CHAPITRE XVIII.

1710

Réflexion sur le rang de prince étranger; son époque. — Temporel du cardinal de Bouillon saisi. — Ordre du roi au parlement de lui faire son procès. — Conduite de sa maison. — Lettre du roi au cardinal de La Trémoille. — Réflexions sur cette lettre. — Cardinal de Bouillon, etc., décrétés de prise de corps par le parlement, qui après s'arrête tout court, et les procédures tombent. — Réflexion sur les cardinaux français. — De Bar, faussaire des Bouillon, se tue à la Bastille. — Baluze destitué et chassé. — Arrêt du conseil qui condamne au pilon son Histoire généalogique de la maison d'Auvergne bon à voir. — Collations du cardinal de Bouillon commises aux ordinaires des lieux. — Tout monument de prétendue principauté ôté des registres des curés de la cour, et des abbayes de Cluni et de Saint-Denis, par ordre du roi. — Nouvelles félonies du cardinal de Bouillon à Tournai. — Duc de Bouillon bien avec le roi; sa femme et ses fils mal, et ses neveux. — Duc de Bouillon parle au roi et au chancelier. — Écrivant au roi, [il] n'avait jamais signé sujet, et ne put être encore induit à s'avouer l'être. — Articles proposés au roi, à faire porter de sa part au parlement, sur la maison de Bouillon. — Justice et usage de ces articles. — Fausse et criminelle rature dans les registres du parlement. — Le roi ordonne à d'Aguesseau, procureur général, de procéder sur ces articles au parlement, qui élude et sauve la maison de Bouillon. — Infidélité de Pontchartrain en faveur du cardinal de Bouillon. — Réflexions. — Mort du prince d'Auvergne. — Le roi défend à ses parents d'en porter le deuil, et fait défaire le frère de l'abbé d'Auvergne d'un canonicat de Liége. — Cardinal de Bouillon se fait abbé de Saint-Amand contre les bulles données, sur la nomination du roi, au cardinal de La Trémoille. — Le roi désire inutilement de faire tomber la coadjutorerie de Cluni. — Extraction, fortune et mariage du prince de Berghes avec une fille du duc de Rohan. — Perte du duc de Mortemart au jeu. — Le secrétaire du maréchal de Montesquiou passe aux ennemis avec ses chiffres.

Tel est le danger du rang de prince donné à des gentilshommes français, inconnu avant la puissance des Guise, même pour ceux de maison souveraine, et pour des gentilshommes avant le règne de Louis XIV. Devenus princes, ils deviennent honteux de demeurer sujets. Le vicomte de Turenne, ainsi que ses pères, était demeuré fidèle et avait très-bien servi Henri IV jusqu'au moment que ce monarque lui procura Bouillon et Sedan. Ce fut l'époque de ses félonies [34], dont le reste de sa vie et celle de ses deux fils fut un tissu, comme le remarquent toutes les histoires, et que ses fils n'abandonnèrent que par la difficulté de les plus soutenir; et par les monstrueux avantages que le cardinal Mazarin leur procura dans ses frayeurs personnelles pour s'en faire un appui. Tel est aussi le danger de permettre à ceux de ce dangereux rang des alliances étrangères. Mais ces réflexions, qui naissent abondamment, ne doivent pas trouver ici plus de place.

Quoique ce fût la morsure d'un moucheron à un éléphant, le roi s'en sentit horriblement piqué. Il avait en sa main la vengeance. Il reçut cette lettre le 24 mai; la remit le lendemain 25 à d'Aguesseau, procureur général, lui fit remarquer qu'elle était toute de la main du cardinal de Bouillon, et lui ordonna de la porter au parlement, et d'y former sa demande de faire le procès au cardinal de Bouillon comme coupable de félonie. Le roi rendit en même temps un arrêt dans son conseil d'en haut, qui, en attendant les procédures du parlement, mit en la main du roi tout le temporel du cardinal, et dit que sa lettre est encore plus criminelle que son évasion. Ses neveux, exactement avertis, vinrent ce même jour 25 à Versailles. Ils n'osèrent d'abord se présenter devant le roi. Les ministres, qu'ils virent, leur dirent qu'ils le pouvaient faire. Ils ne furent point mal reçus. Le roi leur dit qu'il les plaignait d'avoir un oncle si extravagant. Mme de Bouillon, qui était ou faisait la malade à Paris, écrivit au roi des compliments pleins d'esprit et de tour, et on verra bientôt pourquoi cette lettre d'une femme qui avait son mari si à portée du roi, que le roi n'aimait point et qui n'allait pas deux fois l'an lui faire sa cour; mais tout était concerté, et M. de Bouillon se trouva à Évreux, qu'on envoya avertir et qui trouva tout cela fait en arrivant pour guider après ses démarches. Le 26 le roi écrivit au cardinal de La Trémoille, chargé de ses affaires à Rome, en lui envoyant une copie de [la lettre] du cardinal de Bouillon pour en rendre compte au pape; il est nécessaire d'insérer ici cette lettre du roi au cardinal de La Trémoille.

