CHAPITRE IV.

1710

Manége de Mme de Maintenon auprès du roi. — Mesures pour faire le maréchal de Besons gouverneur de M. le duc de Chartres avortées. — Inquisition des jésuites. — Division éclatante dans la famille de M. le Prince sur le testament, qui est porté en justice. — Enrôlement forcé par M. le Duc. — Le roi défend aux enfants de M. le Prince tout accompagnement au palais. — Efforts de Mme la duchesse d'Orléans pour me lier avec M. le duc du Maine. — Situation de Mme de Saint-Simon, de la duchesse de Lauzun et de moi, avec M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine. — Étrange aventure qui brouille Mme du Maine avec la duchesse de Lauzun, et ses suites. — Mariage du jeune duc de Brancas avec Mlle de Moras. — Point d'étrennes au roi ni du roi cette année.

Comme je me suis étendu en détail, sur mon audience du roi, pour le faire mieux connaître par des faits et des choses particulières, aussi en ajouterai-je une ici qui entre fort dans ce dessein, et que le duc de Noailles, malgré ses réserves avec M. le duc d'Orléans, nous conta. Se trouvant en ces mêmes jours en tiers entre lui et moi, dans le cabinet de ce prince, la conversation se tourna sur Mme de Maintenon. Je pense que son neveu voulut nous faire sentir son intime situation avec elle, par ce fait qu'il nous raconta, et qui caractérise bien le roi et le genre de crédit de ses plus intrinsèques. Il nous dit que, encore qu'il fût vrai dans l'usage que Mme de Maintenon pût tout sur son esprit, il ne l'était pas moins que ce n'était presque jamais en droiture, et qu'elle n'était jamais sûre de rien; que, pour réussir à ce qu'elle voulait, elle était très-attentive à le faire proposer d'ailleurs, se réservait à l'appuyer quand le roi lui en parlait, qui lui parlait toujours de tout, et avec ce détour, qui dérobait au roi la connaissance de son désir, ne manquait pas de l'obtenir, en sorte qu'il demeurait dans la parfaite ignorance que les choses qui passaient ainsi venaient originairement d'elle, et lui étaient portées par d'autres canaux. C'est ce qui la mettait en besoin d'avoir des ministres dans son entière dépendance pour lui aider à ce jeu, qu'elle pratiquait avec encore plus de précautions pour les siens, à l'égard desquels le roi était en garde infinie, sans que sa défiance eût d'autre effet qu'une circonvention plus cauteleuse. Il nous le confirma par ce qui lui était arrivé, il n'y avait pas encore longtemps.

Il avait eu en se mariant les survivances des gouvernements de Roussillon, de son père, et de Berry, de son beau-père, mais ce dernier à condition de le vendre dès qu'il lui serait tombé, et d'en placer le prix comme partie de la dot de sa femme. Le cas arrivé, il ne put trouver marchand. L'inquiétude d'en répondre sur son bien en cas de mort, et que ce gouvernement fût donné gratuitement, le fit songer à un brevet de retenue qui le tirât de cet embarras. Il en parla à Mme de Maintenon qui goûta ses raisons, mais refusa d'en parler au roi. Pressée de le faire, elle dit franchement au duc de Noailles que ce qu'il voulait exiger d'elle était le véritable moyen de gâter son affaire, mais qu'il fallait que lui-même demandât cette grâce au roi, qu'il ne manquerait pas de le lui dire; qu'alors elle appuierait bien, et que de cette façon elle répondait du succès, et il l'eut de la sorte. Ce n'était pas ici le lieu de s'étendre en réflexions qui pourront mieux se trouver dans la suite. M. le duc d'Orléans songea en ces premiers jours à exécuter un projet qu'il m'avait confié dès sa naissance et que j'avais fort approuvé, et ceci commencera à caractériser ce prince par les faits. On a vu, en plus d'un endroit, combien Besons lui était attaché, et combien il en avait tiré de protection et de services, même pour son bâton de maréchal de France. Le mérite et l'attachement de Besons l'avait également fait désirer à M. et Mme la duchesse d'Orléans pour gouverneur de M. le duc de Chartres, avant qu'il fût maréchal de France, et cette élévation le leur augmentait encore beaucoup. Besons, pauvre, sans naissance, âgé, marié tard et chargé de famille, d'ailleurs modeste et reconnaissant, n'était pas en terme de lui rien refuser; il lui en parla, et Besons lui répondit avec toute la sagesse et plus d'esprit qu'on n'en pouvait attendre, laissant une si juste balance qu'il conserva toute sa liberté. Aussitôt après, il consulta séparément le chancelier, dont il était parent proche et ami, et moi.

