CHAPITRE VII.

1710

Premiers pas directs pour le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry. — Désespoir et opiniâtreté de Mme la duchesse d'Orléans, du jugement du rang entre les princesses du sang, femmes et filles. — Obsèques de M. le Duc. — Reformations où d'Antin pousse Livry, premier maître d'hôtel, sauvé avec hauteur par le duc de Beauvilliers. — Pension de quatre-vingt-dix mille livres à Mme la Duchesse. — Visites en cérémonie. — Ma conduite avec Mme la Duchesse. — Rang pareil à celui de M. du Maine donné sans forme à ses enfants. — Scène très-singulière de la déclaration du rang des enfants du duc du Maine, le soir, dans le cabinet du roi. — Les deux frères bâtards, comment ensemble. — Triste accueil public à ce rang. — Ma conduite sur ce rang. — Conduite du comte de Toulouse sur ce rang. — Repentir du roi, prêt à révoquer ce rang. — Adresse de M. du Maine et de Mme de Maintenon, qui se servent de mon nom, dont Mme la duchesse de Bourgogne me fait demander l'explication. — Survivances des charges de M. du Maine données à ses enfants. — Propos à moi du duc du Maine. — Villars reçu pair au parlement.

Le lendemain de ce jugement, je vis sortir M. le duc d'Orléans du cabinet du roi, comme j'entrais dans sa chambre; je l'attendis et lui demandai où il en était. « Nous sommes condamnés, me dit-il à l'oreille, » et, me prenant par le bras, « venez-vous-en, ajouta-t-il, voir Mme la duchesse d'Orléans. » Je la crus outrée, et n'y voulais point aller, mais il m'y traîna. Nous la trouvâmes dans la niche de sa petite chambre obscure sur la galerie, une table devant elle avec du café. Dès que je l'envisageai, ses larmes, qui n'avaient guère tari, redoublèrent. Je me tins à la porte pour sortir doucement; elle le sentit aussitôt, me rappela, et me força de m'asseoir! Là nous nous lamentâmes à l'aise, puis elle me fit lire une lettre de sa main à Mme de Maintenon par laquelle elle lui exposait ses peines, et insistait sur le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry, pour être au moins accordé et déclaré, si dès à présent on ne voulait pas encore passer outre. Je n'ai jamais vu une lettre si forte, si belle, écrite avec tant de justesse, de délicatesse, de tour, ni dans son éloquence d'un air plus simple et plus naturel. M. le duc d'Orléans me conta comment le jugement avait été rendu, puis au cabinet la veille leur avait été déclaré. Il ajouta à Mme la duchesse d'Orléans et à moi qu'il venait de toucher un mot au roi du mariage de Mademoiselle qui le consolerait de tout; sur quoi, pour toute réponse, le roi lui avait dit un: « Je le crois bien, » d'un ton sec et avec un sourire amer et moqueur, ce qui acheva de nous affliger.

Mme la duchesse d'Orléans feignit une migraine pour ne voir personne, pas même Mademoiselle, qu'un moment sur le soir, qu'elle renvoya aussitôt et qu'elle fit tenir enfermée dans sa chambre. Le lendemain elle alla fuir le monde à Saint-Cloud et ne vit Mme la Duchesse que le troisième jour. La douleur fut telle que tout le monde la vit, et qu'elle fut incapable de conseil et de contrainte. Outre le chagrin d'avoir été condamnée et le dépit de voir Mme la Duchesse l'emporter, elle en sentait un autre plus intime et dont elle n'osait faire semblant: c'était de voir par ce seul coup avorter tous ces projets de nom et de rang d'arrière-petit-fils de France, et de voir ses enfants bien et solidement constitués et déclarés princes du sang, sans nulle distinction des autres princes du sang, et c'est ce qui la poignait dans le plus intime de l'âme. Elle résolut de bouder, de s'éloigner du roi, de tenir plus que jamais Mademoiselle cachée, et de céder en tout au désespoir qui la possédait, qu'elle couvrait d'un voile de politique pour embarrasser le roi, disait-elle, et l'obliger à en venir au mariage qu'elle désirait. M. le duc d'Orléans, infiniment moins fâché et, pour cette fois, beaucoup plus raisonnable qu'elle, combattait son opinion, à laquelle il fallut pourtant céder pour quelques temps. On était en carême, le roi allait trois fois la semaine au sermon, où les princesses étaient en rang; elle s'opiniâtra à ne vouloir point que Mademoiselle s'y trouvât. Pour achever de suite cette matière, elle voulut faire un voyage à Paris, tant pour s'éloigner du roi d'une manière plus marquée et moins accoutumée que pour chercher consolation dans la pleine jouissance du Palais-Royal, et d'une cour dans Paris, pour la première fois de sa vie, par la défaite de Mme d'Argenton. Le succès passa ses espérances: elle y régna sur la cour de M. le duc d'Orléans, qui auparavant la regardait à peine, et ses appartements ne désemplirent point de tout ce qu'il y eut de plus distingué. Transportée d'un état si brillant et si nouveau pour elle, elle me témoigna souvent combien elle était sensible à tout ce que j'avais fait. La bienséance qui, sitôt après la mort de M. le Duc, les empêchait de se montrer à l'Opéra en public, lui procura un nouveau plaisir. Elle y alla dans la petite loge faite exprès pour Mme d'Argenton, de qui elle triompha en toutes les façons, et M. le duc d'Orléans et elle m'obligèrent d'y aller avec eux.

