CHAPITRE VII.

1711

Continuation du spectacle de Versailles. — Plaisante aventure d'un Suisse. — Horreur de Meudon. — Confusion de Marly. — Caractère de Monseigneur— Problème si Monseigneur avait épousé Mlle Choin. — Monseigneur sans agrément, sans liberté, sans crédit avec le roi. — Monsieur et Monseigneur morts outrés contre le roi —Monseigneur peu à Versailles. — Complaisant aux choses du sacre. — Monseigneur et Mme de Maintenon fort éloignés. — Cour intime de Monseigneur. — Monseigneur, plus que sec avec Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, aime M. le duc de Berry et traite bien Mme la duchesse de Berry. — Monseigneur favorable aux ducs contre les princes. — Monseigneur fort vrai; Mlle Choin aussi. — Opposition de Monseigneur à l'alliance du sang bâtard prétendue. — Désintéressement de Mlle Choin. — Monseigneur attaché à la mémoire et à la famille du duc de Montausier. — Amours de Monseigneur. — Ridicule aventure. — Monseigneur n'aime point M. du Maine et traite bien le comte de Toulouse. — Cour plus ou moins particulière de Monseigneur. — Infamies du maréchal d'Huxelles. — Aversions de Monseigneur. — Éloignement de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne. — M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry bien avec Monseigneur. — Crayon et projets de Mme la duchesse de Berry. — Affection de Monseigneur pour le roi d'Espagne. — Portrait raccourci de Monseigneur.

Mme la duchesse de Bourgogne, arrêtée dans l'avenue entre les deux écuries, n'avait attendu le roi que fort peu de temps. Dès qu'il approcha, elle mit pied à terre et alla à sa portière. Mme de Maintenon, qui était de ce même côté, lui cria: « Où allez-vous, madame? N'approchez pas; nous sommes pestiférés.» Je n'ai point su quel mouvement fit le roi, qui ne l'embrassa point à cause du mauvais air. La princesse à l'instant regagna son carrosse et s'en revint. Le beau secret que Fagon avait imposé sur l'état de Monseigneur avait si bien trompé tout le monde, que le duc de Beauvilliers était revenu à Versailles après le conseil de dépêches, et qu'il y coucha contre son ordinaire depuis la maladie de Monseigneur. Comme il se levait fort matin, il se couchait toujours sur les dix heures, et il s'était mis au lit sans se défier de rien. Il ne fut pas longtemps sans être réveillé par un message de Mme la duchesse de Bourgogne, qui l'envoya chercher, et il arriva dans son appartement peu avant son retour du passage du roi. Elle retrouva les deux princes et Mme la duchesse de Berry avec le duc de Beauvilliers, dans ce petit cabinet où elle les avait laissés.

Après les premiers embrassements d'un retour qui signifiait tout, le duc de Beauvilliers, qui les vit étouffant dans ce petit lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sépare de la galerie, dont, depuis quelque temps, on avait fermé ce salon d'une porte pour en faire un grand cabinet. On y ouvrit des fenêtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse à son côté, s'assirent sur un même canapé près des fenêtres, le dos à la galerie; tout le monde épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familières par terre aux pieds ou proche du canapé des princes.

Là, dans la chambre et par tout l'appartement, on lisait apertement sur les visages. Monseigneur n'était plus; on le savait, on le disait, nulle contrainte ne retenait plus à son égard, et ces premiers moments étaient ceux des premiers mouvements peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l'agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.

Les premières pièces offraient les mugissements contenus des valets, desespérés de là perte d'un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d'une autre qu'ils ne prévoyaient qu'avec transissement, et qui par celle-ci devenait la leur propre. Parmi eux s'en remarquaient d'autres des plus éveillés de gens principaux de la cour, qui étaient accourus aux nouvelles, et qui montraient bien à leur air de quelle boutique ils étaient balayeurs.

Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c'est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c'est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d'un si bon fils. Les plus fins d'entre eux, ou les plus considérables, s'inquiétaient déjà de la santé du roi; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n'en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D'autres, vraiment affligés, et de cabale frappée, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d'un événement si peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d'affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart-d'heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu'involontaires, immobilité du reste presque entière; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient le caquet en partage, les questions, et le redoublement du désespoir des affligés, et l'importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu'au maintien chagrin et austère, le tout n'était qu'un voile clair, qui n'empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l'opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements; mais leurs yeux suppléaient au peu d'agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s'éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux les distinguait malgré qu'ils en eussent.

Les deux princes, et les deux princesses assises à leurs côtés, prenant soin d'eux, étaient les plus exposés à la pleine vue. Mgr le duc de Bourgogne pleurait d'attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry tout d'aussi bonne foi en versait en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l'amertume en paraissait grande, et poussait non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisait parfois, mais de suffocation, puis éclatait, mais avec un tel bruit, et un bruit si fort la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclataient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d'amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Cela fut au point qu'il fallut le déshabiller là même, et se précautionner de remèdes et de gens de la Faculté. Mme la duchesse de Berry était hors d'elle, on verra bientôt pourquoi. Le désespoir le plus amer était peint avec horreur sur son visage. On y voyait comme écrite une rage de douleur, non d'amitié mais d'intérêt; des intervalles secs mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montraient une amertume d'âme extrême, fruit de la méditation profonde qui venait de précéder. Souvent réveillée par les cris de son époux, prompte à le secourir, à le soutenir, à l'embrasser, à lui présenter quelque chose à sentir, on voyait un soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde en elle-même, puis un torrent de larmes qui lui aidaient à suffoquer ses cris. Mme la duchesse de Bourgogne consolait aussi son époux, et y avait moins de peine qu'à acquérir le besoin d'être elle-même consolée, à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyait bien qu'elle faisait de son mieux pour s'acquitter d'un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le fréquent moucher répondait aux cris du prince son beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissaient à l'art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d'œil fréquemment dérobé se promenait sur l'assistance et sur la contenance de chacun.

Le duc de Beauvilliers, debout auprès d'eux, l'air tranquille et froid, comme à chose non avenue ou à spectacle ordinaire, donnait ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu'il était besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses; vous l'auriez cru au lever ou au petit couvert servant à l'ordinaire. Ce flegme dura sans la moindre altération, également éloigné d'être aise par la religion, et de cacher aussi le peu d'affliction qu'il ressentait, pour conserver toujours la vérité.

Madame, rhabillée, en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l'un ni l'autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le château d'un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d'une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarades.

Mme la duchesse d'Orléans s'était éloignée des princes, et s'était assise le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort silencieux autour d'elle, ces dames peu à peu se retirèrent d'auprès d'elle, et lui firent grand plaisir. Il n'y resta que la duchesse Sforce, la duchesse de Villeroy, Mme de Castries, sa dame d'atours, et Mme de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s'approchèrent en un tas, tout le long d'un lit de veille à pavillon et le joignant; et comme elles étaient toutes affectées de même à l'égard de l'événement qui rassemblait là tant de monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.

Dans la galerie et dans ce salon il y avait plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchaient des Suisses de l'appartement et des trotteurs, et ils avaient été mis à l'ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, Mme de Castries qui touchait au lit le sentit remuer et en fut fort effrayée, car elle l'était de tout quoique avec beaucoup d'esprit. Un moment après elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très-long à reconnaître son monde qu'il regardait fixement l'un après l'autre, et qui enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s'était apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avait assez profondément dormi depuis pour ne s'être réveillé qu'alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelque dame de là autour, et [fit] quelque peur à Mme la duchesse d'Orléans et à ce qui causait avec elle d'avoir été entendues. Mais, réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassura.

La duchesse de Villeroy, qui ne faisait presque que les joindre, s'était fourrée un peu auparavant dans le petit cabinet avec la comtesse de Roucy et quelques dames du palais, dont Mme de Lévi n'avait osé approcher, par penser trop conformément à la duchesse de Villeroy. Elles y étaient quand j'arrivai.

