CHAPITRE IX.

1710

Je retourne à Marly avec le roi. — Propos sur Mgr le duc de Bourgogne, entre le duc de Beauvilliers et moi, qui en exige un discours par écrit.

Les couches de Mme la duchesse de Bourgogne, suivies du carême, avaient tenu le roi plusieurs mois à Versailles sans faire de voyages à Marly. Il y alla le lendemain du dimanche de Quasimodo, 28 avril, jusqu'au samedi 17 mai. J'étais allé faire un tour à la Ferté, Mme de Saint-Simon se présenta pour ce voyage. C'était le premier que le roi y faisait depuis l'audience qu'il m'avait donnée. Nous fûmes de ce voyage. J'arrivai à Marly de la Ferté, et depuis je n'en ai manqué qu'un jusqu'à la mort du roi, même de ceux dont Mme de Saint-Simon ne put être; et je remarquai dès ce premier-là que le roi me parlait, et me distinguait plus qu'il ne faisait aux gens de mon âge, sans charge ni familiarité avec lui. C'est dans l'espace de ce voyage que le contrat de mariage de M. de Vendôme fut signé, qu'il se maria à Sceaux, et que le duc de Coislin et la maréchale de La Meilleraye moururent, ainsi que je l'ai rapporté.

Rendu ainsi à mon genre de vie accoutumé, je raisonnais souvent avec les ministres de mes amis, et des courtisans principaux qui en étaient, du triste état des affaires, qu'ils ne me dissimulaient pas et sur lesquelles ils pensaient comme je faisais. Quelques jours après le retour à Versailles, j'allai passer une journée à Vaucresson, ce qui m'arrivait souvent, où le duc de Beauvilliers s'était ajusté la plus jolie retraite du monde, où d'ordinaire il passait le jeudi et vendredi de chaque semaine, et qu'il avait rendue inaccessible à tout le monde, excepté à sa plus intime famille et à quatre ou cinq amis au plus qui avaient la liberté d'y aller. Causant tête à tête avec lui dans son jardin, nous tombâmes insensiblement sur Mgr le duc de Bourgogne, et je ne lui celai point ce que je pensais de sa conduite. Quoique cette matière eût été souvent traitée entre le duc de Beauvilliers et moi, le hasard avait fait que ce n'avait jamais été avec tant d'étendue, ni qu'il eût été si frappé de mes sentiments là-dessus. La conversation se tourna ensuite sur autre chose, et nous ne sortîmes du jardin et de ce long tête-à-tête que lorsque le dîner fut servi. En sortant de table le duc de Beauvilliers, qui avait réfléchi sur notre conversation, me pria de faire encore un tour de jardin avec lui, de lui redire encore sur Mgr le duc de Bourgogne les mêmes choses dont je l'avais entretenu avant le repas et d'y ajouter ce qui me pourrait venir avec plus de temps et de loisir que nous n'en avions eu le matin. Je m'en défendis, parce qu'il ne pouvait pas l'avoir oublié, et que je croyais avoir dit à peu près tout ce qu'il y avait à dire. Il me pressa et j'obéis. La conversation fut fort longue et peu contredite. Lorsqu'elle fut épuisée, il me proposa de mettre par écrit ce qu'il me semblait de la conduite de ce prince, et ce que j'estimais qu'il y dût corriger et ajouter. La proposition me surprit; il me pressa, je m'en défendis, et je lui demandai ce qu'il prétendait faire. Il me répondit qu'un discours de cette nature pourrait faire grand bien à Mgr le duc de Bourgogne ou au moins lui être utile à lui-même (duc de Beauvilliers) en parlant à ce prince. Je m'en défendis encore davantage, et je me retranchai sur le danger de découvrir à ces gens-là qu'on les connaît si bien. Il me rassura là-dessus tant qu'il put sur la vertu et la manière de penser de Mgr le duc de Bourgogne; et finalement nous capitulâmes, moi que j'écrirais, lui qu'il ne ferait aucun usage de mon écrit que de mon consentement. Nous nous séparâmes de la sorte pour rejoindre la compagnie dans la maison, moi toujours dans la surprise de ce qu'il exigeait de moi, résolu néanmoins de lui obéir par un discours ostensible à Mgr le duc de Bourgogne. J'y travaillai peu de jours après.

J'en fis à peu près la moitié dans ce dessein qu'il pût être montré au prince, mais la plume me tourna après dans les doigts par la nécessité de n'omettre pas des choses très-nécessaires. Je m'y abandonnai alors, mais dans la résolution d'en ôter plusieurs traits au cas que M. de Beauvilliers voulût le lui faire lire, lesquels toutefois me paraissaient indispensables. J'en gardai un double que, bien qu'un peu long, je ne renverrai point parmi les Pièces, mais j'insérerai ici, parce qu'il donne une grande connaissance de Mgr le duc de Bourgogne. Il est adressé au duc de Beauvilliers. Les premières lignes en marquent l'occasion; et, s'il s'y trouve des raisonnements, des exemples et des comparaisons du goût de peu de gens, c'est qu'un discours fait pour persuader Mgr le duc de Bourgogne devait être accommodé à son goût et à son esprit, à celui encore du duc de Beauvilliers qui, bien plus sûr et plus libre de scrupules que celui du prince ne l'était encore pour lors, étaient l'un et l'autre plus susceptibles d'être frappés par cette sorte de raisonnement que par d'autres plus à la convenance de tout le monde [10][10].

DISCOURS SUR MGR LE DUC DE BOURGOGNE, 25 MAI 1710, ADRESSÉ À M. LE DUC DE BEAUVILLIERS QUI ME L'AVAIT DEMANDÉ.

Puisque notre conversation de Vaucresson vous a paru mériter assez d'attention pour désirer de la voir étendue au delà des bornes ordinaires d'un entretien à l'ombre de vos arbres, qui s'efface aisément en rentrant dans la maison, j'en ferai d'autant moins de difficulté que, s'agissant d'un prince sur lequel j'ose disputer de respect, d'attachement tendre et d'admiration pour ses rares vertus intactes au siècle, avec vous-même, rien de tout ce que je pense ne pourra vous blesser; et l'épanchement secret de mon zèle pour sa personne, inséparable, par ce qu'il est né, du bien de l'État, se bornant avec vous seul, je me soulagerai en vous obéissant, en vous représentant nûment ce que je pense.

Je suis fermement persuadé que peu de siècles ont produit de princes en qui Dieu ait si libéralement répandu tant de vertus solides et tant de grands talents qu'on en voit en Mgr le duc de Bourgogne, un esprit vif, vaste, juste, appliqué, pénétrant, laborieux, naturellement porté aux sciences difficiles, curieux de tout rechercher et plein de bonne foi en ses recherches. C'est le riche champ qui vous a été présenté à cultiver, et duquel, aidé par la plus habile main en tout genre et singulièrement formée par le ciel pour l'art d'instruire un prince, vous avez heureusement formé celui-ci à tout ce qu'on en pouvait attendre pour réparer les profonds malheurs du plus beau royaume de l'Europe, destiné à lui obéir un jour. La nature, qui se plaît à mille jeux différents, avait mêlé son tempérament d'une ardeur qui, dans la jeunesse d'un prince de ce rang, avait paru longtemps redoutable; mais la grâce, qui se plaît aussi à dompter la nature, a tellement opéré en lui, que son ouvrage peut passer pour un miracle, par l'incroyable changement qu'elle a fait en si peu de temps, au milieu des plus impétueux bouillons de la jeunesse; et à travers tous les obstacles sans nombre que l'âge, le rang et la situation particulière qui, raffermie par plusieurs années, sans qu'aucun de tous ces dangereux obstacles, toujours subsistants, aient pu l'entamer, ôte toute inquiétude sur sa durée et sa solidité. Dans cet état il n'y aurait rien à désirer, si tout ce qu'il y a de grand, de rare, de merveilleux, d'exquis en lui en tout genre, se montrait aussi à découvert qu'il lui serait aisé de le faire, et si des bagatelles laissées aux plus grands hommes pour faire souvenir lés autres qu'ils ne sont que des hommes, et les préserver de l'idolâtrie, paraissaient moins. Je ne m'arrêterai donc pas à vous faire un portrait de ce prince, qui surpasserait les forces des meilleurs peintres, et qui vous est si parfaitement connu. Je me contenterai seulement d'en toucher quelques traits, lorsque la matière m'y obligera pour la mieux éclaircir et pour mieux exposer à vos yeux le fond de mes pensées, par rapport aux choses en elles-mêmes et par rapport aux sentiments du monde dans lequel la nécessité et la triste oisiveté de mon état me laissent plus répandu que vous, et plus exposé à ses sottises.