« Mon cousin, il y a longtemps que j'aurais pardonné au cardinal de Bouillon ses désobéissances à mes ordres, s'il m'eût été libre d'agir comme particulier dans une affaire où la majesté royale était intéressée. Mais comme elle ne me permettait pas de laisser sans châtiment le crime d'un sujet qui manque à son principal devoir envers son maître, et je puis ajouter encore envers son bienfaiteur, tout ce que j'ai pu faire a été d'adoucir par degrés les peines qu'il avait méritées. Aussi non-seulement je lui ai laissé la jouissance de ses revenus lorsqu'il est rentré dans mon royaume, mais depuis je lui ai permis de changer de séjour, quand il m'a représenté les raisons qu'il avait pour sortir des lieux où j'avais fixé sa demeure. Enfin je lui avais accordé, sans même qu'il me l'eût demandé, la liberté d'aller dans telle province et tel endroit du royaume qu'il lui plairait, pourvu que ce fut à une distance de trente lieues de Paris; et lorsque, pour abréger sa route, il a passé à l'extrémité de cette ville, il a séjourné aux environs, je ne m'y suis pas opposé. Il supposait qu'il allait en Normandie pour régler quelques affaires, qu'ensuite il passerait à Lyon, mais il crut devoir faire enfin connaître le véritable motif et unique but de son voyage. Au lieu d'aller à Rouen et de passer à Lyon, comme il l'avait assuré à sa famille, il a fait un assez long séjour en Picardie, et passant ensuite à Arras, il s'est rendu à l'armée de mes ennemis, suivant les mêmes sûretés qu'il avait prises avec celui de ses neveux qui sert actuellement dans la même armée, et qui dès le commencement de cette guerre avait donné l'exemple de désertion que son oncle vient de suivre. Le cardinal de Bouillon l'ayant imité dans sa fuite m'a de plus écrit une lettre dont je vous envoie la copie. Il me suffirait pour punir son orgueil, d'abandonner cette lettre aux réflexions du public, mais il faut un exemple d'une justice plus exacte à l'égard d'un sujet qui joint la désobéissance à l'oubli de son état et à l'ingratitude des bienfaits dont j'ai comblé sa personne et sa maison; et le rang où je l'ai élevé ne me dispense pas de m'acquitter à son égard des premiers devoirs de la royauté. J'ordonne à mon parlement de Paris de procéder contre lui suivant les lois. Vous communiquerez la lettre qu'il m'a écrite, et vous informerez Sa Sainteté de la manière dont il a passé à mes ennemis, car il est nécessaire que le pape connaisse par des preuves aussi évidentes le caractère d'un homme qui se prétend indépendant. Dieu veuille que cette ambition sans bornes, soutenue seulement par la haute idée de doyen des cardinaux, ne cause pas un jour quelque désordre dans l'Église; car que peut-on présumer d'un sujet prévenu de l'opinion qu'il ne dépend que de lui de se soustraire à l'obéissance de son souverain? Il suffira que la place dont le cardinal de Bouillon est présentement ébloui, lui paroissant inférieure à sa naissance et à ses talents, il se croira toutes voies permises pour parvenir à la première dignité de l'Église, lorsqu'il en aura contemplé la splendeur de plus près, car il y a lieu de croire que son dessein est de passer à Rome. Je doute que ce soit de concert avec Sa Sainteté, et s'il avait pris quelques mesures secrètes avec elle, je suis persuadé qu'elle se repentirait bientôt du consentement qu'elle aurait donné. Quoi qu'il en soit, mon intention est que, le cardinal de Bouillon arrivé à Rome, vous n'ayez aucun commerce avec lui, et que vous le regardiez non-seulement comme un sujet rebelle, mais comme se glorifiant de son crime. Vous avertirez aussitôt les François qui sont à Rome, aussi bien que les Italiens qui sont attachés à mes intérêts, de se conformer aux ordres que je vous donne à son égard; sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde. »

Cette lettre reçut peu d'approbation; on trouva bien peu décent qu'à un manifeste aussi injurieux qu'était la lettre du cardinal de Bouillon au roi, un si grand monarque et si délicat sur le point de son autorité, prît de si faibles devants à Rome, et répondît comme par un autre manifeste, qui descendait dans un si bas détail de justification de l'exil du cardinal de Bouillon; qu'il parût craindre un concert avec le pape d'aller à Rome, et qu'en le montrant il n'y opposât qu'un chimérique soupçon sur le pontificat dont il n'était pas possible que le pape pût s'émouvoir. On ne devait pas espérer, au point où en étaient les cardinaux, de faire trouver bon à la cour de Rome les procédures contre un des leurs, et de plus leur doyen. Cette promptitude et cette manière basse de la prévenir n'était bonne qu'à lui faire sentir ses forces, au lieu d'agir, et de la laisser courir après. Le cardinal de Bouillon s'en enorgueillit davantage; il écrivit au président de Maisons, sur les procédures dont on le menaçait, une lettre plus violente encore que celle qu'il avait écrite au roi; et fit faire des écrits de même style sur l'immunité prétendue des cardinaux de toute justice séculière en quelque cas que ce puisse être, et même de toute autre que de celle du pape conjointement avec tout le sacré collége.

Le parlement, saisi du procès, rendit un arrêt de prise de corps contre le cardinal de Bouillon, le sieur de Certes, gentilhomme, son domestique, qu'il employait fort dans ses intrigues et qui était allé et venu avec beaucoup de hardiesse à l'occasion de celle-ci, et un jésuite qui s'en était fort mêlé; mais quand il fallut aller plus loin, il se trouva arrêté par la difficulté des procédures et cette immunité des cardinaux, confirmée par tant d'exemples que les rois n'ont pu franchir, et que ceux qui ont voulu se faire justice ne l'ont pu qu'en ayant recours aux voies de fait, dont les exemples ne sont pas rares, et dont Rome s'est prudemment tue, si on excepte l'exécution du cardinal de Guise, parce que Rome se vit appuyée de la formidable puissance de la Ligue. Les jésuites, de tout temps aux Bouillon, soutinrent sourdement ce danger de tout leur crédit; la politique et la conscience s'unirent à ne se pas commettre avec Rome, tellement qu'après tout ce fracas et ce procès même signifié au pape, comme on vient de le voir, tomba de faiblesse et s'exhala, pour ainsi dire, par insensible transpiration. Belle leçon aux plus puissants princes, qui, au lieu de se faire un parti à Rome, en y donnant leur nomination, et de ceux qui l'obtiennent, et de ceux qui l'espèrent et de tout ce qui tient à eux, gens toujours sur les lieux, instruits de tout et agissant pour leur service, et vigilants à la mort des papes à toutes les intrigues qui la suivent, élèvent de leurs sujets à une grandeur inutile à leurs intérêts, par leur absence de Rome où ils n'ont ni parents, ni amis, ni faction, et ne sont bons qu'à envahir trois ou quatre cent mille livres de rente en bénéfices, du demi-quart desquelles un Italien se tiendrait plus que récompensé. [Un cardinal français] est en France l'homme du pape contre le roi, l'État et l'Église de France; se rend chef et le tyran du clergé, trop ordinairement du ministère, est étranger de lien d'intérêt, de protection, est hardi à tout parce qu'il est inviolable, établit puissamment sa famille, et, quand il a tout obtenu, est libre après de commettre, tête levée, tous les attentats que bon lui semble sans jamais pouvoir être puni d'aucun.

Après tant d'éclat, on se rabattit à des mortifications plus sensibles que n'eussent peut-être été des procédures sans exécution. On se souvint de celle de la chambre de l'Arsenal contre les faussaires, et de son arrêt du 11 juillet 1704 contre la fausseté prouvée et avouée du célèbre cartulaire de Brioude, et contre Jean-Pierre Bar, son fabricateur, qui, se voyant trompé dans l'espérance de protection et d'impunité que lui avait donnée le cardinal de Bouillon et sa famille, qui l'avaient mis en besogne, se cassa la tête contre les murs de sa chambre à la Bastille, à ce que j'ai su de Maréchal qui fut mandé pour l'aller voir, à qui il ne cacha pas le désespoir qui le lui avait fait faire, et qui en mourut deux jours après. On s'indigna contre Baluze et cette magnifique généalogie bâtie sur cette imposture qu'il fit imprimer à Paris avec privilège sous son nom, avec le titre d'Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, de toutes lesquelles choses j'ai parlé en leur temps. On sentit l'énormité d'une complaisance si contradictoire à la vérité et à l'arrêt de l'Arsenal, et on essaya d'y remédier par un arrêt du conseil du 1er juillet 1710, qu'il n'est pas inutile d'insérer ici.

