CHAPITRE II.

1710

Troisième conversation avec M. le duc d'Orléans, le maréchal de Besons en tiers. — Duc d'Orléans fait demander à Mme de Maintenon à la voir. — Propos tête à tête entre Besons et moi. — Singularité surprenante qui m'engage à un serment, puis à une étrange confidence. — Rupture de M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton. — Colloques entre Besons et moi. — Dons de M. le duc d'Orléans à Mme d'Argenton en la quittant. — Surprise et propos de la duchesse de Villeroy avec moi.

Dans cet intervalle, je fis réflexion que, dans ma conversation tête à tête de la veille, il m'avait paru que M. le duc d'Orléans s'était trop appuyé sur sa proximité du roi et des fils de France; il m'avait avoué que, lorsque le roi lui avait parlé de l'affaire d'Espagne pour y mettre fin, et se donnant pour croire tout ce qu'il lui voulut dire, il l'avait fait en peu de paroles avec poids et gravité, et lui avait conseillé de parler aussi à Monseigneur, lequel lui avait répondu mot pour mot comme avait fait le roi, mais avec bien plus de gravité et de froid encore; que ce concert d'une si semblable réponse la lui avait fait juger concertée, et de là soupçonner que cette réponse si pareille et si compassée était de gens non persuadés, et sur ce qu'il avait insisté avec moi, qu'il avait trouvé Mgr le duc de Bourgogne assez favorable, et Mme la duchesse de Bourgogne entièrement, je lui avais répondu que ce prince avait été aussi piqué et aussi sévère que le roi et Monseigneur, mais adouci par son épouse, qui, non moins sensible qu'eux, avait néanmoins cherché à les apaiser par honneur pour son oncle, et par amitié pour Mme la duchesse d'Orléans; mais qu'il se mécomptait beaucoup, si pour tout cela, il se croyait bien avec elle; qu'il fallait qu'il pensât qu'elle avait fait comme une mère qui veut tirer son fils des mains de la justice, et qui, bien qu'elle le sache coupable, dit et fait tout ce qu'elle peut pour le sortir d'affaire, et elle d'affront, bien résolue après de le châtier en particulier et de lui faire sentir, sans danger, toute son indignation. Cette comparaison le fit souvenir qu'il l'avait priée de faire ses remercîments à la reine d'Espagne sur la modération de ses lettres en cette occasion, que la réponse en devait être arrivée depuis plusieurs mois sans qu'il en eût ouï parler, et qu'il trouvait en effet Mme la duchesse de Bourgogne bien plus réservée avec lui depuis la fin de cette affaire d'Espagne, que pendant qu'elle avait duré. Ces réflexions qui me revinrent me résolurent à lui rompre tout reste de retranchements sur l'amitié dont il s'était voulu flatter.

Plein de ces pensées je retournai chez M. le duc d'Orléans un peu avant trois heures; je le trouvai dans son entre-sol, et déjà Besons avec lui. Il me vit arriver avec plaisir, et me fit asseoir entre lui et le maréchal, que je complimentai sur sa diligence, et lui demandai sur quoi ils en étaient. « Toujours sur la même chose, me dit-il, et dans le même combat. » Je répondis que si était-il enfin temps de mettre fin à ces incertitudes et de prendre une bonne résolution pour sortir du plus fâcheux et dangereux état où prince de ce rang se pût jamais trouver, et tout de suite je mis sur le tapis son peu de ressource, puisque celle-là même qui avait le mieux fait pour lui dans son affaire d'Espagne lui manquait depuis dans tout le reste de propos délibéré. Je m'étendis beaucoup là-dessus sans que M. le duc d'Orléans m'interrompît que par des soupirs et des changements de postures dans sa chaise, d'un homme fort en malaise avec lui-même.

Vers ce temps-là entra Mademoiselle, suivie de Mme de Maré, sa gouvernante; elle embrassa M. son père, qui l'aimait avec passion dès sa plus tendre enfance, et se mit à causer avec lui, et moi avec Mme de Maré. Elle était ma parente et fort mon amie. Je lui dis tout bas d'emmener sa princesse, parce qu'elle interrompait quelque chose qui voulait être suivi. Elle n'en eut pas la peine, parce qu'un moment après M. le duc d'Orléans la renvoya, et aussitôt nous nous rassîmes.

Cette visite me donna occasion de prendre de nouvelles armes, et de me servir de la tendresse paternelle. Je savais, par M. le duc d'Orléans, qu'il y avait près de deux ans que le roi, de lui-même, lui avait parlé de Mademoiselle comme d'un parti qui pouvait être convenable pour M. le duc de Berry. Je demandai à M. le duc d'Orléans ce qu'il prétendait en faire, qu'ayant plus de quatorze ans et la figure d'une jeunesse plus avancée, il me semblait qu'elle devait commencer à lui peser; qu'après les grandes espérances que le roi lui avait fait naître si naturellement pour un établissement si solide pour sa grandeur personnelle, et celle de M. son fils, si agréable encore en ne la séparant [point] de lui par un mariage étranger, tout autre gendre que M. le duc de Berry lui devait paraître une chute; qu'il s'était mis en état néanmoins de faire évanouir toutes ces pensées, et que je ne voyais aucun moyen de les faire renaître que la rupture, et la manière de la faire que je lui avais proposée. M. le duc d'Orléans ne se récria plus sur la manière, mais seulement sur la rupture, et avec plus d'angoisse que de sécheresse, ce qui me donna tout courage d'aller plus en avant. Je lui demandai donc si, se résolvant enfin d'y venir, il n'en parlerait pas à Mme de Maintenon. Il demeura quelques moments sans me répondre, puis dit que s'il y venait il faudrait bien qu'il lui en parlât. Alors j'insistai à ce qu'il s'en expliquât avec elle de la même manière que je lui avais conseillé de faire avec le roi, mais de s'étendre davantage avec elle d'un air de confiance sur sa douleur de l'état auquel il se sentait avec le roi, se répandre en tendresse et en reconnaissance pour lui, bien inculquer que cette tendresse seule lui arrachait ce sacrifice, et l'espérance de rentrer par un effort si douloureux dans ses bonnes grâces et sa familiarité premières, appuyer que nulle autre considération n'eût pu l'obtenir de lui.

Il entra très-bien dans ce raisonnement, et le maréchal aussi. J'en pris occasion de m'étendre sur l'inutilité de la vie suivie et d'une conduite unie et sage avec le roi et avec elle, que leur goût était constant pour les prosélytes et les pénitents du monde, que tout était plein de gens irréprochables, même dans les choses de leur gré, qui n'avaient jamais pu rien faire, et de fortunes agréables, de plusieurs solides, de quelques-unes même éclatantes de gens qu'ils avaient haïs et méprisés, de gens perdus par tout ce qu'une conduite peut entasser de plus misérable et de plus honteux, du retour desquels leur amour-propre s'était trouvé flatté, qu'ils avaient récompensé en ces personnes; qu'une dévotion ignorante y aidait encore par la considération mal appliquée de la miséricorde de Dieu sur les pécheurs, qui les rendait dupes de l'effort de l'ambition, qui souvent prenait la place de l'amour des plaisirs, et changeait le libertinage en une assiduité dont la constance eût langui sans être regardée, et dont le retour était au contraire presque toujours salarié; que, égaré au point où il l'était, cette imitation lui restait pour toute ressource, que je le conjurais de songer avec fruit qu'il ne lui restait plus un seul instant à perdre pour y recourir, qui tous lui étaient infiniment précieux.