Huit jours se passèrent dans cette pompe, après lesquels il fallut retourner à Versailles, où ce voyage ne fut pas désapprouvé. Cependant, Mme la duchesse d'Orléans n'en devint pas plus traitable. La duchesse de Villeroy y échoua; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui résolut de lui parler et qui le fit avec beaucoup d'esprit, d'amitié et d'adresse, n'en eut pas plus de contentement. Elle voyait que cette conduite gâtait tout pour le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry, et elle le désirait pour les raisons qui s'en verront en leur temps. Mme la duchesse d'Orléans demeurait ferme à gagner Pâques sans montrer Mademoiselle, temps après lequel il n'y avait plus de lieu public où les princesses fussent en rang. M. le duc d'Orléans, qui sentait le poids de cette conduite par rapport à ce mariage, lui en parla un jour en ma présence plus fortement qu'à l'ordinaire, et peu à peu il s'échauffa, contre son ordinaire, jusqu'à lui toucher sa naissance d'une manière à l'affliger et à m'embarrasser beaucoup. Mon parti fut le silence et de saisir le premier moment que je pus de passer de ce cabinet dans celui de M. le duc d'Orléans. Il y vint peu après encore tout en colère, et moi qui y étais aussi j'osai le gronder tout de bon.

Je fus forcé d'aller le lendemain matin chez Mme la duchesse d'Orléans pour raisonner seul avec elle. Elle me fit souvenir des propos de la veille, je lui avouai tout ce que j'en avais dit à M. le duc d'Orléans immédiatement après. À peu de jours de là, M. de Beauvilliers, qui s'intéressait fort aussi au mariage, m'arrêta dans la galerie pour me représenter combien il importait à cette affaire que Mademoiselle parût; qu'il était bien informé que cette opiniâtreté retombait avec un grand venin sur Mme la duchesse d'Orléans; qu'on se servait de cela pour faire craindre au roi, et jusqu'à Mme la duchesse de Bourgogne, cette même opiniâtreté et sa hauteur; qu'il savait que l'impression en était commencée; qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour l'en avertir, et qu'il me conjurait de le faire à l'heure même sans le nommer. Je lui racontai à quel point la chose était entrée de travers dans la tête de Mme la duchesse d'Orléans, les tentatives inutiles même de Mme la duchesse de Bourgogne, et que, après ce que je lui en disais, je croyais tout inutile, et que je ne ferais que me rendre désagréable. Quoi que je pusse dire, il persista tellement, que j'obéis à l'heure même. Je trouvai Mme la duchesse d'Orléans seule. Elle me laissa tout dire, me remercia froidement, et avec un dépit étouffé par la politesse me dit que cela ne l'ébranlerait pas.

Quatre jours après, Mme la duchesse de Bourgogne envoya chercher Mademoiselle, lui représenta avec une bonté de mère ce qu'elle risquait pour un vain dépit de sa mère qui ne changerait pas la décision faite; la conjura de se servir de tout son esprit et de tout son crédit auprès d'elle pour en obtenir de paraître. Ce dernier effort eut tout son effet. Je fus tout étonné que Mademoiselle allât au premier sermon d'après cette semonce, habillée en rang. J'allai ce même jour chez M. le duc d'Orléans, qui me mena chez Mme la duchesse d'Orléans. Nous la trouvâmes au lit tout en larmes, et ne cessa de pleurer de tout le jour. Elle ne voulut point voir Mademoiselle que déshabillée, et fut longtemps à s'accoutumer à son grand habit. Toutefois elle l'alla présenter aux personnes royales, après quoi elle l'envoya chez les princesses du sang. Mme la Duchesse eut la bonté de la manger de caresses, Mme la princesse de Conti en usa avec elle avec une légèreté très-polie. Depuis cela Mademoiselle parut quelquefois, pour conserver le mérité de céder au jugement du roi. Ainsi cette décision, précipitée par des conjonctures qui persuadèrent le roi qu'elle finirait toute division entre ses filles, ne fit qu'augmenter l'aigreur entre les deux soeurs, que leurs prétentions à M. le duc de Berry pour leurs filles porta bientôt au comble. Mme la duchesse d'Orléans reviendra si souvent dans la suite, par différentes occasions principales, que j'ai cru me devoir étendre sur des faits qui mieux que des paroles commencent à la faire connaître.

On trouva à l'ouverture de M. le Duc une espèce d'excroissance ou de corps étrange dans la tête, qui parvenu à une certaine grosseur le fit mourir. Le roi ordonna que sa pompe funèbre fût en tout beaucoup moindre que celle de M. le Prince, qui avait la qualité de premier prince du sang. M. le prince de Conti, sa queue portée par le marquis d'Hautefort, et accompagné du duc de La Trémoille, sa queue portée par un gentilhomme, alla de la part du roi donner l'eau bénite avec les cérémonies qui ont été décrites ailleurs. Les mêmes parents conviés à celles de M. le Prince accompagnèrent M. le Duc pour recevoir M. le prince de Conti, et le coeur aux jésuites. Le corps fut porté à Valery sans cérémonie, où M. le Duc seul se trouva, et coucha en chemin à Saint-Ange, belle et singulière maison de Caumartin, où feu M. le Duc avait couché de même en rendant moins d'un an auparavant le même devoir à M. son père. De service ni d'oraison funèbre, il n'y en eut point. Personne ne se soucia assez de M. le Duc pour s'importuner de l'un, et la matière de l'autre eût été fort difficile. Au retour de ce voyage le roi mit M. le Duc sous la tutelle de d'Antin pour la gestion de ses biens, comme il y était déjà pour ses charges, de concert avec Mme la Duchesse, et lui défendit de découcher des lieux où il serait, sans permission. Il eut l'entrée du cabinet l'après-soupée comme fils de Mme la Duchesse, et d'Antin fut aussi chargé d'avoir l'oeil sur sa conduite. Ce fut par lui que Mme la Duchesse envoya au roi le portefeuille de feu M. le Duc, qui regardait la maison du roi où il projetait de réformer beaucoup d'abus et de pillages. D'Antin, peu ami du duc de Beauvilliers, y travailla seul avec le roi plusieurs [fois], qui cassa et interdit plusieurs maîtres d'hôtel et régla quantité de choses; ainsi Livry, premier maître d'hôtel, y courut un grand risque, quoique, pour tout ce qui est de la bouche, sa charge depuis les Guise, grands maîtres, ne dépendît plus de celle-là; mais le duc de Beauvilliers, dont il avait épousé la soeur pour rien, le prit si haut et si ferme, contre son ordinaire, qu'il en fut quitte pour quelques réformations légères, après la peur d'être chassé avec deux maîtres d'hôtel qui eurent ordre de vendre leur charge.