Le chancelier, toujours peu prévenu pour M. le duc d'Orléans, et payé pour l'être en faveur des officiers de la couronne, fut d'avis du refus. Moi, au contraire, j'inclinai à l'acceptation, quoique en garde contre mon penchant à l'intérêt de M. le duc d'Orléans, dans une affaire qui exigeait de moi un conseil sincère à un homme qui se fiait en moi et qui me le demandait. Je lui dis donc que cette place était en effet fort au-dessous du rang où son mérite l'avait porté; que néanmoins il devait considérer que le marquis de Chevrières, homme de qualité distinguée (Mitte de Miollens), qui avait souvent commandé des corps en chef, en qualité de lieutenant général, grade alors fort rare, qui avait passé avec réputation par les premières ambassades, et chevalier du Saint-Esprit, ce qui distinguait bien plus en ces temps-là, avait été gouverneur du jeune prince de Condé, père du héros, choisi par Henri IV; que si on objectait qu'alors ce prince était l'héritier de la couronne, on répondait aussi qu'Henri IV était si bien en état d'avoir des enfants qu'il en eut six ans après, que nous voyons sur le trône, et dont M. le duc de Chartres est issu de si près; qu'il fallait s'avouer que Chevrières valait bien de son temps nos nombreux maréchaux de France d'aujourd'hui; que les ducs exerçaient maintenant des charges que les simples maréchaux de France dédaignaient au commencement de ce règne, témoin le maréchal d'Aumont, qui, du moment qu'il le fut [1], n'exerça plus sa charge de capitaine des gardes, et n'en reprit passagèrement la fonction, qu'il avait laissée à son fils de treize ans, qu'à la prière de la reine mère, à l'occasion des troubles; témoin MM. d'Estrades, Navailles et La Vieuville, ducs à brevet ou maréchaux de France, et le second tous les deux, qui avaient successivement été gouverneurs de M. le duc d'Orléans d'aujourd'hui; qu'il ne fallait donc pas s'en tenir à l'ancien poids; qu'il avait une nombreuse famille, peu de biens, une femme de mérite à qui cette place en pouvait frayer d'autres pour soutenir sa famille après lui, que, tout considéré, j'estimais que, le roi parlant, et non autrement, cette place lui était désirable.

Besons, modeste à m'embarrasser, me dit franchement que le bâton de maréchal de France ne lui avait point tourné la tête ni fait oublier ce qu'il était né; qu'il avait déjà senti tout ce que je lui disais par rapport à sa famille; qu'il se souvenait de tout ce qu'il devait à M. le duc d'Orléans; que ce choix le devait flatter par l'estime et par la confiance; qu'il m'avouait qu'il ne serait point fâché que le roi l'y engageât, mais qu'il ne croyait pas aussi devoir rien accepter que de sa main après l'honneur auquel il l'avait élevé, ce qui lui servirait même d'excuse auprès de ses confrères s'ils le trouvaient mauvais, auxquels encore il devait trop de considération, par l'honneur qu'il avait d'être monté jusqu'à eux, pour ne pas devoir désirer de les ménager avec toute l'attention possible. Il m'avoua aussi l'avis contraire du chancelier, que je savais déjà du chancelier même, auquel, malgré sa déférence, il ne me parut pas résolu de s'arrêter.

Les choses en cet état, il fut question d'en parler au roi, et auparavant, d'en faire préparer les voies par Mme de Maintenon et par les jésuites. Ceux-ci, attachés comme je l'ai dit à M. le duc d'Orléans, ne s'y refusèrent pas. Mais, depuis que le P. Tellier était en place, ils n'entraient en quoi que ce fût qu'après s'être bien assurés contre tout soupçon de jansénisme. Tout ignorant, tout militaire, tout homme du monde que fût Besons, il n'était pas net à leur égard, parce qu'il avait élevé tous ses enfants chez lui, et les y tenait encore sans en avoir mis aucun en leurs colléges, et que son frère, l'archevêque de Bordeaux, n'était pas leur valet à tout faire, quoique sans démêlé jamais avec eux, et même bien avec eux, d'une doctrine qu'ils n'avaient pu reprendre, et dont le fort portait moins sur la théologie que sur les matières temporelles et de juridiction du clergé où il était fort capable, et s'était acquis de l'autorité par là dans ses assemblées, aussi liant d'ailleurs que son frère l'était peu. Les perquisitions se trouvèrent telles que le P. Tellier se prêta à tout ce qu'on voulut. Mais ces menées ne purent être si secrètes, parce qu'elles durèrent quelque temps, que par un peu de lenteur et d'indiscrétion de M. le duc d'Orléans, elles ne fussent découvertes, et l'affaire ébruitée avant d'être entamée avec le roi.