Le maréchal appuya de son côté, mais je vis distinctement et avec frayeur que M. le duc d'Orléans était moins réduit que lorsque nous l'avions quitté le matin, et qu'il avait funestement repris haleine pendant notre courte absence. Je le pressai donc, et lui demandai s'il commencerait par le roi ou par Mme de Maintenon. Il me répondit avec une fermeté que je n'avais point sentie dans les deux précédentes conversations, qu'il n'était point encore question qu'il pût prendre un parti, mais que, s'il avait à le prendre, il parlerait d'abord à Mme de Maintenon; que cela lui marquerait plus d'amitié et de confiance, et l'engagerait à mieux faire valoir la chose au roi que s'il ne lui en parlait qu'après; qu'il pourrait même, en lui confiant sa résolution, recevoir d'elle des conseils utiles pour la manière de s'en déclarer au roi, et plus encore d'appui, parce que, engagée par la confiance et par la déférence à suivre ses avis, elle se ferait un honneur de les lui rendre les plus avantageux qu'elle pourrait, et de former pour la suite une sorte de liaison avec lui dont il pourrait tirer beaucoup d'avantages. Nous pesâmes ses raisons Besons et moi, et nous les trouvâmes très-sages et très-judicieuses, mais en même temps un raisonnement si libre, dans un homme que nous avions laissé si peu en état d'en former aucun, me fit peur.

Je compris fort clairement que M. le duc d'Orléans avait repris des forces contre nous pendant l'intervalle de notre absence, et je sentis par là que, si nous n'emportions la rupture à ce coup comme d'assaut, il ne la fallait plus espérer après le long espace de la nuit jusqu'au lendemain que la conversation se pourrait reprendre; que peut-être nous échapperait-il tout à fait, ou par s'être déterminé pendant la nuit à n'écouter que l'amour, et nous fermerait la bouche quand au matin nous penserions retourner à la charge, ou que, prenant peut-être un parti plus assuré, nous le trouverions allé à Paris quand nous viendrions le chercher. Cette réflexion, qui me frappa tout à coup, et que je pesai de toute l'application de mon esprit, tandis que Besons discourait sur les raisons de parler à Mme de Maintenon avant de parler au roi, me détermina à ramasser toutes mes forces pour embler d'effort une sanglante victoire sans plus rien ménager. Je laissai donc parler Besons tant qu'il voulut, et, après qu'il eut fini, je demeurai dans un profond silence. Je rêvais cependant à ce que j'avais à dire, et la vérité est que j'en tremblais.

Enfin, après un assez long temps que personne ne disait mot, je regardai tristement M. le duc d'Orléans, et je lui dis que, quelque peine qu'il ressentît du combat auquel nous l'avions engagé, je le suppliais de se bien fortement persuader que le nôtre était pour le moins aussi terrible; que pour lui il n'avait à combattre que l'amour, et que je convenais que cela était effroyable pour un homme aussi passionnément épris, mais qu'il ne nous refusât pas de réfléchir sur l'horrible peine qu'un ami véritable ressentait d'affliger un ami, de lui flétrir le coeur aux parties les plus sensibles, de lui dire des choses dures, fâcheuses, poignantes, de le déchirer, de le désespérer par une violence extrême, et par des raisons de cette violence plus solidement et presque aussi sensiblement cruelles que la violence même; combien plus quand cela ne se passait non plus entre amis égaux, mais entre gens aussi disproportionnés que nous l'étions de lui, aussi accoutumés par là au respect, à la complaisance, à toute déférence, à éviter avec le soin le plus exact jusqu'aux moindres choses qui pourraient non pas formellement déplaire, mais plaire moins, surtout quand à ce respect profond du rang en était joint un autre bien plus intime dans l'âme, et qui retenait infiniment plus que l'autre, parce qu'il naissait de l'estime et de l'admiration de l'esprit, des lumières et de plusieurs vertus de cet ami, qui augmentait l'honneur, la douceur, la reconnaissance d'une telle amitié; que de là il devait mesurer la grandeur de notre combat, et sur la grandeur de notre combat la grandeur de la nécessité de ce qui nous avait fait résoudre à l'entreprendre, et qui nous le faisait soutenir avec une sorte d'honneur qui ne se pouvait rendre; qu'au nom de Dieu il daignât y réfléchir et ne nous accabler point du poids immense de la douleur d'avoir si longuement et si cruellement combattu en vain; qu'il se pouvait souvenir qu'à deux fois différentes je m'étais hasardé de lui jeter quelques propos sur cette rupture avec grande circonspection et presque en monosyllabes; qu'une troisième fois j'avais pris confiance de pousser jusqu'à une seconde période, et que sur l'air qu'il prit tant soit peu moins ouvert, je m'étais arrêté tout court et avais changé de discours; qu'il devait donc comparer ces extrêmes réserves d'alors avec tout l'opposé de maintenant, et en conclure qu'il n'y avait donc que la plus âpre et la plus pressante nécessité qui m'avait forcé et soutenu; qu'encore une fois il y fît des réflexions salutaires, qu'il ne s'abandonnât pas lui-même dans un abîme sans fond pour n'avoir pas la force de s'en tirer, et nous au désespoir de l'y voir périr sans aucune espérance de ressource. Je me tournai ensuite au maréchal, pour l'exhorter à presser et à ne laisser pas sur ma seule insuffisance le poids d'une affaire si capitale. Je me tus après pour reprendre haleine et courage, et pour observer, dans la réponse et dans la contenance du prince, ce qu'opérait un discours si touchant. Besons, ému par ce que je venais de dire, voulut parler aussi en même sens. Il fit des représentations pleines de justesse, mais trop mesurées pour l'état auquel nous nous trouvions. L'esprit de M. le duc d'Orléans était désormais convaincu, ou hors de moyen de l'être, après tout ce que nous lui avions démontré. Il n'était plus question que de déterminer une volonté arrêtée par une passion qui la tyrannisait, et cette opération violente avait un extrême besoin de force et de véhémence. Il échappa à M. le duc d'Orléans de témoigner en s'adressant à Besons que, s'il se séparait de sa maîtresse, ce ne serait qu'à condition de la voir et de l'y préparer lui-même, et là-dessus Besons s'écria qu'avec cette résolution, non-seulement il ne romprait pas présentement avec elle, mais qu'il ne la quitterait jamais; que, s'il avait tant de peine à prendre en son absence un parti salutaire et forcé, que deviendraient les réflexions en sa présence? que l'amour les détruirait en un instant, que ses efforts ne lui serviraient que de trophées et à la douceur de s'y livrer sans réserve et tout de nouveau; qu'il était absurde d'imaginer qu'il pût résister aux larmes et aux caresses, et que la fin de tout ceci serait un nouveau bail plus honteux, plus durable, plus dangereux encore que celui qu'il s'agissait de rompre, également cruel pour ses amis, et funeste pour lui.

Un grand silence succéda à ces vives reprises. Elles firent sur M. le duc d'Orléans une impression dont je ne tardai pas à m'apercevoir, à un abattement et à une sorte d'amértume que j'avais regrettée en lui, tandis que je l'avais ouï raisonner si librement sur parler à Mme de Maintenon avant d'aller au roi. Je remarquai même une espèce de déconcertement, d'où je compris que c'était l'instant favorable de profiter de son trouble par les plus grands efforts; ainsi me ranimant moi-même, je rompis le silence, après l'avoir laissé durer quelque temps, par des louanges que je crus nécessaires pour préparer la voie à ce que j'avais dessein de leur faire succéder, et lorsque je crus qu'il était temps d'amener un autre langage, je lui dis qu'il était également étrange et déplorable qu'il laissât perdre de si grands talents, et par le seul homme du sang royal qui, par ses conseils, s'il se mettait à portée d'être consulté, et par sa capacité à la guerre, s'il se remettait en état d'en faire usage, pouvait sauver le royaume de ses pères, [et qu'il] voulût s'ensevelir tout vivant dans un désordre et dans une obscurité qui seuls enfonceraient le plus simple particulier dans des ténèbres infâmes et sans retour, combien plus un prince de son rang, qui outre les débauches avait tant d'autres malheurs à réparer; que je ne pouvais plus me retenir enfin de lui faire faire attention à quelques considérations que je n'avais pu jusque-là faire sortir de moi-même, mais que l'aimant et l'estimant au point que je faisais, je me croirais aussi trop coupable, si après les avoir ménagées jusqu'au bout et, ne voyant point de fruit de tout ce que je lui avais dit et de tout ce que je lui avais tu, je ne lui disais tout enfin au péril de lui déplaire, et de lui paraître trop hardi, puisque je ne pourrais jamais espérer de repos avec moi-même, si je me laissais ce reproche de ne lui avoir pas tout dit, et par ce faux respect de l'avoir abandonné dans un abîme, d'où la juste opinion que j'avais de lui me devait persuader que je l'eusse enfin retiré, si je n'avais eu pour lui ces ménagements perfides.

