CHAPITRE IV.

1712

La Dauphine à Marly pour la dernière fois. — M. le Duc éborgné. — Retour à Versailles. — Tabatière très-singulièrement perdue. — La Dauphine malade. — La Dauphine change de confesseur et reçoit les sacrements, — Mort de la Dauphine. — Éloge, fraits et caractère de la Dauphine. — Le roi à Marly. — Le Dauphin à Versailles, puis à Marly. — État du Dauphin, que je vois pour la dernière fois. — Le Dauphin malade. — Le Dauphin croit Boudin bien averti. — Bouldue; quel; juge Boudin bien averti. — Mort du Dauphin. — Je veux tout quitter et me retirer de la cour et du monde; Mme de Saint-Simon m'en empêche sagement. — Éloge, traits et caractère du Dauphin.

Le roi, comme je l'ai dit, était allé à Marly le lundi 18 janvier. La Dauphine s'y rendit de bonne heure avec une grande fluxion sur le visage, et se mit au lit en arrivant. Elle se leva à sept heures, parce que le roi voulut qu'elle tînt le salon. Elle y joua en déshabillé, tout embéguinée, vit le roi chez Mme de Maintenon peu avant son souper, et de là vint se mettre au lit, où elle soupa. Elle ne se leva le lendemain 19 que pour jouer dans le salon et voir le roi, d'où elle revint se mettre au lit et y souper. Le 20, sa fluxion diminua, et elle fut mieux; elle y était assez sujette par le désordre de ses dents. Elle vécut les jours suivants à son ordinaire.

Le samedi 30, le Dauphin et M. le duc de Berry allèrent avec M. le Duc faire des battues. Il gelait assez fort; le hasard fit que M. le duc de Berry se trouva au bord d'une mare d'eau fort grande et longue, et M. le Duc de l'autre côté fort loin, vis-à-vis de lui. M. le duc de Berry tira; un grain de plomb, qui glissa et rejaillit sur la glace, porta jusqu'à M. le Duc à qui il creva un œil. Le roi apprit cet accident dans ses jardins. Le lendemain dimanche, M. le duc de Berry alla se jeter aux genoux de Mme la Duchesse. Il n'avait osé y aller la veille, ni voir depuis M. le Duc qui prit ce malheur avec beaucoup de patience. Le roi le fut voir le dimanche, le Dauphin aussi et la Dauphine qui y avait été déjà la veille. Ils y retournèrent le lendemain lundi 1er février. Le roi fut aussi chez Mme la Duchesse, et s'en retourna à Versailles. Mme la Princesse, toute sa famille, et plusieurs dames familières de Mme la Duchesse, vinrent s'établir à Marly. M. le duc de Berry fut cruellement affligé. M. le Duc fut assez mal et assez longtemps, puis eut la rougeole tout de suite à Marly, et après quelque intervalle de guérison, la petite vérole à Saint-Maur.

Le vendredi 5 février, le duc de Noailles donna une fort belle boîte pleine d'excellent tabac d'Espagne à la Dauphine, qui en prit et le trouva fort bon. Ce fut vers la fin de la matinée; en entrant dans son cabinet où personne n'entrait, elle mit cette boîte sur la table et l'y laissa. Sur le soir la fièvre lui prit par frissons. Elle se mit au lit et ne put se lever, même pour aller dans le cabinet du roi, après le souper. Le samedi 6 la Dauphine, qui avait eu la fièvre toute la nuit, ne laissa pas de se lever à son heure ordinaire et de passer la journée à l'ordinaire, mais le soir la fièvre la reprit. Elle continua médiocrement toute la nuit, et le dimanche 7 encore moins; mais sur les six heures du soir, il lui prit tout à coup une douleur au-dessous de la tempe, qui ne s'étendait pas tant qu'une pièce de six sous, mais si violente qu'elle fit prier le roi qui la venait voir de ne point entrer. Cette sorte de rage de douleur dura sans relâche jusqu'au lundi 8, et résista au tabac en fumée et à mâcher, à quantité d'opium et à deux saignées du bras. La fièvre se montra davantage lorsque les douleurs furent un peu calmées; elle dit qu'elle avait plus souffert qu'en accouchant.

Un état si violent mit la chambre en rumeur sur la boîte que le duc de Noailles lui avait donnée. En se mettant au lit le jour qu'elle l'avait reçue et que la fièvre lui prit, qui était le vendredi 5, elle en parla à ses dames, louant fort la boîte et le tabac, puis dit à Mme de Lévi de la lui aller chercher dans son cabinet où elle la trouverait sur la table. Mme de Lévi y fut, ne la trouva point; et pour le faire court, toute espèce de perquisition faite, jamais on ne la revit depuis que la Dauphine l'eut laissée dans son cabinet sur cette table. Cette disparition avait paru fort extraordinaire dès le moment qu'on s'en aperçut, mais les recherches inutiles qui continuèrent à s'en faire, suivies d'accidents si étranges et si prompts, jetèrent les plus sombres soupçons. Ils n'allèrent pas jusqu'à celui qui avait donné la boîte, ou ils furent contenus avec une exactitude si générale qu'ils ne l'atteignirent point. La rumeur s'en restreignit même dans un cercle peu étendu. On espérait toujours beaucoup d'une princesse adorée, et à la vie de laquelle tenait la fortune diverse suivant les divers états de ce qui composait ce petit cercle. Elle prenait du tabac à l'insu du roi, avec confiance, parce que Mme de Maintenon ne l'ignorait pas; mais cela lui aurait fait une vraie affaire auprès de lui s'il l'avait découvert; et c'est ce qu'on craignait en divulguant la singularité de la perte de cette boîte.