Feu M. le Prince et M. le Duc avaient sondé diverses personnes qui passaient pour gens de qualité, et d'autres qui s'élevaient à la guerre, pour l'emploi de gouverneur du jeune duc d'Enghien, quoique eux-mêmes ni M. le Prince le héros n'en eussent point eu de ce genre, mais de simples gentilshommes de leurs maisons. Éconduits de tous, ils s'étaient vus réduits à publier qu'ils voulaient être eux-mêmes les gouverneurs de ce jeune prince, et mettre sous eux auprès de lui un de leurs gentilshommes sans titre, ce qu'ils exécutèrent en effet. Ils y en mirent un sage, sensé, connaissant bien le monde, fort honnête homme et d'une grande valeur, qui s'appelait La Noue. Ce fut dommage que ce gouverneur ne fût pas si heureux en pupille que le pupille le fut vainement en gouverneur. M. le Duc et Mme la Duchesse, alarmés d'une nouvelle et si grande distinction sur eux, les maréchaux de France, jaloux de leur office, firent un mouvement qui prévint le roi, lequel, journalier à l'égard de ces derniers, tantôt les élevant au delà de leur juste portée, tantôt les rabaissant trop, se trouva en tour de les favoriser, ou plutôt enclin à conserver l'égalité entre deux princes du sang, ses petits-fils par ses filles bâtardes, qualité qui l'emportait de bien loin chez lui sur celle de petit-neveu.

Dans une situation si équivoque, M. le duc d'Orléans parla au roi avec sa négligence trop ordinaire, et il trouva de la résistance qu'il crut pouvoir vaincre. Si en cet instant il eût aposté Besons à la porte du cabinet, et qu'il l'y eût fait entrer, ce qui était aisé, je ne crois pas que le roi eût tenu à l'empressement de l'un, et à la facilité de l'autre, par la façon même dont il avait résisté. Mais cette précaution avait été négligée, et M. le duc d'Orléans y ajouta la tranquillité d'attendre que le roi trouvât Besons et qu'il lui parlât. Le maréchal, avec qui rien n'était concerté sinon la chose même, était à Paris où M. le duc d'Orléans ne lui manda rien, quelque chose que je fisse, tellement qu'y étant allé faire un tour plusieurs jours après, j'allai chez Besons, lui dis ce qui s'était passé, et le pressai d'aller à Versailles. Il y fut aussitôt, et dès que le roi l'aperçut, il le fit entrer dans son cabinet. Là, il lui rendit en conversation, même froide, ce que M. le duc d'Orléans lui avait dit, y ajouta des propos gracieux pour le maréchal, mais lui dit bien net qu'il ne voulait pas mortifier les maréchaux de France, qu'il ne lui commandait rien, et qu'il le laissait en sa pleine liberté.

Besons, fort surpris, répondit avec une modestie soumise tout ce qu'il fallait pour s'attirer au moins quelque chose qui sentît un ordre; mais voyant que le roi se rabattait toujours au même point, et qu'il ajouta de plus qu'il s'abstenait encore de commander par rapport aux princes du sang, le sage Besons sentit de reste que le roi ne souhaitait pas qu'il acceptât; qu'acceptant de la sorte il s'attirerait sans garantie et les princes du sang et les maréchaux de France, et se tira d'affaires à son regret en disant au roi qu'en tout temps, et plus encore dans l'office auquel il l'avait élevé, il ne pouvait rien accepter que de Sa Majesté même. Aussitôt après il rendit compte de cette conversation à M. le duc d'Orléans qui, n'ayant cru d'obstacle bien véritable que le dessein que le roi pouvait former de se servir de Besons à la tête de ses armées, croyait avoir tout aplani parce qu'il avait dit au roi qu'il ne prétendait point que son fils y fût un obstacle, et qu'il se contenterait des hivers tant qu'il lui plairait d'employer le maréchal.