Après cette préface, je me levai brusquement en pied, et, me tournant avec action vers M, le duc d'Orléans, je lui dis que je ne pouvais donc plus lui taire la juste indignation du public, qui, après avoir conçu de lui les plus hautes espérances, et avoir eu pour lui la plus grande et la plus longue indulgence, tournait les unes en mépris, l'autre en une sorte de rage qui produisait le déchaînement universel et inouï contre lui, aussi vif dans les plus libertins que dans les hommes dont les moeurs étaient les plus austères; qu'il y avait temps et manières pour tout; que son libertinage avait été supporté par égards pour son âge et pour ce qu'il valait d'ailleurs; mais que le monde, las enfin de voir que ce libertinage devenu abandon depuis tant d'années s'approfondissait de plus en plus; que ni l'âge, ni l'esprit, ni les lumières, ni les grands emplois n'avaient pu le changer; qu'il était devenu non-seulement concubinage, mais ménage public; personne ne pouvait plus souffrir dans un petit-fils de France de trente-cinq ans ce que le magistrat et la police eût châtié il y a longtemps dans quiconque n'eût pas été d'un rang à couvert de ces sortes de voies de remettre les gens dans l'ordre, au moins hors d'état d'insulter à tout un royaume par le scandale affreux de sa vie; qu'à une conduite si honteusement suivie, il avait ajouté des imprudences de nature si délicate, si jalouse, tellement unies à la licence effrénée de la vie, que le comble de toute horreur en était retombé sur lui, et retombé de façon si naturelle, que, quelque innocent qu'il fût du fond de ces imprudences, il était pourtant vrai qu'il fallait en être bien au fait et bien porté à l'en croire pour n'en concevoir pas l'opinion la plus sinistre, qui, à commencer par le roi, par Monseigneur, par les personnes royales et les autres les plus principales, avait trouvé entrée dans l'esprit de tout le monde, et avait produit une aliénation générale qui tenait de la fureur; que le public, outré de s'être trompé dans les espérances qu'il avait conçues de lui, aigri d'ailleurs de ne trouver personne en qui les mettre, en un temps si déplorable, était par là également porté à ne garder plus aucune sorte de mesure pour lui s'il continuait par l'opiniâtreté de son débordement à n'en mériter nulles, et à revenir aussi à lui avec rapidité, s'il le voyait capable de retour en rompant de si honteux liens, en avouant tacitement ses fautes par un digne changement de conduite et de vie, et en méritant par un attachement sincère et assidu à ses devoirs; que de cette sorte et non autrement, il se laverait des souillures qui l'avaient défiguré; que le courage qu'il aurait de le faire surprendrait l'acclamation publique, qui relèverait avec joie le mérite de sa nouvelle vie, par celle de voir renaître ses espérances.

Tandis que je parlais de la sorte, j'étais infiniment attentif à percer M. le duc d'Orléans de mes regards, et je m'aperçus que mon impétuosité faisait sur lui une impression profonde. Je m'arrêtai néanmoins pour donner lieu à Besons de m'aider à le pousser, et je me rassis comme un homme qui a tout dit. Ce n'était pourtant pas mon dessein d'en demeurer là, et ce le fut bien moins encore lorsque je sentis la faiblesse du maréchal, qui, me regardant de la tête aux pieds, n'avait de réflexion que la peur qu'il prenait de la force de mon discours, et de courage que pour une approbation tremblante en monosyllabes. L'extrême crainte que je lui remarquai me força de suppléer au défaut de son secours. Je demandai à M. le duc d'Orléans avec un air d'angoisse s'il ne prendrait point de parti, et s'il ne voulait point envoyer demander à Mme de Maintenon audience pour le lendemain matin. Il tarda un peu à répondre, puis me dit qu'il ne pouvait encore s'y résoudre. Ce mot encore me donna une grande espérance. Je me tournai au maréchal; je le pressai de presser à son tour pour ne me pas rendre odieux à la fin par une importunité trop vive. Il parla, mais avec faiblesse, et conclut promptement qu'il n'y avait rien à ajouter à mes propos, soit pour leur force, leur justesse ou leur vérité, et dans le désordre où je vis bien que l'effroi l'avait jeté, je trouvai qu'il avait beaucoup fait de m'avoir approuvé, quoique si laconiquement, d'une manière si précise.

J'insistai donc encore sur le message, et sentant le prince mollir et ployer sous le faix de ma véhémence, je crus la devoir pousser, et, me levant de nouveau, je lui dis qu'il fallait qu'il me permît encore ce mot: qu'il avait vu de tout temps et qu'il voyait encore le brillant, le lustre, la splendeur qui accompagnait les ministres, les généraux d'armée, ceux pour qui le roi montrait une estime et une amitié solide par sa confiance et par ses bienfaits; que leur état radieux était l'objet de l'envie des uns, de l'émulation des autres, des désirs de tous; que sa naissance grossissait naturellement sa cour de ces grands personnages, et de leur cour particulière; que la faveur et la confiance du roi l'avaient mis souvent au-dessus d'eux en crédit, et toujours en autorité, et avaient fait de ces distributeurs, si souvent arrogants, des grâces, ses courtisans et ses complaisants, avec respect, crainte et soumission; que d'autre part il voyait aussi des seigneurs que leur naissance, leurs familles, leurs établissements, leurs dignités portaient si naturellement aux distinctions de leur état, avilis par leurs débauches, inconnus à la cour par leur obscurité, abandonnés à leur propre honte et à leur misère, rejetés des plus chétives compagnies, objets de la censure et du mépris du roi et du public, réduits à ce degré bizarre d'être au dessous des coups qu'on dédaignait de frapper sur eux; je lui nommai quelques-uns de ceux-là qu'il voyait malgré tant d'avantages ensevelis dans la fange, et après ces peintures que je fis les plus vives que je pus, je demandai à M. le duc d'Orléans auquel des premiers ou des seconds il aimait mieux ressembler. J'ajoutai qu'il ne fallait pas se tromper par une illusion grossière; que plus sa proximité du trône l'élevait avec éclat, et lui donnait de facilité de joindre à cette naturelle splendeur la splendeur empruntée par les autres de l'estime, de la faveur, de la confiance du maître commun de tous, des grands emplois, du crédit, de l'autorité, plus aussi le dénûment de ces choses, et le dénûment produit par le déréglement et la saleté de sa vie le ferait tomber plus bas que ces seigneurs pris sous les ruines de leur obscurité débordée, dans un mépris d'autant plus cruellement profond, qu'il serait inouï et justement invoqué: que c'était désormais à lui, dont les deux mains touchaient à ces deux différents états, d'en choisir un pour toute sa vie, puisque, après avoir tant perdu d'années et nouvellement depuis l'affaire d'Espagne, meule nouvelle qui l'avait nouvellement suraccablé, un dernier affaissement aurait scellé la pierre du sépulcre où il se serait enfermé tout vivant, duquel, après, nul secours humain, ni sien ni de personne, ne le pourrait tirer. Je terminai un discours si nerveux par des excuses et des louanges et par la considération du prodigieux dommage de la perte civile d'un prince de son rang, de son âge et de ses talents, puis me tournant brusquement au maréchal, je tombai sur lui de ce qu'il me laissait tout faire, et seul en proie à tout le mauvais gré.