Mme la Duchesse était retombée dans une affliction qui surprit tout le monde. Elle disait à ses familières que l'humeur de M. le Duc à son égard était fort changée depuis quelque temps, et à d'autres moins intimes, elle ne se cachait pas, pour que cela revînt qu'elle le perdait en des conjonctures si fâcheuses par rapport à son bien et à l'état de ses affaires et de celui de ses filles, qu'elle ne savait que devenir, dont elle fit bien sonner la pauvreté. Elle avait eu un million en mariage, quantité de pierreries et vingt-cinq mille livres de douaire, etc., avec quoi elle trouvait n'avoir pas de quoi vivre. On verra dans la suite combien énormément elle et les siens y ont su pourvoir. Avec ses manières larmoyantes, elle arracha du roi, et assez malgré lui, tardivement et de mauvaise grâce, trente mille écus de pension. Monseigneur, transporté de joie, lui en alla apprendre la nouvelle; alors les larmes s'essuyèrent, et la belle humeur revint tout à fait. Elle vit tout le monde en cérémonie. Elle était sur son lit en robe de veuve, bordée et doublée d'hermines, pareil à celui des duchesses veuves, et comme elles ayant le couvre-chef. C'est une coiffure singulière, basse, de simple toile de Hollande, qui enveloppe la tête sans rien autre par-dessus, qui tombe amplement sur les épaules qu'elle enveloppe aussi, et qui est fort longue, mais plus courte de beaucoup que la queue herminée de la robe, et dont la longueur est proportionnée sur celle de la queue. Les duchesses sont les dernières qui aient droit de l'une et de l'autre. La queue de la reine est de onze aunes, les filles de France en ont neuf, les petites-filles de France sept, les princesses du sang cinq, les duchesses trois. L'invention du rang de petites-filles de France a fait croître la queue de la reine et celle des filles de France chacune de deux aunes. Les queues sans deuil, au mariage du roi et autres pareilles cérémonies, sont de la même longueur pour les mêmes, qui alors, au lieu du couvre-chef des mêmes en veuves, ont une mante qui est une gaze ou un réseau d'or, ou d'argent attaché au derrière de la tête, qui se rattache sur les épaules, tombe à terre sur la queue et la dépasse un peu, mais bien plus étroite, et qui même ne cache pas la taille.

M. le Duc, en manteau, reçut aussi les visites dans l'appartement de feu M. le Duc. Il y avait à la porte de l'un et de l'autre des piles de mantes de deuil et de manteaux longs, desquels personne ne fut exempt. Ceux qui en avaient de chez eux et ceux qui n'en prirent qu'à la porte, hommes et femmes, en usèrent avec la même affectation d'indécence qu'on avait marquée aux visites de la mort de M. le Prince. M. le Duc ni Mme la Duchesse ne firent pas semblant de s'en apercevoir. M. le Duc reçut tout le monde debout, et conduisit exactement tous les ducs et tous les princes étrangers jusqu'à la dernière extrémité de son appartement. M. du Maine, de même qu'on vit aussi en manteau, et Mme du Maine en mante, et qui y furent aussi légers sur l'indécence affectée des accoutrements que M. le Duc et Mme la Duchesse. Mlles ses filles en mante étaient dans sa chambre, qui conduisirent toutes les duchesses et les princesses étrangères à la porte de la chambre, et Mme de Laigle, dame d'honneur de Mme la Duchesse, au bout de l'antichambre.

Depuis l'affaire de Mme de Lussan, je n'avais eu aucun lieu de me plaindre de Mme la Duchesse. Ce qui lui était échappé alors, elle l'avait hautement nié. Elle avait fort affecté de faire toutes sortes d'honnêtetés à Mme de Saint-Simon, lorsque nous ne la voyons point, toutes les fois qu'elle l'avait rencontrée, et à elle, sur moi. Lorsque nous la vîmes sur la mort de M. le Prince, elle en avait redoublé. Elle n'avait eu aucune part à la noirceur de feu M. le Duc sur moi absent, lors de la mort de M. le Prince et de l'affaire des manteaux, qui nous avait fait cesser encore une fois de les voir. Nous crûmes donc devoir laisser toute l'iniquité sur feu M. le Duc seul, et nous priâmes Mme de Laigle de lui dire que ç'avait été sur le compte de feu M. le Duc que nous ne l'avions point vue à sa dernière couche, avec les propos convenables. Mme de Laigle était fille de M. de Raré qui, avec toute sa famille, avait toujours [eu] un grand attachement d'amitié pour mon père et pour mon oncle. Son mari était de même de tout temps avec mon père, et son voisin à la Ferté. Elle était extrêmement de nos amies et avec confiance surtout, et femme de beaucoup de sens et d'esprit, et qui se faisait fort considérer. Elle fut ravie de la commission, et de cette façon nous vîmes Mme la Duchesse qui y parut fort sensible. Nous la vîmes toujours aux occasions depuis, Mme de Saint-Simon fort rarement; davantage nous n'eûmes plus nulle occasion de nous plaindre d'elle. J'ai voulu achever tout de suite ce qui la regardait sur son veuvage et à mon égard, pour n'avoir plus à y revenir.

