CHAPITRE XI.

1711

Courte et foncière explication de la question de préséance entre la première réception du pair au parlement, et la date de l'enregistrement de la pairie. — Nature de la dignité. — Ce qui de tout temps fixait l'ancienneté du rang des pairs, l'a fixée toujours et la fixe encore aujourd'hui. — Fausse et indécente difficulté tombée de la date de chaque réception successive. — Dignité de duc et pair mixte de fief et d'office, et unique de ce genre. — L'impétrant, et sa postérité appelée et installée avec lui en la dignité de pair, à la différence de tout autre officier. — Reprise de l'édit. — Lettre de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier. — Lettre de M. le chancelier M. le duc de Saint-Simon. — J'apprends du chancelier les articles de l'édit résolus. — Je confie au duc de Beauvilliers, et au duc et à la duchesse de Chevreuse, que Chaulnes va être réérigé pour leur second fils. — L'édit en gros s'évente. — Mouvements de Matignon et des Rohan; leur intérêt. — Lettres de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier, de M. le chancelier à M. le duc de Saint-Simon. — L'édit passé, dont j'apprends par le chancelier tous les articles tels qu'ils y sont. — Double séance rejetée et Chaulnes différé, après avoir été accordés. — D'Antin, reçu duc et pair au parlement, m'invite seul d'étranger au repas. — Le roi se montre content que j'y aie été. — Adresse et impudence de d'Antin. — Sagesse et dignité de Boufflers. — Douleur de Matignon et son affaire avec le duc de Chevreuse. — Duc de La Rocheguyon fait au chancelier des plaintes de l'édit; prétend en revenir contre ma préséance, qui le refroidit, et le duc de Villeroy, entièrement et pour toujours avec moi. — Fâcheux personnage du duc de Luxembourg sur l'édit; est à Rouen, et pourquoi.

On ne répétera point ce qui a été expliqué dans le précédent mémoire sur la foi et hommage, qui, n'en déplaise à la première vue de M. le chancelier, est un moyen sans réplique; on ne s'arrêtera pas non plus aux trois préjugés du roi que chaque partie peut tirer à son avantage, encore qu'il soit évident que celui qu'en tire M. de Saint-Simon ait bien plus de force et soit bien plus naturel. On ne s'arrêtera qu'aux moyens véritables des deux côtés, qui, sans sortir du fond de la question, doivent être la matière unique du jugement, entre la priorité d'enregistrement des lettres d'érection soutenue par M. de La Rochefoucauld, comme règle et fixation de l'ancienneté; et la priorité de la première réception du nouveau pair, érigé en cette qualité de pair de France au parlement, que M. de Saint-Simon prétend fixer le rang d'ancienneté parmi les pairs de France.

M. de La Rochefoucauld pose en fait que l'enregistrement des lettres d'érection forme, constate, opère la dignité qui jusqu'alors n'est que voulue par le roi, et si peu exécutée que celui qui a des lettres d'érection non enregistrées n'a que des honneurs sans être, sans rang, sans succession aux siens, toutes choses qui ne s'acquièrent que par l'enregistrement des lettres d'érection, qui par la conséquence qu'il en tire, réalisant la dignité, en fixent en même temps le rang d'ancienneté.

Il ajoute, pour confirmer cette maxime, que, si on admettait celle de la fixation du rang d'ancienneté par la première prestation de serment et réception au parlement du pair nouvellement érigé, les rangs des pairs entre eux changeraient à chaque réception de pair, d'où il arriverait que le fils du plus ancien se trouverait le dernier de tous, et un changement continuel de rang suivant les dates des réceptions dont on n'a jamais ouï parler parmi les pairs, et qui en cela les égalerait avec les charges les plus communes et les plus petits offices.

Toutes ces preuves ne sont que des raisonnements diffus et peu concluants, des déclamations, force sophismes, qui n'ajoutent rien à l'exposition simple de ces deux propositions telles qu'on vient de les présenter. Le spécieux en est éblouissant à qui n'approfondit pas; moi-même j'en ai été un temps pris. Je dois à l'abbé Le Vasseur, qui a longtemps et utilement pris soin des affaires de mon père et des miennes jusqu'à sa mort, arrivée comme je l'ai dit ailleurs, en 1709, de m'en avoir fait honte. Je ne voulais point disputer parce que je ne croyais pas avoir raison, et après avoir étudié la matière je fus honteux de m'être si lourdement abusé.

Pour réfuter les deux propositions de M. de La Rochefoucauld, il faut remonter à la nature de la dignité dont il s'agit de fixer l'ancienneté pour ceux que le roi en honore, et voir ce qui la fixait anciennement. Qu'on ne s'étonne point d'un principe qui doit être posé, parce qu'il est de la première certitude. La dignité de pair est une, et la même qu'elle a été dans tous les temps de la monarchie; les possesseurs ne se ressemblent plus. Sur cette dissemblance on consent d'aller aussi loin qu'on voudra, sur la mutilation des droits de la pairie, encore. C'est l'ouvrage des temps et des rois; mais les rois ni les temps n'ont pu l'anéantir, ce qui en reste est toujours la dignité ancienne, la même qui fut toujours, jusque dans son dépouillement cette vérité brille. Il faut une injustice connue par une loi nouvelle pour préférer les princes du sang et les bâtards aux autres pairs dans la fonction du sacre, sans oser les en exclure, et ces princes du sang et ces bâtards comme pairs, les uns à titre de naissance par l'édit d'Henri III, les autres comme ayant des pairies dont ils sont titulaires et revêtus. Jusque dans sa dernière décadence, sous le plus jaloux et le plus autorisé des rois, il a fallu, de son aveu même, l'intervention des pairs invités de sa part chacun chez lui par le grand maître des cérémonies, au grand regret et dépit de ce bourgeois qui n'oublia rien pour en être dispensé; invités, dis-je, à se trouver au parlement pour les renonciations respectives aux couronnes de France et d'Espagne des princes en droit de les recueillir, par l'indispensable nécessité de la pairie aux grandes sanctions de l'État. On ne parle pour abréger que de ce qui est si moderne et dans la plus grande décadence de cette dignité; plus on remonterait, plus trouverait-on des preuves augustes de la vérité que j'avance. Les lettres d'érection y sont en tout formelles jusque par leurs exceptions, et les évêques-pairs [22] sont encore aujourd'hui exactement et précisément les mêmes qu'ils ont été en tout temps pour les possessions et pour la naissance, et pour le fond et l'essence de la dignité, en sorte que ce ne sont pas des images parlantes de ce qu'ils furent autrefois, mais des vérités, des réalités, et la propre existence même; égaux en dignités aux six anciens pairs laïques quoique si disproportionnés d'ailleurs. Cette vérité admise sur la question présente, et qui se trouvera peut-être ailleurs démontrée avec plus d'étendue, il faut voir comment l'ancienneté se réglait parmi ces anciens pairs.