Alors M. le duc d'Orléans me remercia d'un ton de gémissement auquel je connus l'impression profonde que j'avais faite en son âme, et bien plus encore lorsque, se levant de sa chaise, il se mit à reprocher à Besons sa mollesse à lui parler. Le maréchal s'excusa sur ce que je ne lui laissais rien à dire, et je lui répondis vivement exprès que, mon zèle me faisait tout dire, parce que je voyais que pensant tout comme moi, il n'osait néanmoins parler. Cette bizarre dispute nous donna lieu à tous deux de placer encore dans le discours de nouveaux raisonnements forts, et des considérations vives. Cependant M. le duc d'Orléans s'était rassis. Je lui proposai encore, tandis que je le voyais ébranlé, d'envoyer chez Mme de Maintenon; Besons lui demanda s'il voulait qu'il appelât quelqu'un de ses gens; je me mis à louer l'action comme ne doutant pas qu'il ne la fît, et pour l'y exciter davantage, je parlai de la douceur qu'on sentait après un pénible et généreux effort. Tandis que nous dissertions ainsi, Besons et moi, l'un avec l'autre, n'osant plus l'attaquer directement après l'étrange assaut qu'il venait d'essuyer, nous fûmes bien étonnés qu'il se levât tout à coup de sa chaise, qu'il courût avec impétuosité à sa porte, l'ouvrît et criât fortement pour se faire entendre de ses gens.

Il en accourut un à qui il ordonna tout bas d'aller chez Mme de Maintenon savoir si et à quelle heure il pourrait lui parler le lendemain matin. Il revint aussitôt se jeter dans sa chaise comme un homme à qui les forces manquent et qui est à bout. Incertain de ce qu'il venait de faire, je lui demandai aussitôt s'il avait envoyé chez Mme de Maintenon. « Eh! oui, monsieur, » me dit-il avec un air désespéré. À l'instant je me jetai à lui, et le remerciai avec tout le contentement et toute la joie imaginables. Il me dit qu'il n'était pas bien sûr qu'il parlât à Mme de Maintenon; sur quoi Besons, qui lui avait aussi témoigné son extrême satisfaction, l'exhorta à ne pas reculer après avoir pris une résolution si pénible, mais si salutaire. Je me contentai de l'y soutenir en rassurant Besons. Je lui dis que M. le duc d'Orléans, convaincu par la force de nos raisons, et résolu à se faire cette violence si nécessaire, n'avait pas fait un pas qui l'engageait si fort pour reculer après; que son coeur palpitait encore, mais que j'ouvrais enfin le mien aux plus douces espérances. Lui et moi menâmes quelque temps la parole, louant la résolution, admirant le courage, plaignant les douleurs, compatissant à tout, incitant à la gloire, réfléchissant sur la solidité, la sûreté, la douceur du repos et du calme après l'orage, fortifiant indirectement ainsi ce prince sans lui adresser la parole pour ne le pas rebuter. Il entra peu dans notre conversation, mais sur la fin il dit encore à Besons qu'il l'avait trop ménagé, qu'il sentait bien l'extrême besoin qu'il avait d'être vivement poussé, et me remercia encore de ma force et de ma liberté à lui parler. Cela m'encouragea à bien espérer, et à l'exciter encore, mais vaguement. Je lui dis seulement que j'avais cru devoir lui représenter nûment toutes les vérités qui m'avaient paru indispensables à lui faire connaître. Peu après il demanda quelle heure il était, et il était neuf heures du soir. Il voulut à son ordinaire aller voir Monseigneur chez Mme la princesse de Conti. Je lui demandai permission de demeurer dans son entre-sol avec Besons, lui et moi n'ayant point de logement ni où nous entretenir sur pareille matière; il s'en alla. Je fermai la porte, et le maréchal et moi nous nous rassîmes.

Je lui demandai ce qu'il lui semblait du succès de notre terrible après-dînée; il me dit franchement que, nonobstant l'audience demandée, il ne se tenait sûr de rien, et moi je l'assurai que, encore qu'absolument parlant je n'osasse m'engager à répondre de rien, je trouvais les choses avancées. Nous raisonnâmes sur les étonnants obstacles que nous avions trouvés; il m'avoua qu'il ne le croyait presque plus amoureux; je convins qu'encore que je fusse bien persuadé qu'il l'était encore beaucoup, je ne pensais pas que ce combat dût en rien approcher de ce que j'en éprouvais. Je me plaignis à lui en amitié, mais en amertume, du peu de secours qu'il m'avait donné, et de m'être trouvé dans la nécessité de parler presque seul, et seul de dire les choses les plus dures. Il m'en fit excuse, et m'avoua ingénument qu'il admirait la force et la hardiesse que j'avais eues, qu'il en avait bien senti la nécessité, que le succès lui montrait encore que de cela seul il avait dépendu; mais que pour rien il n'eût dit à cent lieues près aucunes des choses qu'il avait entendues avec terreur; que je l'avais épouvanté à ne savoir où se fourrer; que je l'avais souvent mis hors de lui-même, quelque assaisonnement que j'eusse mis avant et après les vérités que j'avais si rudement assenées. Nous admirâmes ensuite l'excès de la puissance des égarements qui avaient jeté ce prince dans un si profond abîme, et qui lui coûtaient un si furieux combat, plus encore la bonté, la douceur, la patience incomparables, avec lesquelles il avait écouté tant de choses énormes par leur dureté, et nous convînmes aisément de l'horrible dommage qu'un prince de tant de grands et d'aimables talents, et capable d'où il s'était plongé d'écouter la voix si âpre et si étonnante des vérités que nous lui avions fait entendre, se fût précipité dans les abîmes où nous le déplorions; nous convînmes que moins qu'en aucun temps précédent, il ne devait être abandonné à lui-même un seul instant possible. Nous ne laissâmes pas de nous plaindre réciproquement de notre excessive fatigue de corps et d'esprit, et nous nous donnâmes rendez-vous dans la galerie pendant le souper du roi pour convenir de ce qu'il nous restait à faire. Nous y fûmes exacts.

Je demandai au maréchal s'il ne savait point quelle réponse il y avait eu de Mme de Maintenon. Il me dit qu'il n'avait vu ni M. le duc d'Orléans ni pas un de ses gens, depuis que nous l'avions quitté. Je lui remontrai l'importance d'en être instruit, et le priai de vouloir bien s'en aller informer chez ce prince, tandis que je l'attendrais au même lieu où je lui parlais. Besons y fut et me revint dire aussitôt que Mme de Maintenon mandait à M. le duc d'Orléans, qu'elle l'attendrait le lendemain toute la matinée, mais que M. le duc d'Orléans n'avait encore pu apprendre cette réponse. Là-dessus je proposai à Besons, sur notre même principe, d'accompagner M. le duc d'Orléans chez lui, au sortir de chez le roi, d'être présent lorsque la réponse lui serait rendue, d'en prendre thèse, pour l'exhorter encore d'exécuter courageusement son salutaire dessein, et dans le sens dont nous étions convenus, de l'obséder jusqu'à ce qu'il se mît au lit, de se trouver le lendemain à son lever, de lui bien parler encore, de tâcher de le mener chez Mme de Maintenon, et de venir après à la messe du roi, où nous nous trouverions pour régler ce que nous aurions à faire. Il me promit de faire exactement tout cela, et là-dessus nous nous séparâmes.

Le lendemain vendredi 3 janvier, je ne trouvai point Besons dans la galerie, ni dans l'appartement; le roi sortit pour la messe, et M. le duc d'Orléans à huit ou dix pas devant lui. Dans l'impatience de savoir s'il avait vu Mme de Maintenon, je m'approchai de lui, et quoique je lui parlasse bas, n'osant rien nommer, je lui demandai s'il avait vu cette femme. Il me répondit un oui si mourant, que je fus saisi de la crainte qu'il l'eût vue pour rien, tellement que je lui demandai s'il lui avait parlé. Sur un autre oui pareil à l'autre, je redoublai d'émotion. « Mais lui avez-vous tout dit? — Eh oui, répondit-il, je lui ai tout dit. — Et en êtes-vous content? repris-je. — On ne peut pas davantage, me dit-il. J'ai été près d'une heure avec elle, elle a été très-surprise et ravie. » Il fit là une assez longue pause à proportion du chemin qui s'avançait toujours, puis après avoir à deux ou trois fois voulu, puis s'être retenu de me parler, il me regarda tristement comme exprès, et tout à coup me dit qu'il avait quelque chose qui le peinait sur moi, qu'il fallait qu'il me le dît, mais qu'il me demandait d'amitié de lui répondre sincèrement et avec vérité. Cela me surprit.