Les devoirs d'un roi étant infinis, il ne semble pas que ce soit un bonheur, pour ceux que Dieu appelle au trône par le droit de leur naissance, d'y monter de bien bonne heure, et puisque dans les états, même de toutes les conditions, la vie privée doit former aux emplois, et de ne s'occuper que de se rendre dignes de ceux auxquels porte naturellement la profession où on se trouve engagé, puisqu'il serait également inutile et trop immense pour la portée de l'esprit humain de tendre tout à la fois à se rendre capable de tous les emplois possibles, il paraît qu'un prince que la couronne d'un grand État regarde ne doit occuper tous les moments qu'il ne la porte pas encore, qu'à se rendre capable de ce poids par toutes les connaissances qu'il exige, et comme leur nombre est infini, à faire un juste choix des plus importantes, certain que leur acquisition suppléera de reste à toutes les autres, et que le point capital ne consiste qu'en la sagesse de ce discernement, et après l'avoir fait en une application continuelle à s'instruire de ce qu'on s'est proposé de savoir parfaitement; mais il ne semble pas moins nécessaire d'ajouter une seconde partie à cette première, et c'est de faire un tel usage de cette sorte d'étude, qu'un prince ne se contente pas de se rendre capable de l'autorité souveraine; s'il n'arrive encore à persuader à ceux qui seront un jour ses sujets qu'il est déjà et qu'il deviendra de plus en plus digne de leur commander.

Rien n'embrasse mieux tout à la fois ces deux points de vue si principaux que de joindre à la connaissance des sciences qui ouvrent d'abord l'esprit, qui l'aiguisent dans la suite, et, ce qui est bien plus important à un prince, celle de l'histoire de son pays, ce qui renferme bien des choses, d'y joindre, dis-je, la connaissance des hommes, sans laquelle l'esprit le plus éminent et le plus éclairé, ni les précautions les plus exactes ni les plus vigilantes, ne peuvent garantir des ténèbres les plus épaisses qui, répandues dans tout par l'ignorance des instruments de tout, qui sont les hommes, précipitent en des erreurs dont rien ne peut préserver, auxquelles nulle autre connaissance ne peut suppléer, et dont toutes les suites deviennent des abîmes en tout genre. Ce n'est donc pas un médiocre avantage à un prince qui doit régner de vivre assez longtemps sujet, en âge de discernement, pour pouvoir connaître les hommes par une sorte de familiarité et de communication avec eux, qu'écarte ou qu'obscurcit d'ordinaire l'éclat du diadème, et de profiter d'un intervalle de temps dont l'incertitude de la durée ne sert pas peu à lui laisser voir les hommes à peu près tels qu'ils sont, puisque, ne pouvant guère espérer pour le présent et pour le futur qu'avec incertitude d'un prince encore éloigné de la distribution des grâces, et néanmoins approchant souvent et familièrement de lui, la liberté et l'impatience naturelle des hommes ne se trouvant point captivée par la vivacité des vues présentes, et se rencontrant souvent dans l'occasion, résistent difficilement à la longue à les montrer à découvert tels qu'ils sont, et par ce moyen instruisent infiniment un prince d'eux-mêmes et des autres. Ce raisonnement mal expliqué, mais à la vérité duquel il se trouverait, je crois, peu de contradicteurs, me conduit à me plaindre de deux choses, l'une réelle, l'autre de l'effet qu'elle produit. C'est que Mgr le duc de Bourgogne ne peut connaître les hommes à la vie qu'il mène, que conséquemment il ne peut en être connu et qu'il ne l'est point en effet; son temps n'est partagé qu'en deux sortes d'occupations, dont les unes, conformes à son goût, le renferment dans le sérieux et la solitude cachée de son cabinet; les autres, présentées par les liens de son état, sont par lui tournées de manière à ne l'éloigner pas moins que les premières de cette double connaissance des hommes, si recommandable et base unique du bon usage de toutes les autres. Il est un temps qui doit être principalement consacré à l'instruction particulière des livres, et ce temps ne doit pas être borné à l'âge qui affranchit du joug des précepteurs et des maîtres; il doit s'étendre des années entières plus loin, afin d'apprendre à user des études qu'on a faites, à s'instruire par soi-même, à digérer avec loisir les nourritures qu'on a prises, à se rendre capable de sérieux et de travail, à se former l'esprit au goût du bon et du solide, à s'en faire un rempart contre l'attrait des plaisirs et l'habitude de la dissipation, qui ne frappent jamais avec tant de force que dans les premières années de la liberté. Mais ce second temps d'étude a déjà été si heureusement rempli, que le pousser au delà de ses justes bornes est un larcin fait à d'autres sortes d'applications, pour lesquelles celles-là n'ont dû servir que de préparations. Il est donc un temps d'amasser et il est un temps de répandre, et c'est ce dernier qui est déjà arrivé depuis longtemps, sans que Mgr le duc de Bourgogne semble le reconnaître, et qui lui échappe avec un dommage infini. Si l'enfance d'un prince était capable de percer les raisons des leçons diverses qui lui sont successivement données, il reconnaîtroit que l'intention de ses maîtres n'est que de lui donner une connaissance des différentes sciences également nécessaires pour lui ouvrir l'esprit, lui donner de l'application et de la solidité, le former au travail et au sérieux, le préserver d'une ignorance fâcheuse, mais que leur dessein n'est rien moins que de le pousser dans la suite à ces sciences, et de lui faire perdre un temps destiné aux plus grandes fonctions de l'esprit humain, à devenir un maître lui-même en ces sciences, par elles-mêmes inutiles à tout ce qu'il doit être et sans contredit nuisibles, si, porté à les suivre par son goût et par sa facilité, il continuait à les cultiver dans la suite, puisque les jours étant limités à un certain nombre d'heures et l'esprit à une certaine mesure d'application, il pervertirait dangereusement l'ordre de son état et de sa destination en mettant les sciences à la place des autres choses qui doivent uniquement l'occuper.

Ce que l'enfance d'un prince n'est pas capable de pénétrer, la maturité de l'âge le doit faire; et dès qu'il a atteint une connaissance parfaite des sciences, il doit entrer en garde contre leur attrait, et, pesant désormais leur estime à une juste balance propre à son état, content de s'en être servi à l'usage pour lequel elles lui ont été proposées, il ne doit plus regarder la continuation de l'étude que comme un obstacle aux grandes fonctions où son esprit est appelé, et comme un amusement peu digne de sa naissance, se réservant d'estimer les sciences en elles-mêmes et les particuliers qui, étant nés pour elles, y ont fait d'heureux et utiles progrès, également différent de ceux qui se dédommagent de leur ignorance par un mépris insensé des sciences et superbe des savants, et de ceux aussi qui, n'ayant par leur état que l'oisiveté à combattre, remplissent excellemment la leur par les plus précieux moyens d'orner et d'occuper leur esprit.

Quelque modestie qu'ait conservée Mgr le duc de Bourgogne parmi un si grand nombre de connaissances vastes et profondes, dans lesquelles il surpasse de bien loin tous ceux qui n'en ont pas fait de longues études particulières, il ne peut néanmoins s'empêcher de reconnaître qu'il en a acquis infiniment au delà de son besoin, par conséquent qu'il doit porter sa curiosité et son application à ces autres choses pour lesquelles il est né et pour lesquelles seules il a dû s'instruire. C'est un ouvrier qui, ayant un ouvrage de main à exécuter, s'est fait lui-même tous les outils, tous les instruments dont il peut avoir besoin pour travailler à son ouvrage, auquel il se doit mettre sans délai, sitôt qu'il s'est fourni de tout ce dont il avait affaire, et qui différerait vainement et nuisiblement de travailler, si, ayant achevé tous ses outils, il voulait encore s'en faire d'autres semblables, sans qu'il en eût de nécessité.