M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans se trouvèrent également surpris et mortifiés de se voir éconduits d'une espérance qui avait percé et qui les avait fort flattés. Le roi, embarrassé avec eux, allégua les maréchaux de France, et se garda bien de parler des princes du sang, pour n'augmenter pas la haine qui n'était déjà que trop allumée et trop ouvertement, et pour adoucir la chose, il s'excusa sur ce qu'il n'y avait point d'exemple. Les réponses à cela étaient sans nombre; et de plus, il y en avait un précis, récent et domestique. La maréchale de Grancey, après avoir été gouvernante de la soeur de M. le duc d'Orléans, duchesse de Lorraine, l'avait été auprès des filles de M. le duc d'Orléans. Elle était morte dans cet emploi, et Mme de Maré sa fille, qui l'était encore, avait été sa survivancière. Il ne vint dans l'esprit de M. et de Mme la duchesse d'Orléans, ni cette réponse si décisive, ni aucune autre, et ils demeurèrent courts. Leur parti fut de ne point donner de gouverneur à M. le duc de Chartres qui n'avait pas encore six ans et demi. Les princes du sang et les maréchaux de France en rirent dans leurs barbes assez haut; mais le maréchal de Villeroy ayant su par sa belle-fille que M. le duc et Mme la duchesse [d'Orléans] se plaignirent fort de ce qu'il s'en était beaucoup remué, désavoua de s'être mêlé de rien là-dessus, et la chargea de leur dire qu'ayant l'honneur d'être duc et pair et maréchal de France aussi, mais d'un temps où on les faisait avec plus de choix, il n'était point amoureux d'un office qu'il partageait avec les Montesquiou et une foule de semblables dont trop peu lui importait ce qui arrivait d'eux pour y faire aucune attention. C'était cacher la bassesse de courtisan sous une ridicule rodomontade, après l'usage qu'il avait fait de son bâton si fatal à la France, et dont il était encore alors en disgrâce. Jamais homme n'en fut plus follement entêté que celui-là, et j'ai remarqué que ceux qui l'avaient le moins mérité étaient toujours ceux à qui il avait le plus tourné la tête. On le verra de celui-ci dans la suite.

La mort de M. le Prince avait mis un grand trouble dans sa famille, dont il est temps de parler par les grandes et longues suites que ces divisions ont eues. Il avait fait un testament très-avantageux à M. le Duc, son fils unique, duquel ses filles crurent avoir de grandes raisons de se plaindre, dont la discussion est inutile ici. Mme la Princesse, à qui il restait des biens immenses, même à disposer, fit tout ce qu'elle put en bonne mère commune pour mettre la paix dans sa famille, mais avec peu d'esprit et de force. Elle craignait tous ses enfants, et n'osa jamais parler en mère qui a de quoi donner et ôter, et qui en proposant raison veut être obéie. Le roi y voulut bien entrer et n'eut pas plus de succès, par la nature des choses qui fournissait aux parties des défenses apparentes dont aucune ne voulut se relâcher. Des compliments aux froideurs, des froideurs aux aigreurs, il y eut peu d'intervalle, et chacun se disposa vigoureusement à plaider. Les vrais tenants étaient, de chaque côté, M. le Duc et Mme la princesse de Conti, l'aînée de ses soeurs. M. et Mme du Maine gardaient des mesures, mais se tenaient invinciblement attachés à Mme la princesse de Conti. Mlle d'Enghien, dont les droits se trouvaient conservés par les procédures de ses soeurs, demeura, sans y renoncer, neutre du reste auprès de Mme la Princesse. Le temps avait coulé depuis la mort de M. le Prince jusqu'à celui-ci en projets d'accommodement, en allées et venues, en consultations, puis en assignations et en délais, au bout desquels vint le moment fatal de plaider tout de bon. Chacun chercha des sollicitations puissantes, et le duc du Maine, avec toutes ses mesures, non moins soigneusement que les autres.

M. le Duc, qui redoutait son crédit, se proposa de faire effort de supériorité de naissance et d'autorité, et contre sa coutume s'avisa de donner, dix ou douze jours avant la première audience, un grand souper à Paris à beaucoup de gens de la cour. Dans la chaleur du repas, il but à eux et voulut qu'ils bussent à lui. Il s'humanisa en compliments flatteurs qui n'étaient guère de son style; et tout de suite leur dit qu'il avait une telle confiance en leur amitié qu'il se flattait qu'ils ne l'abandonneraient pas au palais, et qu'ils ne lui refuseraient pas leur parole de l'y accompagner à toutes les audiences dont il avait résolu de ne manquer aucune, et de distinguer par ceux qui s'y trouveraient avec lui ses véritables amis, par ceux qui n'y viendraient pas les gens qui ne seraient pas ses amis, et par ceux qui y accompagneraient ses parties ses ennemis. La surprise et l'embarras d'un compliment si net et si peu attendu, et qui était un enrôlement dans toutes les formes, produisit un silence profond. Les conviés se regardèrent, chacun d'eux attendait que quelqu'un prit la parole, aucun ne l'osa hasarder. M. le Duc, étonné à son tour d'un si éloquent silence, le laissa durer un peu, puis le rompit par de nouveaux empressements qui arrachèrent enfin un engagement de toute la compagnie, qu'elle ne pouvait plus refuser sans lui faire un véritable affront. Comme la force seule l'avait extorqué, aussi parut-il fort pesant à ceux qui s'étaient trouvés dans cette nasse.