La nuit du lundi au mardi 9 février, l'assoupissement fut grand toute cette journée, pendant laquelle le roi s'approcha du lit bien des fois, la fièvre forte, les réveils courts avec la tête engagée, et quelques marques sur la peau qui firent espérer que ce serait la rougeole, parce qu'il en courait beaucoup, et que quantité de personnes connues en étaient en ce même temps attaquées à Versailles et à Paris. La nuit du mardi au mercredi 10 se passa d'autant plus mal que l'espérance de rougeole était déjà évanouie. Le roi vint dès le matin chez Mme la Dauphine, à qui on avait donné l'émétique. L'opération en fut telle qu'on la pouvait désirer, mais sans produire aucun soulagement. On força le Dauphin qui ne bougeait de sa ruelle de descendre dans les jardins pour prendre l'air, dont il avait grand besoin, mais son inquiétude le ramena incontinent dans la chambre. Le mal augmenta sur le soir, et à onze heures il y eut un redoublement de fièvre considérable. La nuit fut très-mauvaise. Le jeudi, 11 février, le roi entra à neuf heures du matin chez la Dauphine, d'où Mme de Maintenon ne sortait presque point, excepté les temps où le roi était chez elle. La princesse était si mal qu'on résolut de lui parler de recevoir ses sacrements. Quelque accablée qu'elle fut, elle s'en trouva surprise; elle fit des questions sur son état, on lui fit les réponses les moins effrayantes qu'on put, mais sans se départir de la proposition, et peu à peu des raisons de ne pas différer. Elle remercia de la sincérité de l'avis, et dit qu'elle allait se disposer.

Au bout de peu de temps on craignit les accidents. Le P. La Rue, jésuite, son confesseur et qu'elle avait toujours paru aimer, s'approcha d'elle pour l'exhorter à ne différer pas sa confession. Elle le regarda, répondit qu'elle l'entendait bien et en demeura là. La Rue lui proposa de le faire à l'heure même et n'en tira aucune réponse. En homme d'esprit il sentit ce que c'était, et en homme de bien il tourna court à l'instant. Il lui dit qu'elle avait peut-être quelque répugnance de se confesser à lui, qu'il la conjurait de ne s'en pas contraindre, surtout de ne pas craindre quoi que ce soit là-dessus; qu'il lui répondait de prendre tout sur lui; qu'il la priait seulement de lui dire qui elle voulait, et que lui-même l'irait chercher et le lui amènerait. Alors elle lui témoigna qu'elle serait bien aise de se confesser à M. Bailly, prêtre de la mission de la paroisse de Versailles. C'était un homme estimé, qui confessait ce qui était de plus régulier à la cour, et qui, au langage du temps, n'était pas net du soupçon de jansénisme, quoique fort rare parmi ces barbichets. Il confessait Mmes du Châtelet et de Nogaret, dames du palais, à qui quelquefois la Dauphine en avait entendu parler. Bailly se trouva être allé à Paris. La princesse en parut peinée et avoir envie de l'attendre; mais, sur ce que lui remontra le P. de La Rue qu'il était bon de ne pas perdre un temps précieux qui, après qu'elle aurait reçu les sacrements, serait utilement employé par les médecins, elle demanda un récollet qui s'appelait le P. Noël, que le P. La Rue fut chercher lui-même à l'instant, et le lui amena.

On peut imaginer l'éclat que fit ce changement de confesseur en un moment si critique et si redoutable, et tout ce qu'il fit penser. J'y reviendrai après. Il ne faut pas interrompre un récit si intéressant et si funestement curieux. Le Dauphin avait succombé. Il avait caché son mal tant qu'il avait pu pour ne pas quitter le chevet du lit de la Dauphine. La fièvre trop forte pour être plus longtemps dissimulée l'arrêtait, et les médecins, qui lui voulaient épargner d'être témoin des horreurs qu'ils prévoyaient, n'oublièrent rien et par eux-mêmes et par le roi pour le retenir chez lui, et l'y soutenir de moment en moment par les nouvelles factices de l'état de son épouse.

La confession fut longue. L'extrême-onction fut administrée incontinent après, et le saint-viatique tout de suite, que le roi fut recevoir au pied du grand escalier. Une heure après, la Dauphine demanda qu'on fît les prières des agonisants. On lui dit qu'elle n'était point en cet état-là, et avec des paroles de consolation on l'exhorta à essayer de se rendormir. La reine d'Angleterre vint de bonne heure l'après-dînée; elle fut conduite par la galerie dans le salon qui la sépare de la chambre où était la Dauphine. Le roi et Mme de Maintenon étaient dans ce salon, où on fit entrer les médecins pour consulter en leur présence; ils étaient sept de la cour ou mandés de Paris. Tous d'une voix opinèrent à la saignée du pied avant le redoublement; et, au cas qu'elle n'eût pas le succès qu'ils en désiraient, à donner l'émétique dans la fin de la nuit. La saignée du pied fut exécutée à sept heures du soir. Le redoublement vint, ils le trouvèrent moins violent que le précédent. La nuit fut cruelle. Le roi vint de fort bonne heure chez la Dauphine. L'émétique qu'elle prit sur les neuf heures fit peu d'effet. La journée se passa en symptômes plus fâcheux les uns que les autres; une connaissance par rares intervalles. Tout à fait sur le soir la tête tourna dans la chambre où on laissa entrer beaucoup de gens, quoique le roi y fût, qui peu avant qu'elle expirât en sortit, et monta en carrosse au pied du grand escalier avec Mme de Maintenon et Mme de Caylus, et s'en alla à Marly. Ils étaient l'un et l'autre dans la plus amère douleur, et n'eurent pas la force d'entrer chez le Dauphin.

Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu'elle avait reçues. Son habile père, qui connaissoit à fond notre cour, la lui avait peinte, et lui avait appris la manière unique de s'y rendre heureuse. Beaucoup d'esprit naturel et facile l'y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec Mme de Maintenon lui attira les hommages de l'ambition. Elle avait su travailler à s'y mettre dès les premiers moments de son arrivée; elle ne cessa tant qu'elle vécut de continuer un travail si utile, et dont elle recueillit sans cesse tous les fruits. Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu'à craindre de faire la moindre peine à personne, et, toute légère et vive qu'elle était, très-capable de vues et de suite de la plus longue haleine, la contrainte jusqu'à la gêne, dont elle sentait tout le poids, semblait ne lui rien coûter. La complaisance lui était naturelle, coulait de source; elle en avait jusque pour sa cour.

Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain brun fort bien plantés, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, peu de dents et toutes pourries dont elle parlait et se moquait la première, le plus beau teint et la plus belle peau, peu de gorge mais admirable, le cou long avec un soupçon de goître qui ne lui seyait point mal, un port de tête galant, gracieux, majestueux et le regard de même, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue; aisée, parfaitement coupée, une marche de déesse sur les nuées; elle plaisait au dernier point. Les grâces naissaient d'elles-mêmes de tous ses pas, de toutes ses manières et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d'esprit, charmait, avec cette aisance qui était en elle, jusqu'à la communiquer à tout ce qui l'approchait.

Elle voulait plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres, sans qu'elle parût le rechercher. On était tenté de la croire toute et uniquement à celles avec qui elle se trouvait. Sa gaieté jeune, vive, active, animait tout, et sa légèreté de nymphe la portait partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux à la fois, et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornait tous les spectacles, était l'âme des fêtes, des plaisirs, des bals, et y ravissait par les grâces, la justesse et la perfection de sa danse. Elle aimait le jeu, s'amusait au petit jeu, car tout l'amusait; elle préférait le gros, y était nette, exacte, la plus belle joueuse du monde, et en un instant faisait le jeu de chacun; également gaie et amusée à faire, les après-dînées, des lectures sérieuses, à converser dessus, et à travailler avec ses dames sérieuses; on appelait ainsi ses dames du palais les plus âgées. Elle n'épargna rien jusqu'à sa santé, elle n'oublia pas jusqu'aux plus petites choses, et sans cesse, pour gagner Mme de Maintenon, et le roi par elle. Sa souplesse à leur égard était sans pareille et ne se démentit jamais d'un moment. Elle l'accompagnait de toute la discrétion que lui donnait la connaissance d'eux, que l'étude et l'expérience lui avaient acquise, pour les degrés d'enjouement ou de mesure qui étaient à propos. Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie elle s'acquit une familiarité avec eux, dont aucun des enfants du roi, non pas même les bâtards, n'avait pu approcher.

En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, et en timide bienséance avec Mme de Maintenon, qu'elle n'appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l'amitié. En particulier, causante, sautante, voltigeante autour d'eux, tantôt perchée sur le bras du fauteuil, de l'un ou de l'autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au cou, les embrassait, les baisait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait le dessous du menton, les tourmentait, fouillait leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les décachetait, les lisait quelquefois malgré eux, selon qu'elle les voyait en humeur d'en rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout, à la réception des courriers qui apportaient les nouvelles les plus importantes, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil, utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours portée à obliger, à servir, à excuser, à bien faire, à moins qu'elle ne fût violemment poussée contre quelqu'un, comme elle fut contre Pontchartrain, qu'elle nommait quelquefois au roi votre vilain borgne, ou par quelque cause majeure, comme elle le fut contre Chamillart. Si libre, qu'entendant un soir le roi et Mme de Maintenon parler avec affection de la cour d'Angleterre dans les commencements qu'on espéra la paix par la reine Anne : « Ma tante, se mit-elle à dire, il faut convenir qu'en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante? » et toujours courant et gambadant, « c'est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » L'admirable est qu'ils en rirent tous deux et qu'ils trouvèrent qu'elle avait raison.

Je n'oserais jamais écrire dans des Mémoires sérieux le trait que je vais rapporter, s'il ne servait plus qu'aucun à montrer jusqu'à quel point elle était parvenue d'oser tout dire et tout faire avec eux. J'ai décrit ailleurs la position ordinaire où le roi et Mme de Maintenon étaient chez elle. Un soir qu'il y avait comédie à Versailles, la princesse, après avoir bien parlé toutes sortes de langages, vit entrer Nanon, cette ancienne femme de chambre de Mme de Maintenon, dont j'ai fait mention plus d'une fois, et aussitôt s'alla mettre, tout en grand habit comme elle était et parée, le dos à la cheminée, debout, appuyée sur le petit paravent entre les deux tables. Nanon, qui avait une main comme dans sa poche, passa derrière elle, et se mit comme à genoux. Le roi, qui en était le plus proche, s'en aperçut et leur demanda ce qu'elles faisaient là. La princesse se mit à rire, et répondit qu'elle faisait ce qu'il lui arrivait souvent de faire les jours de comédie. Le roi insista. « Voulez-vous le savoir, reprit-elle, puisque vous ne l'avez pas encore remarqué? C'est que je prends un lavement d'eau. — Comment, s'écria le roi mourant de rire, actuellement là vous prenez un lavement? — Hé vraiment oui, dit-elle. — Et comment faites-vous cela? » Et les voilà tous quatre à rire de tout leur cœur. Nanon apportait la seringue toute prête sous ses jupes, troussait celles de la princesse qui les tenait comme se chauffant, et Nanon lui glissait le clystère. Les jupes retombaient, et Nanon remportait sa seringue sous les siennes; il n'y paraissait pas. Ils n'y avaient pas pris garde, ou avaient cru que Nanon rajustait quelque chose à l'habillement. La surprise fut extrême, et tous deux trouvèrent cela fort plaisant. Le rare est qu'elle allait avec ce lavement à la comédie sans être pressée de le rendre, quelquefois même elle ne le rendait qu'après le souper du roi et le cabinet; elle disait que cela la rafraîchissait, et empêchait que la touffeur [14] du lieu de la comédie ne lui fît mal à la tête. Depuis la découverte elle ne s'en contraignit pas plus qu'auparavant. Elle les connaissoit en perfection, et ne laissait pas de voir et de sentir ce que c'était que Mme de Maintenon et Mlle Choin.