« Sur ce qu'il a été représenté au roi étant en son conseil que dans le livre intitulé Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, imprimé à Paris chez Antoine Dezallier, deux volumes in-folio, le sieur Baluze, auteur de cette histoire, avait non-seulement osé avancer différentes propositions sans aucune preuve suffisante, mais encore que, pour autoriser plusieurs faits avancés contre toute vérité, il avait inséré dans le volume des preuves plusieurs titres et pièces qui avaient été déclarées fausses par arrêt de la chambre de l'Arsenal du 11 juillet 1704, qui est une entreprise d'autant plus condamnable que, outre le mépris d'un arrêt si authentique et rendu en si grande connaissance de cause, un pareil ouvrage ne peut être fait que pour appuyer une usurpation criminelle et ménagée depuis longtemps par les artifices les plus condamnables, et pour tromper le public dans des matières aussi importantes que le sont les droits ou les prétentions des grandes maisons du royaume; à quoi étant nécessaire de pourvoir, et tout considéré, le roi étant en son conseil a ordonné et ordonne que le privilége accordé par Sa Majesté pour l'impression de ladite Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, en date du 8 février 1705, sera rapporté pour être cancellé, et qu'il sera fait recherche exacte de tous les exemplaires dudit ouvrage, qui seront déchirés et mis au pilon. Enjoint Sa Majesté au sieur d'Argenson, conseiller d'État et lieutenant général de police à Paris, de tenir la main à l'exécution du présent arrêt, et d'en certifier M. le chancelier dans huitaine. Fait au conseil d'État, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles, le premier jour de juillet 1710. Signé Phélypeaux. »

On imprima qnantité d'exemplaires de cet arrêt, on les distribua à pleines mains à qui en voulut, pour rendre la chose plus authentique. Le peu de patrimoine que le cardinal de Bouillon n'avait pu soustraire fut incontinent confisqué; le temporel de ses bénéfices était déjà saisi, et le 7 juillet il parut une déclaration du roi, qui, privant le cardinal de Bouillon de toutes ses collations, les attribuait aux évêques dans le diocèse desquels ces bénéfices se trouveraient situés. En même temps, Baluze fut privé de sa chaire de professeur au Collège royal et chassé à l'autre bout du royaume.

Mais tout cela n'allait pas au fait, et montrait seulement en opposition une indigne complaisance dans un temps, par le privilége donné à ce livre, au mépris de l'arrêt de l'Arsenal antérieur, et une colère impuissante dans un autre. Le roi fut excité contre l'injustice, le désordre et l'abus de ces rangs de princes étrangers donnés à des gentilshommes français, et il y prêta l'oreille; il donna ses ordres pour la visite de l'abbaye de Cluni, et de tous les monuments d'orgueil qu'en manière de pierre d'attente, le cardinal de Bouillon y entassait depuis si longtemps, comme descendant des ducs de Guyenne, suivant la fausseté du cartulaire de Brioude, fabriqué par ce de Bar, il descendait masculinement des fondateurs de Cluni. C'était sa chimère de tout temps, que, faute de preuves et de toute vérité ni vraisemblance, il appuya enfin de cette insigne fausseté. Il avait en attendant multiplié à Cluni les actes et les marques de cette fausse descendance dans les temps de sa faveur et de son autorité, sous prétexte de bienfaits de sa part, et de reconnaissance des moines; il y avait fait conduire les corps de son père, de sa mère, de plusieurs de ses neveux, et, sous prétexte de piété, se faisait de leur sépulture des titres et des monuments de grandeur, avec tout l'art, la hardiesse et la magnificence possible.

Le parlement rendit, le 2 janvier 1711, arrêt portant commission au lieutenant général de Lyon de visiter cette abbaye, et d'y faire entièrement biffer et effacer tout ce qui, en quelque façon que ce pût être, en monuments ou en écritures, était de cette nature, et cela fut pleinement exécuté.

Le roi fit rapporter de Paris, de Fontainebleau, de Saint-Germain et de Versailles tous les registres des curés, où la qualité de prince fut rayée, biffée et annotée en marge, que le cardinal de Bouillon y avait prise aux baptêmes et aux mariages qu'il avait faits à la cour comme grand aumônier. Le 15 juillet de cette année 1710, il fut envoyé une lettre de cachet à l'abbaye de Saint-Denis, accompagnée d'officiers principaux des bâtiments du roi, pour ôter les armes des Bouillon partout où ils les avaient mises à la chapelle où M. de Turenne est enterré, ce qui fut assez légèrement exécuté. Lors de sa mort, et que le roi fit tant pour sa mémoire, il ne voulut pas que les honneurs prodigués aux héros tournassent en titres pour sa maison: il défendit très-expressément à Saint-Denis tout ce qui pouvait sentir le moins du monde le prince, surtout ce titre nulle part, et même que ses armes, ou entières ou semées, y fussent souffertes nulle part à son tombeau, ni dans sa chapelle, et c'est ce qui fit que les Bouillon ne voulurent ni inscriptions sur le cercueil ni épitaphe au dehors; mais dans les suites, à force de caresser les moines, d'ouvrir la bourse, d'être faciles sur des collations, enfin d'orner un peu cette chapelle, les armes de la maison, et entières et semées, furent glissées au tombeau et à l'autel, à la voûte et dans les vitrages, même celles du cardinal de Bouillon avec le chapeau, comme ayant fait la dépense.

Ces coups furent très-sensibles aux Bouillon; mais ce n'était pas le temps de se plaindre, mais de couler doucement de peur de pis; et sous l'apparente rigueur de l'exécution, de profiter de la faiblesse et du peu de fidélité des gens des bâtiments pour conserver des vestiges, en attendant d'autres temps où ils pussent hasarder encore une fois ce qu'ils y avaient mis une première. Le cardinal de Bouillon éclata sur toutes ces exécutions avec plus d'emportement que jamais. Il avait dès auparavant gardé si peu de mesure, qu'il avait officié pontificalement dans l'église de Tournai au Te Deum de la prise de Douai, et que, de cette ville où il avait fixé sa demeure, il écrivit une grande lettre à M. de Beauvau, qui en était évêque lorsqu'elle fut prise, et qui ne voulut ni chanter le Te Deum, ni prêter serment, ni demeurer, quoi que pussent faire les principaux chefs pour l'y engager; et par cette lettre le cardinal de Bouillon l'exhortait à retourner à Tournai et à s'y soumettre à la domination présente, et n'y ménageait aucun venin.