Les douze premiers n'ont point d'érection; elle ne fixait donc pas leur rang. Depuis qu'il y a eu des érections, il n'y avait point de cour telle qu'est aujourd'hui celle connue sous le nom de parlement, où ces érections puissent être enregistrées; ainsi l'enregistrement, qui n'existait point, ne fixait point le rang des pairs. Il résulte donc que ce rang ne se réglait ni par la date de l'érection ni par celle de l'enregistrement. Il faut donc chercher ailleurs ce qui fixait leur rang puisqu'il l'a toujours été entre eux; et, de ce qui vient d'être exposé, M. de La Rochefoucauld conclura que ce n'est pas la première réception du nouveau pair au parlement, puisque le parlement tel qu'il est maintenant, et qu'il reçoit et enregistre, n'existait pas dans les temps dont on parle, et cela est aussi très-certain. Mais il est également certain aussi qu'il y a eu dans tous les temps une formalité par laquelle tous ont passé et passent encore, dont les accessoires et l'extérieur a changé avec les temps, mais dont la substance et la réalité est toujours demeurée la même, et cette formalité est la manifestation. Avant qu'on écrivît des patentes qui est l'érection, avant qu'on les présentât à un tribunal certain pour y être admises qui est l'enregistrement, il fallait bien qu'il y eût une manière ou une forme de faire des pairs, puisqu'il y a eu dès lors des pairs. Il fallait encore que ces pairs eussent entre eux un rang fixé puisqu'il l'a été dès lors parmi eux, et cette manière ou cette forme n'a pu être que l'action de manifester un seigneur dans l'assemblée des autres de pareil degré, d'y déclarer l'élévation de celui-ci aux mêmes droits, fonctions, rangs, honneurs, distinctions, priviléges, etc., que ces autres; de l'y faire seoir parmi eux, c'est-à-dire au-dessous du dernier, mais en même ligne et niveau; de l'y associer aux mêmes conseils et aux mêmes jugements qui faisaient la matière de leur assemblée. Ce ne pouvait être que par là, avant les usages postérieurs des érections et des enregistrements, que les rois pouvaient déclarer l'élévation d'un de leurs sujets et vassaux à la première dignité de leur couronne, en manifestant de fait un conseiller né et un assesseur à la couronne, et à eux un compagnon, et comme on parlait alors, un compair aux autres pairs, un juge aux grands vassaux, etc., pour être dès lors et de là en avant reconnu pour tel. Que dans la suite il y ait eu ce qu'on appelle érection, et postérieurement encore ce qu'on appelle enregistrement, cela n'a point changé l'ancien usage. Il a toujours fallu manifester le pair nouvellement érigé et l'installer dans son office. Qu'on y ait joint ensuite des formalités nouvelles, un serment, puis le même serment varié, remis après en son premier état, après cela une information de vie et mœurs préalable, puis un changement dans cette information sur la religion catholique, etc.; tout cela sont les accessoires, les choses ajoutées, jointes, concomitantes, mais non pas la chose même, la manifestation, l'installation qui subsiste toujours la même, et qui n'est autre que ce que l'on connaît maintenant sous le nom de première réception au parlement. C'est donc à cette première réception qu'il faut recourir, comme à la suite, jusqu'ici non interrompue et non contestée, de l'antiquité la plus reculée jusqu'à nous, de ce qui a perpétuellement et constamment fixé l'ancienneté des pairs de tous les âges, et non pas à des usages modernes qu'une sage police peut avoir introduits, mais qu'elle n'a pu substituer à ce qui est de toute antiquité la règle connue, et l'unique qui la pût être, jusqu'à ces établissements nouveaux qui ont ajouté simplement des choses extérieures, mais sans aucun changement, bien moins de destruction, de la nature essentielle des choses. En voilà assez pour faire entendre combien la prétention de M. de La Rochefoucauld sur la priorité de vérification ou d'enregistrement, qui est la même chose, est destituée de fondement. Il faut montrer ensuite combien l'est, s'il se peut, moins [23] encore son objection du changement inconnu du rang des pairs par date de chaque réception, en même pairie, si la fixation du rang d'ancienneté avait lieu de la première réception au parlement. C'est ce que M. de La Rochefoucauld prévit qui lui serait répondu là-dessus, qui lui donna tant d'éloignement de procéder au parlement, et qui par autorité d'âge et de faveur lui fit emporter une manière de juger qui aurait pu être bonne en soi, mais qui n'avait point d'exemple, et que l'intérêt du parlement de juger ces causes majeures aurait certainement rendue caduque.

