voulût m'écouter. Je voulus que Mme de Saint-Simon vînt avec moi, pour avoir son conseil dans une conjoncture d'où dépendait entièrement le genre de vie que nous devions embrasser désormais, chose si critique pour nous et pour notre famille.

Arrivant à Versailles le dernier jour de l'an, j'allai chez Maréchal, qui me dit qu'ayant trouvé la veille le roi plus seul et de meilleure humeur qu'à l'ordinaire, il avait tourné pour lui parler, afin de faire retirer d'auprès de son lit le peu de petits domestiques qui sont de cette entrée, qui précède celle du grand chambellan et des premiers gentilshommes de la chambre; que resté seul auprès du roi, il l'avait voulu sonder, en lui parlant d'abord d'une petite affaire qui le regardait; que le roi lui ayant favorablement répondu, il lui avait dit que ce n'était pas tout, et qu'il en avait une autre à lui dire qui lui tenait bien autrement au coeur; que le roi lui avait demandé d'un air fort ouvert ce que c'était, et qu'il lui avait dit qu'il m'avait vu profondément peiné de me croire mai avec lui; sur quoi il avait pris occasion de me louer, et de lui vanter mon attachement pour lui, et mon assiduité à la cour; que le roi, sans se refrogner, s'était cependant refroidi, et avait répondu qu'il n'avait rien contre moi, et qu'il ne savait pas pourquoi je me persuadais le contraire; que là-dessus, lui Maréchal redoubla et demanda mon audience comme la chose du monde que je désirais le plus, et qui lui ferait à lui le plaisir le plus sensible; que le roi, pressé de la sorte, sans répondre sur l'audience, avait reparti: « Mais que me veut-il dire? Il n'y a rien. Il est bien vrai qu'il m'est revenu plusieurs bagatelles de lui, mais rien de marqué. Dites-lui de demeurer en repos, et que je n'ai rien contre lui. » Que là-dessus, lui Maréchal avait insisté de nouveau pour l'audience, le priant de me donner cette satisfaction, sans laquelle je n'en pouvais avoir, mais à son loisir, et point un jour plutôt qu'un autre, pourvu que ce fût seul dans son cabinet; à quoi le roi avait enfin répondu avec assez d'indifférence: « Eh bien, je le veux bien; quand il voudra. » Maréchal m'assura qu'il avait bien senti de l'éloignement dans le roi, mais nulle colère, et me dit qu'il espérait que j'aurais une audience particulière et tranquille; que je lui expliquasse bien tous mes faits une bonne fois, et que je rie craignisse point d'être trop; long, puisqu'il était question d'un éclaircissement sur des bagatelles grossies, dont le dépouillement demandait du détail; qu'il me conseillait de lui parler avec franchise et liberté, et de, mêler une sorte d'amitié dans mes respects; que du reste je me présentasse devant lui avec assiduité, pour lui donner lieu de choisir son temps de me parler.

La conversation finit par des remercîments proportionnés au service qu'il me rendait, dont l'importance se devait mesurer sur ce que nul autre de mes amis, ministres, seigneurs, personnages, gens en place, n'était à portée de me rendre, chose bien étonnante, et néanmoins très vraie, et qui marquait bien la défiance du roi pour tout le monde, dont ses valets seuls étaient exceptés.

Maréchal me demanda un secret inviolable, excepté pour Mme de Saint-Simon et le chancelier, que je lui tins fidèlement. Il ne craignait pas qu'on sût que j'avais eu une audience, puisque après l'avoir eue, ce serait une nouvelle qui ne se pourrait cacher, mais bien qu'il me l'eût obtenue. Ainsi finit l'année 1709.

Suite
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Saint-Simon, citant de mémoire, a altéré le premier vers du distique si connu : Donec eris felix, multos numerabis amicos...