M. du Maine, outré du règlement entre les princesses du sang qui renversait l'échelon que Mme sa femme lui préparait adroitement pour s'élever jusqu'à être prince du sang lui-même, dont ce règlement et le brevet de conservation de rang à Mme du Maine le faisait tomber, imagina qu'il pouvait profiter de la faiblesse du roi pour sa douleur. Il trouva l'occasion belle, parce que le tapis se trouvait nettoyé. La mort de M. le prince de Conti, de M. le Prince et de M. le Duc ne laissait que des enfants dont le plus vieux avait dix-sept ans, venait d'être comblé, et se trouvait sous la main de d'Antin; M. le duc d'Orléans, peu soucieux, négligent, mal averti, a peine raccommodé avec le roi et avec Mme sa femme plus bâtarde de coeur et d'affection que lui-même. Ainsi point d'intérêts directs et plus grands que lui qui pussent l'embarrasser; et à l'égard des fils de France, ce n'était rien au roi que les sauter à joints pieds, sans que pas un d'eux, à commencer par Monseigneur, osât dire une parole. Pour tout le reste du monde, c'était une cour anéantie, accoutumée à toute sorte de jougs et à se surpasser les uns les autres en flatteries et en bassesses. Il songea donc à tirer sur le temps, et à obtenir, tout d'un coup, pour ses enfants tout ce qu'il avait obtenu d'honneurs et de rang à la longue, par insensibles degrés, et par tant de degrés entés l'un sur l'autre par des usurpations, des introductions d'usages, des confirmations verbales, enfin par des réalités existantes, comme sa séance au parlement telle qu'il l'y avait.

Son grand ressort était Mme de Maintenon qui l'avait élevé, à qui il avait sacrifié Mme de Montespan, qu'il avait toujours depuis ménagée avec tout l'art où il était grand maître, laquelle aussi l'aimait plus tendrement qu'aucune mie, ni qu'aucune nourrice, et avec un plus entier abandon. C'était par elle qu'il s'était poulié du néant à la grandeur en laquelle il se voyait, et qu'une Mme Scarron, devenue reine, trouvait merveilleusement juste. Par les mêmes motifs, elle entra dans ses désirs pour la grandeur de ses enfants, et dans la facilité qu'il lui en montra par la nullité des princes du sang morts ou enfants, et par celle d'une cour entièrement débellée et asservie. Il n'eut pas de peine à lui persuader qu'il n'y avait aucune difficulté à craindre de la part des fils de France, ni de M. le duc d'Orléans, au moindre signe de la volonté du roi. Quelque faiblesse qu'il eût pour ses bâtards, et pour celui-ci sur tous les autres, quelque absolu qu'il fût et qu'il se piquât d'être, on a pu remarquer que, excepté les mariages de ses filles et les gouvernements et les charges de ses fils, ce qu'il fit d'ailleurs pour eux ne fut que peu à peu, sans forme, sans rien d'écrit, par une usurpation d'usages, à reprises, et toujours entraîné au delà de ce qu'il sentait, jusqu'à ce que le procès de M. de Luxembourg ayant excité celui de M. de Vendôme, il fut poussé à remettre en vigueur l'édit mort-né d'Henri IV, comme ne faisant rien de nouveau, et qu'ayant affermi ses deux fils, par le simple usage, dans tout l'extérieur des princes du sang au dedans de sa cour, il le leur donna de même dans ses armées, et voulut enfin y soumettre les ambassadeurs, ce qui ne s'acheva pas sans une résistance qui subsiste encore dans les nonces qui deviennent cardinaux, et qui a été enfin vaincue dans tous les autres, mais toujours sans rien écrire et sans formes. Rien n'est si précis que la répugnance qu'il eut au mariage de M. du Maine, par la raison qu'il en allégua, et que ce qu'il dit au maréchal de Tessé allant en Italie, où il devait trouver M. de Vendôme à la tête d'une armée. Toutes ces choses se trouvent remarquées ici en leur temps, et de quelle façon, et combien après il s'écarta dans tous ces faits, comme malgré soi, à des grandeurs nouvelles en leur faveur, et en celle de M. de Vendôme à cause d'eux. Ce fut en cette occasion la même chose: même résistance, même vue de l'énormité qui lui était proposée, et pour fin même entraînement, comme malgré lui, et toujours presque sans forme. Le combat ne fut pas long, puisqu'il ne fut commencé qu'après le 4 mars, jour de la mort de M. le Duc et de la décision du rang des princesses du sang entre elles, et qu'il finit le 16 du même mois par la victoire de M. du Maine.

Quand elle fut résolue entre le roi, Mme de Maintenon et lui, il fut question de la déclarer; et cette déclaration produisit la scène la plus nouvelle et la plus singulière de tout ce long règne, pour qui a connu le roi, et quelle était l'ivresse de sa toute-puissance. Entrant le samedi au soir, 15 mars, dans son cabinet, après souper, à Versailles, et l'ordre donné à l'ordinaire, il s'avança gravement dans le second cabinet, se rangea vers son fauteuil sans s'asseoir, passa lentement les yeux sur toute la compagnie, à qui il dit, sans adresser la parole à personne, qu'il donnait aux enfants de M. du Maine le même rang et les mêmes honneurs dont M. du Maine jouissait; et sans un moment d'intervalle, marcha vers le bout du cabinet le plus éloigné, et appela Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne. Là, pour la première fois de sa vie, ce monarque si fier, ce père si sévère et si maître s'humilia devant son fils et son petit-fils. Il leur dit que, devant tous deux régner successivement après lui, il les priait d'agréer le rang qu'il donnait aux enfants du duc du Maine, de donner cela à la tendresse qu'il se flattait qu'ils avaient pour lui, et à celle qu'il se sentait pour ses enfants et pour leur père; que, vieux comme il était, et considérant que sa mort ne pouvait être éloignée, il les leur recommandait étroitement, et avec toute l'instance dont il était capable; qu'il espérait qu'après lui ils les voudraient bien protéger par amitié pour sa mémoire. Il prolongea ce discours touchant assez longtemps, pendant lequel les deux princes un peu attendris, les yeux fichés à terre, se serrant l'un contre l'autre, immobiles d'étonnement et de la chose et des discours, ne proférèrent pas une unique parole. Le roi, qui apparemment s'attendait à mieux et qui voulait les y forcer, appela M. du Maine qui, arrivant à eux de l'autre bout du cabinet, où tout était cependant dans le plus profond silence, le roi le prit par les épaules, et en s'appuyant dessus pour le faire courber au plus bas devant les deux princes, le leur présenta, leur répéta en sa présence que c'était d'eux qu'il attendait après sa mort toute protection pour lui, qu'il la leur demandait avec toute instance, qu'il espérait cette grâce de leur bon naturel, et de leur amitié pour lui et pour sa mémoire, et il finit par leur dire qu'il leur en demandait leur parole.