On ne peut s'empêcher de remarquer l'indécence, dans la bouche d'un pair de France, de cette proposition que M. de La Rochefoucauld avance en conséquence du faux principe qu'il avait posé et dont on vient de démontrer la faiblesse, que, si l'ancienneté parmi les pairs se tirait de la première réception au parlement, elle changerait à chaque mutation dans la même pairie par les diverses dates des diverses réceptions. Son principe de la date de l'enregistrement tombé pour la fixation de l'ancienneté, la conséquence tombe aussi. On vient de voir que c'est la manifestation du nouveau pair qui, dès la première antiquité, a toujours fixé l'ancienneté parmi eux. Cette manifestation n'est qu'une pour chaque race et filiation de pair, puisque la dignité est héréditaire, conséquemment les réceptions subséquentes de chaque filiation ne sont plus la manifestation, mais seulement la succession annoncée et manifestée dans le premier de la race; laquelle ne peut intervertir le rang établi de la même pairie, qui demeure dans le rang qu'a tenu le premier de cette filiation. Cela est évident en soi, cela l'est par l'exécution constante depuis la première antiquité jusqu'à présent; cela l'est encore, parce que, dans ce grand nombre de chimères et de prétentions mises en avant de temps en temps sur les rangs entre eux des pairs et la succession à cette dignité, M. de La Rochefoucauld est le premier et l'unique qui ait imaginé cette intervention des rangs par chaque réception dans la même pairie, conséquence insoutenable et monstrueuse d'un principe destitué de tout fondement, de laquelle on va démontrer l'ineptie encore plus singulièrement, c'est-à-dire par les principes et par la nature de la dignité de duc et pair de France.

On ne peut lui contester qu'elle ne soit, par sa nature singulière et unique, une dignité mixte de fief et d'office. Le duc est grand vassal, le pair est grand officier. L'un a toute la réalité de mouvance nue de la couronne, de justice directe, etc.; l'autre toute la personnalité, ou les fonctions au sacre, au parlement, etc.; tous deux ont un rang, des honneurs, etc. C'est ce mixte qui constitue une dignité unique, qui sans l'office ne pourrait être distincte des ducs vérifiés; sans le fief, des officiers de la couronne; et qui pour le fief et pour l'office a ses lois communes avec les autres grands fiefs et grands offices, et ses lois aussi particulières à elle-même; fief et office également parties intégrantes et constituantes, sans lesquelles la dignité ne pourrait exister, ni même être conçue, conséquemment de même essence, qui opèrent en l'un; plénitude nécessaire de mouvance, en l'autre plénitude nécessaire de fonctions. À tous les deux rangs et honneurs qui en font parties décentes, non intégrantes, suites et accompagnements qui ont été de tout temps attachés à la dignité, mais qui ne la constituent pas, si bien que sans cela elle pourrait exister, et être conçue. Telles sont les lois de la dignité en elle-même, avec plusieurs autres qui ne font rien à la question dont il s'agit. Ces lois communes avec les autres grands fiefs sont l'enregistrement depuis qu'il est établi pour constater la dignité, et en assurer la possession à l'impétrant et à sa postérité au désir des lettres avec les autres grands offices, d'être reçu publiquement au serment de l'office, et d'entreprendre une actuelle possession avec les formalités établies. La dignité de duc et pair, quelque immense qu'elle soit dans l'État par sa nature, n'a point de dispense là-dessus pour le fief ni pour l'office, et M. de La Rochefoucauld, qui le prétendrait en vain, ne peut disconvenir, à l'égard de l'office, de ce qu'il soutient à l'égard du fief. De là il résulte qu'ayant accompli la loi quant au fief, il s'est assuré et à sa postérité la dignité du fief en entier, et la faculté de l'office; mais, quant à celui-ci, il est demeuré à la simple faculté jusqu'à l'accomplissement par lui de la loi, imposée de tout temps à tout officier pour tout office, d'y être reçu par le serment, et la prise de possession personnelle, essentiellement requis, qui l'en investit, qui le déclare et le manifeste officier. Les formalités plus ou moins anciennes ou variées qui accompagnent la réception n'en sont que les concomitances, et n'en changent point la nature; et c'est cette réception qui dans tous les âges a fixé le rang des pairs entre eux, qui sans interruption, s'y sont accordés depuis les premiers temps jusqu'aux nôtres. De cette explication il résulte qu'avoir accompli la loi des fiefs par l'enregistrement; et non celle des offices par la réception, ce n'est point être en possession, ni avoir rendu en soi entière et complète une dignité mixte de fief et d'office qui tient de l'un et de l'autre son existence en toute égalité, conséquemment que le rang de cette dignité, quoique assurée, ne peut être fixé en cet état, et ne l'est point; d'où il se démontre que celui qui, postérieurement à l'accomplissement de l'une de ces lois, et antérieurement à l'accomplissement de l'autre; les a, lui, accomplies toutes les deux, que celui-là, dis-je, a rendu sa dignité entière et complète en lui, qu'il est grand officier avant l'autre, grand vassal même avant l'autre, puisque tous deux n'ayant point été faits séparément ducs, séparément pairs, par deux érections différentes et distinctes, mais ducs et pairs chacun par une seule et même érection, cet autre tout enregistré qu'il est, ne peut être valablement et réellement grand vassal qu'il n'ait fait ce qu'il faut pour être aussi grand officier, puisqu'il est fait l'un et l'autre ensemble par une seule et même dignité mixte de grand fief et de grand office, dont le fief et l'office ensemble et par indivis forment ensemblement l'existence, en sont également, conjointement, concurremment parties intégrantes, tellement que sans ces deux choses achevées également et accomplies suivant leurs lois, il ne se peut dire qu'aucune d'elles le soit véritablement et par effet. Venons maintenant à la prétendue difficulté, proposée par M. de La Rochefoucauld, du changement de rang d'ancienneté des pairs de même pairie, suivant la date des réceptions, successives de ces pairs au parlement; et traitons-la expressément, quoique idée toute neuve qui doit tomber de soi-même par ce qui vient d'être expliqué, et répudiée par M. de La Rochefoucauld, même avant de l'avoir imaginée, par tout ce qu'il a énoncé avec nous, contre les duchés-pairies femelles, sur la manière de succéder à la dignité de duc et pair. Un seul mot tranche la difficulté. C'est qu'à l'office de pair est appelé non-seulement l'impétrant, mais avec lui, par une seule et même vocation, tous ses descendants masculins à l'infini, tant et si longtemps que la race en subsiste, au lieu qu'à tous autres offices, quels qu'ils soient, une seule personne est appelée, et nulle autre avec elle; et c'est la distinction essentielle et par nature de l'office de pair de tous les autres offices de la couronne, et autres tous tels qu'ils soient, en France sans aucune exception. De la suit invinciblement, par droit tiré de la nature de la chose et confirmé par l'usage de tous les temps jusqu'à aujourd'hui, que c'est cette première réception qui fixe le rang d'ancienneté pour tous ceux qui, par la vocation, y sont successivement appelés, auquel la réception subséquente de chacun d'eux ne peut apporter d'interversion. Pour s'en convaincre, il n'est besoin que de se souvenir de ce qui a été expliqué. La manifestation ou installation des pairs dans leur office est ce qui a fixé leur ancienneté avant qu'il y eût érection, enregistrement, tribunal enregistrant. C'est donc, comme on l'a vu, pour ne rien répéter, ce qui l'a dû fixer depuis, et ce qui l'a aussi toujours fixée sans aucun exemple ni prétention contraire. La fixant pour l'impétrant, il la fixe dans lui et par lui à toute sa postérité appelée avec lui, installée, reconnue, manifestée avec lui d'une manière également invariable et unique à cet office, à la différence de tous autres, en sorte que tout est consommé pour tous les héritiers successifs de la même pairie. Cet essentiel accompli, il reste des formalités à faire à chaque héritier de la même pairie, mais formalités simples, qui ne sont rien moins que l'essence de la dignité, mais des choses uniquement personnelles, ajoutées, changées, variées en divers temps pour s'assurer si l'héritier, pair de droit et de fait indépendamment de tout cela, est personnellement capable d'en exercer les fonctions. Ainsi le serment, l'information de vie et mœurs, et les autres formalités qui lui sont personnellement imposées, ne peuvent changer son rang d'ancienneté, puisque aucunes ne lui confèrent rien de nouveau, que toutes en sont incapables, et qu'elles ne sont ajoutées que pour s'assurer d'un exercice digne en sa personne de ce qu'il ne reçoit pas de nouveau, mais de ce qu'il a en lui essentiellement, et d'une manière inhérente. Telle est donc la nature singulière et unique de la dignité de pair de France, dont l'office est un et le même dans toute une postérité appelée, et qui par conséquent ne peut changer de rang d'ancienneté première de l'impétrant de qui elle sort, à la différence de tous ceux de la couronne et de tous autres offices et officiers quels qu'ils soient en France, qui, n'étant appelés qu'un seul à la fois à un office, changent de rang d'ancienneté à chaque mutation de personne, par une conséquence nécessaire. Je pense avoir expliqué la question avec une évidence qui dispense de s'y arrêter davantage. Suivons-en maintenant la décision en reprenant l'édit.