Un soir qu'allant se mettre au lit, où Mgr le duc de Bourgogne l'attendait, et qu'elle causait sur sa chaise percée avec Mmes de Nogaret et du Châtelet, qui me le contèrent le lendemain, et c'était là où elle s'ouvrait le plus volontiers, elle leur parla avec admiration de la fortune de ces deux fées, puis ajouta en riant : « Je voudrais mourir avant M. le duc de Bourgogne, mais voir pourtant ici ce qui s'y passerait; je suis sûre qu'il épouserait une sœur grise ou une tourière des Filles de Sainte-Marie. » Aussi attentive à plaire à Mgr le duc Bourgogne qu'au roi même, quoique souvent trop hasardeuse, et se fiant trop à sa passion pour elle et au silence de tout ce qui pouvait l'approcher, elle prenait l'intérêt le plus vif en sa grandeur personnelle et en sa gloire. On a vu à quel point elle fut touchée des événements de la campagne de Lille et de ses suites, tout ce qu'elle fit pour le relever, et combien elle lui fut utile, en tant de choses si principales dont, comme on l'a expliqué il n'y a pas longtemps, il lui fut entièrement redevable. Le roi ne se pouvait passer d'elle. Tout lui manquait dans l'intérieur lorsque des parties de plaisir, que la tendresse et la considération du roi pour elle voulait souvent qu'elle fît pour la divertir, l'empêchaient d'être avec lui; et jusqu'à son souper public, quand rarement elle y manquait, il y paraissait par un nuage de plus de sérieux et de silence sur toute la personne du roi. Aussi, quelque goût qu'elle eût pour ces sortes de parties, elle y était fort sobre, et se les faisait toujours commander. Elle avait grand soin de voir le roi en partant et en arrivant; et, si quelque bal en hiver, ou quelque partie en été lui faisait percer la nuit, elle ajustait si bien les choses qu'elle allait embrasser le roi dès qu'il était éveillé, et l'amuser du récit de la fête.

Je me suis tant étendu ailleurs sur la contrainte où elle était du côté de Monseigneur, et de toute sa cour particulière, que je n'en répéterai rien ici, sinon qu'au gros de la cour il n'y paraissait rien, tant elle avait soin de le cacher par un air d'aisance avec lui, de familiarité avec ce qui lui était le plus opposé dans cette cour, et de liberté à Meudon parmi eux, mais avec une souplesse et une mesure infinie. Aussi le sentait-elle bien, et depuis la mort de Monseigneur se promettait-elle bien de le leur rendre. Un soir qu'à Fontainebleau, où toutes les dames des princesses étaient dans le même cabinet qu'elle et le roi après le souper, elle avait baragouiné toutes sortes de langues, et fait cent enfances pour amuser le roi qui s'y plaisait, elle remarqua Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti qui se regardaient, se faisaient signe et haussaient les épaules avec un air de mépris et de dédain. Le roi levé et passé à l'ordinaire dans un arrière-cabinet pour donner à manger à ses chiens, et venir après donner le bonsoir aux princesses, la Dauphine prit Mme de Saint-Simon d'une main et Mme de Lévi de l'autre, et leur montrant Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti qui n'étaient qu'à quelques pas de distance : « Avez-vous vu, avez-vous vu? » leur dit-elle ; « je sais comme elles qu'à tout ce que j'ai dit et fait il n'y a pas le sens commun, et que cela est misérable, mais il lui faut du bruit, et ces choses-là le divertissent ; » et tout de suite s'appuyant sur leurs bras, elle se mit à sauter et à chantonner : « Hé je m'en ris! hé je me moque d'elles! et je serai leur reine, et je n'ai que faire d'elles ni à cette heure ni jamais, et elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine; » sautant et s'élançant et s'éjouissant de toute sa force. Ces dames lui criaient tout bas de se taire, que ces princesses l'entendaient, et que tout ce qui était là la voyait faire, et jusqu'à lui dire qu'elle était folle, car d'elles elle trouvait tout bon; elle de sauter plus fort et de chantonner plus haut : « Hé je me moque d'elles! je n'ai que faire d'elles, et je serai leur reine, » et ne finit que lorsque le roi rentra. Hélas ! elle le croyait, la charmante princesse, et qui ne l'eût cru avec elle? Il plut à Dieu pour nos malheurs d'en disposer autrement bientôt après. Elle était si éloignée de le penser que le jour de la Chandeleur, étant presque seule avec Mme de Saint-Simon dans sa chambre presque toutes les dames étant allées devant à la chapelle, et Mme de Saint-Simon demeurée pour l'y suivre au sermon, parce que la duchesse du Lude avait la goutte, et que la comtesse de Mailly n'y était pas, auxquelles elle suppléait toujours, la Dauphine se mit à parler de la quantité de personnes de la cour qu'elle avait connues et qui étaient mortes, puis de ce qu'elle ferait quand elle serait vieille, de la vie qu'elle mènerait, qu'il n'y aurait plus guère que Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun de son jeune temps, qu'elles s'entretiendraient ensemble de ce qu'elles auraient vu et fait, et elle poussa ainsi la conversation jusqu'à ce qu'elle allât au sermon.