On peut, ce semble, rapporter à cette comparaison le trop grand attachement de Mgr le duc de Bourgogne dans son cabinet, et sa trop grande complaisance pour le goût qu'il conserve de l'étude des sciences, et pour le plaisir d'en parler. Quelques mots rares dans des occasions convenables sont bienséants dans la bouche d'un prince qui sait et qui veut exciter et honorer les sciences et les savants; mais il est aisé, quand on en est plein et qu'on s'y plaît trop, d'excéder en cela et de donner lieu au murmure d'une cour ignorante, mais instruite pourtant que ce n'est pas le fait d'un grand prince, et que cela le distrait par trop de ce qui doit faire son application principale.

Il serait donc à désirer que Mgr le duc de Bourgogne, moins assidu dans son cabinet après y avoir rempli les devoirs du christianisme, n'occupât toute sa solitude qu'à la lecture des histoires et des choses qui se rapportent à ce que les livres peuvent contribuer à la connaissance des hommes, à la science du gouvernement, et à quelques remarques là-dessus courtes, mais pleines, et qu'il regardât cette sorte d'occupation comme son unique affaire, comme la seule pour laquelle il lui est permis de se dérober à la vue de la cour, et j'ajouterai, sans crainte, comme une sorte de prière qui, dans un homme de son rang, n'est pas moins précieuse devant Dieu que la meilleure prière de ceux dont l'état ne les en distrait point. Rempli de la sorte par cette étude si conforme à l'humanité, et à laquelle elle se porte plus naturellement qu'à aucune autre, Mgr le duc de Bourgogne trouverait un remède qui lui est nécessaire contre les distractions que les sciences abstraites nourrissent, et que le monde passe si difficilement aux plus grands hommes, bien moins encore à ceux qui doivent devenir les maîtres de tous, et dont, par conséquent, le monde et chaque particulier regardent les distinctions comme un larcin de leurs biens acquis, je veux dire d'une application à eux, à leur parler, à leur répondre, simplement même à les remarquer, à les distinguer au moins de l'air, et par les manières, enfin à s'apercevoir d'eux, monnaie si utile aux princes, ressort si puissant sur les sujets, espèce de dette que l'amour-propre exige avec tant de rigueur, et qu'il est si avantageux aux princes qui soit ainsi exigée, mais que les distractions abolissent en lui ôtant au moins son cours avec peu de grâce qui s'interprète encore plus mal parmi le monde qui en est si avide, par le peu qu'il comprend qu'il doit coûter au prince.

Moins de temps donné au cabinet et plus précieusemeut employé, comme je viens de le dire, en fournirait beaucoup plus pour la vie publique qui forme si uniquement les liens réciproques d'un prince et d'une cour qu'il doit regarder comme un abrégé de l'État, et par là même plus d'occasions et de moyens de connaître les hommes par eux-mêmes, ce qui ne s'acquiert que par leur fréquentation. Plus Mgr le duc de Bourgogne a de devoirs à remplir par la jouissance que Dieu lui accorde encore de la vie précieuse du roi et de Monseigneur, plus il doit être bon ménager du temps qu'il doit donner au monde aux dépens de son cabinet, pour pouvoir fournir à ses devoirs de sujet et de fils, et à ceux où l'engage sa naissance envers la cour et le monde, puisqu'il doit faire assidûment deux cours, et cependant en tenir une soigneusement lui-même; il a cet avantage de voir, dans la conduite de Monseigneur envers le roi, ce que lui-même doit faire envers l'un et l'autre, et il s'y porte si naturellement à souhait que, s'il voulait ajouter au respect et à l'assiduité du sujet un peu plus de la liberté du fils et du petit-fils, il augmenterait la dignité de la bienséance de ses manières avec eux, et ne leur plairait pas moins en leur donnant lieu à un épanchement plus doux avec lui qui, sans rien ajouter à l'amitié et à la confiance qui ne peuvent être désirées plus entières, attirerait peut-être davantage ce qu'on ne peut bien exprimer que par dire se trouver bien à son aise, et les flatterait plus sensiblement par cette sorte de respect plein d'onction qui n'est permis qu'aux enfants des rois. C'est un remède délicat et doux contre une timidité dont cette naissance et la tendresse des traitements doivent défendre, et à laquelle l'entrée dans les conseils, et ce qui les suit d'intime pour la communication des affaires n'aurait pas dû laisser de ressources, il y a longtemps. Mgr le duc de Bourgogne vient d'en faire un essai en la dernière promotion d'officiers généraux [12], qui n'a pas été moins douce pour le roi que pour lui-même, qui lui a fait un honneur infini parmi ce petit nombre de ceux qui l'ont su, et qui doit lui être un exemple agréable pour le fortifier dans cette conduite multipliée avec sa sagesse ordinaire à l'avenir.

Ce qui vient d'être dit sur les deux grands devoirs de Mgr le duc de Bourgogne doit s'étendre avec encore plus de force sur d'autres devoirs indirects que ceux-là lui imposent par lesquels il achève de remplir si agréablement les principaux, que cela serait complet pour lui et pour les personnes [13] qu'ils regardent, s'il voulait prendre un soin plus libre de s'en approcher de plus en plus et de le faire avec un naturel qui achèverait de charmer, et qu'il se peut dire qu'il doit aux choses passées et au souvenir de ce qui s'est passé ici pendant le cours de la dernière campagne et de l'hiver qui l'a suivie [14].

Entre tant de grâces si radieuses dont le ciel a comblé ce prince, il se peut avancer qu'il n'y en a aucune dont il doive ressentir plus de joie et de secours que de la princesse avec laquelle il se trouve uni par les liens les plus saints et les plus tendres. Comme il n'est question ici que de Mgr le duc de Bourgogne, je retiendrai l'effusion de mon coeur et la pente naturelle de mon esprit sur Mme la duchesse de Bourgogne. Je ne parlerai d'elle que par rapport à son époux, et je ne craindrai point, après tout ce que j'ai dit de grand et d'élevé de lui, de la lui proposer en plus d'une chose pour exemple. Et pour ajouter encore ce mot à ce qui vient d'être dit des devoirs, de quelle grâce n'accompagne-t-elle pas tous les siens, et de quelle réciproque n'en est-elle pas en cela même récompensée? Le désir qu'elle a d'être aimée lui inspire un noble soin et une attention qui lui a gagné tous les coeurs. Vive, douce, accessible, ouverte, avec une sage mesure, compatissante, peinée de causer le moindre malaise, dignement remplie d'égards pour tout ce qui l'approche, elle en fait les constantes délices, et les désirs même désintéressés de tout ce qui en est le plus éloigné. C'est ce qui ne se peut qu'avec beaucoup d'esprit, mais à quoi beaucoup d'esprit ne suffit pas; et c'est pour cela que Mgr le duc de Bourgogne, qui en a tant lui-même, pourrait considérer ces dons dans son épouse, et n'en pas dédaigner l'imitation et les grâces en tout continuelles.

C'est un si grand bonheur que de savoir goûter celui qu'on possède, qu'on doit voir avec ravissement combien le prince se plaît avec la princesse; mais il serait à désirer aussi que, lui donnant tout le temps dont tous deux doivent être contents et si jaloux, et qu'ajoutant à leur entier particulier ce que la bienséance en exige encore pour sa cour particulière, un milieu plus compassé entre la gravité et la bonté, la liberté des privances et les familiarités trop usurpées, se continssent par son propre exemple, et lui fissent rendre par les jeunes dames [15] le respect qu'elles lui doivent en tout lieu et tout temps, et dont nulle gaieté n'excuse qui en sort ni qui l'endure, bien moins qui y accoutume. Un peu d'attention à les remettre peu à peu dans ce devoir par un air froid et surpris lorsqu'elles s'en écartent, par quelques airs graves, mais toujours polis quand il est à propos, par une petite affectation de silence et de sérieux un peu continuée à l'égard de celles qui en auraient besoin, qui en même temps instruirait les autres qui en seraient témoins, les corrigerait bientôt toutes, et ferait un bien plus excellent effet qu'on ne se l'imagine peut-être.