Personne n'aimait M. le Duc, personne ne voulait s'attirer Mmes ses soeurs et moins M. du Maine encore. Non content de ce coup de filet d'une nouvelle adresse, M. le Duc se mit ouvertement à faire des recrues pour l'accompagner, avec des manières que sa férocité rendait redoutables et qui réveillèrent ses parties. La princesse de Conti aboyait assez vainement; mais le duc et la duchesse du Maine ramassèrent plus de gens avec politesse et souplesse, et se surent avantageusement servir avec ménagement de l'opinion commune que l'affection tacite du roi était de leur côté. Ces mesures de part et d'autre firent un grand bruit et jetèrent la cour dans un tel embarras, qu'il n'y eut plus personne qui se pût flatter de pouvoir demeurer neutre sans offenser les deux partis, ni d'en prendre un sans s'attirer cruellement l'autre. À la fin le roi, jugeant avec raison que les suites de tout cela ne pouvaient être bonnes, défendit tout d'un coup aux deux parties tout engagement au palais.

Le jour même que cette défense fut faite, Mme la duchesse d'Orléans, avec qui je fus assez longtemps seul, me dit que M. du Maine était en peine de quel parti je prendrais en cette occasion; qu'elle me disait franchement qu'étant maintenant fort ralliée à lui, elle serait fort touchée que je voulusse être du sien; qu'elle ne me dissimulait point que M. du Maine, qui savait la liaison que j'avais prise avec elle, l'avait priée de m'en parler; et tout de suite, sans me donner le temps de répondre, elle me fit des compliments infinis de sa part pour moi et pour Mme de Saint-Simon, et d'autres pareils encore à la duchesse du Maine; que tous deux ne se consolaient point que Mme de Saint-Simon, qu'ils estimaient et qu'ils honoraient infiniment, ce fut son terme, se fût éloignée d'eux, quoiqu'ils eussent fait tout ce qui avait pu dépendre d'eux, lors de l'affaire de la duchesse de Lauzun arrivée il y avait quatre ou cinq ans, pour se la conserver personnellement par toutes les distinctions et les soins possibles; et qu'ils espéraient au moins que, s'ils ne pouvaient la voir aussi souvent qu'ils avaient continuellement marqué, et qu'ils ne se lasseraient point de marquer qu'ils le désiraient, nous serions persuadés de leur désir et ne voudrions pas nous engager contre eux.

Je répondis à Mme la duchesse d'Orléans, après force compliments, que je lui parlerais avec la même franchise; que j'avais résolu, avant que le roi parlât comme il venait de faire, de tâcher par tous moyens de conserver la neutralité, persuadé que dans ces sortes de choix on obligerait peu ceux pour qui on prenait parti, et qu'on se rendait irréconciliables ceux contre qui on se déclarait; mais qu'advenant impossibilité de demeurer neutre, je ne balancerais pas à suivre ouvertement le parti de M. du Maine, encore que je n'eusse aucun commerce avec lui; qu'il ne tiendrait qu'à moi de m'en faire un mérite auprès d'elle, et qu'en effet je serais ravi de me déclarer suivant son inclination, mais que, pour lui parler avec toute franchise, j'avais un motif plus fort et plus pressant qui était la manière pleine d'égards, de mesure et de considération dont M. et Mme du Maine en avaient usé pour moi dans l'affaire de Mme de Lussan, affaire qui avait fait éclater si étrangement contre moi M. le Duc et Mme la Duchesse. Que je n'oubliais point la différence de ce procédé, et que je la suppliais d'assurer M. et Mme du Maine, si liés alors avec M. le Duc, et qui avait toujours aimé et protégé Mme de Lussan, jusqu'à avoir marié sa fille, que je leur en témaignerais le souvenir en toute occasion.

Mme la duchesse d'Orléans s'épanouit fort à cette réponse, à laquelle il me parut qu'elle ne s'attendait pas. Elle me parla beaucoup de l'estime et de la considération de M. du Maine pour moi, et surtout de lui et de Mme du Maine pour Mme de Saint-Simon, mais avec les expressions les plus chargées. Elle me demanda pourquoi Mme de Saint-Simon s'était si fort retirée de Mme du Maine, avec un empressement qui me parut d'autant plus de commission qu'elle me pressa outre mesure de l'en faire rapprocher, et avec des avances si formelles du mari et de la femme que j'en fus surpris et embarrassé. Je lui dis qu'après l'affaire de la duchesse de Lauzun, il eût été difficile et même peu séant dans le monde que sa soeur, avec qui elle était si intimement unie, eût gardé une autre conduite. Elle me pressa sur tous les pas qu'ils avaient faits l'un et l'autre vers Mme de Saint-Simon, dont je ne pus disconvenir ni me tirer sans une peine extrême d'un renouement, que je sentis de reste qu'elle avait charge et grand désir de procurer, sur lequel je restai honnêtement ferme à n'y point entendre et à en demeurer, Mme de Saint-Simon et moi, dans les termes où nous en étions avec M. et Mme du Maine, mais avec tous les compliments dont je pus m'aviser.