Ces recherches des registres des curés de la cour, et dans les abbayes de Cluni et de Saint-Denis, si promptement suivies des nouveaux éclats du cardinal de Bouillon, jetèrent le duc son frère en d'étranges inquiétudes des suites que cela pourrait avoir. Ce fut la matière de force consultations dans sa famille, et avec ses plus intimes amis. Il avait auprès du roi le mérite de cinquante années de domesticité et de familiarité, celui de la plus basse flatterie et d'une grande assiduité; et par-dessus ceux-là si puissants auprès du roi, il en avait un autre qui les faisait encore plus valoir, c'est qu'il avait fort peu d'esprit. Il avait ployé avec art et soumission sous les orages que le cardinal et la duchesse de Bouillon s'étaient attirés, et qui, sans l'avoir jamais directement regardé, n'avaient pas laissé de l'entraîner plus d'une fois dans leur exil. Toutes ces choses avaient touché le roi; il disait que c'était un bon homme; il ne craignait rien de lui; il le plaignait de ses proches, et il s'était accoutumé à avoir pour lui de la considération et de l'amitié. Son fils aîné était mort depuis longtemps dans un reste de disgrâce profonde; le duc d'Albret était un homme que le roi ne voyait jamais, et qu'il n'aimait point, le chevalier de Bouillon beaucoup moins. Il était d'une débauche démesurée et d'une audace pareille qui ne se contraignait sur rien, qui disait du roi que c'était un vieux gentilhomme de campagne dans son château qui n'avait plus qu'une dent, et qu'il la gardait contre lui. Il avait été chassé et mis en prison plus d'une fois, et n'en était pas plus sage. Le comte d'Évreux qui avait fort plu au roi par l'amitié du comte de Toulouse, et qui avec bien moins d'esprit que ses frères avait plus de sens et de manége, ne se voit plus depuis la campagne de Lille; il boudait et ne paraissait presque plus à la cour. Il ne restait du comte d'Auvergne que deux fils en France, tous deux prêtres, tous deux sans esprit, l'aîné plein d'ambition et de petits manéges, encore plus d'une débauche qui le bannissait du commerce des honnêtes gens, et en tout genre fort méprisable et méprisé. Le cadet, qui n'avait pas ces vices, était une manière d'hébété obscur qui ne voyait personne. Ainsi M. de Bouillon n'avait point de secours dans sa famille que soi-même.

Dans cet état pressant, il s'adressa au chancelier, puis un matin au roi lui-même qu'il prit dans son lit, avec la commodité, le loisir et le tête-à-tête de cette privance des grandes entrées, où chacun de ce très-peu qui les ont se retire à l'autre bout de la chambre, ou même en sort dès qu'on en voit un d'eux qui veut parler au roi. Là, M. de Bouillon déplora sa condition, les folies de son frère, s'épuisa en louanges au roi, en actions de grâces de ses bienfaits, surtout en reconnaissances de sa sujétion, parce que ce n'était qu'en paroles, en compliments, et encore tête à tête; pria, pressa, conjura le roi d'arrêter les effets de sa colère, et, pour un coupable que sa famille avait le malheur d'avoir produit, ne pas flétrir sa maison. Le roi, quelque temps froid et silencieux, puis peu à peu ramené à ses premières bontés par la soumission de tant de propos affectueux, lui répondit qu'il ne demandait pas mieux que de continuer à distinguer sa personne et sa famille de son frère rebelle et criminel, mais que la révolte de son frère portant coup pour toute sa maison, par le déni fait à lui-même d'être son sujet, par sa lettre sur le fondement de sa naissance, il ne pouvait tolérer cette injure sans s'en ressentir, et que c'était au duc lui-même à voir ce qu'il pouvait faire pour donner lieu à éviter ce que ce déni méritait. M. de Bouillon, fort soulagé par de si bonnes paroles, redoubla de protestations et de fatras de compliments, supplia le roi de trouver bon qu'il en parlât à quelqu'un, et lui nomma le chancelier. Le roi y consentit, et le duc espéra dès lors de sortir bien de cette périlleuse affaire.

Il ne tarda pas d'aller chez le chancelier. Le roi l'avait instruit, le chancelier ne le lui cacha pas; et comme il savait très-bien distinguer les choses d'avec les paroles et les propos, il ne tâta point de celles-ci, et proposa de celles-là. Le fait était, et ce fait est inconcevable, qu'avec toutes les injures que le duc de Bouillon disait de son frère au roi, il ne s'estimait pas plus que lui son sujet; et il avait droit d'avoir cette opinion, parce que jamais, en écrivant au roi, il n'avait mis le mot de sujet, et que cette omission jusqu'alors lui avait été tolérée sans aucune difficulté. Or c'était là maintenant de quoi il s'agissait, et à quoi on le voulait réduire, et c'était pour soutenir cet usage dans cette crise que Mme de Bouillon avait pris occasion d'écrire au roi. Indépendamment de la nature mouvante et jamais souveraine de Sedan et de Bouillon, indépendamment de la manière dont ces fiefs étaient venus et demeurés au grand-père et au père de M. de Bouillon, indépendamment de toutes les félonies qui les leur avaient fait perdre, et de la manière dont le roi s'en était saisi, toutes choses bien destructives de souveraineté dans les ducs de Bouillon, le père de celui-ci en avait fait avec le roi un échange à un avantage en tout genre si prodigieux, qu'il n'avait pas à s'en plaindre, et celui-ci encore moins depuis le temps qu'il en jouissait. Avec le rang de prince étranger, la souveraineté, quand elle eût existé, ne pouvait lui être demeurée, puisqu'il était dessaisi et dépouillé volontairement de Bouillon et de Sedan, que le roi possédait en vertu de l'échange. Le domaine simplement utile [35]laissé à M. de Bouillon n'opérait rien à cet égard; pas un mot des droits, de l'effet, de l'exception de la souveraineté, ni d'état personnel de souverain, ni dans le contrat d'échange, ni dans le brevet de rang de prince étranger. Nulle raison, nul prétexte même le plus frivole à M. de Bouillon de n'être et ne s'avouer pas sujet du roi, lui duc et pair, grand chambellan, et qui n'avait pas même un pouce de terre hors du royaume, ni lui, ni ses enfants.