Je l'assurai que je ne lui déguiserais rien. « C'est, me dit-il toujours bas, que cette femme m'a parlé tout comme vous; mais ce qui m'a frappé, c'est qu'elle m'a dit les mêmes choses, les mêmes phrases, jusqu'au même arrangement et aux mêmes mots que vous. Ne vous aurait-elle point parlé, et n'avez-vous eu aucune charge d'agir auprès de moi? — Monsieur, lui dis-je, je n'ai pas accoutumé à faire des serments, mais je vous jure par celui de chez lequel nous approchons (et c'était de la chapelle), et par tout ce qu'il y a de plus saint, que je vous ai parlé de moi-même; que qui que ce soit, ni directement, ni indirectement, ni en aucune manière quelconque, n'y a eu aucune part, et que, pour cette femme ni le roi, non-seulement ils ne m'ont point parlé ni rien fait dire, mais ils ne peuvent pas savoir un mot de ce qui s'est passé, et après ce grand serment que je vous fais contre ma coutume, j'ose vous dire que vous devez me connaître assez pour m'en croire sur ma parole. » Il fit un soupir; et me prenant la main: « Voilà qui est fait, me dit-il, je vous en crois; mais vous me faites plaisir de me parler comme vous faites, car je vous avoue que cette conformité m'a paru si singulière, qu'elle m'a frappé entre vous et cette femme, à qui le roi dit tout et qui gouverne l'État. — Monsieur, encore un coup, repris-je, soyez rassuré, car je vous répète que je vous dis la vérité la plus exacte et la plus nette. — Voilà qui est fait, me répondit-il encore, je n'ai pas le moindre scrupule. »

La tribune où nous étions déjà avancés quelques pas nous sépara. Il était fête de sainte Geneviève, ce qui m'obligea à demeurer à entendre la messe du roi pour être libre après. La fin du motet et la prière pour le roi après le dernier évangile me donna lieu de sortir de la tribune avant le roi pour chercher Besons, que je trouvai à deux pièces de là. Quoique je susse des nouvelles, je lui en demandai, dans l'espérance qu'au sortir de chez Mme de Maintenon, M. le duc d'Orléans lui aurait conté sa conversation. Mais il me dit qu'il ne savait rien; que la veille au soir, il l'avait mené de chez le roi chez lui, que ce matin il s'était trouvé à son lever, l'avait toujours exhorté suivant ce que nous en étions convenus, l'avait accompagné jusqu'à la porte de Mme de Maintenon, qu'il l'y avait laissé, et appris depuis qu'il y était demeuré longtemps avec elle, et qu'il n'en savait pas davantage. Je lui dis que je le ferais donc plus savant, et, en lui contant ce que M. le duc d'Orléans m'avait dit en allant à la messe du roi, j'ajoutai qu'il m'avait dit la chose du monde la plus surprenante, qui m'avait engagé à lui faire un serment, et je lui rendis le fait.

Le maréchal n'en fut pas ému un moment, et me dit avec cette sorte de brusquerie, que la conviction produit quelquefois, qu'il n'y avait qu'à répondre à M. le duc d'Orléans une seule chose bien simple et bien vraie, savoir que la vérité est une, et que par là elle s'était trouvée dans la bouche de Mme de Maintenon précisément comme dans la mienne. Comme nous en étions là, le roi passa retournant de la chapelle chez lui, et ne nous laissa que le temps de nous donner rendez-vous chez M. le duc d'Orléans sur-le-champ, pour éviter d'y aller ensemble. Quoique je ne me fusse amusé qu'un moment dans la galerie, je trouvai déjà Besons dans la chambre de M. le duc d'Orléans qui n'était pas rentré, et qui ne vint qu'une bonne demi-heure après. Je proposai à Besons d'entrer dans le cabinet, nous en fermâmes la porte, et là tous deux, nous nous mîmes à raisonner. M. le duc d'Orléans nous avait dit la veille, que, s'il parlait au roi, ce ne serait qu'immédiatement avant son dîner, parce que, outre que c'était son heure à lui la plus ordinaire, c'était aussi la plus naturelle d'être seul avec lui dans ses cabinets; ainsi nous convînmes de demeurer jusqu'à cette heure-là avec M. le duc d'Orléans pour le soutenir, le fortifier, et lui faire achever ce qu'il avait commencé. Le maréchal convenait que l'affaire était avancée au delà d'espérance, mais il ne la pouvait déterminément pousser jusqu'à compter sur sa consommation avec le roi. Pour moi, je n'osois en répondre d'une manière positive; mais je ne pouvais aussi m'imaginer qu'elle nous échappât, après ce grand pas fait chez Mme de Maintenon.

Pendant que nous causions ainsi, je songeais à part moi à la bizarre justesse de la conjoncture où je me trouvais d'attendre à tous moments une audience particulière du roi, dans une circonstance si propre à confirmer le soupçon que M. le duc d'Orléans venait de me témoigner. Après y avoir bien pensé, la délicatesse d'honneur et de probité l'emporta en moi sur l'orgueil et la politique de courtisan, si difficile à se ployer à montrer sa disgrâce et ses démarches pour la finir, tellement que, bien que je n'eusse avant cette affaire-ci ni liaison ni même le plus léger commerce avec Besons, et qui n'avait pas plus de douze jours de date, je crus devoir lui confier mon secret pour le consulter si je le révélerais à M. le duc d'Orléans; je lui dis tout mon fait, et comme à tous moments j'attendais mon audience, mais sans lui apprendre comment je l'avais obtenue. La rondeur de ce procédé le surprit et le toucha. Il me conseilla d'en faire la confidence à M. le duc d'Orléans, et il m'assura que, quoi qu'il eût soupçonné, il me connaissoit trop bien pour, après ce que je lui avais dit et juré, penser un moment qu'entre le roi et moi il dût être en rien question de lui. Sur son avis je me déterminai à le faire. Après avoir été une demi-heure ensemble, quelqu'un vint demander Besons, qui sortit et me laissa seul dans le cabinet.

Fort peu après, comme j'étais seul encore, M. le duc d'Orléans entra, qui venait de chez Madame, et qui tout de suite m'emmena dans son arrière-cabinet. Il se mit le dos à la cheminée sans proférer un mot, comme un homme hors de soi. Après l'avoir considéré un moment, je crus qu'il valait mieux l'importuner par des questions que de le laisser ainsi à lui-même dans des moments critiques, qui avaient si grand besoin de soutien, puisque deux heures après arrivait le moment qu'il devait parler au roi pour se séparer de sa maîtresse. Je lui demandai donc s'il était bien content de Mme de Maintenon, et si elle était entrée véritablement dans ce qu'il lui avait dit; il me répondit un oui si bref, que je me hâtai de lui demander s'il n'était pas bien résolu d'aller chez le roi un peu avant son dîner; il m'effraya beaucoup par sa réponse. Il me dit de ce même ton qu'il n'irait pas. «Comment! monsieur, m'écriai-je d'un air ferme, vous n'irez pas? Eh! non, monsieur, répliqua-t-il avec un soupir effroyable, tout est fait. Tout est fait ? repris-je vivement, comment l'entendez-vous? tout est fait pour avoir parlé à Mme de Maintenon? Eh! non, dit-il, j'ai parlé au roi. — Au roi! m'écriai-je, et lui avez-vous dit ce que vous lui vouliez dire tantôt? — Oui, répondit-il, je lui [ai] tout dit. — Ah! monsieur, m'écriai-je encore avec transport, cela est fait, que je vous aime! et, me jetant à lui, que je suis aise de vous voir enfin délivré; et comment avez-vous fait cela? — Je me suis craint moi-même, me répondit-il. J'ai été si violemment agité depuis que j'ai eu parlé à Mme de Maintenon, que j'ai eu peur de me commettre à tout le temps de la matinée, et que, mon parti enfin bien pris, je me suis résolu de me hâter d'achever. Je suis rentré dans le cabinet du roi après la messe.... » Alors vaincu par sa douleur, sa voix s'étouffa, et il éclata en soupirs, en sanglots et en larmes. Je me retirai en un coin. Un moment après Besons entra; le spectacle et le profond silence l'étonnèrent. Il baissa les yeux et n'avança que peu. Je lui fis des signes qu'il ne comprit point; puis, se remettant un peu, me demanda des yeux ce que ce pouvait être. Enfin nous nous approchâmes doucement l'un de l'autre, et je lui dis que c'en était fait, que M. le duc d'Orléans avait vaincu, qu'il avait parlé au roi.