S'il est vrai que ces bagatelles intérieures sont vraiment importantes, combien l'est-il plus de prendre garde qu'il n'échappe au dehors des mouvements peu dignes de l'âge et du rang? Je ne me lasse point de m'indigner du pernicieux usage que le monde en fait, et je gémis sans cesse de voir encore des mouches étouffées dans l'huile, des grains de raisin écrasés en rêvant, des crapauds crevés avec de la poudre, des bagatelles de mécaniques, une paume et des volants déplacés [16], sans y prendre garde des propos trop badins, soutenir avec un audacieux poids les attentats de Flandre, et le trop continuel amusement de cire fondue, et surtout de dessins griffonnés [17], augmenter les insolences par des problèmes scandaleux. Plus ces bagatelles sont petites et paroissent innocentes, plus elles blessent profondément et plus elles enfantent de blasphèmes; c'est une vérité qui ne peut être suffisamment inculquée, et qui doit marcher de front avec les vérités les plus solides et les plus essentielles, puisque tel est le joug de la suprême grandeur que tout se grossit en elle, et que les plus simples inadvertances sont aussitôt tournées en symptômes qui retentissent aisément de tous côtés, encore plus quand les fréquences de ces bagatelles peuvent passer pour des habitudes, que le prince qui s'y laisse échapper, se rend d'ailleurs difficile à se faire voir par l'arrangement de ses journées, et qu'il demeure par là effectivement inconnu.

Cet arrangement des journées est tel dans Mgr le duc de Bourgogne, qu'on ne peut pas contester que sa vie ne s'écoule dans son cabinet, ou parmi une troupe de femmes.

Le monde, indulgent aux vices qu'il éprouve, passerait même difficilement cette unique compagnie de femmes à un prince qui y serait porté par ses plaisirs. Combien la trouvet-il donc surprenante dans Mgr le duc de Bourgogne, dont il ne connaît que trop l'exactitude des mesures qu'il n'est pas capable d'admirer ?

C'est donc cet arrangement qu'il serait le plus important de rompre comme mauvais et nuisible en soi-même, et comme obstacle encore à ce qu'il y a de meilleur, je veux dire à cette connaissance si essentielle des hommes à laquelle cette assiduité parmi des femmes qui au moins n'apprend rien et perd cependant un temps précieux, sert de barrière continuelle, et pour venir à quelques détails que cette grande matière demande, il serait infiniment à souhaiter que Mgr le duc de Bourgogne ne se contentât pas de tenir une cour mêlée par un jeu qu'il a néanmoins été excellent d'établir, et qu'il est très à propos d'entretenir pour avoir occasion de parler et de gracieuser le monde, mais qu'il s'accoutumât aussi à un commerce d'hommes plus familier et plus instructif, ce qui ne se peut que par des conversations particulières qui lui concilieraient les esprits et les coeurs, qui les lui feraient pénétrer, et qui le feraient connaître effectivement aux autres. Les occasions en seront continuelles, pourvu qu'une volonté de bonne foi soit le fruit de la persuasion de l'extrême importance et nécessité de le faire. Il aime à se promener: pourquoi se fera-t-il une prison du gros qui l'y accompagne, et pourquoi n'en prendra-t-il point quelqu'un, tantôt un lieutenant général distingué, et puis un autre qui le sera moins, mais qui sera instruit à fond des faits obscurs d'une campagne? une autre fois un seigneur qui aura en soi autre chose que son nom, ensuite un personnage de plume qui aura négocié? en un mot une fois des uns, une autre fois des autres, mais presque toujours quelqu'un avec lequel il s'avançât seul hors de sa cour; et se faisant suivre par son officier des gardes hors de portée de l'entendre, il discoure avec celui qu'il aura pris, et le fasse encore plus discourir lui-même, prenant soin de le mettre à son aise, et surtout en sûreté, et de payer d'attention les moindres choses qu'il lui dira. C'est ainsi que les princes tirent du sein des hommes, avec application, art et discernement, des vérités grandes et petites, mais toujours plus ou moins importantes, qu'ils apprennent à distinguer à quoi ils sont propres, à profiter de leurs lumières, de leurs humeurs, de leurs intérêts; à démêler les choses d'avec les apparences, à tempérer une discrète croyance par une discrète défiance, à se tenir en garde contre les surprises, les artifices, les circonventions, pièges continuels des princes, qui n'ont que ce moyen d'échapper, de savoir ce qu'eux seuls bien souvent ignorent, d'éviter le poison en multipliant les canaux qui conduisent jusqu'à eux; de découvrir la portée, les goûts, les amis, les ennemis, les cabales des hommes; de saisir les instants où la force de toutes ces diverses choses les fait malgré eux s'échapper à eux-mêmes dans le tissu d'une conversation, de les pousser alors d'une manière insensible au nuage de la passion qui s'échauffe en eux, et en ne les rebutant sur rien d'attirer et de profiter de leur confiance qui se refuse si difficilement à un prince qui ne dédaigne pas de la rechercher.

Quand on ne parle qu'à un seul homme, l'idée de favori épouvante aussitôt, mais lorsqu'on multiplie les conversations, dont on couvre le choix d'un air d'indifférence, qu'on est surtout soigneux d'entretenir les gens de parti ou de sentiment opposé, la crainte cesse, l'humanité, l'accès attire, la bonté charme, les vertus, les connaissances, tout l'esprit, tout le grand sens, tout l'usage qu'on en fait se découvre, et en se découvrant se fait admirer, confond l'ignorance et la friponnerie, s'insinue des uns aux autres à qui ces conversations de l'un à l'autre reviennent, et par cette voie si facile un prince connaît et est connu, et profitant du désir public de l'approcher se gagne le coeur de l'esprit de ceux à qui il parle, et par eux de ceux encore à qui il ne parle pas, devient difficile à se tromper et à se méprendre, compte juste surtout, et, par une attentive combinaison de tout ce qu'il entend, il porte sa vue sur le bon et sur le vrai autant qu'il est donné de le découvrir ici-bas, et se guérit surtout de l'opinion mortelle que la vérité est impénétrable aux princes, dont la condition serait dès là trop déplorable s'ils ne pouvaient jamais agir qu'à tâtons. Par là encore moins d'espérance et de hardiesse, et plus de danger à les tromper, moins d'attentats et de possibilité à les gouverner, plus d'émulation à se rendre capable et à bien faire, en un mot source féconde de tout bien sans aucun péril à craindre; un temps toujours bien employé, quelque stérilité qui se rencontrât quelquefois en quelques-unes de ces conversations, dont il n'est pas possible qu'il n'y eût toujours quelque chose à recueillir, et qui toutes s'allongent et s'abrègent aisément, se remettent même au gré du prince, mais qui toutes aussi doivent avoir un objet ou proposé à découvert, ou amené dans la conversation avec adresse, et surtout ne pas parler toujours à un homme de son métier; et tant pour apprendre que pour le sonder, le mettre diverses fois sur les affaires présentes, sur la politique, le gouvernement intérieur et extérieur, le commerce, la guerre de terre et de mer, les divers personnages, en un mot sur une matière toujours considérable, pousser les raisonnements et quelquefois les aiguiser en entretenant doucement quelque dispute.

C'est un grand abus que de se persuader que des hommes ne soient pas souvent fort instruits de bien des choses qui ne sont pas de la profession à laquelle ils se sont particulièrement voués. L'esprit et le bon sens portent à tout et sur tout; et encore que cela soit un déréglement, il n'est pas rare de trouver des hommes médiocres dans le métier qu'ils font, meilleurs et plus instructifs à entendre sur d'autres choses, quelquefois même excellents. C'est donc à la patience du prince à ne se rebuter pas, pour tâcher, en développant les hommes, de tirer d'eux tout ce qui se peut sur toutes matières; à son bon esprit à en faire le discernement, et à son bon sens à ne se laisser pas trop facilement frapper des choses, et surtout à se bien persuader que son temps ne peut être plus excellemment employé qu'en ces recherches qui produisent en lui la science des sciences et le fondement des bons conseils à prendre après avec lui-même en résumant ce qu'il a appris et en démêlant bien toutes choses; quelquefois encore Mgr le duc de Bourgogne ferait très-convenablement d'appeler dans son cabinet tantôt un homme, tantôt un autre; mais cela semble devoir être beaucoup plus rare, et réservé à des personnages principaux, ou à ceux qui reviennent de quelque emploi considérable de guerre ou de négociation. J'ajouterai encore que la liberté du tête-à-tête y fera trouver un plus grand profit que dans les conversations de deux ou trois ensemble qui paroissent bonnes seulement pour le salon de Marly et pour des lieux publics de la sorte, dont l'oisiveté se peut mettre de cette manière à profit. Les nouvelles et les occasions qui peu à peu se font naître les unes les autres peuvent aisément servir d'ouverture et comme d'introduction à ces conversations diverses, mais surtout un secret profond jusque des choses les plus indifférentes qui s'y diraient en doit être l'âme et le fidèle sceau, sans quoi elles deviendraient pires qu'inutiles.