Quelques jours d'un temps si vif se passèrent en langueur par l'interruption du travail du roi avec le chancelier. Je tâchai de profiter de ce loisir auprès de lui; et comme la séparation de lieu, et ses occupations, que j'ai remarquées ailleurs, rendaient le commerce incommode, je lui écrivis de Marly, le 11 mai, la lettre suivante. Pour l'entendre, il faut dire que l'anniversaire de Louis XIII se faisait tous les ans à Saint-Denis, comme il se fait encore, et qu'à l'exemple de mon père je n'y ai jamais manqué. Il fut avancé au 13 mai cette année, parce que l'Ascension tombait au 14, son jour naturel.

« Jamais, monsieur, l'anniversaire du feu roi ne me vint si mal à propos, encore qu'il m'ait fait forcer une fois la fièvre actuelle, une autre le commencement d'une rougeole, et une troisième un bras tout ouvert. À cette fois, il faut encore que le bienfaiteur l'emporte sur le bienfait, et je porterai à Saint-Denis un cœur incisé et palpitant. Cette dernière violence ne me sera pas la moins sensible, mais c'est un hommage trop justement dû. Si je m'en croyais, je partirais tard demain et passerais à Versailles; mais je me défie de ces hasards qui découvrent tout, et, en attendant jeudi, j'ose vous demander quatre lignes de mort ou de vie, demain au soir, pour remercier Dieu ou pour demander justice à mon maître de son fils. Sauvez-nous le sacre, nos plus sensibles entrailles, de préférence à tout; puis souvenez-vous de faire passer le projet avec le plus de mes notes qu'il se pourra; deinde, du point de la séance des pères et des fils conjointement, et en l'absence l'un de l'autre; enfin de mon fait particulier, pour lequel vous avez une lettre ostensible, une analyse de ce mémoire ostensible, enfin des éclaircissements de l'un et de l'autre encore ostensibles; car le mémoire même serait trop long pour être montré, et une seconde lettre en supplément de mémoire. Souvenez-vous encore avec bonté que ma cause dépend de l'autorité royale que j'ai mise de mon côté par un raisonnement en soi véritable, et que le juge ne considérera pas comme étranger au fait, bien qu'il le soit, mais comme le seul motif de décision; et n'oubliez pas que vous croyez que, si on s'obstine contre moi, un dédommagement pour moi dans mon second fils peut ne pas être regardé comme bien solide à espérer, mais ne doit pas aussi être regardé comme une chimère à n'oser proposer. Après tout cela, ne serait-ce point outrecuidance de vous remémorer Chaulnes en nouvelle érection, par amitié vôtre, non par votre propre persuasion? Pardonnez-moi, monsieur, toutes ces redites, vous qui savez et possédez trop mieux tous les points que je range ici, selon mon désir, les uns de préférence aux autres, suivant que je les ai mis. L'assignation à demain (du travail décisif avec le roi) me donne le frisson et la sueur. J'en dis pour mon âme, avec toute la résignation que je puis, mon In manus à Dieu, et je vous le dis à vous, monsieur, pour cette dignité, squelette le plus chéri et le plus précieux de tous biens que je tienne des libéralités royales. Après tout, il n'y a qu'à s'abandonner à la volonté de Dieu, à vos nerveux et vifs raisonnements, aux effets de la grâce ou de la nature, et, quoi qu'il en arrive, à une reconnaissance et un dévouement pour vous, monsieur, que ces occasions uniques me font sentir qui peuvent s'enfoncer, s'il se pouvait, plus avant que le cœur. Pour le secret, il est, monsieur, et sera entier.»