Elle aimait véritablement M. le duc de Berry, et elle avait aimé Mme la duchesse de Berry, et compté d'en faire comme de sa fille. Elle avait de grands égards pour Madame, et avait tendrement aimé Monsieur, qui l'aimait de même, et lui avait sans cesse procuré tous les amusements et tous les plaisirs qu'il avait pu, et tout cela retomba sur M. le duc d'Orléans, en qui elle prenait un véritable intérêt, indépendamment de la liaison qui se forma depuis entre elle et Mme la duchesse d'Orléans; ils savaient et s'aidaient de mille choses par elle sur le roi et Mme de Maintenon. Elle avait conservé un grand attachement pour M. et Mme de Savoie, qui étincelait, et pour son pays même, quelquefois malgré elle. Sa force et sa prudence parurent singulièrement dans tout ce qui se passa lors et depuis la rupture. Le roi avait l'égard d'éviter devant elle tout discours qui pût regarder la Savoie, elle tout l'art d'un silence éloquent, qui par des traits rarement échappés faisaient sentir qu'elle était toute française, quoiqu'elle laissât sentir en même temps qu'elle ne pouvait bannir de son cœur son père et son pays. On a vu combien elle était unie à la reine sa sœur, d'amitié, d'intérêt et de commerce.

Avec tant de grandes, de singulières et de si aimables parties, elle en eut et de princesse et de femme, non pour la fidélité et la sûreté du secret, elle en fut un puits, ni pour la circonspection sur les intérêts des autres, mais pour des ombres de tableau plus humaines. Son amitié suivait son commerce, son amusement, son habitude, son besoin; je n'en ai guère vu que Mme de Saint-Simon d'exceptée; elle-même l'avouait avec une grâce et une naïveté qui rendait cet étrange défaut presque supportable en elle. Elle voulait, comme on l'a dit, plaire à tout le monde; mais elle ne se put défendre que quelques-uns ne lui plussent aussi. À son arrivée et longtemps, elle avait été tenue dans une grande séparation, mais dès lors approchée par de vieilles prétendues repenties, dont l'esprit romanesque était demeuré pour le moins galant, si la caducité de l'âge en avait banni les plaisirs; peu à peu dans la suite plus livrée au monde, les choix de ce qui l'environna de son âge se firent pour la plupart moins pour la vertu que par la faveur. La facilité naturelle de la princesse se laissait conformer aux personnes qui lui étaient les plus familières, et ce dont on ne sut pas profiter, elle se plaisait autant, et se trouvait aussi à son aise et aussi amusée d'après-dînées raisonnables, mêlées de lectures et de conversations utiles, c'est-à-dire pieuses ou historiques, avec les dames âgées qui étaient auprès d'elle, que des discours plus libres et dérobés des autres qui l'entraînaient plutôt qu'elle ne s'y livrait, retenue par sa timidité naturelle et par un reste de délicatesse. Il est pourtant vrai que l'entraînement alla bien loin, et qu'une princesse moins aimable et moins universellement aimée, pour ne pas dire adorée, se serait trouvée dans de cruels inconvénients. Sa mort indiqua bien ces sortes de mystères, et manifesta toute la cruauté de la tyrannie que le roi ne cessa point d'exercer sur les âmes de sa famille. Quelle fut sa surprise, quelle fut celle de la cour, lorsque, dans ces moments si terribles où on ne redoute plus que ce qui les suit, et où tout le présent disparaît, elle voulut changer de confesseur, dont elle répudia même tout l'ordre, pour recevoir les derniers sacrements ! On a vu ailleurs qu'il n'y avait que son époux et le roi qui fussent dans l'ignorance, que Mme de Maintenon n'y était pas, et qu'elle était extrêmement occupée qu'ils y demeurassent profondément l'un et l'autre tandis qu'elle lui faisait peur d'eux; mais elle aimait ou plutôt elle adorait la princesse, dont les manières et les charmes lui avaient gagné le cœur; elle en amusait le roi fort utilement pour elle; elle-même s'en amusait et, ce qui est très-véritable quoique surprenant, elle s'en appuyait et quelquefois se conseillait à elle. Avec toute cette galanterie, jamais femme ne parut se soucier moins de sa figure, ni y prendre moins de précaution et de soin; sa toilette était faite en un moment, le peu même qu'elle durait n'était que pour la cour; elle ne se souciait de parure que pour les bals et les fêtes, et ce qu'elle en prenait en tout autre temps, et le moins encore qu'il lui était possible, n'était que par complaisance pour le roi.

Avec elle s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements même, et toutes espèces de grâces; les ténèbres couvrirent toute la surface de la cour; elle l'animait tout entière, elle en remplissait tous les lieux à la fois, elle y occupait tout, elle en pénétrait tout l'intérieur. Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour languir. Jamais princesse si regrettée, jamais il n'en fut si digne de l'être, aussi les regrets n'en ont-ils pu passer, et l'amertume involontaire et secrète en est constamment demeurée, avec un vide affreux qui n'a pu être diminué.