Mgr le duc de Bourgogne est depuis si longtemps en habitude d'en garder, et sa sûreté est même si connue, que ce n'est pas là une difficulté pour lui. À l'égard des autres, leur intérêt y serait tout entière, et les différentes conversations avec différentes personnes un bon moyen de voir si elles y seraient fidèles, et de se conduire conformément avec elles, ou avec plus de réserve, ou par l'exclusion de qui y aurait manqué. Mais comme le dessein de ces conversations ne doit être rien moins pour un prince que de s'y répandre, et qu'il y doit veiller incessamment à demeurer aussi fermé qu'il se peut sans trop rebuter, il ne peut jamais courir aucun risque; il n'est pas nécessaire de dire que la flatterie toujours poison mortel le deviendrait doublement en ces couversa-tions, et qu'un prince qui les lie ne peut jamais être assez en garde contre elle, ni la bannir trop sévèrement par des réponses même dures, sitôt qu'il s'en apercevrait, et j'en dis presque autant d'une complaisance trop poussée. Le temps étant donc partagé de cette manière, Mgr le duc de Bourgogne qui a tant et de si bon esprit, de sens, de justesse, de lumières et de connaissances, occuperait une partie de ses journées agréablement avec une infinie et double utilité. Quand la promenade manque, à laquelle cette conduite attirerait bientôt tout ce qu'il y a de meilleur, il peut prendre un homme à part au coin d'une chambre du salon de Marly, de la galerie à Versailles, y en appeler deux, quelquefois trois ensemble, les mettre aux mains, les faire discourir, les échauffer un peu avec art, et recueillir comme les abeilles le meilleur suc de ces différentes fleurs. Mais sur toutes choses, il faudrait bannir de ces entretiens toute science, toutes mécaniques, toutes chasses et toutes bagatelles, qu'il faut réserver pour les entretiens et les propos publics, et ne se proposer dans ceux-ci que la double mais centuple utilité que j'ai tâché de représenter.

Que si cette pratique, qu'on ne peut assez relever et qui se lit encore partout avoir été celle de tous les grands hommes chargés de quelque gouvernement ou qui y étaient destinés par leur naissance, a paru depuis assez longtemps s'anéantir en France, on sait qu'il y a des voies de grands princes moins proposées à suivre qu'à admirer, et que la conduite secrète des grands rois doit en quelques rencontres être respectée, par un silence et une vénération qui tient quelque chose du religieux, et qui pour cela même est au-dessus de l'imitation. Je reviens donc à dire que, par cette communication fréquente et familière, on découvre où va le général et le gros du raisonnement, et des sentiments du monde et sur quels fondements; et le profit qui s'en tire est infini. Le prince montre une estime et une facilité qui, peu à peu, malgré les hommes à qui il parle, lui rend en quelque façon leur poitrine transparente, tandis que le respect qui retient les questions et la trop grande liberté des autres lui conserve à leur égard tous ses voiles sur la sienne. Des hommes qui se croient consultés s'abandonnent aisément à prendre un vif intérêt aux princes et aux choses de l'État, et cette disposition se répand des uns dans les autres. Ceux même qui sont le moins à portée de ces conversations ne peuvent que difficilement s'en défendre, flattés en autrui, dès là que plusieurs y arrivent, de ce qu'ils aimeraient pour eux-mêmes; et il ne faut pas penser que cet intérêt d'affection ne soit pas un appui pour l'État infiniment utile jusque dans les temps de la plus grande prospérité.

Mais il se présente une grande difficulté dans l'exécution si importante de ces conversations, qui est la crainte qu'une trop scrupuleuse piété inspire à Mgr le duc de Bourgogne de tout entretien qui ne roule pas absolument sur les sciences et les bagatelles, et qui met sa langue et ses oreilles dans de continuelles entraves, et son esprit dans une pénible contrainte qui le raccourcit, et qui lui en empêche les principaux usages qu'il ne tiendrait qu'à lui d'en faire. Son attention à la charité du prochain le conduit à une ignorance entière de ses défauts, et souvent aussi de ses vertus, et la frayeur de la blesser en quoi que ce soit ou d'y donner occasion, va jusqu'à une terreur que les supérieurs des plus saintes maisons regarderaient comme dangereuse en eux pour le petit et simple gouvernement dont ils se trouvent chargés pour un temps. Dieu, qui permet les défauts et les vices dans les hommes et qui défend la calomnie et même la médisance, leur a cependant donné des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, et sa providence, dont la sagesse est ineffable et qui a si diversement ordonné des diverses sortes de fonctions de l'esprit humain, commande souvent aux uns ce qu'elle défend aux autres, et forme une harmonie merveilleuse par cette diversité qui tend également à sa gloire et au bien de la société des hommes qui sont les États. Si donc le commun des hommes ne doit voir et entendre qu'à travers la charité qui croit tout et qui souffre tout, et si l'exacte exécution de ce devoir forme la paix et la concorde, pourrait-on attendre le même fruit de cette même conduite fidèlement gardée par ceux qui maintenant sont commis à quelque sorte de gouvernement, et dans ceux encore entre les mains desquels est ou sera remise un jour la souveraine administration du royaume? La confusion, le chaos, les maux extrêmes, les pièges, les méprises grossières, les artifices, les énormes ignorances, en un mot les désordres sans nombre qui en résulteraient, sautent si vivement aux yeux, qu'il est superflu de s'amuser aux preuves, et qu'il faut conclure que cette vigilance, si fort recommandée à ceux qui sont en place, consiste très-principalement à être bien instruits de ce que valent les hommes, à quoi il est impossible qu'ils puissent parvenir sans s'en informer, sans en parler, sans qu'on leur en dise le bien et le mal dans toute leur étendue, et c'est après à eux à rechercher la vérité par des informations multipliées et par un examen où ils apportent tout le discernement dont, quelque esprit et quelque justesse qu'ils aient, ils ne peuvent être capables que par ouvrir toutes leurs oreilles au bien et au mal, et leur bouche à toutes les questions et à tous les propos indirects qui les peuvent conduire par divers chemins à la connaissance de la vérité. Que si des places subalternes donnent, je ne dis pas simplement cette espèce de dispense dans l'usage du précepte de la charité pour la charité même, puisqu'elle est due au public aux dépens du particulier, mais si ces places imposent cette loi nécessaire et indispensable, on doit conclure qu'elle oblige bien plus étroitement ceux dont les emplois sont plus élevés, et à proportion de leur emploi et de leur importance, et plus que tous ceux-là les princes qui sont par leur naissance destinés à régner, surtout quand leur âge est devenu capable de porter leurs devoirs, et qu'ils se trouvent appelés aux affaires.

C'est l'évidence et la force de cette juste considération qui doit non pas affranchir Mgr le duc de Bourgogne de ses scrupules sur la charité du prochain, mais les lui faire changer en d'autres, et l'obliger à porter cette lampe, dont il se sert si soigneusement pour éclairer tous les replis de son coeur et de sa conscience, non plus à l'examen rigoureux de ce trop scrupuleux plus ou moins qui lui sera échappé sur quelqu'un ou aux autres en sa présence, mais bien sur tout ce qu'il aurait dû savoir, et qui lui est échappé par ce dangereux change de scrupules, et dont l'ignorance ne va à rien moins qu'à ce qui vient d'être dit plus haut, et à la perte de ce temps si précieux pour acquérir la connaissance des hommes et leur communiquer la sienne, avant que Dieu lui en diminue les moyens en l'appelant à la couronne, comme j'ai tâché de l'expliquer au commencement de ce Discours.