Je voulais douter encore, quoique tout me montrât ce qui était, mais je ne pus me résoudre à m'abandonner à le croire que le mot ne m'en fût prononcé par quelqu'un à qui on pût ajouter foi. Le hasard me fit rencontrer M. d'O, à qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n'en être pas bien aise. Je ne sais pas trop si j'y réussis bien, mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n'émoussèrent ma curiosité, et qu'en prenant bien garde à conserver toute bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux. Je ne craignais plus les retours du feu de la citadelle de Meudon, ni les cruelles courses de son implacable garnison, et je me contraignis moins qu'avant le passage du roi pour Marly de considérer plus librement toute cette nombreuse compagnie, d'arrêter mes yeux sur les plus touchés et sur ceux qui l'étaient moins avec une affection différente, de suivre les uns et les autres de mes regards et de les en percer tous à la dérobée.

Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d'une cour, les premiers spectacles d'événements rares de cette nature, si intéressante à tant de divers égards, sont d'une satisfaction extrême. Chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs, employés à l'avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales; les adresses à se maintenir et en écarter d'autres, les moyens de toute espèce mis en œuvre pour cela; les liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manéges, les avances, les ménagements, les petitesses, les bassesses de chacun; le déconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances; la stupeur de ceux qui en jouissaient en plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée; la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien, la satisfaction extrême et inespérée de ceux-là, et j'en étais des plus avant, la rage qu'en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à le cacher. La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu'on y remarque, l'étonnement de ne pas trouver ce qu'on avait cru de quelques-uns faute de cœur et d'assez d'esprit en eux, et plus en d'autres qu'on avait pensé, tout cet amas d'objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui le sait prendre qui, tout peu solide qu'il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.

Ce fut donc à celui-là que je me livrai tout entier en moi-même, avec d'autant plus d'abandon que, dans une délivrance bien réelle, je me trouvais étroitement lié et embarqué avec les têtes principales qui n'avaient point de larmes à donner à leurs yeux. Je jouissais de leur avantage sans contre-poids, et de leur satisfaction qui augmentait la mienne, qui consolidait mes espérances, qui me les élevait, qui m'assurait un repos, auquel sans cet événement je voyais si peu d'apparence que je ne cessais point de m'inquiéter d'un triste avenir, et que, d'autre part, ennemi de liaison, et presque personnel des principaux personnages que cette perte accablait, je vis, du premier coup d'œil vivement porté, tout ce qui leur échappait et tout ce qui les accablerait, avec un plaisir qui ne se peut rendre. J'avais si fort imprimé dans ma tête les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrés, la connaissance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours ne m'aurait pas développé et représenté toutes ces choses plus nettement que ce premier aspect de tous ces visages, qui me rappelaient encore ceux que je ne voyais pas, et qui n'étaient pas les moins friands à s'en repaître.

Je m'arrêtai donc un peu à considérer le spectacle de ces différentes pièces de ce vaste et tumultueux appartement. Cette sorte de désordre dura bien une heure, où la duchesse du Lude ne parut point, retenue au lit par la goutte. À la fin M. de Beauvilliers s'avisa qu'il était temps de délivrer les deux princes d'un si fâcheux public. Il leur proposa donc que M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry se retirassent dans leur appartement; et le monde, de celui de Mme la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussitôt embrassé. M. le duc de Berry s'achemina donc partie seul et quelquefois appuyé sur son épouse, Mme de Saint-Simon avec eux et une poignée de gens. Je les suivis de loin pour ne pas exposer ma curiosité plus longtemps. Ce prince voulait coucher chez lui, mais Mme la duchesse de Berry ne le voulut pas quitter; il était si suffoqué et elle aussi qu'on fit demeurer auprès d'eux une Faculté complète et munie.

Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De fois à autre M. le duc de Berry demandait des nouvelles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause de la retraite du roi à Marly. Quelquefois il s'informait s'il n'y avait plus d'espérance, il voulait envoyer aux nouvelles; et ce ne fut qu'assez avant dans la matinée que le funeste rideau fut tiré de devant ses yeux, tant la nature et l'intérêt ont de peine à se persuader des maux extrêmes sans remède. On ne peut rendre l'état où il fut quand il le sentit enfin dans toute son étendue. Celui de Mme la duchesse de Berry ne fut guère meilleur, mais qui ne l'empêcha pas de prendre de lui tous les soins possibles.

La nuit de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne fut plus tranquille; ils se couchèrent assez paisiblement. Mme de Lévi dit tout bas à la princesse que, n'ayant pas lieu d'être affligée, il serait horrible de lui voir jouer la comédie. Elle répondit bien naturellement que, sans comédie, la pitié et le spectacle la touchaient, et la bienséance la conte-noit, et rien de plus; et en effet elle se tint dans ces bornes-là avec vérité et avec décence. Ils voulurent que quelques-unes des dames du palais passassent la nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau demeura ouvert, et cette chambre devint aussitôt le palais de Morphée. Le prince et la princesse s'endormirent promptement, s'éveillèrent une fois ou deux un instant; à la vérité ils se levèrent d'assez bonne heure, et assez doucement. Le réservoir d'eau était tari chez eux, les larmes ne revinrent plus depuis que rares et faibles à force d'occasion. Les dames qui avaient veillé et dormi dans cette chambre contèrent à leurs amis ce qui s'y était passé. Personne n'en fut surpris; et comme il n'y avait plus de Monseigneur, personne aussi n'en fut scandalisé.

Mme de Saint-Simon et moi, au sortir de chez M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, nous fûmes encore deux heures ensemble. La raison plutôt que le besoin nous fit coucher, mais avec si peu de sommeil qu'à sept heures du matin j'étais debout; mais, il faut l'avouer, de telles insomnies sont douces, et de tels réveils savoureux.

L'horreur régnait à Meudon. Dès que le roi en fut parti, tout ce qu'il y avait de gens de la cour le suivirent, et s'entassèrent dans ce qui se trouva de carrosses, et dans ce qu'il en vint aussitôt après. En un instant Meudon se trouva vide. Mlle de Lislebonne et Mlle de Melun montèrent chez Mlle Choin, qui, recluse dans son grenier, ne faisait que commencer à entrer dans des transes funestes. Elle avait tout ignoré, personne n'avait pris soin de lui apprendre de tristes nouvelles. Elle ne fut instruite de son malheur que par les cris. Ces deux amies la jetèrent dans un carrosse de louage qui se trouva encore là par hasard, y montèrent avec elle, et la menèrent à Paris.

Pontchartrain, avant partir, monta chez Voysin. Il trouva ses gens difficiles à ouvrir et lui profondément endormi; il s'était couché sans aucun soupçon sinistre, et fut étrangement surpris à ce réveil. Le comte de Brionne le fut bien davantage. Lui et ses gens s'étaient couchés dans la même confiance, personne ne songea à eux. Lorsqu'en se levant il sentit ce grand silence, il voulut aller aux nouvelles et ne trouva personne, jusqu'à ce que, dans cette surprise, il apprit enfin ce qui était arrivé.

Cette foule de bas officiers de Monseigneur, et bien d'au tres, errèrent toute la nuit dans les jardins. Plusieurs courtisans étaient partis épars à pied. La dissipation fut entière et la dispersion générale. Un ou deux valets au plus demeurèrent auprès du corps; et, ce qui est très-digne de louange, La Vallière fut le seul des courtisans qui, ne l'ayant point abandonné pendant sa vie, ne l'abandonna point après sa mort. Il eut peine à trouver quelqu'un pour aller chercher des capucins pour venir prier Dieu auprès du corps. L'infection en devint si prompte et si grande que l'ouverture des fenêtres qui donnaient en portes sur la terrasse ne suffit pas, et que La Vallière, les capucins et ce très-peu de bas étage qui était demeuré, passèrent la nuit dehors. Du Mont et Casau son neveu, navrés de la plus extrême douleur, y étaient ensevelis dans la capitainerie. Ils perdaient tout après une longue vie toute de petits soins, d'assiduité, de travail, soutenue par les plus flatteuses et les plus raisonnables espérances, et les plus longuement prolongées, qui leur échappaient en un moment. À peine sur le matin du Mont put-il donner quelques ordres. Je plaignis celui-là avec amitié.