Il s'est depuis passé tant de choses fortes entre M. du Maine et moi, et à tant de diverses reprises, et du vivant du roi et après, que je craindrai moins ici la répétition de quelques traits qui se peuvent trouver ci-devant, que de ne m'étendre pas suffisamment sur un chapitre important pour les suites à être bien expliqué. Il faut donc savoir que Mme la duchesse du Maine demeura très-obscure à la cour les premières années de son mariage. Elle y passait sa vie dans sa chambre parmi les livres et les savants, par une folle malice de M. le Prince, qui lui avait fait une peur extrême de la jalousie de M. du Maine et de son humeur sauvage, en même temps qu'il lui avait fait accroire que Mme sa femme était très-particulière, adonnée à ce genre de vie, d'étude et qu'il la désespérerait s'il lui proposait d'en changer. Le temps qui découvre tout, et l'ennui de cette vie qui devint insupportable à Mme du Maine, firent apercevoir au mari et à la femme qu'ils se désolaient de solitude, l'un pour l'autre, et que cette étrange et ridicule tromperie était l'ouvrage de l'extravagante malignité de M. le Prince.

Revenus donc tous deux de leur erreur, et dans la plus grande union du monde, Mme du Maine ne songea plus qu'à se dédommager du temps perdu, et M. du Maine qu'à lui en fournir tous les moyens possibles. Aussitôt après, ce ne fut plus chez elle que divertissements galants, bals singuliers, fêtes et spectacles. Pour décorer sa maison, elle attira chez elle ce qu'elle put de meilleure compagnie. La duchesse de Lauzun en fut particulièrement recherchée, et M. du Maine en fit toutes les avances avec toutes sortes d'empressement. Ils avaient eu, M. de Lauzun et lui, plus d'une affaire ensemble. M. de Lauzun comptait toujours que tant de grandes terres qu'il lui avait cédées de Mademoiselle, pour sortir de Pignerol, l'engageraient au moins à se servir de son crédit auprès du roi pour l'y remettre, et chercher à le dédommager. D'ailleurs il était trop courtisan pour ne pas donner dans ces avances, comme dans une sorte de retour de fortune; ainsi Mme de Lauzun fut bientôt de tout à Sceaux, que M. du Maine venait d'acheter, et qui fut une occasion de redoubler les fêtes et les plaisirs dans un lieu qui y était si propre, et où Mme du Maine, qui voulait vivre pour elle, se mit à passer tous les étés, quoique M. du Maine, dont l'abandon aveugle pour elle fut toujours au comble, n'y osât coucher que très-rarement, par la prodigieuse assiduité que le roi exigeait de ses enfants naturels, encore plus que des autres. Le roi, allant et venant de Fontainebleau, y couchait, et quelquefois deux nuits, et les dames les plus distinguées, mais en très-petit nombre, de la société de Mme du Maine étaient priées de lui venir aider à faire les honneurs. Cette liaison de Mme de Lauzun y attira Mme de Saint-Simon, qui reçut d'eux les plus grandes avances, et les empressements les plus marqués; et ce fut en ces passages de Sceaux où Mme de Saint-Simon commença à s'apercevoir des bontés particulières de Mme la duchesse de Bourgogne, et à entrer dans sa familiarité. M. et Mme du Maine ne se bornèrent pas à Mme de Saint-Simon; après l'avoir engagée à plusieurs séjours à Sceaux, ils commencèrent à me faire mille avances, à moi qui ne les voyais jamais. Ma belle-soeur en fut chargée longtemps. Lassés de ce que cela ne rendait point, ils pressèrent Mme de Saint-Simon de m'amener à Sceaux. Je m'excusai longtemps, toujours sans les voir, jusqu'à ce que, les rencontrant par hasard comme ils montaient tous deux en carrosse à Versailles, sans que je me pusse détourner, tous deux vinrent à moi, et par leurs reproches et leurs empressements m'embarrassèrent à l'excès.