Cette maxime si sûre, que la charité est due au public aux dépens du particulier, ne peut donc être assez méditée par Mgr le duc de Bourgogne. Il y découvrira que ce qui est défendu à la plupart des hommes entre eux en qualité de discours inutiles, vains, dissipés, légers, de médisance, de calomnie, de prévarication de charité, que tout cela, dis-je, sont les viandes immondes de l'ancienne loi, permises dans la nouvelle, commandées en certains cas; je veux dire que l'usage de tout cela, réglé par la droiture de son intention et par la nécessité et la charge de son état, lui est permis et commandé, et permis et commandé aux autres envers lui, à qui ils doivent toute vérité et toute information par respect pour ce qu'il est, et par la charité qu'ils doivent au public et à l'État, au timon duquel Dieu même l'a mis, et qu'il ne peut tenir avec un bandeau sur les yeux sous aucun prétexte, pour saint qu'il paroisse, sans en devenir à l'instant responsable à l'État et comptable au roi des rois, qui l'a revêtu d'honneur et de gloire à condition expresse d'en acquitter toutes les charges et les devoirs, dont le plus important et le plus continuel est d'être bien instruit des hommes pour se servir d'eux bien à propos. Je sens qu'un prince très-délicat sur la charité du prochain pourrait s'effaroucher aisément de ce qui est dit un peu crûment par rapport à sa délicatesse, par la comparaison des viandes immondes devenues permises et quelquefois commandées; mais il ne doit pas séparer de cette expression la réflexion du sens auquel elle est proposée, qui réservant aux délations et aux mauvais offices toute l'horreur qui les doit toujours poursuivre et proscrire, conserve également une sage et nécessaire liberté de vérité et de lumières qui doit être le motif des instructions qu'il faut rechercher, et l'âme de l'usage qui s'en doit faire.

Cette matière des conversations, m'ayant comme insensiblement conduit à ce qui leur pouvait être opposé par la considération de la charité du prochain, me fournit une occasion si naturelle de dire ce que je pense de la dévotion de Mgr le duc de Bourgogne que je ne croirais pas remplir ce que je me suis proposé, si, tout profane que je suis, je ne hasardais d'en découvrir aussi mes pensées. Ce don de Dieu si grand, si saint, si utile, même pour bien gouverner les choses de ce monde, pour le bonheur temporel de ce monde même, ce don si rare, si désirable en tout homme, l'est encore davantage à proportion de leur puissance et de leur élévation; c'est un don qui apprend, avec une singulière excellence, aux grands rois qu'ils ne sont faits que pour le bien et le bonheur de leurs peuples, et que rien n'est plus particulièrement fait pour eux que pour le dernier de leurs sujets. C'est encore ce don qui leur enseigne à pratiquer éminemment cette justice qui s'étend à tout et dont ils sont si étroitement redevables à Dieu et aux hommes, qui leur apprend à découvrir leur petitesse parmi tant de grandeur, et à exercer l'humilité avec une majestueuse douceur, qui augmente leur suprême dignité jusque devant les hommes, et qui leur attire l'hommage de leurs coeurs avec une bénédiction du ciel plus abondante. On ne peut donc regarder sans folie, avec des yeux indifférents, ce grand don dans Mgr le duc de Bourgogne, sur lequel il y a, outre les raisons générales, des grâces infinies à rendre à Dieu pour le merveilleux effet qu'il a produit en lui, comme il a été remarqué au commencement de ce Discours, et sans lequel les plus libertins auraient pu admirer ses grandes qualités également, mais les aimer moins et les redouter davantage. Je suis donc bien éloigné non-seulement de ceux qui n'ont pas honte de s'en plaindre, mais de ceux encore qui lui en désireraient moins, et je tiens fermement qu'il n'est aucun sujet de ce royaume qui, à ne regarder même que son bien temporel, ne doive autant ou presque autant rendre grâces à Dieu de la piété de Mgr le duc de Bourgogne que ce prince lui-même; mais cette puissante conviction de mon esprit ne le ferme pas aux réflexions qui se peuvent faire sur l'austérité qui y est jointe, et qui pourrait être comparée à quelque petite âpreté d'un fruit très-délicieux. Pour expliquer cette importante matière, il est nécessaire de se permettre quelque détail après avoir posé quelques principes qui puissent être reçus. On n'en doit point chercher ailleurs ici que dans le Saint-Esprit même, parmi les divines Écritures, où on trouve écrit qu'il faut que les forts supportent les faibles, ordonnance si conforme à la charité du prochain, dont il était mention tout à l'heure; ailleurs, qu'il faut être sage avec sobriété. Sage ici doit, ce me semble, comprendre piété, bonnes oeuvres, et tout ce qui appartient enfin à cette sagesse qui renferme tout ce qui l'est devant Dieu. Pour peu que l'on médite ces deux passages, on verra bientôt combien ils se soutiennent tous deux, et combien de rapport ils ont l'un à l'autre. Que les forts supportent les faibles, n'est-ce pas ne les point effrayer par des maximes trop sèches et par une conduite trop à la lettre et trop attachée au scrupule, et à une certaine exactitude que tous ne peuvent pas porter? Et garder la sobriété jusque dans la sagesse, n'est-ce pas ne la pas porter au delà de ce que l'ordinaire des hommes et les faibles peuvent aisément faire ? Ainsi un sage supérieur est en garde contre le zèle de ses religieux, et en même temps qu'il a les yeux ouverts sur tout ce qui est du précepte véritable de la règle, il les ferme sur un grand nombre de bagatelles qui la rendent plus dure, qui se sont introduites par degrés et en diverses rencontres; et sans y renoncer formellement, parce qu'elles sont pieuses, quoique venues d'ailleurs que de l'instituteur, il est charitablement soigneux de n'y être pas trop exact pour lui-même, de peur de mortifier par son exemple, jusqu'au trouble, les faibles de sa communauté, qui atteignant à peine les observances prescrites et nécessaires, encore qu'ils y soient fidèles, viendraient à s'en dégoûter par ce surcroît qui n'en fait point partie, et dont l'accablement leur ferait peur. Voilà donc cette sagesse sobre qui supporte les faibles, et cette force qui ménage ceux qui en ont besoin jusque dans les monastères, qui fait les plus excellents supérieurs; et pour peut qu'on ait occasion par hasard de fréquenter quelques maisons religieuses, on y aura trouvé bien des exemples très-loués, et très-recommandables par leurs succès, de ce que j'ose en avancer. S'il en est donc ainsi parmi des victimes de pénitences cachées dans le secret de la face de Dieu, et que rien ne détourne de tendre à lui de toutes leurs forces, de quelle indulgence ne sont donc pas redevables aux mondains les exemples qui, en caractérisant celui qui doit être leur maître pour toujours, le leur rendent âprement ou doucement vénérable, les attirent ou les intimident, et les repoussent par des considérations diverses ou les invitent par une puissante facilité! À ces vérités, il s'en doit ajouter une autre: c'est que la dévotion, qui est de tous les états, doit être différemment pratiquée par tous les états, et qu'elle devient d'autant plus parfaite qu'elle se trouve plus proportionnément mesurée, non en elle-même, mais en sa pratique et en ses effets, à l'état auquel on est appelé. Qu'un religieux ne doive faire un autre usage de sa piété qu'un autre religieux d'un autre ordre, ou qu'un autre du sien même, cela est constant, puisque les divers instituts sont diversement appliqués à l'action et à la contemplation, à la solitude et à l'instruction des autres, et les divers particuliers qui en sont à gouverner les autres en divers degrés d'emplois et à être gouvernés. D'où il résulte que si tous exerçaient leur dévotion en la même manière, que les jésuites voulussent être solitaires, les chartreux enseigner, ainsi du reste, et les supérieurs s'anéantir dans l'humilité, et les inférieurs veiller sur leurs frères et les reprendre, une source si sainte ne laisserait couler que le poison d'une confusion étrange, qui ne contribuerait à rien moins qu'à la gloire de Dieu et au salut des hommes. Que s'il est donc vrai que les divers instituts et les divers offices des maisons religieuses doivent y diriger diversement la dévotion, cette même nécessité se trouve encore plus formelle dans les divers états du siècle, dont les devoirs et les fonctions, étant si différents, doivent tourner aussi la dévotion de chacun si différemment. Or celle d'un prince, et si proche du sceptre, le doit porter à tout ce qui l'en peut rendre digne, et le faire paraître tel a tout le monde, dont la voie la plus importante et la plus assurée est cette double connaissance des hommes par tous les moyens qui la peuvent acquérir, et une impression d'estime et de vénération qui se tire également de toutes les actions du prince, et qui s'y reporte en même temps, en sorte qu'il est très-vrai de dire que ce réciproque est tel qu'un prince devient recommandable à proportion du mérite de ses actions, et les actions du prince recommandables aussi à proportion de son propre mérite. Il ne peut donc prendre garde de trop près à ce qui forme le tissu de sa vie; et tout grand, tout sublime, tout au-dessus qu'il puisse être du commun des hommes par des vertus extraordinaires, il doit ménager leur faiblesse en s'abaissant à garder quelque proportion avec eux, et puisqu'il est appelé à être un jour l'image de Dieu, il ne doit pas dédaigner de voiler sa face devant eux, de peur que l'éclat de la lumière dont elle brille ne les épouvante, et ne les fasse mourir, comme il est écrit que pour cette raison Dieu même s'est voilé ainsi en se découvrant à quelques-uns de son peuple; et comme Dieu n'y perdit rien de son immutabilité, le prince aussi, par cette sage et nécessaire condescendance, ne doit pas craindre aucun affaiblissement de ses vertus.