En cet instant les deux princes se regardèrent l'un l'autre, sans presque savoir si ce qui se passait était un songe ou une réalité, sans toutefois répondre un mot jusqu'à ce que, plus vivement pressés encore par le roi, ils balbutièrent je ne sais quoi qui ne dit rien de précis. M. du Maine, embarrassé de leur embarras, et fort peiné de ce qu'il ne sortait rien de net de leur bouche, se mit en posture de leur embrasser les genoux. En ce moment le roi, les yeux mouillés de larmes, les pria de le vouloir bien embrasser en sa présence et de l'assurer par cette marque de leur amitié. Il continua de là à les presser de lui donner leur parole de n'ôter point ce rang qu'il venait de déclarer, et les deux princes, de plus en plus étourdis d'une scène si extraordinaire, bredouillèrent encore ce qu'ils purent, mais sans rien promettre. Je n'entreprendrai ici pas de commenter une si grande faute, ni le peu de force d'une parole qu'ils auraient donnée de la sorte. Je me contente d'écrire ce que je sus mot à mot du duc de Beauvilliers à qui Mgr le duc de Bourgogne conta tout ce qui s'était passé le lendemain, et que ce duc me rendit le jour même. On le sut aussi par Monseigneur qui le dit à ses intimes, en ne se cachant pas d'eux combien il était choqué de ce rang. Il n'avait jamais aimé le duc du Maine, il avait toujours été blessé de la différence du coeur du roi et de sa familiarité, et il avait eu des temps de jeunesse où le duc du Maine, sans de vrais manquements de respect, avait peu ménagé Monseigneur, tout au contraire du comte de Toulouse qui s'en était acquis l'amitié. Pour le pauvre Mgr le duc de Bourgogne, je ne fus pas longtemps sans savoir bien ce qu'il pensait de cette nouvelle énormité, et l'un et l'autre ne furent point fâchés qu'on les devinât là-dessus, autre bien étrange faute. Après celle de ce dernier bredouillement informe de ces deux princes, le roi, à bout d'en espérer davantage, sans montrer toutefois aucun mécontentement, retourna vers son fauteuil, et le cabinet reprit aussitôt sa forme accoutumée. Dès que le roi fut assis, il remarqua promptement le sombre qui y régnait. Il se hâta de dire encore un mot sur ce rang et d'ajouter qu'il serait bien aise que chacun lui en marquât sa satisfaction en la témoignant au duc du Maine, lequel incontinent accueilli de chacun, fut assez sérieusement félicite jusque par le comte de Toulouse son frère, que le même honneur regardait à son tour, mais à qui il fut aussi nouveau qu'à tous les autres. La différence d'âge et d'esprit, qui donnait au duc du Maine une grande supériorité sur le comte de Toulouse, n'avait pas contribué à une union intérieure bien grande; ils se voyaient rarement chez eux, les bienséances étaient gardées, mais l'amitié était froide, la confiance nulle, et M. du Maine avait toujours fait sa grandeur, et conséquemment la sienne, sans le consulter et même sans lui en parler. Le bon sens, l'honneur et la droiture de coeur de celui-ci lui rendaient la conduite de la duchesse du Maine insupportable. Elle s'en était bien aperçue; aussi ne l'aima-t-elle pas, et ne contribua pas à rapprocher le comte de Toulouse qu'elle craignait auprès du duc du Maine dont il n'approuvait pas les complaisances qui pour elle étaient sans bornes, et dont avec cela il n'évitait pas les hauteurs: le reste du cabinet fut court et mal à l'aise.

La nouvelle éclata le lendemain, et on sut que tout ce qu'il y en aurait d'écrit était une simple note sur le registre du maître des cérémonies, en l'absence du grand maître qui servait cet hiver sur la frontière, en ces mots:

« Le roi étant à Versailles a réglé que dorénavant les enfants de M. le duc du Maine auront comme petits-fils de Sa Majesté le même rang, les mêmes honneurs et les mêmes traitements dont a joui jusqu'à présent mondit sieur le duc du Maine, et Sa Majesté m'a ordonné d'en faire la présente mention sur mon registre. » Cela dit tout et ne dit rien, et n'exprime quoi que ce soit, sinon que cela renvoie à l'usage dans lequel on voyait le duc du Maine, et sans expliquer ni quel ni à quel titre, mais insinue beaucoup en causant comme petit-fils de Sa Majesté et par ce terme absolu de petits-fils sans y rien ajouter.

Jamais chose ne fut reçue du public d'une manière si morne; personne à la cour n'osa en dire un mot tout haut, mais chacun s'en parlait à l'oreille, et chacun la détesta. On n'était pas encore accoutumé au rang de M. du Maine, qu'on le vit passer à ses enfants. De représentations là-dessus, on vit bien qu'elles seraient non-seulement inutiles, mais criminelles; et dès que ce qui s'était passé à la déclaration du cabinet eut percé, et qu'on sut que le roi avait invité à féliciter M. du Maine, il n'y eut personne qui osât s'en dispenser. On avait éclaté contre les premiers rangs donnés à M. du Maine; à ce comble-ci, qui que ce soit n'osa dire un seul mot, et la foule courut chez lui avec le visage triste et une simple révérence, qui sentait plus l'amende honorable que le compliment.