Le maréchal fut si étourdi de surprise et de joie, qu'il en demeura quelques moments interdit et immobile; puis se jetant à M. le duc d'Orléans, il le remercia, le félicita, et se mit à pleurer de joie. Cependant nous nous tûmes et laissâmes un assez long temps le silence au trouble de M. le duc d'Orléans, qui s'alla jeter dans un fauteuil, et qui, tantôt stupide, tantôt cruellement agité, ne s'exprimait que par un silence farouche ou par un torrent de soupirs, de sanglots et de larmes, tandis qu'agités nous-mêmes et attendris d'un état si violent, nous contenions notre joie, nous n'osions nous parler, et à peine pouvions-nous nous persuader que cette rupture si salutaire fût achevée. Peu à peu pourtant nous rompîmes le silence entre nous. Le maréchal et moi nous nous mîmes à plaindre M. le duc d'Orléans, à louer son généreux effort, à chercher ainsi obliquement à le calmer un peu dans la violence de ces premiers moments. Ensuite nous nous encourageâmes, pour essayer un peu de diversion, à lui demander ce que Mme de Maintenon lui avait dit. Il nous répondit que, mot pour mot, elle lui avait tenu tous mes mêmes propos, et tellement les mêmes, en même ordre et en mêmes expressions, qu'il avait cru qu'elle m'avait parlé. Je le fis souvenir de ce que je lui avais dit et protesté là-dessus avec serment en allant à la messe du roi, et il me réitéra aussi qu'il ne lui en restait pas le moindre scrupule, mais que cette singularité était si grande qu'il lui avait été pardonnable de l'avoir pensé; là-dessus Besons lui parla très-bien au même sens de ce qu'il m'en avait dit.

Je crus que cette occasion était celle que je devais prendre pour lui faire la confidence de l'audience que j'attendais du roi, avec la franchise que Besons m'avait conseillée. M. le duc d'Orléans la reçut à merveilles, et me dit même, avec une amitié dont la politesse me surprit en l'état où il était, qu'il souhaitait d'avoir mis le roi d'assez bonne humeur, par ce qu'il venait de lui dire, pour qu'il m'en écoutât plus favorablement. Nous le remîmes sur son audience de Mme de Maintenon. Il nous dit qu'elle avait été extrêmement surprise de sa résolution et en même temps ravie; qu'elle l'avait assuré que cette démarche le remettrait avec le roi mieux que jamais; qu'elle lui avait conseillé de lui parler lui-même plutôt que de lui faire parler par elle ni par personne; et qu'elle lui avait promis de faire valoir au roi ce sacrifice, de manière à lui en ôter tout regret, et à faire que Mme d'Àrgenton fut traitée comme il le pouvait souhaiter, et comme elle-même trouvait juste qu'elle la fût, sans lettre de cachet ni rien de semblable, et qu'elle pût se retirer, soit dans un couvent, soit dans une terre, ou dans une ville telle qu'elle la voudrait choisir, sans même être astreinte à demeurer dans un même lieu. C'était aussi ce que j'avais dit à M. le duc d'Orléans que je trouvais raisonnable, pourvu qu'elle n'allât pas dans ses apanages faire la dominatrice, et ce que lui-même avait aussi approuvé comme moi. Il nous dit aussi que Mme de Maintenon lui avait promis d'envoyer chercher la duchesse de Ventadour pour concerter tout avec elle (et quel personnage pour une dame d'honneur de Madame et pour une gouvernante des enfants de France!) et qu'il ferait bien de la voir là-dessus. De là mon impatience me porta, malgré l'interruption des larmes et des fréquents élans de douleur, de lui demander comment il était content du roi. « Fort mal, » me répondit-il. J'en fus surpris et touché au dernier point, et je voulus savoir comment cela s'était passé.

Il nous dit qu'il avait suivi le roi dans son cabinet après la messe, et que, comme il étouffait de ce qu'il avait à lui dire, il l'avait prié de passer dans un autre cabinet, afin qu'il pût lui dire un mot seul; que le roi, effarouché de la proposition en un temps où il n'avait pas accoutumé de le voir dans son cabinet, lui avait demandé d'un air sévère et rengorgé ce qu'il lui voulait; qu'il avait insisté au tête-à-tête; que le roi, encore plus grave et plus refrogné, l'avait mené dans l'autre cabinet; que là il lui avait dit sa résolution causée par la douleur de lui déplaire, l'avait prié de faire dire à Mme d'Argenton de sortir de Paris, et de lui épargner la douleur du mauvais traitement, et la honte de l'exil et d'une lettre de cachet, qui ne pourrait retomber que sur lui-même; que le roi avait paru très-surpris, mais point épanoui; qu'il l'avait loué, mais froidement, et dit qu'il y avait longtemps qu'il aurait dû mettre fin à une vie si scandaleuse; qu'il voulait bien faire sortir Mme d'Argenton de Paris sans ordre par écrit; qu'il verrait ce qu'il pourrait faire là-dessus; après quoi le roi l'avait quitté brusquement comme un homme non préparé à une audience insolite, et qui avait peur que cette déclaration ne fût suivie de quelque demande à laquelle il ne voulait pas laisser de loisir. Quoique ce récit me déplût fort, je ne laissai pas d'espérer que la froideur du roi venait moins d'un éloignement invincible que d'un temps mal pris et de la surprise, qui étaient les deux choses du monde qui le rebroussaient le plus, et j'espérai que la réflexion, venant sur l'effort du sacrifice, sur son entière gratuité, puisqu'il n'était accompagné d'aucune demande, ni même d'aucune insinuation de rien, sur la cessation de la cause et des effets des déréglements de toutes les sortes et des sujets de douleur de Mme la duchesse d'Orléans, ramèneraient ce prince dans l'état où il devait être avec le roi, avec toutes les personnes royales, au moins à l'extérieur pour Monseigneur, et conséquemment avec le monde. Je le désirais d'autant plus que je faisais moins de fond que je ne lui avais témoigné sur Mme de Maintenon, et que je ne me fiais guère à la bonne réception qu'elle lui avait faite, ni aux bons offices qu'elle lui avait promis. Il fallait bien du spécieux, et même quelque réalité apparente, dans une occasion comme celle-là; une autre conduite aurait trop ouvert les yeux. Il fallait même que le roi y fût trompé pour lui ôter toute défiance, et demeurer plus entière aux desservices qu'elle voudrait porter en d'autres temps. Le funeste bon mot d'Espagne n'était pas pour être pardonné, et M. du Maine lui était trop intimement cher pour contribuer à augmenter, même à rétablir, l'amitié et la confiance du roi pour M. le duc d'Orléans si supérieur à l'autre en tout genre, excepté en fourbe, en adresse et en esprit de ce genre. Je fis donc de mon mieux pour rassurer M. le duc d'Orléans sur le roi, par les deux raisons que j'ai alléguées; et Besons et moi n'oubliâmes rien pour le rassurer et le consoler. Le silence et les propos se succédèrent à diverses reprises.