Ainsi donc une assiduité moins exacte à l'office divin, tous les dimanches et toutes les fêtes de l'année, n'ôterait rien devant Dieu à Mgr le duc de Bourgogne des chastes délices qu'il trouve à ouïr chanter ses louanges, et en se rapprochant plus de l'ordinaire des hommes, il les rendrait plus capables d'admirer en lui les choses principales qui forment l'essence de la religion. Ainsi une fuite moins rigoureuse de certaines fêtes qui, dans tous les siècles, ont été nécessaires pour l'amusement et la majesté des grandes cours, rendrait en lui la piété plus aimable, je n'ose dire moins terrible. Ainsi un front plus serein, un air plus aisé, quelque chose de plus leste en de certaines occasions, dilateraient les coeurs que la vue du contraire resserre avec crainte. Ainsi un art plus onctueux et plus doux d'allier la haute piété avec les bienséances de l'âge et du rang, avec les convenances de grand prince, dirais-je de fils, en quelques rencontres, ajouteraient au mérite de l'intention de la victoire sur les répugnances, celui de la conformité à son état, de la douce et charitable condescendance pour les autres, de ce voile enfin sur la splendeur de sa face que les hommes supportent si difficilement sans cela, pour ne pas dire qu'ils ne le peuvent, et donnerait à la vertu une grâce et une douceur qui ne la rabaisserait pas devant Dieu, et qui la rehausserait infiniment devant les hommes en les rendant capables de l'admirer et de l'aimer avec transport, affranchie alors de ces rides austères, de ces presque involontaires froncements, de cette gêne de précisions qui ne sont pas la vertu, et qui, entées sur elle, font tout fuir en sa présence, et creusent chez les hommes qui en dépendent les plus profondes dissimulations. Elles y sèment une horrible et abondante hypocrisie, et toutes les autres si dangereuses transformations qu'opèrent l'intérêt et l'ambition dans les courtisans et dans ceux qui veulent ou arriver, ou au moins plaire. De là s'élève un mur entre le prince et les hommes, qui devient d'autant plus impénétrable, que sa nature, la plus épaisse de toutes, se trouve aidée de cette crainte de blesser la charité qui supprime avec sécurité tous moyens de percer les masques, par quoi périt avant de pouvoir naître cette double connaissance des hommes, devoir toutefois si grand et si principal d'un prince.

Mais il ne me suffit pas d'avoir tâché d'expliquer l'excellence et la nécessité du devoir d'un prince de connaître les hommes, si je ne m'efforce de représenter aussi l'excellence et la nécessité du devoir d'un prince de se faire connaître aux hommes, ce qui n'a pu jusqu'ici être assez fortement touché. Il n'est personne qui ne convienne que, de l'idée qui se conçoit d'un prince par l'effet des regards curieux qui le percent et des réflexions que l'application y ajoute, ne se forment toutes les démarches d'une cour, et par elle d'un État, qui ont rapport à lui en quelque genre que ce puisse être, que chacun ne s'anime ou ne se ralentisse à bien faire sur la mesure (je parle du gros qui est l'important), sur la mesure d'utilité ou d'inutilité qu'il y voit pour son intérêt, et qu'il ne s'accoutume au travail, ou ne se contente de l'apparence suivant ce qu'il juge qu'il faut ou qu'il suffit; que mesurant son respect et son zèle sur ce qu'il pense du prince, l'un et l'autre ne soit vif ou éteint, et leurs effets de même, suivant ce que son opinion ou l'expérience lui enseigne être le plus profitable, et que de ce prince de tout bien ou de tout mal, qui est le respect de l'opinion d'un prince, ne coulent pour lui tous les déportements de tous ceux qui, en tout genre, composent l'État qui le regarde. Ces vérités si grandes et si solides, que la raison et l'expérience de tous les siècles rendent telles, n'ont besoin que d'un peu de méditation pour en faire sentir tout le poids et toute l'étendue, sans avoir recours à une plus grande explication, et ne demandent qu'un peu d'application à Mgr le duc de Bourgogne, laquelle me force à un court examen qui m'a souvent coûté bien des réflexions amères. Pour y entrer utilement tout d'un coup, il serait infiniment à désirer que ce prince qui n'a point changé, et qui si constamment est digne que l'on ne change point pour lui, fît quelque comparaison de lui-même pendant ses deux premières campagnes et tout le temps qui les a suivies, jusqu'à son départ pour la dernière, avec lui-même pendant cette dernière campagne et depuis. Jamais le fameux prince de Galles, dont toute l'Europe plaint encore aujourd'hui avec les mêmes élans que l'Angleterre le sort trop promptement tranché, ne fit plus véritablement les délices des siens, le plus doux espoir de son pays, l'admiration la plus attentive de tous les grands hommes de son temps, et de toutes les terres étrangères, que Mgr le duc de Bourgogne dans ces premiers temps. Tout ce qui respire encore en est témoin, et ses modestes yeux n'ont pu refuser de s'en apercevoir eux-mêmes. Qu'est-il donc arrivé depuis qui ait pu affaiblir tant de lustre, et qui ait rendu cet éclat moins vif dans tous les lieux, même les plus reculés, où il avait pénétré ? une pratique de piété la plus simple qui soit conseillée par la vérité même, mais si contraire à l'état de Mgr le duc de Bourgogne, que je crois pouvoir avancer, sans témérité, que de cette pratique de vertu, le comble de toutes les autres pour le commun des hommes, il ne doit pas être sans crainte d'en compter un jour devant Dieu.