Le roi et Mme de Maintenon, pénétrés de la plus vive douleur, qui fut la seule véritable qu'il ait jamais eue en sa vie, entrèrent d'abord chez Mme de Maintenon en arrivant à Marly; il soupa seul chez lui dans sa chambre, fut peu dans son cabinet avec M. le duc d'Orléans et ses enfants naturels. M. le duc de Berry tout occupé de son affliction, qui fut véritable et grande, et plus encore de celle de Mgr son frère, qui fut extrême, était demeuré à Versailles avec Mme la duchesse de Berry, qui, transportée de joie de se voir délivrée d'une plus grande et plus aimée qu'elle, et à qui elle devait tout, suppléa tant qu'elle put au cœur par l'esprit, et tint une assez bonne contenance. Ils allèrent le lendemain matin à Marly pour se trouver au réveil du roi. Mgr le Dauphin, malade et navré de la plus intime et de la plus amère douleur, ne sortit point de son appartement où il ne voulut voir que M. son frère, son confesseur, et le duc de Beauvilliers qui, malade depuis sept ou huit jours dans sa maison de la ville, fît un effort pour sortir de son lit, pour aller admirer dans son pupille tout ce que Dieu y avait mis de grand, qui ne parut jamais tant qu'en cette affreuse journée, et en celles qui suivirent jusqu'à sa mort. Ce fut, sans s'en douter, la dernière fois qu'ils se virent en ce monde. Cheverny, d'O et Gamaches passèrent la nuit dans son appartement, mais sans le voir que des instants. Le samedi matin 13 février, ils le pressèrent de s'en aller à Marly, pour lui épargner l'horreur du bruit qu'il pouvait entendre sur sa tête, où la Dauphine était morte. Il sortit à sept heures du matin, par une porte de derrière de son appartement, où il se jeta dans une chaise bleue qui le porta à son carrosse. Il trouva en entrant dans l'une et dans l'autre quelques courtisans plus indiscrets encore qu'éveillés, qui lui firent leur révérence, et qu'il reçut avec un air de politesse. Ses trois menins vinrent dans son carrosse avec lui. Il descendit à la chapelle, entendit la messe, d'où il se fit porter en chaise à une fenêtre de son appartement par où il entra. Mme de Maintenon y vint aussitôt; on peut juger quelle fut l'angoisse de cette entrevue; elle ne put y tenir longtemps et s'en retourna. Il lui fallut essuyer princes et princesses qui, par discrétion, n'y furent que des moments, même Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon avec elle, vers qui le Dauphin se tourna avec un air expressif de leur commune douleur. Il demeura quelque temps seul avec M. le duc de Berry. Le réveil du roi approchant, ses trois menins entrèrent, et je hasardai d'entrer avec eux. Il me montra qu'il s'en apercevait avec un air de douceur et d'affection qui me pénétra. Mais je fus épouvanté de son regard, également contraint, fixe, avec quelque chose de farouche, du changement de son visage, et des marques plus livides que rougeâtres, que j'y remarquai en assez grand nombre et assez larges, et dont ce qui était dans la chambre s'aperçut comme moi. Il était debout, et peu d'instants après on le vint avertir que le roi était éveillé; les larmes qu'il retenait lui roulaient dans les yeux. À cette nouvelle il se tourna sans rien dire, et demeura. Il n'y avait que ses trois menins et moi, et du Chesne; les menins lui proposèrent une fois ou deux d'aller chez le roi, il ne remua ni ne répondit. Je m'approchai et je lui fis signe d'aller, puis je le lui proposai à voix basse. Voyant qu'il demeurait et se taisait, j'osai lui prendre le bras, lui représenter que tôt ou tard il fallait bien qu'il vît le roi; qu'il l'attendait, et sûrement avec désir de le voir et de l'embrasser; qu'il y avait plus de grâce à ne pas différer; et en le pressant de la sorte, je pris la liberté de le pousser doucement. Il me jeta un regard à percer l'âme, et partit. Je le suivis quelques pas, et m'ôtai de là pour prendre haleine. Je ne l'ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l'a mis! Tout ce qui était dans Marly pour lors en très-petit nombre était dans le grand salon. Princes, princesses, grandes entrées étaient dans le petit, entre l'appartement du roi et celui de Mme de Maintenon; elle, dans sa chambre, qui, avertie du réveil du roi, entra seule chez lui à travers ce petit salon, et tout ce qui y était, qui entra fort peu après. Le Dauphin, qui entra par les cabinets, trouva tout ce monde dans la chambre du roi qui, dès qu'il le vit, l'appela pour l'embrasser tendrement, longuement et à reprises. Ces premiers moments si touchants ne se passèrent qu'en paroles fort entrecoupées de larmes et de sanglots.

Le roi, un peu après, regardant le Dauphin, fut effrayé des mêmes choses dont nous l'avions été dans sa chambre. Tout ce qui était dans celle du roi le fut, les médecins plus que les autres. Le roi leur ordonna de lui tâter le pouls, qu'ils trouèrent mauvais, à ce qu'ils dirent après; pour lors ils se contentèrent de dire qu'il n'était pas net, et qu'il serait fort à propos qu'il allât se mettre au lit. Le roi l'embrassa encore, lui recommanda fort tendrement de se conserver, et lui ordonna de s'aller coucher; il obéit, et ne se releva plus. Il était assez tard dans la matinée; le roi avait passé une cruelle nuit, et avait fort mal à la tête; il vit à son dîner le peu de courtisans considérables qui s'y présentèrent. L'après-dînée il alla voir le Dauphin dont la fièvre était augmentée et le pouls encore plus mauvais, passa chez Mme de Maintenon soupa seul chez lui, et fut peu dans son cabinet après, avec ce qui avait accoutumé d'y entrer. Le Dauphin ne vit que ses menins, et des instants, les médecins, peu de suite, M. son frère, assez son confesseur, un peu M. de Chevreuse, et passa sa journée en prières, et à se faire faire de saintes lectures. La liste pour Marly se fit, et les admis advertis comme il s'était pratiqué à la mort de Monseigneur, qui arrivèrent successivement.