M. le duc d'Orléans nous dit qu'il venait de rendre compte à Madame de ce qu'il avait fait, qu'elle l'avait fort approuvé, mais qu'elle l'avait mis au désespoir par le mal qu'elle lui avait dit de Mme d'Argenton. Il s'aigrit même en nous le racontant, et je m'en aigris avec lui, parce qu'à la misérable façon dont elle avait toujours traité et ménagé cette maîtresse, ce n'était pas à elle à en dire du mal, beaucoup moins au moment de la rupture qui sont des instants à respecter par les plus sévères. Je me hasardai à lui demander s'il serait incapable de dire à Mme sa femme une nouvelle qui la regardait de si près; mais à ce nom il s'emporta, dit qu'il ne la verrait au moins de toute la journée, qu'elle serait trop aise, et que sa joie lui serait insupportable. Je lui répondis modestement que, par tout ce que j'avais ouï dire d'elle, je la croyais incapable de tomber dans le même inconvénient de Madame, mais au contraire plus propre à entrer dans sa peine, par rapport à lui, qu'à lui montrer une joie indiscrète et fort déplacée. Il rejeta cela avec un si grand éloignement que je n'osai en dire davantage. Néanmoins, après quelque intervalle, je ramenai doucement ce propos sur le double plaisir que ce nouvel effort ferait au roi. Je ne réussis pas mieux. Il me ferma la bouche par me dire que ce chapitre avait été traité le matin entre lui et Mme de Maintenon, qu'elle était entrée dans sa répugnance, et qu'elle lui avait conseillé de ne voir Mme la duchesse d'Orléans de toute la journée, s'il ne voulait, pour ne la pas voir à contre-coeur.

Je changeai de discours. Besons parla aussi, et nous ne cherchâmes pour le bien dire qu'à bavarder pour étourdir une douleur incapable encore de raison, plutôt par un bruit extérieur que par la solidité des choses. Quoique la porte fût défendue, il s'y présenta des gens que le renouvellement de l'année et la vacance de la fête y amenait. Tels furent le premier président et les gens du roi du parlement et des autres compagnies supérieures, et quelques autres principaux magistrats, qui vinrent à diverses reprises, et que le prince fut obligé d'aller voir dans sa chambre, où ils étaient entrés. On peut juger de l'étrange contre-temps. Il les vit tous néanmoins sur la porte de son cabinet pour être plus à l'obscurité, les entretint, les gracieusa, et nous montra une force dont peu d'hommes sont capables, mais sous laquelle il succombait après par un cruel renouvellement de douleur. Je saisis un de ces intervalles pour demander à Besons ce qu'il lui semblait de cette journée. Il m'avoua avec transport qu'il en était d'autant plus vivement pénétré de joie qu'il l'avait moins espérée, et si peu qu'à peine se pouvait-il encore persuader ce qu'il voyait et entendait, et il m'en félicita comme d'un projet dû à mon imagination, et d'une exécution due à mon courage, dont lui et moi étions les seuls à portée, mais qu'il n'aurait pu ni entamer ni moins amener à fin. Dans un autre intervalle, nous raisonnâmes sur la manière dont le roi avait reçu la rupture qui nous alarmait justement, et qui nous fit plus fortement conclure combien il était important et pressé de finir un si pernicieux genre de vie, et qui avait mené assez loin pour que cette rupture après tant de désirs eût été reçue avec si peu de satisfaction. Nous convînmes sans peine que cela demandait de grandes et de continuelles précautions, et une conduite bien appliquée et bien suivie, qui à la longue ne coûterait pas moins que la rupture même. Nous comprîmes combien M. le duc d'Orléans avait à se tenir en garde contre toutes les sortes de piéges qui lui seraient tendus, surtout de la boutique de Mme la Duchesse, après ce que lui-même nous avait dit d'elle, tandis que Mme la duchesse d'Orléans vivait avec elle avec tous les ménagements d'amitié possibles et de rang au delà de raison, puisque la différence de rang, qui avait causé une haine que rien n'avait pu amortir, s'allait renouveler de plus belle par la noise de la prétention de Mme la duchesse d'Orléans de faire passer ses filles devant les femmes des princes du sang, dont je parlerai bientôt. Enfin nous conçûmes que rien ne serait plus utile à M. le duc d'Orléans qu'une liaison étroite avec Mme sa femme, tant pour lui fournir des amusements et de bons conseils chez lui que pour prendre le roi par un changement qui lui serait si agréable. Dans un autre intervalle, nous pensâmes à nous-mêmes pour éviter la rage de la séquelle de Mme d'Argenton, de Mme la Duchesse et de la sienne, et de tous ceux qui seraient outrés de voir M. le duc d'Orléans rentré dans le bon chemin, dans l'estime du monde, dans les bonnes grâces du roi, et dans les suites que ces choses pourraient avoir.

Le maréchal me témoigna qu'il craignait fort que nous ne fussions déjà découverts par le nombreux domestique qui nous avait vus obséder M. le duc d'Orléans pendant ces trois jours, moi seul le premier, lui et moi les deux autres, à qui sans doute le trouble et la douleur de leur maître n'aurait pas échappé, et qui de cela voyant éclore la rupture, ne se méprendraient pas à nous l'attribuer, et par eux tout le monde. À cela il n'y avait point de remède. Nous nous promîmes seulement de ne rien avouer, de nous taire, et de laisser dire ce que nous ne pourrions empêcher sans désavouer honteusement, mais gardant le silence. J'avais en particulier beaucoup d'ennemis à craindre, tous sûrement très-fâchés de voir revenir M. le duc d'Orléans dans l'état où il devait être, surtout M. le Duc et Mme la Duchesse avec qui j'étais en rupture ouverte. Je craignais de plus, que si le roi venait à découvrir la part que j'avais eue à la séparation de M. le duc d'Orléans d'avec sa maîtresse, un gré infructueux de vingt-quatre heures ne fût suivi du danger de me voir chargé des fautes qu'il pourrait faire à l'avenir, et de celles encore qu'on lui pourrait imposer, le raisonnement des tout-puissants de ce monde étant trop naturellement et trop coutumièrement celui-ci: que quand on a un assez grand crédit sur quelqu'un pour lui faire faire un grand pas contre son goût et contre ses habitudes, on en a assez aussi pour le détourner, si on le voulait, de toutes les autres choses qu'on lui impute. Mais ces dangers, que je n'étais pas alors à envisager pour la première fois, n'ayant pas eu le pouvoir sur moi de m'arrêter dans un projet et dans une exécution vertueuse, n'eurent pas encore celui de m'épouvanter après m'y être volontairement et sciemment exposé. Faire ce qui est bon et honnête par des voies bonnes et honnêtes, garder après une conduite sage et mesurée, ne s'accabler pas de noeuds gordiens de prévoyance et de prudence indissolubles par leur nature, laisser dire, faire et agir en s'abandonnant à la Providence, est un axiome qui m'a toujours paru d'un grand usage à la cour, pourvu qu'on n'en abuse pas et qu'on s'y tienne en la façon que je le présente.

M. le duc d'Orléans, revenu avec nous, débarrassé des visites dont j'ai parlé, nous dit qu'il assurait à Mme d'Argenton quarante-cinq mille livres de rente, dont presque tout le fonds appartiendrait au fils qu'il avait d'elle, qu'il avait reconnu et fait légitimer, et qui est devenu depuis grand d'Espagne, grand prieur de France et général des galères, avec l'abbaye d'Auvillé (car le meilleur de tous les états en France est celui de n'en avoir point et d'être bâtard); que, outre ce bien, il restait à sa maîtresse pour plus de quatre cent mille livres de pierreries, d'argenterie ou de meubles; qu'il se chargeait de toutes ses dettes jusqu'au jour de la rupture, pour qu'elle ne pût être importunée d'aucun créancier, et que tout ce qu'elle avait lui demeurât libre, ce qui allait encore à de grandes sommes; et qu'il croyait qu'avec ces avantages, elle-même ne pouvait prétendre à une plus grande libéralité. Elle passait deux millions, et je la trouvai prodigieuse, mais en la louant; il ne s'agissait pas de pouvoir dire autrement. Quelque puissant prince qu'il fût, une telle brèche devait le rendre sage.