Tant de si singulières avances, tant et de si surprenante opiniâtreté pour s'apprivoiser un homme de nulle ressource pour aucuns de leurs plaisirs, et de moindre importance encore par le peu de figure extérieure que je faisais alors dans le monde, me devint enfin suspecte. J'avais pris les premières avances pour politesse pour ma femme et ma belle-soeur; mais un acharnement semblable, au lieu de la froideur et du rebut que méritaient mes refuites intarissables, et toujours sans les voir jamais, me sembla l'effet d'un dessein formé. J'avais toujours appréhendé de m'initier avec eux, par la crainte du duc du Maine, dont la réputation n'était pas heureuse, et non moins encore par son rang qui me donnait un éloignement involontaire que je ne pouvais surmonter. Je me disais que me forcer pour céder à tant d'avances, et pour vivre en y cédant avec des gens que je ne pourrais sincèrement aimer, était contre la probité non moins que contre ma nature. Poussé à bout par leur constance inouïe, je craignis qu'ils ne cherchassent à me lier à eux pour découvrir mes sentiments sur bien des choses, et à force de caresses me mettre dans de pénibles entraves entre l'amitié et le rang, dans la pensée que les temps ne sont pas toujours les mêmes. Ces réflexions me déterminérent à ne me laisser point entamer, et à en demeurer où j'en étais. Les détails jusqu'où je fus poussé très-vivement et très-longuement sembleraient incroyables à qui a vu ce qu'était M. du Maine dans ces temps-là, et combien ce qui paraissait de plus considérable s'empressait inutilement auprès de lui. J'en étais là avec l'un et l'autre, sans les avoir jamais vu chez eux qu'en ces occasions rares de compliments où toute la cour y allait par devoirs et par instants, lors d'une aventure qu'il est nécessaire de rapporter.

J'ai dit ailleurs que, la liste de Marly faite par le roi pour chaque voyage, il la montrait la veille après son souper dans son cabinet aux princesses, qui, par rang entre elles, choisissaient les dames qu'elles voulaient mener, et les envoyaient avertir à la sortie du cabinet, sur le minuit. Elles prenaient toujours les mêmes. Mme de Saint-Simon, par exemple, allait toujours avec Mme la duchesse d'Orléans; Mme de Lauzun avec Mme du Maine; et au retour à Versailles, les mêmes revenaient avec elles. Il arriva deux ou trois fois que, les jours qu'on retournait à Versailles, Mme la duchesse de Bourgogne voulut jouer dans le salon, retint Mme de Lauzun qui était assez dans le gros jeu, et la ramenait à Versailles, parce que tout le monde était parti avant la fin de son jeu. Mme du Maine, gâtée par la complaisance sans bornes de M. du Maine, était devenue une manière de divinité fort capricieuse, qui se croyait tellement tout dû qu'elle ne croyait plus rien devoir à personne. Le fait était que sa violence était si extrême pour tout ce qu'elle voulait, que, dans la frayeur continuelle que la tête ne lui tournât, M. du Maine s'était exécuté sur ses biens et sur toute bienséance. Il se voyait ruiner en théâtres et en fêtes sans oser dire un seul mot, il en faisait les honneurs en domestique principal de la maison; et il applaudissait en apparence à ce qui le faisait rougir au dehors, et le désespérait au dedans. Ainsi, Mme du Maine trouva mauvais qu'ayant amené Mme de Lauzun à Marly, elle s'en retournât avec une autre, quoique cette autre fût Mme la duchesse de Bourgogne. Elle s'en plaignit à la duchesse de Lauzun, sur le ton de l'amitié qui pourtant laissait sentir celui du manquement prétendu. M. de Lauzun, qui connaissoit son empire sur son mari avec qui il ne voulait pas se brouiller, et le peu de mesure de cette princesse, en eut peur. Mme de Lauzun l'appréhenda de même, tellement qu'elle évita, tant qu'elle put, par fuite ou par excuse, de rester dans la suite à jouer à Marly avec Mme la duchesse de Bourgogne les jours qu'on retournait à Versailles.

Il arriva qu'un de ces jours-là Mme la duchesse de Bourgne la voulut si absolument retenir, et s'y prit de si bonne heure qu'elle ne voulut se payer d'aucune excuse, ni entrer dans l'embarras où elle allait jeter la duchesse de Lauzun, quoi qu'elle pût lui représenter. Ma belle-soeur n'eut plus à répliquer, ni d'autre parti à prendre que d'aller le dire à Mme du Maine, Le compliment fut d'abord fraîchement reçu, incontinent après la marée monta, et voilà la duchesse du Maine aux reproches d'amitié d'une part, de manéges de l'autre pour faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne en lui manquant à elle de respect, à lui dire qu'elle pouvait désormais chercher qui la mènerait à Marly, si tant était qu'elle y revînt, et à rompre avec elle en lui tournant le dos de la manière la plus impérieuse et la plus scandaleuse, ou plutôt la plus folle. Quelque préparée que ma belle-soeur pût être à être mal reçue, une femme de sa sorte ne pouvait imaginer d'être exposée à une pareille sortie. La colère lui ôta la parole et lui fournit des larmes.