J'étais tout nouvellement raccommodé avec le roi, et dans l'audience que j'en avais eue, il m'avait fort exhorté à me mesurer fort sur ce qui regardait mon rang. Il était cruellement blessé par ce que le roi venait de faire; jamais je n'avais été chez les bâtards sur aucun de ceux dont le roi les avait accrus. Je vis ducs, princes étrangers et tout indistinctement y aller; je compris que me distinguer en n'y allant pas ne diminuerait ni leur rang ni leur joie, et me perdrait de nouveau, bien plus que je ne l'avais été. Je me résolus donc à ce calice, et j'allai comme les autres, et le plus que je pus parmi beaucoup d'autres, faire à M. et à Mme du Maine une sèche révérence, et tournai court aussitôt. Tant de gens y étaient à la fois qu'ils ne savaient à qui entendre, et tandis qu'ils en complimentaient et conduisaient les premiers sous leur main, les autres s'écoulaient, parmi lesquels je m'échappai. La bassesse et la terreur firent aviser d'aller aussi chez le comte de Toulouse; et les mêmes réflexions qui m'avaient mené chez M. et Mme du Maine me conduisirent chez lui. Je ne le trouvai point; et comme je traversais en revenant la petite cour de Marbre, je rencontrai d'O, que je priai de dire à M. le comte de Toulouse que je venais de chez lui pour les compliments. « Sur quoi, monsieur, des compliments? » me répondit d'O avec son froid et son importance. Je répliquai que ce qui venait d'être fait pour M. du Maine le regardait d'assez près pour y prendre part. « Comment, reprit d'O avec un air froncé, de ce qu'il passera désormais après les enfants de M. du Maine? » Dans ma surprise je lui dis qu'il me semblait qu'il y gagnait assez pour les siens, pour passer volontiers après ses neveux. Alors d'O s'avançant à moi et me regardant fixement comme un homme pressé de faire une déclaration: « Monsieur, me dit-il, soyez persuadé que M. le comte de Toulouse n'a point de part à ce que M. du Maine a obtenu; que M. le comte de Toulouse n'a point d'enfants et ne prétend rien pour ceux qu'il aura, qu'il est content de son rang, et qu'il n'en veut pas davantage. » Je quittai d'O dans une extrême surprise.

C'était un homme avec qui je n'avais pas la moindre habitude et que je ne voyais jamais nulle part; je n'en avais pas davantage avec sa femme ni Mme de Saint-Simon non plus. C'était un pharisien dédaigneux, tout au plus à monosyllabes, et qui m'avait paru saisir avec empressement l'occasion de s'expliquer à moi de ce que je ne lui demandais point, et de me dire une chose si étonnante. Je la fus rendre à l'instant au duc et à la duchesse de Villeroy, amis du mari et de la femme; ce qui comblait ma surprise, c'est que, quelque attachement personnel et d'emploi qu'eût d'O pour M. le comte de Toulouse, il était encore plus l'homme de Mme de Maintenon et même de M. du Maine. Le duc et la duchesse de Villeroy m'expliquèrent l'énigme; mais je ne crois pas qu'ils en eussent la véritable leçon; je dirai après ma conjecture. Ils me contèrent que le duc ayant parlé de son dessein à son frère, il n'avait pu le persuader; que le comte de Toulouse avait même fait ce qu'il avait pu pour le lui faire quitter, soit par son éloignement présent du mariage et la petitesse de son rang personnel avec ses neveux, soit qu'il sentît que la chose était si forte qu'elle pourrait un jour entraîner leur rang à eux-mêmes. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette affaire mit un froid marqué entre eux. Ce que j'en crus après, car en ce moment je ne le savais pas encore, c'est que la chose était revenue entre deux fers, par ce qui va être raconté, ce qui, joint à une déclaration si hors d'oeuvre et si empressée d'un homme si peu empressé de parler, et à un autre qu'il ne connaissoit que de nom et de visage et qui ne lui faisait ni question ni raisonnement, me fit croire que c'était politique, et que le comte de Toulouse voulait laisser son frère seul dans la nasse sans la partager avec lui. Voici donc ce qui arriva. De l'un à l'autre, on ne tarda pas à savoir les sentiments de Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne. Eux-mêmes comblèrent une si terrible faute en ratifiant ce qu'on en disait, jusque-là qu'il échappa à la pauvre Mme la duchesse de Bourgogne, que ce rang ne tiendrait pas sous Monseigneur, et moins encore, s'il se pouvait, sous eux quand ils seraient les maîtres. La cour, suffoquée du silence qu'elle avait gardé d'abord, sentant un tel appui, se lâcha au murmure, et en un moment le murmure devint général, public et fort peu mesuré. Tout fut coupable d'après les deux héritiers de la couronne. Ainsi, personne ne craignant le châtiment par l'universalité des complices, la licence alla fort loin.

Le roi était trop appliqué à être informé des moindres choses pour ignorer ce déluge de discours, beaucoup moins le chagrin de Monseigneur et de Mgr le duc de Bourgogne, malgré tout ce qu'il avait employé de si nouveau auprès d'eux; le sombre et le repentir le saisirent. M. du Maine en trembla et Mme de Maintenon avec lui, qui le virent au moment de rétracter ce qu'il venait de faire. Ils se mirent donc hardiment à faire contre, à vanter au roi l'obéissance même intérieure qu'il s'était acquise, jamais mieux marquée que par l'empressement de la foule à lui faire des compliments, par la joie que tout le monde marquait de la grâce qu'il venait de faire, et les applaudissements publics qu'elle recevait. Avec cet artifice, il [M. du Maine] profita des hommages arrachés à une cour esclave, en flattant le roi sur ce qui lui était le plus sensible, et le mit à ne savoir plus que croire.