Au sortir d'avec le roi, le lendemain 12, le chancelier m'écrivit ce billet: « Je ne puis encore vous tirer des limbes aujourd'hui, monsieur. Supportez vos ténèbres encore quelques jours; mais supportez-les avec espérance d'en sortir bientôt avec avantage; et, si le soleil ne vous paraît pas aussi favorable que vous le voudriez, vous aurez tort, si je ne me trompe, et très-grand tort. Je suis à vous, monsieur, mais à condition que vous n'aurez aucun tort.»

Deux jours après, je retournai à Marly par Versailles, c'est-à-dire le samedi, où je vis le chancelier à mon aise. Là j'appris que mon mémoire sur l'autorité du roi l'avait ramené à mon point, et que la fixation du rang serait réglée à la réception de l'impétrant et non plus à l'enregistrement des lettres; ainsi, après avoir perdu ma cause sur des raisons invincibles pour moi, qui ne purent ni faire d'impression ni trouver de réponse, je la gagnai sur d'autres tout à fait ineptes à ce dont il s'agissait, mais qui remuèrent le premier mobile du juge, et voilà ce que sert d'être bien averti et servi. Je rendis mille grâces au chancelier, qui ouvrit la conversation par là, apparemment pour me calmer sur le reste, et ce ne fut pas sans réflexions sur les motifs des jugements. Il me dit ensuite que la double séance du père et du fils, même ensemble, avait enfin passé après de grands débats, en considération de la nouvelle faveur à la postérité légitimée. Ce point me fit encore plaisir. Le venin fut à la queue, je veux dire le point du sacre, sur lequel le chancelier m'assura avoir insisté de toutes ses forces, mais vainement; la considération des bâtards seule ayant fait tenir ferme au roi. Alors je sentis bien que c'était une affaire conclue et sans nulle espérance de retour, et, après les premiers élans que je ne pus arrêter, je contraignis le reste pour éviter des remontrances là-dessus insupportables. Les articles des femelles, des ayants cause, etc., ceux de la substitution et du rachat par les mâles tels que nous les avions projetés, et Chaulnes favorablement résolus, je m'informai après des raisons pour lesquelles le règlement demeurait encore secret. Le chancelier m'avoua qu'il n'en devinait aucune, ayant vu la chose dix fois prête à éclore, sinon que le roi avait peut-être dessein de faire voir ce projet au duc du Maine, avant qu'il fût déclaré, pour être en état d'y changer, si ce cher fils y trouvait quelque chose encore à désirer. Cela même me fit grand'peine pour ce peu qui s'y trouvait de bon. Je pressai le chancelier de finir cette affaire dès qu'il y verrait le moindre jour; et je regagnai Marly, pénétré du sacre et en grand soupçon de la double séance, et en repos sur mon affaire particulière par la raison qui me la faisait gagner après l'avoir perdue.

Arrivé à Marly, je ne pus me contenir de confier au duc de Beauvilliers, dont je connaissois le profond secret, celui qui lui causerait tant de joie. Il était déjà couché. J'ouvris son rideau et lui dis, sous le secret dont j'étais si sûr avec lui, que son neveu allait être fait duc et pair. Il en tressaillit de joie. Il me parut comblé de la mienne et de la part que j'avais eue en une affaire qu'il désirait si fort, mais dont aussi il ne connaissoit pas moins que moi le peu de fondement, comme il me l'a souvent avoué devant et après. Je ne voulus lui confier rien du reste qui ne le touchait pas si précisément, et j'allai écrire à Mme de Saint-Simon, qui était encore à Paris. Dès le lendemain matin, elle envoya prier la duchesse de Chevreuse, notre très-proche voisine, de venir chez elle. Elle la transporta de la plus sensible joie et de la plus vive reconnaissance pour moi, en lui apprenant le comble de ses désirs, sous un secret entier, excepté pour le duc de Chevreuse, qui ne tarda pas à venir lui en témoigner autant.

Cependant la mine commença à s'éventer sur le règlement. J'en fus en peine pour la chose en elle-même, et plus encore sur mon compte particulier avec le chancelier; mais le roi avait parlé à d'Antin, et celui-ci à d'autres, comme nous le vérifiâmes presque aussitôt. Là-dessus grands mouvements de Matignon et de toute sa séquelle. Le mariage de son fils unique, infiniment riche, était arrêté avec une fille du prince de Rohan, moyennant qu'il fut duc d'Estouville, et les Rohan ne s'y épargnèrent pas. Je craignis d'autant plus ce contre-temps que, le 17 mai, rien ne se déclara, quoique le chancelier eut encore travaillé avec le roi, et à ce qu'il m'avait dit pour la dernière fois. L'inquiétude me fit lui écrire ce mot de Marly à Versailles: « Vous êtes demeuré seul, monsieur, un quart d'heure avec le roi après le conseil, et vous n'êtes pas demeuré pour un autre, cette après-dînée, qui a duré une heure et demie, et qui a rompu chasse, chiens et vêpres. Les affaires d'État, je les respecte et m'en distrais; les autres qui se devaient déclarer aujourd'hui me poignent par leur silence. Mme de Ventadour aurait-elle tout troublé hier avec son inepte Estouteville, ou le roi veut-il que l'enregistrement soit fait pour le général avant de rien déclarer? enfin, monsieur, a-t-on changé en tout ou en partie, et ces limbes perpétuelles s'invoqueront-elles toujours successivement? Pardonnez-moi, s'il vous plaît, toutes ces questions; mais, sachez, s'il vous plaît, que M. de La Rocheguyon et MM. de Cheverny et de Gamaches m'ont parlé aujourd'hui d'un règlement prêt à éclore pour couper court à toute prétention, et d'Antin à la queue, à quoi j'ai répondu avec une ignorance naturelle. Cependant il faut bien que quelqu'un ait parlé, et je me flatte que vous croyez bien que ce n'est pas moi. Personne ne parle du détail, mais seulement en gros. Je vais demain après dîner à Paris, et je serai à la torture si vous n'avez pitié de moi par quatre lignes. Je me prépare à tout, et suis à vous, monsieur, avec tout dévouement possible.»