On s'était reposé sur une telle confiance que personne n'avait songé que le roi pût aller à Marly. Aussi n'y trouva-t-il rien de prêt; point de clefs des appartements, à peine quelques bouts de bougie, et même de chandelle. Le roi fut plus d'une heure dans cet état avec Mme de Maintenon dans son antichambre à elle, Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti, Mmes de Dangeau et de Caylus, celle-ci accourue de Versailles auprès de sa tante. Mais ces deux dames ne se tinrent que peu, par-ci par-là, dans cette antichambre par discrétion; ce qui avait suivi et qui arrivait à la file était dans le salon en même désarroi et sans savoir où gîter. On fut longtemps à tâtons, et toujours sans feu, et toujours les clefs mêlées, égarées par l'égarement des valets. Les plus hardis de ce qui était dans le salon montrèrent peu à peu le nez dans l'antichambre, où Mme d'Espinoy ne fut pas des dernières; et de l'un à l'autre tout ce qui était venu s'y présenta, poussés de curiosité et de désir de tâcher que leur empressement fût remarqué. Le roi, reculé en un coin, assis entre Mme de Maintenon et les deux princesses, pleurait à longues reprises. Enfin la chambre de Mme de Maintenon fut ouverte, qui le délivra de cette importunité. Il y entra seul avec elle, et y demeura encore une heure. Il alla ensuite se coucher qu'il était près de quatre heures du matin, et la laissa en liberté de respirer et de se rendre à elle-même. Le roi couché, chacun sut enfin où loger; et Bloin eut ordre de répandre que les gens qui désireraient des logements à Marly s'adressassent à lui, pour qu'il en rendît compte au roi et qu'il avertît les élus.

Monseigneur était plutôt grand que petit, fort gros, mais sans être trop entassé, l'air fort haut et fort noble, sans rien de rude, et il aurait eu le visage fort agréable si M. le prince de Conti, le dernier mort, ne lui avait pas cassé le nez par malheur en jouant étant tous deux enfants. Il était d'un fort beau blond, il avait le visage fort rouge de hâle partout et fort plein, mais sans aucune physionomie; les plus belles jambes du monde, les pieds singulièrement petits et maigres. Il tâtonnait toujours en marchant, et mettait le pied à deux fois; il avait toujours peur de tomber, et il se faisait aider pour peu que le chemin ne fut pas parfaitement droit et uni. Il était fort bien à cheval et y avait grande mine, mais il n'y était pas hardi. Casau courait devant lui à la chasse; s'il le perdait de vue il croyait tout perdu; il n'allait guère qu'au petit galop, et attendait souvent sous un arbre ce que devenait la chasse, la cherchait lentement et s'en revenait. Il avait fort aimé la table, mais toujours sans indécence. Depuis cette grande indigestion qui fut prise d'abord pour apoplexie, il ne faisait guère qu'un vrai repas, et se contenait fort, quoique grand mangeur comme toute la maison royale. Presque tous ses portraits lui ressemblent bien.

De caractère, il n'en avait aucun; du sens assez, sans aucune sorte d'esprit, comme il parut dans l'affaire du testament du roi d'Espagne; de la hauteur, de la dignité par nature, par prestance, par imitation du roi; de l'opiniâtreté sans mesure, et un tissu de petitesses arrangées qui formaient tout le tissu de sa vie; doux par paresse et par une sorte de stupidité; dur au fond, avec un extérieur de bonté qui ne portait que sur des subalternes et sur des valets, et qui ne s'exprimait que par des questions basses. Il était avec eux d'une familiarité prodigieuse, d'ailleurs insensible à la misère et à la douleur des autres, en cela peut-être plutôt en proie à l'incurie et à l'imitation qu'à un mauvais naturel; silencieux à l'incroyable, conséquemmént fort secret, jusque-là qu'on a cru qu'il n'avait jamais parlé d'affaires d'État à la Choin, peut-être parce que tous [deux] n'y entendaient guère. L'épaisseur d'une part, la crainte de l'autre, formaient en ce prince une retenue qui a peu d'exemples; en même temps glorieux à l'excès, ce qui est plaisant à dire d'un Dauphin jaloux de respect, et presque uniquement attentif et sensible à tout ce qui lut était dû, et partout. Il dit une fois à Mlle Choin, sur ce silence dont elle lui parlait, que les paroles de gens comme lui portant un grand poids, et obligeant aussi à de grandes réparations quand elles n'étaient pas mesurées, il aimait mieux très-souvent garder le silence que de parler. C'était aussi plus tôt fait pour sa paresse et sa parfaite incurie; et cette maxime excellente, mais qu'il outrait, était apparemment une des leçons du roi ou du duc de Montausier qu'il avait le mieux retenue.

Son arrangement était extrême pour ses affaires particulières; il écrivit lui-même toutes ses dépenses prises sur lui. Il savait ce que lui coûtaient les moindres choses quoiqu'il dépensât infiniment en bâtiments, en meubles, en joyaux de toute espèce, en voyages de Meudon, et à l'équipage du loup dont il s'était laissé accroire qu'il aimait la chasse. Il avait fort aimé toute sorte de gros jeu, mais depuis qu'il s'était mis à bâtir il s'était réduit à des jeux médiocres. Du reste avare au delà de toute bienséance, excepté de très-rares occasions qui se bornaient à quelques pensions à des valets, ou à quelques médiocres domestiques; mais assez d'aumônes au curé et aux capucins de Meudon.

Il est inconcevable le peu qu'il donnait à la Choin, si fort sa bien-aimée. Cela ne passait point quatre cents louis par quartier, en or, quoi qu'ils valussent, faisant pour tout seize cents louis par an. Il les lui donnait lui-même, de la main à la main, sans y ajouter ni s'y méprendre jamais d'une pistole, et tout au plus une boîte ou deux par an, encore y regardait-il de fort près.

Il faut rendre justice à cette fille et convenir aussi qu'il est difficile d'être plus désintéressée qu'elle l'était, soit qu'elle en connût la nécessité avec ce prince, soit plutôt que cela lui fût naturel, comme il a paru dans tout le tissu de sa vie. C'est encore un problème si elle était mariée. Tout ce qui a été le plus intimement initié dans leurs mystères s'est toujours fortement récrié qu'il n'y a jamais eu de mariage. Ce n'a jamais été qu'une grosse camarde brune, qui, avec toute la physionomie d'esprit et aussi de jeu, n'avait l'air que d'une servante, et qui longtemps avant cet événement-ci était devenue excessivement grasse et encore vieille et puante. Mais de la voir aux parvulo de Meudon, dans un fauteuil devant Monseigneur, en présence de tout ce qui y était admis, Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse de Berry, qui y fut tôt introduite, chacune sur un tabouret, dire devant Monseigneur et tout cet intérieur « la duchesse de Bourgogne» et « la duchesse de Berry» et « le duc de Berry,» en parlant d'eux, répondre souvent sèchement aux deux filles de la maison, les reprendre, trouver à redire à leur ajustement, et quelquefois à leur air et à leur conduite, et le leur dire, on a peine à tout cela à ne pas reconnaître la belle-mère et la parité avec Mme de Maintenon. À la vérité, elle ne disait pas mignonne en parlant à Mme la duchesse de Bourgogne, qui l'appelait mademoiselle, et non ma tante; mais aussi c'était toute la différence d'avec Mme de Maintenon. D'ailleurs encore, cela n'avait jamais pris de même entre elles. Mme la Duchesse, les deux Lislebonne et tout cet intérieur y était un obstacle; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui le sentait et qui était timide, se trouvait toujours gênée et en brassière à Meudon, tandis qu'entre le roi et Mme de Maintenon elle jouissait de toute aisance et de toute liberté. De voir encore Mlle Choin à Meudon, pendant une maladie si périlleuse, voir Monseigneur plusieurs fois le jour, le roi non-seulement le savoir, mais demander à Mme de Maintenon, qui, à Meudon non plus qu'ailleurs, ne voyait personne, et qui n'entra peut-être pas deux fois chez Monseigneur, lui demander, dis-je, si elle avait vu la Choin, et trouver mauvais qu'elle ne l'eût pas vue, bien loin de la faire sortir du château, comme on le fait toujours en ces occasions, c'est encore une preuve du mariage d'autant plus grande que Mme de Maintenon, mariée elle-même, et qui affichait si fort la pruderie et la dévotion, n'avait, ni le roi non plus, aucun intérêt d'exemple et de ménagement à garder là-dessus, s'il n'y avait point de sacrement, et on ne voit point qu'en aucun temps, la présence de Mlle Choin ait causé le plus léger embarras. Cet attachement incompréhensible, et si semblable en tout à celui du roi, à la figure près de la personne chérie, est peut-être l'unique endroit par où le fils ait ressemblé au père.