Le lendemain de mes visites aux bâtards, et trois jours après la déclaration, j'allai le matin chez Mme de Nogaret, qui m'avait envoyé dire qu'elle avait un mot à me dire dans la matinée. Je fus bien étonné quand elle me dit que Mme la duchesse de Bourgogne l'avait chargée de savoir de moi, et de sa part, à découvert, ce qui formait ma liaison si intime avec M. du Maine, et qu'elle désirait savoir aussi ce qu'il me semblait du rang qui venait d'être donné à ses enfants. À mon tour je fus curieux où Mme la duchesse de Bourgogne avait pris cette liaison, et ce qui la pouvait mettre en doute sur ce que je pensais sur ce rang. Mme de Nogaret me dit que, veillant le soir précédent chez Mme la duchesse de Bourgogne encore en reste de couche du roi, et parlant de ce rang avec le scandale qu'il mérite, elle lui avait dit que le roi, peiné de sentir combien peu elle goûtait cette nouveauté, lui avait exagéré l'approbation unanime; que le duc du Maine était comblé des honnêtetés de la cour, et, que prenant ensuite un air plus ouvert et d'entière complaisance, il avait ajouté qu'enfin moi-même j'avais visité le duc du Maine et l'avais assuré du plaisir que je ressentais de sa satisfaction. Je souris avec un dépit amer de la prostitution de mon nom pour soutenir celle de toute la France. Je contai à Mme de Nogaret ce qui m'était arrivé avec Mme la duchesse d'Orléans et M. du Maine avant la mort de M. le Duc sur le procès de la succession de M. le Prince, la conduite de M. et de Mme du Maine avec Mme de Saint-Simon, et avec moi, et la nôtre avec eux; de là je m'expliquai avec elle de ce que je pensais et sentais d'un rang que je détestais dans le père, à plus forte raison continué dans ses enfants; je m'étendis sur ce qu'elle et les deux princes héritiers en marquaient, et sur les raisons qui m'avaient forcé à aller chez M. et Mme du Maine à cette occasion pour la première fois de ma vie de cette sorte, où quoi que le roi en crût, M. du Maine n'avait pu entendre le son de ma voix; et je priai Mme de Nogaret de rendre toute cette conversation à Mme la duchesse de Bourgogne, ce qu'elle fit fort exactement.

Cependant la princesse pressée par Mme de Maintenon sur ce rang, demeura ferme et la surprit d'autant plus, qu'elle ne se doutait pas qu'elle sût rien de ces matières-là, et qu'elle la trouva instruite de fort bonnes raisons, et qui l'embarrassèrent. Elle voulut absolument savoir d'elle ce qui s'en disait effectivement dans le monde, et Mme la duchesse de Bourgogne ne la trompa point; le roi et elle demeurèrent donc fort en peine, et tellement que ce rang fut sur le point d'être rétracté. Mais enfin il était donné, déclaré, publié; le roi ne voulut pas paraître céder, il chercha à se repaître des artifices flatteurs de M. du Maine, et le rang demeura. La prise de possession ne tarda pas, et pour que le scandale en fût complet, ce fut au sermon; Le comte de Toulouse, qui avait été voir ses neveux en cérémonie qui ne lui donnèrent pas la main à la manière des princes du sang entre eux, s'absenta des sermons pour n'y être pas après eux, et n'y revint que par une espèce de négociation. Mme la Princesse et Mme la princesse de Conti sa fille, vinrent en ce même temps à Versailles recevoir la visite du roi sur la mort de M. le Duc. Mme la Princesse le remercia des grâces qu'il avait faites à son petit-fils, et non sans rougir, ajouta ses remercîments sur celles qu'il venait de faire aux enfants de Mme du Maine, qui les égalait à ceux de son fils.

J'éclaircirai encore d'un mot ce qui me regarde sur cet étrange rang, en expliquant comment Mme la duchesse de Bourgogne comprit que j'étais si lié avec M. du Maine. Le roi et Mme de Maintenon étant à parler de ce rang dans la ruelle de cette princesse, tous trois seuls, et Mme de Maintenon employant tout son art pour soutenir son ouvrage contre le repentir que le roi en avait pris et qu'il lui reprochait, lui persuadait comme elle pouvait le concours chez M. du Maine et la joie des compliments, et ajouta que jusqu'à moi j'avais été lui témoigner la mienne. Le roi le lui fit répéter, et sur ce qu'elle l'assura que M. du Maine le lui avait dit, ce fut alors que le roi prit cet air de sérénité et de complaisance, et que se tournant à Mme la duchesse de Bourgogne, lui dit que, puisque celui-là y avait été, il fallait bien qu'à ce qu'il avait fait il n'y eût pas tant à redire, comme en se consolant. Mme la duchesse de Bourgogne ne répondit rien, et Mme de Maintenon continua ses propos pour le raffermir. Ce détail, Mme de Nogaret me le fit le lendemain de sa question, en me disant le compte qu'elle en avait rendu de ma part à Mme la duchesse de Bourgogne. Je ne sais pourquoi elle ne me l'avait pas conté la veille. Je sus d'elle que Mme la duchesse de Bourgogne avait entendu avec plaisir ce qu'elle lui avait dit de ma part, et qu'elle était bien aise de ne s'être pas trompée sur le jugement qu'elle avait porté de moi sur ce rang.

Achevons tout de suite ce qui regarde M. du Maine et ses enfants. Ce qu'il venait d'obtenir pour eux, beaucoup plus encore la façon si surprenante dont le roi avait parlé en leur faveur et en la sienne aux deux princes ses fils et petit-fils, et si étrangement éloignée de son caractère, lui montrèrent ses forces, et par lui-même et par Mme de Maintenon, au delà de tout ce qu'il aurait pu croire. Il en profita donc et sut, et par elle et par soi-même, faire valoir au roi la froideur de ces deux princes, pour n'en rien dire de plus parmi des discours si touchants et si nouveaux pour eux, et la juste crainte qu'il en devait concevoir; [tellement] qu'il sut persuader au roi que, pour montrer qu'il ne se repentait pas de ce qu'il venait de faire, et pour consolider le rang et les honneurs qu'il donnait à ses enfants, il était nécessaire de leur donner de l'autorité et de la puissance. Il obtint cinq semaines après, c'est-à-dire le jeudi de Pâques, 24 avril, la survivance de sa charge de colonel général des Suisses et Grisons pour le prince de Bombes son fils aîné; âgé de dix ans, et pour le comte d'Eu qui en avait six, celle de grand maître de l'artillerie. Ce fut un grand et prompt renouvellement de scandale et de murmure, mais qui ne diminua rien de la servitude. Toute la cour alla chez M. et Mme du Maine, qui eurent en même temps le bel appartement du feu archevêque de Reims au château, singularité encore fort éclatante, aucun prince du sang ni les enfants même de Monsieur n'en ayant eu que dans un âge bien plus avancé.