Le lendemain dimanche le roi vécut comme il avait fait la veille. L'inquiétude augmenta sur le Dauphin. Lui-même ne cacha pas à Boudin, en présence de du Chesne et de M. de Cheverny, qu'il ne croyait pas en relever, et qu'à ce qu'il sentait, il ne doutait pas que l'avis que Boudin avait eu ne fût exécuté. Il s'en expliqua plus d'une fois de même, et toujours avec un détachement, un mépris du monde, et de tout ce qu'il a de grand, une soumission et un amour de Dieu incomparables. On ne peut exprimer la consternation générale. Le lundi 15 le roi fut saigné, et le Dauphin ne fut pas mieux que la veille. Le roi et Mme de Maintenon le voyaient séparément plus d'une fois le jour. Du reste personne que M. son frère des moments, ses menins comme point, M. de Chevreuse quelque peu, toujours en lectures et en prières. Le mardi 16 il se trouva plus mal, il se sentait dévorer par un feu consumant auquel la fièvre ne répondait pas à l'extérieur; mais le pouls, enfoncé et fort extraordinaire, était très-menaçant. Le mardi fut encore plus mauvais, mais il fut trompeur; ces marques de son visage s'étendirent sur tout le corps. On les prit pour des marques de rougeole. On se flatta là-dessus, mais les médecins et les plus avisés de la cour n'avaient pu oublier sitôt que ces mêmes marques s'étaient montrées sur le corps de la Dauphine, ce qu'on ne sut hors de sa chambre qu'après sa mort.

Le mercredi 17, le mal augmenta considérablement. J'en savais à tout moment des nouvelles par Cheverny, et quand Boulduc pouvait sortir des instants de la chambre il me venait parler. C'était un excellent apothicaire du roi, qui après son père avait toujours été et était encore le nôtre avec un grand attachement, et qui en savait pour le moins autant que les meilleurs médecins, comme nous l'avons expérimenté, et avec cela beaucoup d'esprit et d'honneur, de discrétion et de sagesse. Il ne nous cachait rien à Mme de Saint-Simon et à moi. Il nous avait fait entendre plus que clairement ce qu'il croyait de la Dauphine; il m'avait parlé aussi net dès le second jour sur le Dauphin. Je n'espérais donc plus, mais il se trouve pourtant qu'on espère jusqu'au bout contre toute espérance.

Le mercredi les douleurs augmentèrent comme d'un feu dévorant plus violent encore; le soir, fort tard, le Dauphin envoya demander au roi la permission de communier le lendemain de grand matin, sans cérémonie et sans assistants à la messe qui se disait dans sa chambre ; mais personne n'en sut rien ce soir-là, et on ne l'apprit que le lendemain dans la matinée. Ce même soir du mercredi j'allai assez tard chez le duc et la duchesse de Chevreuse, qui logeaient au premier pavillon, et nous au second, tous deux du côté du village de Marly. J'étais dans une désolation extrême; à peine voyais-je le roi une fois le jour. Je ne faisais qu'aller plusieurs fois le jour aux nouvelles, et uniquement chez M. et Mme de Chevreuse, pour ne voir que des gens aussi touchés que moi, et avec qui je fusse tout à fait libre. Mme de Chevreuse non plus que moi n'avait aucune espérance; M. de Chevreuse, toujours équanime, toujours espérant, toujours voyant tout en blanc, essaya de nous prouver, par ses raisonnements de physique et de médecine, qu'il y avait plus à espérer qu'à craindre, avec une tranquillité qui m'excéda et qui me fit fondre sur lui avec assez d'indécence, mais au soulagement de Mme de Chevreuse et de ce peu qui était avec eux. Je m'en revins passer une cruelle nuit. Le jeudi matin, 18 février, j'appris dès le grand matin que le Dauphin, qui avait attendu minuit avec impatience, avait ouï la messe bientôt après, y avait communié, avait passé deux heures après dans une grande communication avec Dieu, que la tête s'était après embarrassée; et Mme de Saint-Simon me dit ensuite qu'il avait reçu l'extrême-onction; enfin, qu'il était mort à huit heures et demie. Ces Mémoires ne sont pas faits pour y rendre compte de mes sentiments. En les lisant on ne les sentira que trop, si jamais longtemps après moi ils paroissent, et dans quel état je pus être et Mme de Saint-Simon aussi. Je me contenterai de dire qu'à peine parûmes-nous les premiers jours un instant chacun, que je voulus tout quitter et me retirer de la cour et du monde, et que ce fut tout l'ouvrage de la sagesse, de la conduite, du pouvoir de Mme de Saint-Simon sur moi que de m'en empêcher avec bien de la peine. Ce prince, héritier nécessaire puis présomptif de la couronne, naquit terrible, et sa première jeunesse fit trembler; dur et colère jusqu'aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimées; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer en des fougues à faire craindre que tout ne se rompît dans son corps; opiniâtre à l'excès; passionné pour toute espèce de volupté, et des femmes, et, ce qui est rare à la fois, avec un autre penchant tout aussi fort. Il n'aimait pas moins le vin, la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement, et le jeu encore, où il ne pouvait supporter d'être vaincu, et où le danger avec lui était extrême; enfin, livré à toutes les passions et transporté de tous les plaisirs; souvent farouche, naturellement porté à la cruauté; barbare en railleries et à produire les ridicules avec une justesse qui assommait. De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance quels qu'ils fussent. À peine MM. ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain, quoiqu'on [eût] toujours affecté de les élever tous trois ensemble dans une égalité parfaite. L'esprit, la pénétration brillaient en lui de toutes parts. Jusque dans ses furies ses réponses étonnaient. Ses raisonnements tendaient toujours au juste et au profond, même dans ses emportements. Il se jouait des connaissances les plus abstraites. L'étendue et la vivacité de son esprit étaient prodigieuses, et l'empêchaient de s'appliquer à une seule chose à la fois jusqu'à l'en rendre incapable. La nécessité de le laisser dessiner en étudiant, à quoi il avait beaucoup de goût et d'adresse, et sans quoi son étude était infructueuse, a peut-être beaucoup nui à sa taille.