Monseigneur, tel pour l'esprit qu'il vient d'être représenté, n'avait pu profiter de l'excellente culture qu'il reçut du duc de Montausier, et de Bossuet et de Fléchier, évêques de Meaux et de Nîmes. Son peu de lumières, s'il en eut jamais, s'éteignit au contraire sous la rigueur d'une éducation dure et austère, qui donna le premier poids à sa timidité naturelle, et le dernier degré d'aversion pour toute espèce, non pas de travail et d'étude, mais d'amusement d'esprit, en sorte que, de son aveu, depuis qu'il avait été affranchi des maîtres, il n'avait de sa vie lu que l'article de Paris de la Gazette de France, pour y voir les morts et les mariages.

Tout contribua donc en lui, timidité naturelle, dur joug d'éducation, ignorance parfaite et défaut de lumière, à le faire trembler devant le roi, qui, de son côté, n'omit rien pour entretenir et prolonger cette terreur toute sa vie. Toujours roi, presque jamais père avec lui, ou, s'il lui en échappa bien rarement quelques traits, ils ne furent jamais purs et sans mélange de royauté, non pas même dans les moments les plus particuliers et les plus intérieurs. Ces moments mêmes étaient rares tête à tête, et n'étaient que des moments presque toujours en présence des bâtards et des valets intérieurs, sans liberté, sans aisance, toujours en contrainte et en respect, sans jamais oser rien hasarder ni usurper, tandis que tous les jours il voyait faire l'un et l'autre au duc du Maine avec succès, et Mme la duchesse de Bourgogne dans une habitude de tous les temps particuliers, des plus familiers badinages, et des privautés avec le roi quelquefois les plus outrées. Il en sentait contre eux une secrète jalousie, mais qui ne l'élargissait pas. L'esprit ne lui fournissait rien comme à M. du Maine, fils d'ailleurs de la personne et non de la royauté, et en telle disproportion, qu'elle n'était point en garde. Il n'était plus de l'âge de Mme la duchesse de Bourgogne, à qui on passait encore les enfances par habitude et par la grâce qu'elle y mettait. Il ne lui restait donc que la qualité de fils et de successeur, qui était précisément ce qui tenait le roi en garde, et lui sous le joug. Il n'avait donc pas l'ombre seulement de crédit auprès du roi. Il suffisait même que son goût se marquât pour quelqu'un pour que ce quelqu'un en sentît un contre-coup nuisible; et le roi était si jaloux de montrer qu'il ne pouvait rien qu'il n'a rien fait pour aucun de ceux qui se sont attachés à lui faire une cour plus particulière, non pas même pour aucun de ses menins, quoique choisis et nommés par le roi, qui même eût trouvé très-mauvais qu'ils n'eussent pas suivi Monseigneur avec grande assiduité. J'en excepte d'Antin qui a été sans comparaison de personne, et Dangeau qui ne l'a été que de nom, qui tenait au roi d'ailleurs, et dont la femme était dans la parfaite intimité de Mme de Maintenon. Les ministres n'osoient s'approcher de Monseigneur, qui aussi ne se commettait comme jamais à leur rien demander, et si quelqu'un d'eux ou des courtisans considérables étaient bien avec lui, comme le chancelier, le Premier, Harcourt, le maréchal d'Huxelles, ils s'en cachaient avec un soin extrême, et Monseigneur s'y prêtait. Si le roi le découvrait, il traitait cela de cabale. On lui devenait suspect et on se perdait. Ce fut la cause de l'éloignement si marqué pour M. de Luxembourg, que ni la privance de sa charge, ni la nécessité de s'en servir à la tête des armées, ni les succès qu'il y eut, ni toutes les flatteries et les bassesses qu'il employa, ne purent jamais rapprocher; aussi Monseigneur, pressé de s'intéresser pour quelqu'un, répondait franchement que ce serait le moyen de tout gâter pour lui.

Il lui est quelquefois échappé des monosyllabes de plaintes amères là-dessus, quelquefois après avoir été refusé du roi et toujours avec sécheresse; et la dernière fois de sa vie qu'il alla à Meudon, d'où il ne revint plus, il y arriva si outré d'un refus de fort peu de chose qu'il avait demandé au roi pour Casau, qui me l'a conté, qu'il lui protesta qu'il ne lui arriverait jamais plus de s'exposer pour personne, et de dépit le consola par les espérances d'un temps plus favorable, lorsque la nature l'ordonnerait, qui était pour lui dire comme par prodige. Ainsi on remarquera en passant, que Monsieur et Monseigneur moururent tous deux dans des moments où ils étaient outrés contre le roi.

La part entière que Monseigneur avait à tous les secrets de l'État, depuis bien des années, n'avait jamais eu aucune influence aux affaires, il les savait et c'était tout. Cette sécheresse, peut-être aussi son peu d'intelligence, l'en faisait retirer tant qu'il pouvait. Il était cependant assidu aux conseils d'État; mais, quoiqu'il eût la même entrée en ceux de finance et de dépêches, il n'y allait presque jamais. Quant au travail particulier du roi, il n'en fut pas question pour lui, et hors de grandes nouvelles, pas un ministre n'allait jamais lui rendre compte de rien; beaucoup moins les généraux d'armée, ni ceux qui revenaient d'être employés au dehors.

Ce peu d'onction et de considération, cette dépendance, jusqu'à la mort, de n'oser faire un pas hors de la cour sans le dire au roi, équivalent de permission, y mettait Monseigneur en malaise. Il y remplissait les devoirs de fils et de courtisan avec la régularité la plus exacte, mais toujours la même, sans y rien ajouter, et avec un air plus respectueux et plus mesuré qu'aucun sujet. Tout cela ensemble lui faisait trouver Meudon et la liberté qu'il y goûtait délicieuse; et bien qu'il ne tînt qu'à lui de s'apercevoir souvent que le roi était peiné de ces fréquentes séparations et par la séparation même, et par celle de la cour, surtout les étés qu'elle n'était pas nombreuse à cause de la guerre, il n'en fit jamais semblant, et ne changea rien en ses voyages, ni pour leur nombre ni pour leur durée. Il était fort peu à Versailles, et rompait souvent par des Meudons de plusieurs jours les Marlys quand ils s'allongeaient trop. De tout cela, on peut juger quelle pouvait être la tendresse de cœur; mais le respect, la vénération, l'admiration, l'imitation en tout ce qui était de sa portée était visible, et ne se démentit jamais, non plus que la crainte, la frayeur, et la conduite.