Je fus donc comme les autres un matin chez M. du Maine, comptant bien, comme l'autre fois, n'y faire qu'une apparition, et m'enfuir à la faveur de la foule. Je le trouvai environné de prélats de l'assemblée du clergé, et dès que j'eus paru, je me retirai. À l'instant M. du Maine pria ces prélats de trouver bon qu'il me dît un mot, vint clopinant à moi de façon que je ne pus éviter ces gens qui me le dirent et me le montrèrent. Je revins donc à lui, et il me mena à la cheminée au fond de sa chambre d'où tout le monde sortit, et où nous demeurâmes seuls. Là il me dit qu'il y avait bien longtemps qu'il cherchait une occasion de me témoigner toute sa reconnaissance de tout ce qu'il me devait, sur la manière dont j'avais bien voulu répondre à ce que Mme la duchesse d'Orléans m'avait [dit] sur le procès de la succession de M. le Prince, qu'il me suppliait de compter qu'il n'oublierait jamais cette grâce qu'il avait reçue de moi, et qu'il n'y avait point d'occasion qu'il ne cherchât avec empressement, pour me témoigner à quel point il y était sensible; que je lui-devais la justice d'être persuadé qu'il m'avait toujours regardé avec une estime singulière, et constamment désiré l'honneur de mon amitié; que Mme la duchesse du Maine était dans les mêmes sentiments; qu'il désirerait sur toutes choses que nous nous pussions voir quelquefois librement, puis retombant tout à coup sur Mme de Saint-Simon, pour lui et pour Mme sa femme, il n'y eut sortes de choses qu'il ne me dît, mais avec des termes si pleins, si forts, si expressifs, et surtout si étrangement polis, que je vis l'heure que je n'aurais ni le moment ni le moyen d'y répondre. Je le fis néanmoins au mieux que je le pus, en l'assurant aussi que je n'oublierais point son procédé et celui de Mme la duchesse du Maine lors de l'affaire de Mme de Lussan. Je crus en être quitte en finissant par là et me voulant retirer. Ce fut de nouvelles louanges sur Mme de Saint-Simon, de nouveaux désirs de Mme du Maine et de lui d'une amitié comme la sienne, combien ils s'en tiendraient honorés; car aucun terme ne fut ménagé ni pour elle ni pour moi; tout ce que Mme du Maine avait fait pour la mériter, et après pour se la conserver touchant obliquement l'affaire de Mme de Lauzun, et qu'il était si pressé que je susse tous ces sentiments-là, qu'il avait prié Mme la duchesse d'Orléans de me les témoigner en attendant qu'il pût le faire lui-même. Elle n'en avait rien fait, ou par oubli ou plutôt parce que tout cela tendait à lier commerce et amitié avec nous, et que, dès la première fois qu'elle m'en avait parlé, elle avait bien senti que nous ne voulions ni de l'un ni de l'autre.

Je me tirai à grand'peine d'avec M. du Maine à force de verbiages, de compliments vagues, et de propos les plus polis que je pus, sans toutefois rien de précis, sans entrer en quoi que ce fût, encore moins dans aucun engagement de liaison, sur quoi je me tins fort en garde, et je sortis enfin accablé des politesses les plus vives et les plus pressantes. J'évitai celles que j'imaginai que Mme la duchesse du Maine me préparait, qui était environnée de monde, et qui me voulut faire approcher d'elle, dont je m'excusai pour ne point déranger les dames, et tout de suite je m'en allai. Mme de Saint-Simon trouva M. et Mme du Maine ensemble, qui, à qui mieux mieux, l'accablèrent à son tour et n'oublièrent rien de pressant et même d'embarrassant pour lier avec nous. Elle s'en tira comme j'avais fait avec bien de la peine; à ces façons nous n'en eûmes point à juger que rien leur faisait perdre de vue le dessein et le désir si extraordinaire et si suivi de lier avec nous, et nous confirma dans nos anciennes résolutions là-dessus. Je ne les en vis pas davantage, c'est-à-dire aux occasions de morts, mariages et autres pareils, indispensables et fort rares, et Mme de Saint-Simon presque pas plus souvent. On verra dans la suite que je ne me suis pas étendu inutilement sur ces poursuivantes recherches de M. [le duc] et de Mme la duchesse du Maine, pour lesquels une si énorme extension d'un rang déjà si odieux ne pouvait guère me donner d'amitié.

Finissons cette triste matière par une autre aussi peu consolante, qui est la réception de Villars au parlement, lequel, contre le plus continuel usage, ne prit aucun pair pour témoin de ses vie et moeurs, et qui, par cette singularité, donna lieu à cette dissertation publique, s'il l'avait fait par respect ou par honte, ou par la crainte d'être refusé. J'eus peine à me résoudre à me trouver à une si humiliante cérémonie. J'y fus témoin d'une malice du duc de La Meilleraye, qui poussa M. du Maine de questions pourquoi M. le comte de Toulouse, qui venait toujours au parlement avec lui, y était venu cette fois séparément; M. du Maine avec tout son esprit en fut embarrassé à l'excès; et l'autre qui s'en amusait, qui n'ignorait pas le froid que le rang des enfants avait mis entre eux, en donnait aussi le plaisir à la compagnie. Dès que la réception fut faite et que le parlement alla à la buvette, je m'en allai et ne pus demeurer à la grande audience. Villars invita tous les pairs à dîner chez lui. Je le fus comme les autres et je m'en excusai; je sus après que presque aucun n'y avait été.

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