Ce billet me fut renvoyé sur-le-champ avec cette réponse sur la feuille à côté.

« Demeurez en repos, monsieur, tout est remis à mardi. Ce qu'on a changé aujourd'hui est peu de chose. Les grands principes subsistent toujours: rien de tout ce que vous faites entrer dans le délai n'y entre. Il faut se déterminer. On veut et on ne veut pas, et voilà tout. J'ignore le sujet, le détail et le résultat du conseil dont vous me parlez, monsieur. Je ne m'étonne point que ces messieurs vous aient dit ce qu'ils vous ont dit. Cela n'est que trop public. L'essentiel est que le détail s'ignore, car il blesserait sans doute autant que le gros est indifférent. Je suis tout à vous, monsieur.»

Soit dit en parenthèse qu'un courrier d'Angleterre, arrivé pendant le dîner du roi et après le départ du chancelier, fit rassembler le conseil sans lui, auquel le roi fit lire au conseil suivant la dépêche et la réponse. Telle était l'incommodité de Marly.

Ce 17 susdit était un dimanche, jour de conseil d'État. Le lundi se passa en inquiétude de ma part sur ce peu de chose que le chancelier m'avait mandé avoir été changé. Son langage m'avait appris que peu de chose en cette matière était beaucoup. Le mardi 19, jour de conseil de finances, et le premier après celui du dimanche, un quart d'heure de tête-à-tête du chancelier avec le roi mit la dernière main à l'édit. Le chancelier le fît mettre en forme aussitôt après à Versailles, l'y scella et l'envoya au parlement, où il fut enregistré le surlendemain, jeudi 21 mai. J'allai trouver le chancelier à Versailles, de qui j'appris que ce peu de chose qu'il m'avait mandé avoir été retranché était: la double séance des pairs démis et Chaulnes; que le roi, après avoir accordé l'un et l'autre, n'avait pu enfin se résoudre à la double séance, et que, prêt à lâcher le mot sur Chaulnes, comme il l'avait résolu avec le chancelier, il avait payé de propos, d'espérance certaine, mais sans avoir pu être persuadé de passer outre actuellement. Le dernier billet du chancelier m'avait fait douter de la double séance; j'y étais préparé. Je ne l'étais point au délai en l'air de Chaulnes, et j'en fus d'autant plus fâché que j'y avais plus compté, et que j'en avais donné la joie à M. de Beauvilliers, et fait donner par Mme de Saint-Simon à M. et Mme de Chevreuse. Les arrangements de M. de Chevreuse lui ont coûté cher plus d'une fois. S'il avait été à Marly, son affaire y serait sûrement finie, comme je sus bien le lui reprocher vivement. Je ne repondrais pas que la pique du roi sur ses absences ne lui ait valu ce tire-laisse [24]. Il est certain que, depuis que la chose fut accordée en travaillant avec le chancelier, elle ne balança plus, mais le roi se plut à faire durer cette inquiétude, et à la pousser quelques mois. L'édit fit, à l'ordinaire, le bruit et la matière des conversations que font les choses nouvelles; nous y perdions trop pour être contents, nous y gagnions trop pour montrer du chagrin, et sur chose qui touchait si personnellement le roi, et qui était faite, notre parti fut une sagesse sobre, modeste et peu répandue en propos, ni même en réponse. Le chancelier content au dernier point de son édit, trouvait que je le devais être, parce que j'y gagnais deux procès en commun, et un en particulier; mais aucun gain ne pouvait me compenser les deux premiers articles. L'édit est entre les mains de tout le monde [24], ainsi je l'ai omis parmi les Pièces.

J'allai faire mon compliment à d'Antin. Je ne sais si le changement de la face de la cour, par la mort de Monseigneur, lui fit quelque impression à mon égard, quoique, dès l'introduction de l'affaire, il m'eût parlé avec des politesses qui allèrent aux respects, il me les prodigua en cette visite. Il ne tarda pas à profiter de la grâce qu'il avait su si habilement se procurer. Il fut enregistré et reçu au parlement le même jour 5 juin suivant. Il donna ensuite un grand dîner chez lui, où il n'y eut qu'une quinzaine de personnes d'invitées, hommes et femmes de sa famille ou de ses plus particuliers amis. Charost et moi y fûmes les deux seuls étrangers, encore Charost avait-il toujours vécu avec lui à l'armée. Il s'en fallait tout, comme on l'a vu, que j'en fusse là avec lui. Non content de m'envoyer prier chez moi, de m'en prier lui-même dans le salon à Marly, il m'en pressa encore tellement au parlement; pendant la buvette, qu'il n'y eut pas moyen de l'éviter. Il me fit les honneurs du repas et de sa maison avec une attention singulière; et, de retour à Marly, je m'aperçus aisément, aux gracieusetés que le roi chercha à me faire, que je lui avais fait ma cour d'avoir été de ce dîner. Le favori mit son duché-pairie sur sa terre d'Antin. En courtisan leste et délié, il dit que ce nom lui était trop heureux pour le changer. Il pouvait ajouter, quoique de bien autre naissance que le favori d'Henri III, que ce nom d'Épernon qu'il avait rendu si grand et si célèbre, lui serait et aux siens trop difficile à soutenir. Il fit un trait d'imprudence au delà de tous les Gascons: il osa prier le maréchal de Boufflers d'être l'un de ses témoins. Le maréchal en fut piqué, sans oser refuser une chose qui ne se refuse point, mais il ne voulut point signer le témoignage banal qu'on lui apporta. Il en fit un qu'il me montra pour lui en dire mon avis. J'y admirai comment la vertu supplée à tout. Sans rien de grossier, il ne s'y rendit coupable d'aucun mensonge; et j'ai toujours eu envie d'en avoir une copie, tant il m'avait plu.