On a prétendu qu'il avait une appréhension extrême de perdre le roi. Il n'est pas douteux qu'il n'ait montré ce sentiment; mais d'en concilier la vérité avec celles qui viennent d'être rapportées, c'est ce qui ne paraît pas aisé. Toujours est-il certain que, quelques mois avant sa mort, Mme la duchesse de Bourgogne l'étant allée voir à Meudon, elle monta dans le sanctuaire de son entre-sol, suivie de Mme de Nogaret, qui par Biron et par elle-même encore en avait la privance, et qu'elles y trouvèrent Monseigneur, avec Mlle Choin, Mme la duchesse et les deux Lislebonne, fort occupés à une table sur laquelle était un grand livre d'estampes du sacre, et Monseigneur fort appliqué à les considérer, à les expliquer à la compagnie, et recevant avec complaisance les propos qui le regardaient là-dessus, jusqu'à lui dire: « Voilà donc celui qui vous mettra les éperons, cet autre le manteau royal, les pairs qui vous mettront la couronne sur la tête,» et ainsi du reste, et que cela dura fort longtemps. Je le sus deux jours après de Mme de Nogaret, qui en fut fort étonnée, et que l'arrivée de Mme la duchesse de Bourgogne n'eût pas interrompu cet amusement singulier, qui ne marquait pas une si grande appréhension de perdre le roi et de le devenir lui-même.

Il n'avait jamais pu aimer Mme de Maintenon, ni se ployer à obtenir rien par son entremise. Il l'allait voir un moment au retour du peu de campagnes qu'il a faites, ou aux occasions très-rares; jamais de particulier; quelquefois il entrait chez elle un instant avant le souper, pour y suivre le roi. Elle aussi avait à son égard une conduite fort sèche, et qui lui faisait sentir qu'elle le comptait pour rien. La haine commune des deux sultanes contre Chamillart, et le besoin de tout pour le renverser, les rapprocha comme il a été dit, et fit le miracle d'y faire entrer puissamment Monseigneur; mais qui ne l'eût jamais osé sans l'impulsion toute-puissante de la sienne, la sûreté de l'appui de l'autre, et tout ce qui s'en mêla. Aussi ce rapprochement ne fit depuis que se refroidir et s'éloigner peu à peu.

Avec Mlle Choin, sa vraie confiance était en Mlle de Lislebonne, et par l'intime union des deux sœurs, avec Mme d'Espinoy. Presque tous les matins, il allait prendre du chocolat chez la première. C'était l'heure des secrets, qui était inaccessible sans réserve, excepté à l'unique Mme d'Espinoy. Par elles plus que par soi-même, tenait le reste de considération et de commerce avec Mme la princesse de Conti et même l'amitié avec Mme la Duchesse, que soutenaient les amusements qu'il trouvait chez elle. Par là encore, cette préférence du duc de Vendôme sur le prince de Conti, à la mort duquel il fut si indécemment insensible. Un tel mérite si reconnu dans un prince du sang, joint à la privance de l'éducation presque commune, et à l'habitude de toute la vie, aurait eu trop de poids sur Monseigneur devenu roi, si l'amitié première s'était conservée, et les sœurs, qui voulaient gouverner, écartèrent doucement ce prince. Cette même raison fut, comme on l'a dit, le fondement de cette terrible cabale, dont les effets éclatèrent dans la campagne de Lille, et furent soigneusement entretenus depuis dans l'esprit de Monseigneur, naturellement éloigné de la contrainte et de l'austérité des mœurs de Mgr le duc de Bourgogne, [éloignement] que la haine de Mme la Duchesse pour Mme la duchesse de Bourgogne entretenait pour tous les deux. Par les raisons contraires, il aimait M. le duc de Berry, que cette cabale protégeait pour le diviser d'avec Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, tellement, qu'après toute leur opposition et leur dépit à tous de son mariage, Mme la duchesse de Berry ne laissa pas d'être admise aussitôt après au parvulo, sans même l'avoir demandé, et d'y être fort bien traitée.

Avec tout cet ascendant des deux Lislebonne sur Monseigneur, il est pourtant vrai qu'il n'épousait pas toutes leurs fantaisies, soit par la Choin, qui, tout en les ménageant, les connaissoit bien et ne s'y fiait point, comme Bignon me l'avait dit, soit par Mme la Duchesse, qui sûrement ne s'y fiait pas davantage, et qui n'était rien moins que coiffée de leurs prétentions. Inquiet à cet égard pour le futur, j'employai l'évêque de Laon pour découvrir par la Choin les sentiments de Monseigneur entre les ducs et les princes. Il était frère de Clermont, qui avait été perdu pour elle, lorsque Mme la princesse de Conti la chassa, et les deux frères étaient demeurés dans la plus intime liaison avec elle. Je sus par lui qu'il était échappé quelquefois, quoique rarement, des choses à Monseigneur, qui montraient que tout l'empire que ces deux sœurs avaient sur lui n'allait pas à le rendre aussi favorable à leur rang qu'elles eussent voulu, et que Mlle Choin l'ayant plus particulièrement sondé là-dessus, à la prière de l'évêque, il s'était expliqué fort favorablement pour le rang des ducs, et contre les injustices qu'il était persuadé qu'ils avaient souffertes. Il était incapable non-seulement de mensonge, mais de déguisement, et la Choin tout aussi peu capable, surtout avec l'évêque, duquel elle ne se cachait pas non plus qu'à Bignon, de ses secrets sentiments sur Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy.

Celte réponse de M. de Laon me fît souvenir de celle que Monseigneur fit au roi, qui le trouva, comme je l'ai raconté, dans ses arrière-cabinets, au sortir de cette audience que je lui avais emblée dans son cabinet sur l'affaire de la quête, et le roi en ayant parlé à Monseigneur avec satisfaction, ce prince à qui j'étais au moins très-indifférent, et qu'on n'avait point instruit de notre part, lui dit qu'il savait bien que j'avais raison.

Mlle Choin a prétendu et soutenu depuis sa mort (car pendant sa vie il ne sortait rien d'elle) qu'il avait autant d'opposition au mariage de Mlle de Bourbon qu'à celui de Mademoiselle, parce qu'il ne pouvait soutfrir le mélange du sang bâtard au sien. Peut-être était-il vrai. Il a toujours montré une aversion constante à tous leurs avantages, et il ne lui est rien échappé de marqué en faveur de Mlle de Bourbon pour le mariage de M. le duc de Berry. Mais l'autorité de Mme la Duchesse était si entière sur lui, et si solidement appuyée de celle de tout ce qui le gouvernait, et la réunion de toute la cabale était si grande en faveur de Mlle de Bourbon, et se montrait si assurée là-dessus, qu'elle l'y eût sans doute amené s'il ne l'était déjà, comme on eut tant de raisons de le croire, opinion qui servit si utilement Mademoiselle. La Choin a même avoué depuis qu'elle-même était contraire à tous les deux par cette raison de bâtardise. De celui de Mademoiselle, cela n'est pas douteux. On a vu, par ce qui se passa entre Bignon et moi, à quel point elle était éloignée de M. le duc d'Orléans. De l'autre, il se pouvait bien que les vues de l'avenir lui faisaient craindre d'ajouter ce poids d'union et de crédit à Mme la Duchesse; mais ses liaisons présentes avec elle, par ce qu'elle-même en avoua à Bignon, et qu'il me rendit, étaient si nécessaires, si grandes, si intimes, qu'il y a fort à douter qu'elle eût pu éviter d'y être entraînée, et que, éclairée surtout d'aussi près qu'elle l'était par un aussi grand intérêt et de Mme la Duchesse, et des deux Lislebonne qui en prenaient pour les leurs autant que Mme la Duchesse elle-même, et par d'Antin, tout elles là-dessus, Mlle Choin eût osé se laisser apercevoir contraire, et qu'avec un prince aussi faible et aussi puissamment environné, elle eût osé hasarder de soutenir contre ce torrent toujours présent, elle si souvent absente.