Le chancelier, avec des raisons si péremptoires, n'en oublia aucune pour lui persuader qu'il n'avait aucun prétexte pour se soustraire à cette qualité, ni le roi, avec ce qui se passait, aucun non plus de l'endurer davantage; lui remontra tous les fâcheux inconvénients, et tous en la main du roi, qui pouvaient lui arriver de sa résistance; il essaya de le porter à se reconnaître sujet du roi par un écrit signé par lui, par ses enfants et par ses neveux, tout fut inutile. M. de Bouillon ne connut rien de pis que cet aveu et il espéra tout de sa propre souplesse, de celle du P. Tellier, de ce mélange de bonté et de faiblesse du roi pour lui, surtout de son peu de suite dans ces sortes d'affaires, dont il avait si souvent fait d'heureuses expériences. Sa famille, néanmoins, qui toute se sentait si personnellement mal chacun avec le roi, craignit d'irréparables foudres, et le pressa d'accorder au danger et à l'angoisse des conjonctures l'écrit proposé par le chancelier; mais il résista également à eux et à ses plus intimes amis, et leur répondit avec indignation qu'il était trop maltraité pour y consentir. Le mauvais traitement consistait donc à la radiation des faussetés de Bar et de la qualité de prince aux monuments dont j'ai parlé, et à ôter à Saint-Denis ce que le roi n'y avait jamais voulu permettre, et qu'il avait expressément défendu lorsqu'il y fit porter M. de Turenne, et ce que, contre ses ordres, ils y avaient frauduleusement mis depuis. En tout autre pays qu'en France cet insolent refus de M. de Bouillon eût suffi seul pour les accabler et surtout pour leur ôter à jamais ce rang de prince qui soutenait leur chimère, et que ce refus impudent réalisait autant qu'il était en eux, et s'il était souffert, autant qu'il était au pouvoir du roi à l'égard d'une chose à qui tout fondement de vérité manquait, mais qui n'en devenait pas moins dangereuse.

C'est ce qui fit que, sans plus s'arrêter à l'écrit proposé et rejeté par M. de Bouillon avec une fermeté qui découvrait le fond de son coeur, et qui même donné par lui aurait toujours pu passer pour un effet de sa peur et d'une espèce de violence, il fut proposé au roi de prendre un biais plus juridique et plus exempt de tout soupçon, parce qu'il était selon les lois, les règles et les formes; ce fut que, le procureur général fit assigner M. de Bouillon, ses enfants et ses neveux pour voir dire:

« I. Que Sedan est fief de Mouzon et arrière-fief de la couronne, ainsi qu'il conste par sa nature, par les lettres patentes de Charles VII, en 1454, comme souverain seigneur de Mouzon, d'où Sedan relevait, et par jugement en conformité de ces lettres, rendu à Mouzon en 1455, et qu'il n'y a titre ni preuve en aucun temps de l'indépendance de Sedan;

« II. Que Bouillon est originairement mouvant de Reims, et arrière-fief de la couronne; cette mouvance acquise en 1127 de Renaud, archevêque de Reims, par Albéron, évêque de Liége, seigneur de Bouillon, et que, passant des évêques de Liége dans la maison de La Marck, ils n'en ont jamais cédé la mouvance ni même la propriété territoriale, qui a sans cesse, jusqu'à ce jour, été réclamée et revendiquée par les évêques de Liége;

« III. Que Sedan, Bouillon, ensuite Raucourt, Jamets et Florenville, ces trois derniers fiefs sans nulle apparence d'indépendance ni prétention d'eux-mêmes, ont passé par voie d'acquisition de la maison de Braquemont et des évêques de Liége dans la maison de La Marck;

« IV. Que la maison de La Marck n'a jamais prétendu à la souveraineté par ces fiefs, et a fait actes du contraire, si ce n'est le père de l'héritière, première femme et sans enfants du grand-père de M. de Bouillon et du cardinal son frère, qui se prétendit indépendant; aucun de cette branche de La Marck-Bouillon n'a eu ni prétendu en France, ni en aucun lieu de l'Europe, à la qualité ni à aucun rang de prince;

« V. Que ces fiefs de Bouillon, Sedan et leurs dépendances n'ont été réputés ni dénommés que simples seigneuries, et leurs possesseurs que seigneurs jusqu'au père susdit de l'héritière, qui le premier usurpa, sans titre et sans approbation, le titre de prince de Sedan, et qu'à l'égard de Bouillon il n'a jamais été et n'est encore duché, mais simple seigneurie;

« VI. Que lesdits fiefs ne sont passés de la maison de La Marck dans celle de La Tour ni par acquisition, ni par succession ni à aucun titre qu'elle puisse montrer, mais par la seule protection du roi Henri IV;

« VII. Que lesdits fiefs n'ont pas changé de nature entre les mains de la maison de La Tour, laquelle à ce titre ne peut plus prétendre que n'a fait la maison de La Marck;

« VIII. Que la postérité d'Acfred, duc de Guyenne et comte d'Auvergne, est depuis longtemps éteinte;

« IX. Que mal à propos la maison de La Tour a usurpé, adopté et joint à son nom de La Tour le nom à elle étranger d'Auvergne, puis substitué seul au sien, sans qu'elle en puisse montrer d'autre titre que ce faux cartulaire de Brioude, fait par le nommé de Bar, condamné comme faussaire, et qui en a fait l'aveu, et le cartulaire déclaré faux et condamné comme tel par l'arrêt de la chambre tenue à l'Arsenal du 11 juillet 1704;

« X. Que cette innovation de nom n'est pas plus ancienne que le père du cardinal de Bouillon;

« XI. Que défenses seront faites à ceux de la maison de La Tour de plus prendre le nom d'Auvergne seul ni joint avec le leur, et que le nom d'Auvergne seul ou joint au leur sera rayé ou biffé dans tous les actes ci-devant passés, contrats et autres pièces où il sera trouvé, et dont recherches seront faites;

« XII. Que mêmes défenses et exécutions seront faites à l'égard des armes d'Auvergne pour qu'il ne reste pas trace de telle chimérique prétention;

« XIII. Que les seigneurs de la maison de La Tour sont seigneurs français, sujets du roi comme toutes les autres maisons nobles du royaume, se diront tous, s'avoueront, se soussigneront tels;