Matignon fut au désespoir. Il s'était mis la chimère d'Estouteville dans la tête, qu'il espérait faire réussir par le mariage de son fils avec une fille du prince de Rohan; il n'y en avait point de si folle, je me contente de ce mot parce qu'il n'en fut question que dans leur projet. Cela seul lui avait fait entreprendre un grand succès contre la duchesse de Luynes. Il le perdit sans perdre son dessein de vue; et il était entré en accommodement pour faire en sorte que la terre d'Estouteville lui demeurât, en payant cher la connivence. C'était cette affaire prête à conclure qui avait empêché M. de Chevreuse d'aller à Marly. Il nous donnait un procès par cet accommodement auquel l'édit coupa pied, mais il était ami des chimères de cette sorte, et il trouvait un grand profit dans cet accommodement. Sa lenteur ordinaire, et ses demandes énormes au gré de Matignon, avaient traîné l'affaire qu'aucun des deux ne voulait rompre; l'un par intérêt pécuniaire, l'autre par intérêt d'ambition; tous deux espéraient de se faire venir l'un et l'autre à son point. Avec ces pourparlers l'affaire languit jusqu'au temps de l'édit, et ne fut conclue et signée que la surveille de sa déclaration. M. de Chevreuse instruit par d'Antin, vit bien alors qu'il n'y avait plus de temps à perdre; et Matignon, ravi d'avoir enfin d'Estouteville, et à meilleur marché qu'il n'avait espéré, se hâta de finir: Trois jours après la signature, il apprit l'édit et son contenu, qui lui ôtait toute espérance du seul usage d'Estouteville, pour lequel il s'en était si chèrement accommodé. Le voilà donc aux hauts cris. Il prétendit que le duc de Chevreuse ne s'était pressé tout à coup de conclure que de peur de n'y être plus à temps après l'édit, et qu'il était cruellement lésé dans une affaire qu'il n'avait terminée que pour un objet connu à M. de Chevreuse, et connu lors de la conclusion pour ne pouvoir plus être rempli. M. de Chevreuse, à son ordinaire tranquille, sage et froid, laissa crier et prétendit de son côté que Matignon y gagnait encore pécuniairement ce qu'il avait bien voulu donner à la paix et à son repos. Les Rohan, déçus de leurs espérances, retirèrent leur parole, qui n'était donnée qu'au cas de succès de la chimère; et, honteux d'avoir porté si publiquement l'intérêt de Matignon contre M. de Chevreuse, dont ils étaient si proches, dans le procès que Matignon avait perdu, ne se voulurent pas mêler de ses plaintes. La réputation si bien établie de M. de Chevreuse énerva tout ce que Matignon voulut dire, et les immenses richesses que ce dernier avait tirées de l'abandon d'amitié de Chamillart pour lui rendirent le monde fort dur sur sa mésaventure.