Il ne faut pas taire un beau trait de cette fille ou femme si singulière. Monseigneur, sur le point d'aller commander l'armée de Flandre la campagne d'après celle de Lille, où pourtant il n'alla pas, fit un testament, et dans ce testament un bien fort considérable à Mlle Choin. Il le lui dit, et lui montra une lettre cachetée pour elle qui en faisait mention, pour lui être rendue s'il mésarrivait de lui. Elle fut extrêmement sensible, comme il est aisé de le juger à une marque d'affection de cette prévoyance, mais elle n'eut point de repos qu'elle ne lui eût fait mettre devant elle le testament et la lettre au feu; et protesta que si elle avait le malheur de lui survivre, mille écus de rente qu'elle avait amassés seraient encore trop pour elle. Après cela, il est surprenant qu'il ne se soit trouvé aucune disposition dans les papiers de Monseigneur.

Quelque dure qu'ait été son éducation, il avait conservé de l'amitié et de la considération pour le célèbre évêque de Meaux, et un vrai respect pour la mémoire du duc de Montausier, tant il est vrai que la vertu se fait honorer des hommes malgré leur goût et leur amour de l'indépendance et de la liberté. Monseigneur n'était pas même insensible au plaisir de la marquer à tout ce qui était de sa famille, et jusqu'aux anciens domestiques qu'il lui avait connus. C'est peut-être une des choses qui a le plus soutenu d'Antin auprès de lui dans les diverses aventures de sa vie, dont la femme était fille de la duchesse d'Uzès, fille unique du duc de Montausier, et qu'il aimait passionnément. Il le marqua encore à Sainte-Maure, qui, embarrassé dans ses affaires sur le point de se marier, reçut une pension de Monseigneur sans l'avoir demandée, avec ces obligeantes paroles, mais qui faisaient tant d'honneur au prince: « qu'il ne manquerait jamais au nom et au neveu de M. de Montausier.» Sainte-Maure se montra digne de cette grâce. Son mariage se rompit, et il ne s'est jamais marié. Il remit la pension qui n'était donnée qu'en faveur du mariage. Monseigneur la reprit; je ne dirai pas qu'il eût mieux fait de la lui laisser.

C'était peut-être le seul homme de qualité qu'il aida de sa poche. Aussi tenait-il à lui par des confidences, tandis qu'il eut des maîtresses; que le roi ne lui souffrit guère. En leur place, il eut plutôt des soulagements passagers et obscurs que des galanteries dont il était peu capable, et que du Mont et Francine, gendre de Lulli, et qui eurent si longtemps ensemble l'Opéra, lui fournirent.

À ce propos, je ne puis m'empêcher de rapporter un échantillon de sa délicatesse. Il avait eu envie d'une de ces créatures fort jolie. À jour pris, elle fut introduite à Versailles dans un premier cabinet avec une autre, vilaine, pour l'accompagner. Monseigneur, averti qu'elles étaient là, ouvrit la porte, et prenant celle qui était la plus proche, la tira après lui. Elle se défendit; c'était la vilaine qui vit bien qu'il se méprenait; lui, au contraire, crut qu'elle faisait des façons, la poussa dedans et ferma sa porte; l'autre cependant riait de la méprise et de l'affront qu'elle s'attendait qu'allait avoir sa compagne d'être renvoyée, et elle appelée. Fort peu après, du Mont entra, qui, fort étonné de la voir là et seule, lui demanda ce qu'elle faisait là, et qu'était devenue son amie. Elle lui conta l'aventure. Voilà du Mont à frapper à la porte, et à crier: « Ce n'est pas celle-là; vous vous méprenez.» Point de réponse. Du Mont redouble encore sans succès. Enfin Monseigneur ouvre sa porte et pousse sa créature dehors. Du Mont s'y présente avec l'autre, en disant: « Tenez donc, la voilà. — L'affaire est faite, dit Monseigneur; ce sera pour une autre fois,» et referma sa porte. Qui fut honteuse et outrée? ce fut celle qui avait ri, et plus qu'elle du Mont encore. La laide avait profité de la méprise, mais elle n'osa se moquer d'eux; la jolie fut si piquée qu'elle le conta à ses amis, tellement qu'en bref toute la cour en sut l'histoire.

La Raisin, fameuse comédienne et fort belle, fut la seule de celles-là qui dura et figura dans son obscurité. On la ménageait. Et le maréchal de Noailles, à son âge et avec sa dévotion, n'était pas honteux de l'aller voir, et de lui fournir, à Fontainebleau, de sa table tout ce qu'il y avait de meilleur. Il n'eut d'enfants de toutes ces sortes de créatures, qu'une seule fille de celle-ci, assez médiocrement entretenue, à Chaillot, chez les Augustines. Cette fille fut mariée depuis sa mort par Mme la princesse de Conti, qui en prit soin, à un gentilhomme qui la perdit bientôt après. Celte indigestion qu'on prit pour une apoplexie mit fin à tous ces commerces. À son éloignement de la bâtardise, il y a apparence qu'il n'eût jamais reconnu aucun de ces sortes d'enfants. Il n'avait jamais pu souffrir M. du Maine, qui l'avait peu ménagé dans les premiers temps, et qui en était bien en peine et en transe dans les derniers, il traitait le comte de Toulouse avec assez d'amitié, qui avait toute sa vie eu pour lui de grandes attentions à lui plaire et de grands respects. Ce qui était ou le mieux ou le plus familièrement avec lui parmi les courtisans étaient d'Antin et le comte de Mailly, mari de la dame d'atours, mais mort il y avait longtemps. C'étaient en petit les deux rivaux de faveur, comme en grand M. le prince de Conti et M. de Vendôme. Les ducs de Luxembourg, Villeroy et de La Rocheguyon, et ceux-là sur un pied de considération et de quelque confiance; Sainte-Maure, le comte de Roucy, Biron et Albergotti, voilà les distingués et les marqués. De vieux seigneurs, cela l'était moins, et qui le voyaient très-peu chez lui: M. de La Rochefoucauld, les maréchaux de Boufflers, de Duras, de Lorges, Catinat, il les traitait avec plus d'affabilité et de familiarité; feu M. de Luxembourg et Clermont, frère de M. de Laon, c'était l'intimité, j'en ai parlé ailleurs; le maréchal de Choiseul encore avec considération; sur les fins, le maréchal d'Huxelles, mais qui s'en cachait comme Harcourt, le chancelier et le premier écuyer, qui l'avait initié auprès de Mlle Choin, qui s'en était entêtée, et avait persuadé à Monseigneur que c'était le plus capable homme du monde pour tout. Elle avait une chienne dont elle était folle, à qui tous les jours le maréchal d'Huxelles, de la porte Gaillon où il logeait, envoyait des têtes de lapin rôties attenant le Petit-Saint-Antoine où elle logeait, et où le maréchal allait souvent et était reçu et regardé comme un oracle. Le lendemain de la mort de Monseigneur, l'envoi des têtes de lapins cessa, et oncques depuis Mlle Choin ne le revit ni n'en ouït parler. À la fin, lorsqu'elle fut revenue à elle-même, elle s'en aperçut, elle s'en plaignit même comme d'un homme sur qui elle avait eu lieu de compter, et qu'elle avait fort avancé dans l'estime et la confiance de Monseigneur. Le maréchal d'Huxelles le sut; il n'en fut point embarrassé, et répondit froidement qu'il ne savait pas ce qu'elle voulait dire, qu'il ne l'avait jamais vue que fort rarement et fort généralement, et que pour Monseigneur à peine en était-il connu. C'était un homme qui courait en cachette, mais plus bassement et plus avidement que personne, à tout ce qui le pouvait conduire, et qui n'aimait pas à se charger de reconnaissance inutile. Néanmoins cela fut su, et ne lui fit pas honneur.