« XIV. Que lesdits seigneurs de La Tour n'ont aucune descendance d'Acfred, duc de Guyenne et comte d'Auvergne, dont la postérité est dès longtemps éteinte; et qu'à titre des fiefs et seigneuries de Bouillon, Sedan, etc., ne pouvant prétendre à la qualité et titre de ce prince, ces titres et qualités seront biffés et rayés partout où ils les auront pris ainsi que dessus, et défenses à eux faites de les prendre ni porter à l'avenir;

« XV. Que lesdits seigneurs de la maison de La Tour seront condamnés à toutes réparations, amendes, dommages et intérêts pour avoir usurpé les noms, armes, titres, usages et prétentions indues, sans droit ni apparence de droit, et à eux entièrement étrangers, et destitués de tout titre à ce faire. »

Les preuves de ces quinze articles qui se trouvent légèrement tracées ci-dessus (t. V, p. 298-326) avaient été solidement examinées avant de proposer ces articles. Ils allaient tous à l'entière destruction de la chimère d'indépendance, de souveraineté, de principauté; ils allaient plus directement au coeur du cardinal de Bouillon, que quoi qu'on eût pu faire contre sa personne, quand bien même on en eût été en possession, et affranchi du bouclier du cardinalat. Tous ces articles étaient vrais, justes, conséquents, n'outraient rien, ils se tenaient dans le fond de la chose dont il s'agissait entre le roi et les Bouillon, et y procédaient par maximes tirées ex visceribus causae, et par leurs conséquences naturelles. En même temps ils n'attaquaient en rien l'échange dans aucune de ses parties, ils ne touchaient pas même au rang de prince étranger, inconnu au parlement, et grâce au roi, qui n'a besoin d'autre fondement que de sa volonté quand il lui plaît qu'elle soit plus gracieuse pour quelques-uns que juste pour tous les autres, et qui pour la maison de Rohan n'a ni la chimère d'un Acfred ni des prétentions de souveraineté pour prétexte.

Ces articles étaient tous de la plus pure compétence du parlement; et il était parfaitement du ministère du procureur général, l'homme du roi et le censeur public, d'y en porter sa plainte. Dès le premier pas, MM. de Bouillon assignés se seraient trouvés dans la nécessité de répondre. S'ils s'étaient sentis hors de moyen de soutenir juridiquement les usurpations de leur faveur et de leurs manéges, comme il est sans doute qu'ils s'en seraient trouvés dans l'entière impuissance et qu'ils eussent acquiescé, toute leur chimère était anéantie et par leur propre aveu subsistant à toujours dans les registres du parlement. Si malgré cette impuissance ils avaient essayé de répondre, il est hors de doute encore qu'ils auraient été condamnés avec plus de solennité, et leur chimère, anéantie et proscrite sans retour, aurait servi de châtiment pour eux et de leçon pour d'autres, sans le moindre soupçon de force ni de violence; et c'était après au roi à voir s'il lui convenait, avec tout ce qui se passait là-dessus avec eux, de leur laisser le rang de prince étranger. Il se trouvera dans les Pièces un mémoire qui fut précipitamment demandé et fait en ce temps-là, et qui aurait été meilleur si l'on avait eu plus de deux fois vingt-quatre heures à le faire, sur les maisons de Lorraine, de Rohan et de La Tour. Enfin un procès entre le roi et MM. de Bouillon, non pour des terres et de l'argent, comme il en a tous les jours avec ses sujets, mais pour raison de la qualité de sujet, à raison de l'effet de ses propres grâces, de l'effet d'une descendance fausse d'un côté, d'une transmission forcée et sans titre de l'autre, et de plus très-onéreusement échangée pour le roi et dont la nature est un arrière-fief de sa couronne, eût été un très-singulier spectacle, et qui aurait mis en parfaite évidence que la chimère n'était que pour un temps, et que les prétentions réelles sur des provinces, comme patrimoine de ses pères, se réservaient pour d'autres temps; on laisse à juger de l'importance et du danger de laisser lieu à ces choses.

Mais si la hardiesse et l'art de MM. de Bouillon a pu, à l'égard du roi, tout ce qu'on vient de rapporter, et des monuments qu'ils se sont faits peu à peu dans les registres des curés de la cour, dans l'abbaye de Cluni, et contre les précautions et les ordres les plus exprès du roi dans celle de Saint-Denis, en voici un trait bien plus difficile à pratiquer. On a déjà dit que le rang et le nom de prince étranger sont inconnus au parlement, qui ne reconnaît de princes que ceux du sang habiles à la couronne; ainsi ce rang accordé par le roi dans sa cour à MM. de Bouillon n'a pu être enregistré au parlement, et le roi n'a jamais songé à le vouloir; quelque puissant qu'il soit, il n'est maître ni des noms ni des descendances, il ne l'est ni des titres antérieurs à lui des terres, ni de la spoliation de sa couronne, ni de son domaine, moins, s'il se peut encore, de son suprême domaine, ni des effets que le droit attache à ces choses; par conséquent il n'a pu et ne peut jamais faire don à personne d'aucune de ces choses, ni en faire vérifier le don au parlement, comme en effet il n'en a enregistré aucun; mais les noms de prétendue souveraineté et principauté de Sedan, Bouillon, etc., se trouvent dans la partie de l'échange qui est enregistrée, le mot de prétendue y est rayé. Or cette rature, qui est un attentat, et qui a été soufferte, ne prouve que l'attentat, le crédit pour la tolérance et une hardiesse inouïe et sans exemple comme sans effet, parce qu'il ne se fait ni ne se peut jamais faire de radiation d'un seul mot sur les registres du parlement, qu'en vertu d'un arrêt du conseil ou du parlement qui l'ordonne, et d'une note marginale à côté qui exprime la date et l'arrêt qui l'a ordonnée; et comme il n'y a ni note marginale ni arrêt qui ait ordonné la radiation de ce mot prétendue, il résulte qu'elle est un pur attentat, et que cette radiation est nulle de tout droit.

Ces quinze articles furent donc présentés au roi avec les raisons de leur usage tel qu'il vient d'être expliqué. Il en sentit l'équité et l'importance, et il comprit aussi que le traité d'échange vérifié ne portait que sur les terres données en échange, sur l'érection d'Albret et de Château-Thierry en duchés-pairies, sur la réservation du simple domaine utile de Bouillon, sur l'abolition des crimes de félonie et autres, mais que le rang de prince étranger accordé aussi et jamais vérifié, ni possible à être présenté au parlement pour l'être, demeurait toujours en sa main royale à titre de volonté, soit pour l'ôter, soit pour le laisser, quelque arrêt qui pût intervenir dans cette affaire, dont ce rang ne pouvait être matière. Ainsi, content sur la jalousie de son autorité, il manda Pelletier, premier président, et d'Aguesseau, procureur général, auquel il ordonna de procéder ainsi qu'il vient d'être expliqué.