Je me garderai bien de tomber dans un détail cruel, qui rouvrirait en moi des plaies encore sanglantes, de ce que j'ose nommer également des deux côtés des attentats, en l'un d'impudence, en l'autre de patience, et dont le châtiment est trop pesamment tombé de ce dernier côté, sans que celui qui est tardivement arrivé à l'autre ait rien produit de solide, que les acclamations les plus fortes et les plus tendres des coeurs, l'espérance et l'admiration la plus vive, la gloire la plus brillante mais la plus solide, qui suivront toujours la jeune mais vénérable princesse qui, si continuellement et si constamment sensible à la gloire de son époux, a triomphé seule, également grande devant Dieu et devant les hommes, par un changement inattendu que seule elle a produit [18]: action si conforme à l'état où la Providence l'a placée, et qui en a si dignement rempli tous les divers et plus importants devoirs. C'est de ces mêmes devoirs que ceux de Mgr le duc de Bourgogne le devaient presser de se souvenir, et de ce qu'ils exigeaient de lui pendant tout le cours de cette campagne dans le rang et la place où il était, dont la conservation du respect et des droits sacrés de sa naissance lui étaient si étroitement recommandés par tout ce que la piété bien entendue a de plus indispensable, et auxquels il a donné lieu et audace de penser qu'il ne songeait pas, alors ni depuis. Les conséquences de cette omission sont telles, que la plus grande application de Mgr le duc de Bourgogne doit se porter incessamment sur elle, comme sur ce qu'il a et qu'il aura jamais de plus important, puisqu'il n'y a rien qui expose un prince à de plus grands ni à de plus continuels dangers que le malheur de s'être rendu soi-même évidemment complice de l'opinion publique, du dedans et du dehors, ou qu'il n'est pas sensible ou qu'il s'est fait une religion de ne l'être pas. J'irais trop loin si j'en disais davantage; mais l'importance extrême de cette matière, qui ne peut être assez comprise, m'a forcé d'aller aussi avant que je fais, et que je n'ai au moins pu me dispenser de faire.

C'est cet amour de l'ordre qui conserve à chaque état ce qui lui appartient, non par attachement, par goût, par amour-propre, mais par respect pour la volonté de Dieu énoncée par la parole muette mais toujours existante des devoirs respectifs des divers états, et par amour pour cette justice distributive qui doit veiller sans cesse, qui est tant recommandée à ceux qui se trouvent revêtus de puissance et sans laquelle toute l'harmonie des états se défigure et se renverse peu à peu d'une étrange manière et jusqu'à un point pernicieux. La négligence de le maintenir remarquée dans un prince, par quelque considération que ce soit, devient bientôt un mobile puissant de trouble qui dégénère en destruction; et il n'est point de motif, pour saint qu'il soit en soi, qui y puisse servir d'excuse devant Dieu ni devant les hommes. Mais il faut mettre des bornes à l'abondance et à l'importance de cette matière, qui est intarissable, et qui se présente presque à tous moments à un grand prince par les occasions continuelles de méditation et de pratique.

Une des choses du monde que doit le plus soigneusement éviter un prince destiné à régner est l'opinion parmi les autres, que, frappé trop fortement de quelque chose, il ne mesure toutes ses connaissances et tous ses choix que là-dessus, et que l'impression que le monde a reçue de la grande dévotion de Mgr le duc de Bourgogne, ne continue à le persuader que ce prince ne juge de l'aptitude et de la capacité même des hommes que par ce qu'il leur croit de piété, et qu'il ne préfère un homme de bien pour tout emploi, sans nulle autre raison que celle de sa vertu. Il suffit de présenter cette pensée toute nue pour en faire apercevoir les suites funestes en réalité, si cette opinion était fondée, et que l'exécution en fût réelle, ou même, étant fausse, qu'elle ne cessât point de prévaloir parmi les hommes. C'est aussi ce qui mérite tous les soins et toute l'attention possibles, pour ôter au monde une impression si dangereuse, et si aisément féconde en toutes sortes de grands inconvénients.

On ne peut exagérer assez la funeste croyance qu'a trouvée partout cette prétendue consultation faite en Sorbonne, au moins à plusieurs docteurs particuliers, par ordre de Mgr le duc de Bourgogne: savoir, si dans les conjonctures présentes il est ou il n'est pas permis de faire la guerre au roi d'Espagne. Nier ce fait à Paris et dans les provinces, on s'élève avec impétuosité et on ne souffrira pas, dit-on, qu'on en impose; le nier à la cour, aux personnages de l'un et l'autre sexe, on sourit et on change dédaigneusement de propos. Si on est plus libre avec eux, ils déclarent leur compassion pour les dupes qui ne le veulent pas croire, et ils finissent souvent par l'indignation. Leur opiniâtreté se soutient par la fréquence et la longueur des entretiens de Mgr le duc de Bourgogne avec son confesseur, auquel on souhaite longue vie, parce qu'on l'estime et qu'on en craindrait un autre. On regarde cette place comme la première dans le conseil du prince, et à l'avenir dans le conseil du roi qu'il sera un jour. On pense avec angoisse que le ministère ne sera plus séparable de la théologie; que les affaires, que les grâces, que tout enfin deviendra point de conscience et de religion; et on jette tristement les yeux sur les derniers princes de la maison d'Autriche qui ont porté la couronne d'Espagne. À ces frayeurs des bons se joignent les réflexions malignes des fripons. Toute réplique est exclue, proscrite, inutile; et voilà de ces inconvénients profonds qu'un prince ne soit pas connu des hommes.

C'est ce qui doit puissamment convier le nôtre de ne perdre plus un seul instant à travailler de toutes ses forces à parvenir à cette double connaissance des hommes si souvent répétée, à y arriver par tous les moyens possibles, à s'en faire une loi par principe de religion, et à renfermer tellement la sienne dans la justesse de ce qu'elle lui impose, par rapport à son état, qu'il s'affranchisse de tout ce qui n'en est pas l'essence par cette douce liberté des enfants de Dieu, qui de l'intérieur se répand aux choses extérieures. Qu'il cesse de mettre sous le boisseau cette pure et brillante lumière que Dieu même, en l'en revêtant, a placée sur le plus haut chandelier; qu'il paroisse donc tout ce que véritablement il est, et, pour ne point tomber dans la répétition des justes éloges qui ont commencé et qui doivent finir ce Discours, qu'il s'assure qu'il paraîtra, comme autrefois Tite, les délices du genre humain, et que, sans rien perdre de la sainteté de saint Louis, il se montrera aussi grand que les derniers rois ses illustres et magnanimes pères; que pour cela il n'a qu'à le bien vouloir, puisqu'il ne s'agit que d'en développer la vérité et la réalité au monde, lesquelles sont avec tant d'abondance en Mgr le duc de Bourgogne.

Vous avez si absolument voulu que je vous écrivisse mes pensées sur Mgr le duc de Bourgogne, et qu'en même temps je vous rendisse compte de celles qui ont prévalu dans le monde sur ce prince, que je n'ai pas cru qu'il me fût permis de rien omettre des miennes ni de celles du public. J'ai remarqué, en commençant, que l'oisiveté devenue l'apanage de mon état me répand plus que vous dans le monde, et m'y expose à entendre ses sottises. Vous m'êtes témoin combien souvent et vivement elles m'ont irrité, par rapport à Mgr le duc de Bourgogne; et, outre le public que je n'ai pas redouté sur cela, j'en ai autant de témoins que d'amis particuliers et ce qu'il y a de personnes principales des deux sexes avec lesquelles je vis en privance. C'est maintenant à votre profonde sagesse et votre judicieux discernement à juger de ce que vous m'avez contraint d'exposer sous vos yeux, et à moi à m'y abandonner sans réserve. La matière en est telle, qu'il ne faut pas un moindre ni un moins ancien respect que celui que je vous ai voué pour vous donner cette marque si singulière de mon entière obéissance. L'usage en sera pour vous seul, s'il vous plaît; et la confiance qu'une longue et douce habitude me commande d'avoir en vous, jointe à celle que vous avez de garder impénétrablement les plus grands secrets de l'État, me fait compter sans crainte que vous ne me garderez pas celui-ci moins religieusement que vous faites ceux-là, puisque vous jugez bien vous-même qu'il m'est d'une importance infinie.

Suite
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Voy. notes à la fin du volume.
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Voy. notes à la fin du volume.
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Ancenis, qui est aujourd'hui le duc de Béthune, alors mestre de camp du régiment de Bourgogne, fait brigadier à sa seule prière, Monseigneur n'en a de sa vie tant obtenu. (Notes de Saint-Simon.)
[13]
Mme de Maintenon et Mlle Choin. (Idem.)
[14]
La disgrâce de M. de Vendôme. (Idem.)
[15]
Les trois soeurs Noailles, toutes trois dames du palais. (Note de Saint-Simon.)
[16]
Pendant [le siège de Lille]. (Note de Saint-Simon.)
[17]
Ces figures de l'abbé Genest. (Idem.)
[18]
La chute sans retour du duc de Vendôme. (Note de Saint-Simon.)