Monseigneur n'eut que deux hommes d'aversion dans toute la cour, et cette aversion ne lui était pas inspirée comme celle de Chamillart et de quelques autres: ces deux hommes étaient le maréchal de Villeroy et M. de Lauzun; il était ravi dès qu'il y avait quelque bon conte sur eux. Le maréchal était plus ménagé, mais pas assez pour que lui-même n'en fût pas souvent embarrassé. Pour l'autre, Monseigneur ne s'en pouvait contraindre; et M. de Lauzun, au contraire du maréchal, ne s'en embarrassait point. Je n'ai point démêlé où il avait pris son aversion. Il en avait une fort marquée pour les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, mais c'était l'effet de la cabale aidée de l'entière disparité des mœurs.

À ce qui a été rapporté de l'incompréhensible crédulité de Monseigneur sur ce qui me regarde, et de la facilité avec laquelle Mme la duchesse de Bourgogne l'en fit revenir, jusqu'à lui en donner de la honte, on reconnaît aisément de quelle trempe était son esprit et son discernement; aussi ceux qui l'avaient englobé, et qui avaient si beau jeu à l'infatuer de tout ce qu'ils voulaient, n'eurent-ils aucune peine à le tenir éloigné de Mgr le duc de Bourgogne, et de l'en éloigner de plus en plus, par le grand intérêt qui a été mis au net plus d'une fois. On peut juger aussi ce qu'eût été le règne d'un tel prince livré en de telles mains. La division entre les deux princes était remarquée de toute la cour. Les mœurs du fils, sa piété, son application à s'instruire, ses talents, son esprit, toutes choses si satisfaisantes pour un père, étaient autant de démérites, parce que c'étaient autant de motifs de craindre qu'il eût part au gouvernement, sous un père qui en eût connu le prix. La réputation qui en naissait était un autre sujet de crainte. La façon dont le roi commençait à le traiter en fut un de jalousie, et tout cela fut mis en œuvre de plus en plus. Le jeune prince glissait, avec un respect et une douceur qui aurait ramené tout autre qu'un père qui ne voyait et ne sentait que par autrui. Mme la duchesse de Bourgogne partageait les mauvaises grâces de son époux, et si elle usurpait plus de liberté et de familiarité que lui, elle essuyait aussi des sécheresses et quelquefois des duretés dont la circonspection du jeune prince le garantissait. Il voyait Monseigneur plus en courtisan qu'en fils, sans particulier, sans entretien tête a tête; et on s'apercevait aisément que, le devoir rempli, il ne cherchait pas Monseigneur, et se trouvait mieux partout ailleurs qu'auprès de lui. Mme la duchesse avait fort augmenté cette séparation, surtout depuis le mariage de M. le duc de Berry; et quoique dès auparavant Monseigneur commençât à traiter moins bien Mme la duchesse de Bourgogne, plus durement pendant la campagne de Lille, et surtout après l'expulsion du duc de Vendôme de Marly et de Meudon, les mesures s'étaient moins gardées depuis le mariage. Ce n'était pas que l'adroite princesse ne ramât contre le fil de l'eau avec une application et des grâces capables de désarmer un ressentiment fondé, et que souvent elle ne réussît à ramener Monseigneur par intervalles; mais les personnes qui l'obsédaient regardaient la fonte de ses glaces comme trop dangereuse pour leurs projets, pour souffrir que la fille de la maison se remît en grâces, tellement que M. le duc de Bourgogne, privé des secours qu'il avait auparavant de ce côté-là par elle, tous deux se trouvaient de jour en jour plus éloignés, et moins en état de se rapprocher. Les choses se poussèrent: même si loin là-dessus peu avant la mort de Monseigneur, sur une partie acceptée par lui à la Ménagerie et qui fut rompue, que Mme la duchesse de Bourgogne voulut enfin essayer d'autres moyens que ceux de la patience et de la complaisance qu'elle avait seuls employés jusqu'alors, et qu'elle fit sentir aux deux Lislebqnne qu'elle se prendrait à elles des contre-temps qui lui arriveraient de la part de Monseigneur. Toute la cabale trembla de la menace, moins pour l'avenir que pour le temps présent, que la santé du roi promettait encore durable. Ils n'avaient garde de quitter prise, leur avenir si projeté en dépendait; mais la conduite pour le présent leur devenait épineuse par ce petit trait d'impatience et de vigueur. Les deux sœurs recherchèrent une explication qui leur fut refusée. Mme la Duchesse s'alarma pour elle-même, et d'Antin en passa de mauvais quarts d'heure. Monseigneur essaya de raccommoder ce qui s'était passé par des honnêtetés, qu'on sentit exigées, mais ils tinrent bon sur la partie qui ne s'exécuta point; et après quelque temps de bonace peu naturelle, les choses reprirent leur cours, toutefois avec un peu plus de ménagement, mais qui servit moins à montrer les remèdes qu'à découvrir le danger de plus en plus.

On a vu, à propos des choses de Flandre, que là même cabale qui travaillait avec tant d'ardeur, d'audace et de suite, à perdre, Mme la duchesse de Bourgogne auprès de Monseigneur, et à anéantir Mgr le duc de Bourgogne, ne s'était pas moins appliquée à augmenter l'amitié que la conformité de mœurs et de goût nourrissait en Monseigneur pour M. le duc de Berry, duquel rien n'était à craindre pour les vues de, l'avenir; et on a vu depuis que, quelque rage qu'ils eussent tous de son mariage, ils avaient fait bien traiter Mme la duchesse de Berry par Monseigneur, jusqu'à la faire admettre tout de suite, et sans qu'elle l'eût demandé, dans ce sanctuaire du parvulo. Ils voulaient ainsi ôter le soupçon qu'ils eussent dessein d'éloigner tous les enfants de la maison, et tâcher de diviser les deux frères si unis, et semer entre eux la jalousie. La moitié leur réussit par la voie la plus inattendue, mais le principal leur manqua. Jamais l'union intime des frères ne put recevoir, de part ni d'autre, l'altération la plus légère, quelques machines, même domestiques, qui s'y pussent employer. Mais Mme la duchesse de Berry se trouva aussi méchante qu'eux, et aussi pleine de vues. M. le duc d'Orléans appelait souvent Mme la duchesse d'Orléans Mme Lucifer; et elle en souriait avec complaisance. Il avait raison, elle eût été un prodige d'orgueil si elle n'eût pas eu une fille; mais cette fille la surpassa de beaucoup. Il n'est pas temps ici de faire le portrait ni de l'une ni de l'autre; je me contenterai sur Mme la duchesse de Berry de ce qu'il est nécessaire d'expliquer sur ce dont il s'agit, en deux mots.