Un mois après l'enregistrement de l'édit, le chancelier me manda qu'il serait bien aise de m'entretenir sur une visite qu'il avait reçue du duc de La Rocheguyon. Il s'était plaint à lui amèrement, au nom de M. de La Rochefoucauld et au sien, de la décision que l'édit faisait en ma faveur sur notre question de préséance, et lui dit leur dessein d'en parler au roi. Le chancelier lui objecta les arrêts de Bouillon et de La Meilleraye en lit de justice, un édit récent, et le dessein du roi d'y décider ce procès avec tous les autres. La Rocheguyon insista. Le chancelier se tint couvert, mais sans lui dissimuler qu'il savait l'état de la question. L'autre, dans le dessein d'en tirer au moins quelque parti, glissa quelque chose tendant au même règlement qui subsiste entre les ducs d'Uzès et de La Trémoille, chose inepte parce que nos pères n'ont pas été séparément faits ducs et après pairs, comme ceux de MM. d'Uzès et de La Trémoille. Il finit en soutenant sa pointe, et proposant des écrits qu'il allait faire préparer. Le chancelier lui dit qu'il était le maître, et reconduisit honnêtement. La chose en demeura là pour lors. On en verra les suites en leur temps, qui ne réussirent pas à M. de La Rocheguyon. Mais cette affaire, venue à la suite de la mort de la duchesse de Villeroy, refroidit tout à fait l'amitié et le commerce étroit qui avait été jusqu'alors entre les ducs de Villeroy, de La Rocheguyon et moi. Il se réduisit peu à peu aux bienséances communes, et en est toujours demeuré là depuis, jusqu'à leur mort longues années après. M. de Luxembourg fit, à l'occasion de l'édit, un personnage dont un peu d'esprit ou de mémoire lui aurait épargné la façon. On a vu que le projet qui servit de base à l'édit avait été fait par le premier président d'Harlay, de concert avec d'Aguesseau, depuis chancelier, et avec le chancelier lors secrétaire d'État et contrôleur général; que Harlay était le conseil, l'ami, pour ne pas dire l'âme damnée du maréchal de Luxembourg, jusqu'à s'être déshonoré par la partialité criante et publique dont les injustices les plus inconsidérées nous forcèrent a sa récusation; enfin, que ce projet communiqué, par la permission du roi, au maréchal de Luxembourg pour ce qui le regardait, et à M. de Chevreuse, il y avait pleinement consenti, et ne l'avait pas fait sans avoir bien sondé sa cause, et sans le conseil du premier président d'Harlay. Le maréchal de Luxembourg vivait avec son fils dans une union et une confiance peu commune, à laquelle ce fils répondait pleinement, et cette intimité n'était ignorée de personne. Il avait donc eu connaissance du projet en même temps que son père et que le duc de Chevreuse son beau-père, dont la liaison avec eux était au plus intime, et qui était leur conseil. Le fils avait le même intérêt que le père en ce qui les regardait dans le projet, et son consentement avait été donné avec le sien. Il était à Rouen lorsque l'édit fut résolu. Il y avait eu du désordre pour les blés. Courson, intendant de Rouen, fils de Bâville, en avait toute la hauteur et toute la dureté, mais il n'en avait pas pris davantage. C'était un butor, brutal, ignorant, paresseux, glorieux, insolent du crédit et de l'appui de son père, et surtout étrangement intéressé. Ces qualités, dont il n'avait pas le sens de voiler aucune, lui avaient révolté la province. La disette de blé, qui se trouva factice et qui fut découverte, révolta la ville, qui se persuada que Courson faisait l'extrême cherté pour en profiter, et qui, poussée à bout par ses manières autant que par ses faits, et ayant manqué tout à fait de pain plus d'une fois, s'en prit enfin à lui, et l'eût accablé à coups de pierres s'il ne se fût sauvé de chez lui, et, toujours poursuivi dans les rues, se sauva enfin chez le premier président. Voysin et sa femme, amis de M. de Luxembourg dès la Flandre, saisirent cette occasion de lui procurer l'agrément, devenu si rare à un gouverneur de province, d'y aller faire sa charge. Voysin, dans la première fleur de sa place et de sa faveur, l'obtint aisément. M. de Luxembourg apparemment s'y trouva bien, ou voulut accoutumer le roi à le voir en Normandie sans nécessité; il y demeura donc après que tout fut apaisé, ce qui ne se put qu'en pourvoyant effectivement aux blés, et en ôtant à Rouen et à la province un intendant aussi odieux. Un autre aurait été chassé du moins, depuis que la robe met à couvert de toute autre punition, mais le fils de Bâville eut un privilége spécial pour désoler et piller de province en province. On l'envoya à Bordeaux, où il se retrouvera.

Il faut encore se souvenir que, lorsque d'Antin commença son affaire, M. de Luxembourg se joignit à nous contre lui, et qu'en même temps il reprit contre nous la sienne qu'il avait laissée dormir depuis longtemps, qui fut tout à la fois une bigarrure singulière. L'édit résolu, le chancelier qui, amoureux de son ouvrage, le voulait rendre autant qu'il était possible agréable à tout le monde, fit souvenir le roi du consentement donné par feu M. de Luxembourg au projet, qui, par rapport à lui, ne contenait que la même disposition de l'édit, et sur ce principe lui proposa de lui permettre d'en écrire à celui-ci. Il ne se rebuta point du refus qu'il reçut, et revint quelques jours après à la charge, et l'emporta. Il écrivit donc à M. de Luxembourg, le plus poliment du monde, pour lui faire bien recevoir la décision que son père et lui avaient approuvée autrefois. Il fut huit ou dix jours sans réponse. Le roi, impatient de savoir comment M. de Luxembourg avait pris la chose, et qui n'avait permis cette communication qu'à regret, se piqua du délai de réponse, et commanda au chancelier de récrire, et sèchement. Celui-ci, fâché du reproche que cela lui attirait du roi, obéit fort ponctuellement. M. de Luxembourg, que la première lettre avait fort surpris, et embarrassé sur la réponse au point d'un si long délai sans la faire, le fut bien plus de la recharge et du style dont il la trouva. Il fallut pourtant répondre, mais il fut encore cinq ou six jours à composer une lettre pleine de propos confus et de raisons frivoles. Le chancelier en fut piqué au vif. Son honnêteté prodiguée, un succès tout contraire à celui dont il n'avait pas douté, le reproche du roi qui se fâcha à lui d'une communication inutile et qui tournait si mal, mirent le maître et le ministre de mauvaise humeur. Le roi voulut que le chancelier répliquât durement, qui n'eut aucune peine à exécuter cet ordre. M. de Luxembourg qui, sans aucun esprit, était fort glorieux, et sensible au dernier point, fut outré; il n'osa répondre du même style. Son dépit redoubla à la vue de l'édit avec son nom dedans, et sa cause à son gré perdue. Le monde n'en jugea pas de même; le consentement de son père, avec qui sa considération était tombée, excita un parallèle peu agréable, et on le trouva heureux de sortir de la sorte d'un méchant procès qui pouvait lui coûter sa dignité de duc et pair de Piney, et le réduire à la sienne de duc vérifié. La mort de Monseigneur avait achevé de lui ôter sa considération. On a vu ailleurs à l'occasion de l'éclat avec lequel Mlle Choin fut renvoyée par Mme la princesse de Conti, à quel point de liaison intime de cabale le père et le fils étaient avec elle, et avec Clermont son amant qui en fut perdu. Cette liaison, qui avait toujours subsisté, avait initié M. de Luxembourg dans tout auprès de Monseigneur, sous le règne duquel il avait lieu de se promettre beaucoup; il était encore dans la première douleur de la perte de toutes ses espérances, lorsque cet édit acheva de l'affliger.

Suite
[22]
Voyez, sur les évêques-pairs et en général sur les pairies, les notes à la fin du volume.
[23]
Saint-Simon veut dire que l'objection dont il va parler est encore moins fondée que la prétention dont il a été question dans la phrase précédente.
[24]
1. Désappointement.
[24]
Voy. cet édit dans la collection des Anciennes lois françaises, par Isambert, t. XX, p. 565-569.