En cet état elle revint dans le salon, où elle rendit à Mme la duchesse de Bourgogne tout ce qui lui venait d'arriver, sagement et modestement, mais aussi sans en oublier une parole. Mme la duchesse de Bourgogne, qui n'aimait pas la duchesse du Maine, de qui elle recevait peu de devoirs, et par qui, en cette occasion, elle se sentit peu ménagée, prit l'injure comme faite à elle-même, se lâcha sur Mme du Maine, assura la duchesse de Lauzun qu'elle en parlerait au roi, et, piquée du reproche sur Marly, lui dit qu'on verrait si elle y viendrait moins, et lui promit de l'y mener toujours avec elle; et en effet elle n'en manqua plus de voyages, et toujours avec Mme la duchesse de Bourgogne. L'éclat fut grand. Le soir même Mme la duchesse de Bourgogne parla au roi et à Mme de Maintenon. Le roi lava la tête à M. du Maine sur sa femme, et loua fort Mme de Lauzun. Elle la fut aussi beaucoup de Mme de Maintenon, peu contente d'ailleurs de Mme du Maine, laquelle mal avec Mme la Duchesse, quoique fort liée alors avec M. le Duc, mal encore avec Mme la princesse de Conti, et peu aimée d'ailleurs, se trouva abandonnée.

Dès le lendemain du retour à Versailles, elle envoya Mme de Chambonas, sa dame d'honneur, chez Mme de Saint-Simon la prier de vouloir bien aller chez elle, prétextant une incommodité qui l'empêchait de sortir. Cela ne put se refuser. Dès qu'elle la vit entrer, elle l'emmena dans son cabinet, où le tête-à-tête dura plus de deux heures. Après la préface la plus polie, elle lui conta toute l'affaire, mais rhabillée et ajustée pour la rendre moins intolérable, se condamna en tout et partout, s'excusa pourtant sur ce que, se croyant blessée dans l'amitié par une amie qu'elle aimait tendrement, elle ne s'était plus connue elle-même, ni celle à qui elle parlait, ni la force de ce qu'elle disait, n'oublia rien pour essayer de raccommoder les choses, sur tout et en toutes les sortes combla Mme de Saint-Simon, la conjura avec les termes les plus forts et même au delà, que ce malheur ne la refroidît point pour elle, à quoi elle ajouta tout ce qu'infiniment d'éloquence et d'esprit peut mettre à la bouche de qui sent tout son tort, et de qui voit qu'il tombe en entier et très-pesamment sur elle. Mme de Saint-Simon, grave et mesurée, paya de compliments, ne voulut plus être d'aucune de ses parties, et ne la vit depuis que très-rarement. Toute la cour s'éleva fort contre Mme du Maine. M. du Maine alla chez le duc de Lauzun, le trouva, passa ensuite chez Mme de Lauzun, y retourna encore une autre fois, et n'oublia rien de tout ce qu'il pouvait dire et faire. Mme de Lauzun, pour qui il affecta toujours depuis les plus grands égards, ne revit plus Mme du Maine. Très-longtemps après, elle y fut un instant à une occasion publique de compliments de toute la cour, et ne l'a pas revue autrement, encore fut-ce par une espèce de négociation avec son mari qui le voulut en bas courtisan. Outre que cette aventure tourna tout à l'avantage de ma belle-soeur, je trouvai que j'y gagnais beaucoup par la délivrance qu'elle me procura de tout ce à quoi je ne voulais point entendre. Les égards les plus affectés de M. et de Mme du Maine ne laissèrent pas de continuer à être extrêmement marqués pour nous, et c'est où nous en étions avec eux lors de cette conversation de Mme la duchesse d'Orléans avec moi sur le procès de la succession de M. le Prince.

Mme du Maine venait de faire l'étrange mariage d'une créature de rien qui s'était fourrée à Sceaux, je ne sais par où, qui était assez jolie, mais [avec] de l'esprit, de la flatterie et de l'intrigue au dernier point. Elle en avait fait sa favorite. Elle s'appelait Mlle de Moras, et son nom était Fremyn. Son père, qui avait amassé du bien, s'était recrépi d'une charge de président à mortier au parlement de Metz. Sa mère, fille de Cadeau, marchand de drap à Paris, avait un frère conseiller au parlement. Mme du Maine fit accroire au fils du duc de Brancas qu'il aurait monts et merveilles de ce mariage, tenta le père par de l'argent, qui au lieu de donner du bien à son fils, reçut gros pour faire ce beau mariage. Le rare fut que la plus grande partie de la dot consista en meules de moulins à vendre. Malgré cela, le mariage se fit chez Mme du Maine, qui présenta cette noble duchesse les premiers jours de cette année.

Le roi ne donna point cette année les étrennes que sa famille recevait de lui tous les ans; et les quarante mille pistoles qu'il prenait pour les siennes, il les fit distribuer pour les besoins des frontières de Flandre, ce qui n'était pas encore arrivé; aussi toutes sortes de manquements étaient devenus extrêmes.

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[1]
Le maréchal d'Aumont ne fut duc qu'en décembre 1665. (Note de Saint-Simon.)