C'était un prodige d'esprit, d'orgueil, d'ingratitude et de folie, et c'en fut un aussi de débauche et d'entêtement. À peine fut-elle huit jours mariée qu'elle commença à se développer sur tous ces points, que la fausseté suprême qui était en elle, et dont même elle se piquait comme d'un excellent talent, ne laissa pas d'envelopper un temps, quand l'humeur la laissait libre, mais qui la dominait souvent. On s'aperçut bientôt de son dépit d'être née d'une mère bâtarde, et d'en avoir été contrainte, quoique avec des ménagements infinis; de son mépris pour la faiblesse de M. le duc d'Orléans, et de sa confiance en l'empire qu'elle avait pris sur lui; de l'aversion qu'elle avait conçue contre toutes les personnes qui avaient eu part à son mariage, parce qu'elle était indignée de penser qu'elle pût avoir obligation à quelqu'un, et elle eut bientôt après la folie non-seulement de l'avouer, mais de s'en vanter. Ainsi elle ne tarda pas d'agir en conséquence. Et voilà comme on travaille en ce monde la tête dans un sac, et que la prudence et la sagesse humaine sont confondues jusque dans les succès le plus raisonnablement désirés, et qui se trouvent après les plus détestables ! Toutes les machines de ce mariage avaient porté sur deux points d'objets principaux: l'un d'empêcher celui de Mlle de Bourbon, par tant de raisons et si essentielles qu'on en a vues; l'autre d'assurer cette union si heureuse, si désirable, si bien cimentée, entre les deux frères et Mme la duchesse de Bourgogne, qui faisait le bonheur solide et la grandeur de l'État, la paix et la félicité de la famille royale, la joie et la tranquillité de la cour, et qui mettait, autant qu'il était possible, un frein à tout ce qu'on avait à craindre du règne de Monseigneur. Il se trouve, par ce qui a été remarqué de Mlle Choin, que peut-être le mariage de Mlle de Bourbon ne se serait point fait, et qu'on lui substitue une furie qui ne songe qu'à perdre tout ce qui l'a établie, à brouiller les frères, à perdre sa bienfaitrice parce qu'elle l'est, à se livrer à ses ennemis parce qu'ils sont ceux de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne, et à se promettre de gouverner Monseigneur Dauphin et roi par des personnes outrées contre son mariage, et pleines de haine contre M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qui ont attenté et attentaient sans cesse à l'anéantissement de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne, pour gouverner seuls Monseigneur et l'État quand il en serait devenu le maître, et qui n'étaient pas sûrement pour abandonner à Mme la duchesse de Berry le fruit de leurs sueurs, de leurs travaux si longs et si suivis, et de tant de ce qui se peut appeler crimes, pour arriver au timon et le gouverner sans concurrence. Tel fut pourtant le sage, le facile, l'honnête projet que Mme la duchesse de Berry se mit dans la tête aussitôt après qu'elle fut mariée. On a vu que, pendant tout le cours des menées de son mariage, M. le duc d'Orléans ne lui en avait rien caché. Elle connut ainsi le tableau intérieur de la cour, la cabale qui gouvernait Monseigneur, et la triste situation de Mgr le [duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne avec lui. La différence si marquée de celle de M. le duc de Berry qu'elle aperçut dès qu'elle fut mariée, et incontinent après de la sienne même, les caresses qu'elle reçut de toute la cabale, les agréments qu'elle éprouvait aux parvulo où elle était témoin de l'embarras, des sécheresses et des duretés qu'y essuyait Mme la duchesse de Bourgogne, la persuadèrent du beau dessein qu'elle se mit dans l'esprit, et d'y travailler sans perdre un moment.

À ce qui vient d'être dit, on peut juger qu'elle n'était ni douce ni docile aux premiers avis que Mme la duchesse d'Orléans lui voulut donner; elle se rebéqua avec aigreur; et, sûre de faire de M. le duc d'Orléans tout ce qu'elle voudrait, elle ne balança pas de faire l'étrangère et la fille de France avec Mme sa mère. La brouillerie ne tarda pas, et ne fit qu'augmenter sans cesse. Elle en usa d'une autre façon, mais pour le fond de même, avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui avait compté la conduire et en faire comme de sa fille, et qui sagement retira promptement ses troupes et ne voulut plus s'en mêler pour éviter noise et qu'elle ne lui fît des affaires avec M. le duc de Berry qu'elle avait toujours aimé et traité comme son frère, lequel y avait répondu par toute la conflance la plus entière et le respect le plus véritable. Cette crainte ne fut que trop bien fondée, quoique toute occasion en fût évitée.

Le projet de Mme la duchesse de Berry demandait la discorde entre les deux frères. Pour y parvenir il fallait commencer par la mettre entre le beau-frère et la belle-sœur. Cela fut extrêmement difficile. Tout s'y opposait en M. le duc de Berry: raison, amitié, complaisance, habitude, amusements, plaisirs, conseils et appui auprès du roi et de Mme de Maintenon, intimité avec Mgr le duc de Bourgogne. Mais M. le duc de Berry avait de la droiture, de la bonté, de la vérité; il ne se doutait seulement pas ni de fausseté ni d'artifice; il avait peu d'esprit, et, au milieu de tout, peu d'usage du monde; enfin il était amoureux fou de Mme la duchesse de Berry, et en admiration perpétuelle de son esprit et de son bien-dire. Elle réussit donc peu à peu à l'éloigner de Mme la duchesse de Bourgogne, et cela mit le comble entre elles. C'étaient là des sacrifices bien agréables à la cabale à qui elle voulait plaire, et à qui elle se dévoua. C'est où elle en était lorsque Monseigneur mourut; et c'est ce qui la jeta dans cette rage de douleur que personne de ce qui n'était pas instruit ne pouvait comprendre. Tout à coup elle vit ses projets en fumée, elle réduite sous une princesse qu'elle avait payée de l'ingratitude la plus noire, la plus suivie, la plus gratuite, qui faisait les délices du roi et de Mme de Maintenon, et qui sans contre-poids allait régner d'avance en attendant l'effet. Elle ne voyait plus d'égalité entre les frères par la disproportion du rang de Dauphin. Cette cabale à qui elle avait sacrifié son âme était perdue pour l'avenir, et pour le présent lui devenait plus qu'inutile; sans secours de la part d'une mère offensée, ni du côté d'un père faible et léger, mal raffermi auprès du roi, et foncièrement mal avec Mme de Maintenon, réduite à dépendre du Dauphin et de la Dauphine, et pour le grand, et pour l'agréable, et pour l'utile, et pour le futile, et à n'avoir de considération et de consistance qu'autant qu'ils lui en voudraient bien communiquer; et nulle ressource auprès d'eux que M. le duc de Berry qu'elle avait comme brouillé avec celle qui influait d'une manière si principale sur le roi, sur Mme de Maintenon, et sur Mgr le duc de Bourgogne, dans tout ce qui n'était point affaires. Elle sentait encore que M. le duc de Berry serait très-aisément distingué d'elle, et de plus elle se pouvait dire bien des choses qui la mettaient en de grands dangers à son égard, pour peu qu'on fût tenté de lui rendre quelque change, ce qui était très-possible et très-impunément; voilà aussi pourquoi elle lui marqua tant de soins, et tant de tendresse, et qu'au milieu de son désespoir elle sut mettre à profit à son égard leur commune douleur. Celle de M. le duc de Berry fut toute d'amitié, de tendresse, de reconnaissance de celle qu'il avait toujours éprouvée de Monseigneur, peut-être de sa situation présente avec Mme la duchesse de Bourgogne, et d'avoir assez pris de Mme la duchesse de Berry pour sentir toute la différence de fils à frère de Dauphin et de roi, et dans la suite le vide de Meudon et des parties avec Monseigneur aux plaisirs et à l'amusement de sa vie.

Le roi d'Espagne subsistait dans le cœur de Monseigneur par le sentiment ordinaire d'aimer davantage ceux pour qui on a grandement fait, et dont on n'est pas à portée d'éprouver l'ingratitude ou la reconnaissance. La cabale qui n'avait rien à craindre de si loin, et de plus liée, comme on l'a vu, avec la princesse des Ursins au point où elle l'était, entretenait avec soin l'amitié de Monseigneur pour ce prince, et lui ôtait tout soupçon, en la fomentant pour deux de ses fils, d'aucun mauvais dessein par leur conduite à l'égard de l'aîné, dont Monseigneur ne voyait que ce qui se passait auprès de lui là-dessus.

De ce long et curieux détail il résulte que Monseigneur était sans vice ni vertu, sans lumières ni connaissances quelconques, radicalement incapable d'en acquérir, très-paresseux, sans imagination ni production, sans goût, sans choix, sans discernement, né pour l'ennui qu'il communiquait aux autres, et pour être une boule roulante au hasard par l'impulsion d'autrui, opiniâtre et petit en tout à l'excès, de l'incroyable facilité à se prévenir et à tout croire qu'on a vue; livré aux plus pernicieuses mains, incapable d'en sortir ni de s'en apercevoir, absorbé dans sa graisse et dans ses ténèbres, et que, sans avoir aucune volonté de mal faire, il eût été un roi pernicieux.

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