Ce procureur général, si éclairé, si estimé, de moeurs si graves, se trouva l'ami intime du duc d'Albret, dont la vie et les moeurs répondaient si peu aux siennes, et cette amitié, liée dès leur première jeunesse, s'était toujours si bien entretenue depuis, que le duc d'Albret n'avait d'autre conseil dans ses affaires que d'Aguesseau, et que dans celle de la substitution qu'il eut avec tant d'éclat contre le duc de Bouillon son père, ce fut d'Aguesseau, lors avocat général, qui, à visage découvert, y fit tout, au point que M. de Bouillon, hors d'espérance d'accommodement, n'osa risquer le jugement au parlement de Paris, et fit, par autorité du roi, qui, pour la première fois de sa vie, se voulut bien montrer partial, et le dire, renvoyer le procès au parlement de Dijon. Le procureur général reçut avec grand respect les ordres du roi et force protestations d'obéissance; il fit bientôt naître des difficultés; il reçut de nouveaux ordres; ils furent réitérés; il les voulut du roi lui-même. Il ne s'effraya point de la fermeté que le roi lui témoigna dans sa volonté pour la seconde fois. Il multiplia les difficultés si bien, qu'il donna de l'ombrage sur son intention, et le confirma par la même conduite. Celui par qui tout passait entre le roi et d'Aguesseau, fatigué d'un procédé si bizarre, détourna deux audiences que ce dernier s'étaient ménagées, et ne pouvant parer la troisième, il s'y trouva en tiers, répondit à tout, aplanit tout, et indigné de ce qu'il ne se pouvait plus dissimuler, par ce qu'il voyait du procureur général, il le mit hors du cabinet du roi presque par les épaules.

Pour achever de bien entendre tout ceci, il faut savoir qu'il y avait trois canaux dans toute cette affaire: celui que je ne nomme point, qui, par extraordinaire, donna les ordres du roi pour Cluni; Pontchartrain, comme secrétaire d'État de la maison du roi, qui en fut naturellement chargé pour Saint-Denis, et qui le fit avec tant d'éclat et de partialité en même temps pour les Bouillon, dont avec raison il tenait à grand honneur d'avoir épousé l'issue de germaine, que celui qui avait donné les ordres pour Cluni le fit remarquer au roi, et lui enleva ceux dont par sa charge il devait être naturellement chargé pour le procureur général; le chancelier, par son office à l'égard du parlement, qui en cela comme en toute autre affaire pensait et sentait tout au contraire de son fils. Le procureur général continuait ses difficultés, et lorsqu'on croyait l'avoir mis au pied du mur, il en inventa de nouvelles, non sur la chose et le fond qui n'en était pas susceptible, mais sur cent bagatelles accessoires dont il composait des volumes de mémoires en forme de questions raisonnées, dans le dessein d'ennuyer le roi et de lui faire quitter prise, en homme qui connaissoit bien le terrain. Enfin, tout étant arrêté et convenu, il donna parole par écrit à celui qui lui donnait les ordres du roi, et au chancelier aussi, d'aller en avant sans plus de difficultés, et ils croyaient la chose certaine, quand, à trois jours de là, il revint avec un nouveau mémoire pour montrer comme en éloignement, avec aussi peu de fondement que de bonne foi, la part que les alliés, enflés de leurs succès et excités par le cardinal de Bouillon, pourraient prendre à propos de Bouillon et de Sedan. Ce mémoire était encore plein de difficultés, habilement entortillé, expressément diffus et gros, tellement que le roi, à qui il fallut le communiquer, fatigué à la fin et excédé, se dépita, et eut plus tôt fait de céder à une opiniâtreté si soutenue et si importune, que de lire et de discuter ce vaste mémoire, et qu'il aima mieux surseoir l'exécution de ses ordres.

Le chancelier, outré de colère, et de la chose, et du manquement du procureur général à la parole qu'il lui avait donnée si fraîchement par écrit, le traita en petit procureur du roi de siége subalterne. L'autre adjoint ne l'épargna pas davantage; tous deux lui reprochèrent son infidélité et sa prévarication. Il fut outré de honte et de désespoir, mais consolé sans doute d'avoir sauvé son bon ami et sa maison d'un naufrage si certain. Le premier président, dont l'avis et la volonté pour procéder fut toujours constante, mais dont la faiblesse d'esprit se sentait trop de celle du corps, eut à se reprocher de n'avoir pas été assez ferme, ou plutôt de ne se l'être pas montré autant qu'il l'était intérieurement là-dessus. Il fut le seul du parlement de ce secret qui fut su de très-peu de personnes. Celui que je ne nomme pas était mon ami très-intime, tellement que jour à jour il ne m'en laissa rien ignorer, ni le chancelier non plus. On espéra y revenir par quelque autre voie: l'occasion s'en offrit bientôt par la prise d'un vaisseau chargé d'argent, de meubles et de papiers du cardinal de Bouillon; mais Pontchartrain vendu aux Bouillon, qui avait la marine dans son département, étouffa la prise et fit tout rendre au cardinal. Telle fut l'issue d'une affaire de cet éclat, où le roi, l'État et tout ce qui le compose avait un si grand intérêt, et de la colère et des menaces si publiques et si justes d'un roi si absolu, contre un rebelle, auquel sur ce point toute sa maison abhéra nettement en effet; ainsi sont servis les rois qui ne parlent à personne, et les royaumes qui sont gouvernés comme le nôtre.

Le cardinal de Bouillon n'eut pas longtemps à rouler ses grands projets sur la Hollande; il perdit, deux mois après son évasion, le prince d'Auvergne, ce neveu pour lequel il ne songeait pas à moins qu'au stathoudérat des Provinces-Unies. Il mourut de la petite vérole les derniers jours de juillet, et laissa son oncle dans la plus inexprimable douleur; ce fut le commencement de sa chute aux Pays-Bas, d'où il ne put depuis se relever ni même en Italie. Ce déserteur ne laissa qu'une fille, qui nous ramènera dans peu au cardinal de Bouillon. Longtemps depuis, elle épousa le prince palatin de Sultzbach, et de ce mariage qui dura peu, étant morts tous deux jeunes, est venu le prince de Sultzbach d'aujourd'hui, qui va succéder à tous les États et à la dignité de l'électeur palatin. Le roi, intérieurement piqué, défendit à M. de Bouillon et à tous les parents du prince d'Auvergne d'en porter le deuil, et lui dit tout crûment qu'il était réputé mort du jour que, par arrêt du parlement, il avait pour sa désertion été pendu en Grève, en effigie. On prit la liberté à l'oreille de trouver cela petit, et la marque d'une colère impuissante. Il fit commander en même temps au frère de l'abbé d'Auvergne de se défaire d'un canonicat qu'il avait à Liége. Sur ce point au moins et sur le deuil il fut obéi.