Avant de le quitter, Besons, poussé par moi qui n'osois plus parler de Mme la duchesse d'Orléans après mes deux tentatives, en fit une troisième qui réussit. M. le duc d'Orléans lui promit enfin qu'il la verrait dans la journée, et lui dirait sa rupture. Cette complaisance me soulagea fort, dans les vues que j'ai expliquées. Il était midi et demi, nous le quittâmes, lui pour aller chez la duchesse de Ventadour, comme il en était convenu le matin avec Mme de Maintenon, nous pour prendre enfin haleine. Besons me dit en sortant qu'il n'en pouvait plus, et qu'il s'en allait à Paris se cacher au fond de sa maison pendant le premier éclat de la rupture, et se mettre à l'abri de toutes questions et de tous propos.

En le quittant dans la galerie de M. le duc d'Orléans, je m'en allai chez la duchesse de Villeroy, que je trouvai à sa toilette seule avec ses femmes. Dès en entrant je la priai de les renvoyer, liberté que je prenais souvent avec elle. Dès qu'elles furent sorties, je lui dis que l'affaire était faite. « Bon; faite! » me répondit-elle avec dédain, comprenant bien ce que je lui voulais dire, car je ne l'avais pas vue depuis notre souper l'avant-veille, je ne le croirai point qu'il n'ait parlé au roi. Il vous promettra, il n'en fera rien. Croyez-moi, ajouta-t-elle, vous êtes son ami, mais je le connais mieux que vous. — Avez-vous tout dit? repris-je en souriant; c'est qu'il a parlé ce matin à Mme de Maintenon et au roi, et que la rupture est bâclée. — Bon, monsieur! me répondit-elle avec vivacité, il vous a peut-être dit qu'il le fera, et n'en fera rien. — Mais, répliquai-je, je vous dis encore un coup qu'il l'a fait, et que je sors d'avec lui. — Quoi, cela est fait? dit-elle avec transport; mais fait, achevé, rompu sans retour? — Eh oui! répliquai-je, madame, fait et archifait. Je ne vous dis ni conjectures ni contes, je vous dis nettement que cela est fait. » Je ne vis jamais femme si aise, ni qui de joie eût plus de peine à se persuader ce qu'elle entendait. Après cette sorte de désordre, elle me demanda fort comment cela s'était fait. Je lui contai le précis et le plus nécessaire de ce que je viens de rapporter, et des noms et des détails que j'ai cru devoir omettre ici, que j'estimai être importants à l'union que je désirais établir entre le mari et la femme que celle-ci n'ignora pas. Le duc de Villeroy, qui vint en tiers, le jugea de même. Le récit fut souvent interrompu par les surprises de la duchesse de Villeroy, et par des exclamations.

À son tour, elle me conta après que Mme la duchesse d'Orléans lui avait dit la veille l'inquiète curiosité où elle était de découvrir ce qui se passait chez M. son mari, dont elle avait appris l'angoisse, les larmes et l'obsession où nous l'avions tenu Besons et moi; que sur ce qu'elle (duchesse de Villeroy) lui avait conté, mais sans en faire cas, le mot que je lui avais dit en sortant de souper avec elle, Mme la duchesse d'Orléans lui avait dit que, si quelqu'un était en état de faire rompre M. son mari avec sa maîtresse, c'était moi; qu'elle avait souvent essayé par des recherches de m'approcher d'elle et de m'apprivoiser, sans y avoir pu réussir, et cela était vrai, et jamais je n'allais chez elle que pour des occasions indispensables de compliments, tellement qu'elle en était demeurée là bien aise toutefois qu'un homme d'honneur et d'esprit, duquel, malgré mon éloignement d'elle, elle ne croyait pas avoir rien à craindre, fût intimement avec M. le duc d'Orléans. Épanouie de sa propre joie, elle m'apprit que celle de Mme la duchesse d'Orléans serait d'autant plus vive qu'elle était plus que jamais accablée d'ennui et de douleur de l'empire insolent de Mme d'Argenton, et des traitements qui en étaient les suites, et plus que jamais hors d'espérance de les voir finir; que dans le désespoir d'une situation si triste, elle avait épuisée toutes les voies possibles à tenter de crédit, de conscience, de compassion pour faire chasser Mme d'Argenton, sans que le roi ni Mme de Maintenon s'y fussent laissés entamer le moins du monde; qu'il ne lui restait plus aucune espérance de ce côté-là, ni de celui de M. le duc d'Orléans, qui, quelquefois refroidi pour sa maîtresse, n'en devenait que plus passionné et plus abandonné à elle, de sorte que le désespoir de la princesse n'avait jamais été plus vif, plus complet, plus sans nulle ressource qu'au moment de cette délivrance. Je répondis à cette confidence qu'il était fort heureux pour Mme la duchesse d'Orléans qu'elle n'eût pas réussi, et que la tendresse du roi eût trouvé sa sagesse à l'épreuve; que Mme d'Argenton arrachée par autorité à M. le duc d'Orléans, l'eût, et par amour et peut-être autant par orgueil, irrité jusqu'à le jeter dans les dernières extrémités; que bien difficilement en eût-il cru Mme sa femme innocente; que ce soupçon, une fois monté dans son esprit, eût fait la ruine de sa famille, et de Mme la duchesse d'Orléans la plus malheureuse princesse de l'Europe. De là, la duchesse de Villeroy me vanta Mme la duchesse d'Orléans, son esprit, sa prudence, sa solidité, la sûreté de son amitié, la reconnaissance qu'elle me devait et qu'elle sentirait tout entière, et m'invita fort à une grande liaison avec elle.

Je répondis à tout cela par tous les compliments qui étaient lors de saison. Je la priai de lui dire que, dans le désir où j'étais de parvenir à séparer M. le duc d'Orléans de Mme d'Argenton, j'aurais cru diminuer beaucoup les forces dont j'avais besoin si, en répondant aux avances qu'elle avait bien voulu faire, j'avais eu l'honneur de la voir, que cette prudence était devenue un double bonheur par celui que j'avais eu de détromper à son égard M. le duc d'Orléans sur les choses secrètes (que je ne rapporte pas ici, et que j'avais confiées à la duchesse de Villeroy), lequel, malgré mes preuves, soupçonneux comme il était, n'aurait pu se rendre à la même confiance en moi, si j'avais été en mesure avec Mme sa femme, comme il avait fait parce que je n'y étais en aucune; que présentement qu'il n'y avait plus d'équilibre à garder avec lui, comme j'avais fait jusqu'alors ne voyant ni Mme sa femme ni sa maîtresse, je ferais volontiers ma cour à la première et mettrais tous mes soins à continuer à travailler à une entière réunion; mais que je croyais qu'il fallait aussi continuer d'user de la même prudence, qu'il n'était pas temps encore que j'eusse l'honneur de la voir, qu'il fallait un intervalle après ce qu'il venait de se passer pour amener les choses; mais qu'en attendant, je la priais (la duchesse de Villeroy) de dire à Mme la duchesse d'Orléans, etc., c'est-à-dire force compliments, et surtout d'exiger d'elle le plus profond secret, chose dont je n'étais pas en peine, et par son intérêt et par la matière. Je lui contai après combien je m'étais diverti, la veille au soir, chez Mme de Saint-Géran, des doléances extrêmes que Mme de Saint-Pierre y avait faites des malheurs de Mme la duchesse d'Orléans par cette tyrannie de Mme d'Argenton, à laquelle il n'y avait plus nul espoir de fin, que je savais résolue et qui éclaterait bien avant qu'il fût vingt-quatre heures de là.

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