Le roi avait donné depuis quelque temps au cardinal de La Trémoille la riche abbaye de Saint-Amand en Flandre, lequel en avait obtenu les bulles. Cette abbaye était depuis tombée au pouvoir des ennemis par les progrès de leurs conquêtes. Le cardinal de Bouillon, qui ne comptait plus sur aucune des siennes en France, s'avisa sur la fin de l'année, pour le dire ici tout de suite, de s'en faire élire abbé par la moindre partie des moines. Vingt-deux autres protestèrent contre cette élection. Il ne laissa pas d'être curieux de voir ce premier suffragant de l'Église romaine, ce doyen des cardinaux, qui ne dépend plus, à ce qu'il écrit au roi, que de Dieu et de sa dignité, et qui ne veut plus songer qu'à servir Dieu et son Église, se faire élire contre les bulles du pape et, malgré lui et le pourvu, jouir à main armée des revenus de l'abbaye par la protection seule des hérétiques.

Les moines de Cluni furent excités sous main de chercher s'il n'y avait point de moyens qui pussent leur donner lieu d'attaquer la coadjutorerie de l'abbé d'Auvergne; le roi même voulut bien qu'ils sussent que cela lui serait agréable, autre marque d'impuissante colère quand on a en main, avec justice et raison, tout ce qu'il faut pour tirer la vengeance la plus durable et la plus sensible. L'affaire apparemment se trouva si bien cimentée qu'on ne put y réussir.

Le prince de Berghes, de la maison duquel j'ai parlé à propos de la mère du cardinal de Bouillon, revint de l'armée de Flandre, au commencement de la campagne, épouser une fille du duc de Rohan dont il se voulait défaire à bon marché. Son père était gouverneur de Mons lorsque le roi le prit. Celui-ci était un très-laid et vilain petit homme, de corps et d'esprit, dont il avait fort peu, mais il avait une soeur chanoinesse de Mons, belle et bien faite et d'un air fort noble, qui s'appelait Mlle de Montigny, qui n'avait rien, et dont l'électeur de Bavière devint amoureux après qu'il eut quitté Mme d'Arco, mère du comte de Bavière, et l'a été jusqu'à sa mort. Il obtint pour le frère de sa maîtresse une compagnie des gardes du corps du roi d'Espagne à Bruxelles, l'ordre de la Toison d'or, et enfin la grandesse. Il est mort sans enfants plusieurs années après; et sa soeur en est devenue grande dame, de laquelle il n'est pas encore temps de parler.

Avant de quitter la Flandre, il faut dire que le duc de Mortemart était venu apporter au roi la capitulation de Douai, et lui rendre compte du siége. On fut étonné qu'un homme si marqué, et par sa charge si fort approché du roi, eût pris une commission si triste, de laquelle il s'acquitta même si mal que le roi en fut embarrassé par bonté. J'aurais dû mettre cet article à la suite de la prise de Douai, c'est un oubli que je répare.

Retourné à l'armée de Flandre, il se mit à jouer tête à tête avec d'Isenghien à l'hombre, qui y jouait assez mal et qui n'était rien moins que joueur. C'est le même qui, longues années depuis, est devenu maréchal de France. L'amusement grossit bientôt, parce que M. de Mortemart fut piqué d'éprouver la fortune contraire. Tant fut procédé qu'à force de multiplier les séances, d'enfermer M. d'Isenghien chez lui, et d'y grossir les parties, malgré lui, qui gagnait, et qui avec toute l'honnêteté du monde n'osait le refuser, malgré ses remontrances et celles des spectateurs, que M. de Mortemart perdit, ce qu'il n'a jamais voulu dire, dont M. d'Isenghien le racquitta enfin, jusqu'à près de cent mille francs. Cette perte fit grand bruit dans l'armée. M. d'Isenghien dont la probité était connue, et qui n'était ni joueur ni encore moins adroit, avait eu avec la fortune les meilleurs et les plus honnêtes procédés.

On fut choqué qu'un homme fût capable de faire un tel voyage à un jeu comme l'hombre. Le roi le fut beaucoup, et la cour ne s'en tut pas. M. de Beauvilliers fut au désespoir de la chose, et de son effet, et de tout ce qu'elle lui faisait envisager.

Ce n'était pas le premier chagrin cuisant que lui causa ce gendre, ce ne fut pas aussi le dernier. Sa fille déjà si malheureuse était grosse; elle s'en blessa de déplaisir, et en fut à la dernière extrémité, M. de Beauvilliers me parla fort confidemment de toutes ses douleurs. Je l'avais laissé venir là-dessus à cause de ce qui s'était passé entre son gendre et moi sur Mme de Soubise, que j'ai raconté en son lieu.

Le payement fit encore beaucoup parler. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers s'attachèrent trop littéralement au délabrement des affaires du duc de Mortemart, et à la raison de conscience de préférer des dettes de marchands et d'ouvriers qui souffraient, et de gens qui avaient prêté leur bien, à celle qui venait du jeu et d'une grosse perte; ils en essuyèrent force blâme et force propos du monde, dont M. d'Isenghien continua de mériter l'approbation et les louanges par la continuation des meilleurs procédés. Je ne pus m'empêcher d'avertir MM. de Chevreuse et de Beauvilliers du bruit et de l'effet de cette conduite, et j'eus grande peine à leur faire entendre combien l'honneur était intéressé à payer promptement les dettes du jeu, et combien le monde était inexorable là-dessus. Enfin M. de Mortemart que le siége de Douai avait fait maréchal de camp céda son régiment à M. d'Isenghien à vendre, et pour le reste de la somme M. de Beauvilliers prit les délais tels qu'il voulut, et acheva enfin de tout payer.

Une autre aventure y fut plus fâcheuse: le secrétaire du maréchal de Montesquiou, gagné depuis longtemps par le prince Eugène, craignit enfin d'être découvert, et, tout à la fin de la campagne, disparut, et s'en alla à Douai avec tous les chiffres et les papiers de son maître. On changea tous les chiffres, mais on ne put douter que tout ce qu'on avait cru de plus secret ne l'avait pas été pour les ennemis.

Suite
[34]
Crime commis par un vassal contre la foi qu'il devait à son seigneur.
[35]
C'est-à-dire les revenus des terres séparés des droits de souveraineté.