Il était plutôt petit que grand, le visage long et brun, le haut parfait avec les plus beaux yeux du monde, un regard vif, touchant, frappant, admirable, assez ordinairement doux, toujours perçant, et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle jusqu'à inspirer de l'esprit. Le bas du visage assez pointu, et le nez long, élevé, mais point beau, n'allait pas si bien; des cheveux châtains si crépus et en telle quantité qu'ils bouffaient à l'excès: les lèvres et la bouche agréables quand il ne parlait point, mais quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le râtelier supérieur s'avançait trop, et emboîtait presque celui de dessous, ce qui, en parlant et en riant, faisait un effet désagréable. Il avait les plus belles jambes et les plus beaux pieds qu'après le roi j'aie jamais vus à personne, mais trop longues, aussi bien que ses cuisses, pour la proportion de son corps. Il sortit droit d'entre les mains des femmes. On s'aperçut de bonne heure que sa taille commençait à tourner. On employa aussitôt et longtemps le collier et la croix de fer, qu'il portait tant qu'il était dans son appartement, même devant le monde, et on n'oublia aucun des jeux et des exercices propres à le redresser. La nature demeura la plus forte. Il devint bossu, mais si particulièrement d'une épaule, qu'il en fut enfin boiteux, non qu'il n'eût les cuisses et les jambes parfaitement égales, mais parce que, à mesure que cette épaule grossit, il n'y eut plus, des deux hanches jusqu'aux deux pieds, la même distance, et au lieu d'être à plomb il pencha de côté. Il n'en marchait ni moins aisément, ni moins longtemps, ni moins vite, ni moins volontiers, et il n'en aima pas moins la promenade à pied, et à monter à cheval, quoiqu'il y fût très-mal. Ce qui doit surprendre, c'est qu'avec des yeux, tant d'esprit si élevé, et parvenu à la vertu la plus extraordinaire et à la plus éminente et la plus solide piété, ce prince ne se vit jamais tel qu'il était pour sa taille, ou ne s'y accoutuma jamais. C'était une faiblesse qui mettait en garde contre les distractions et les indiscrétions, et qui donnait de la peine à ceux de ses gens qui dans son habillement et dans l'arrangement de ses cheveux masquaient ce défaut naturel le plus qu'il leur était possible, mais bien en garde de lui laisser sentir qu'ils aperçussent ce qui était si visible. Il en faut conclure qu'il n'est pas donné à l'homme d'être ici-bas exactement parfait.

Tant d'esprit, et une telle sorte d'esprit, joint à une telle vivacité, à une telle sensibilité, à de telles passions, et toutes si ardentes, n'était pas d'une éducation facile. Le duc de Beauvilliers, qui en sentait également les difficultés et les conséquences, s'y surpassa lui-même par son application, sa patience, la variété des remèdes. Peu aidé par les sous-gouverneurs, il se secourut de tout ce qu'il trouva sous sa main. Fénelon, Fleury, sous-précepteur, qui a donné une si belle Histoire de l'Église, quelques gentilshommes de la manche, Moreau, premier valet de chambre, fort au-dessus de son état sans se méconnaître, quelques rares valets de l'intérieur, le duc de Chevreuse seul du dehors, tous mis en œuvre et tous en même esprit, travaillèrent chacun sous la direction du gouverneur, dont l'art, déployé dans un récit, ferait un juste ouvrage également curieux et instructif. Mais Dieu, qui est le maître des cœurs, et dont le divin esprit souffle où il veut, fit de ce prince un ouvrage de sa droite, et entre dix-huit et vingt ans il accomplit son œuvre. De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste, pénitent, et, autant et quelquefois au delà de ce que son état pouvait comporter, humble et austère pour soi. Tout appliqué à ses devoirs et les comprenant immenses, il ne pensa plus qu'à allier les devoirs de fils et de sujet avec ceux auxquels il se voyait destiné. La brièveté des jours faisait toute sa douleur. Il mit toute sa force et sa consolation dans la prière, et ses préparatifs en de pieuses lectures. Son goût pour les sciences abstraites, sa facilité à les pénétrer lui déroba d'abord un temps qu'il reconnut bientôt devoir à l'instruction des choses de son état, et à la bienséance d'un rang destiné à régner, et à tenir en attendant une cour.

L'apprentissage de la dévotion et l'appréhension de sa faiblesse pour les plaisirs le rendirent d'abord sauvage. La vigilance sur lui-même, à qui il ne passait rien et à qui il croyait devoir ne rien passer, le renferma dans son cabinet comme dans un asile impénétrable aux occasions. Que le monde est étrange! il l'eût abhorré dans son premier état, et il fut tenté de mépriser le second. Le prince le sentit, et le supporta; il attacha avec joie cette sorte d'opprobre à la croix de son Sauveur, pour se confondre soi-même dans l'amer souvenir de son orgueil passé. Ce qui lui fut de plus pénible, il le trouva dans les traits appesantis de sa plus intime famille. Le roi, avec sa dévotion et sa régularité d'écorce, vit bientôt avec un secret dépit un prince de cet âge censurer, sans le vouloir, sa vie par la sienne, se refuser un bureau neuf pour donner aux pauvres le prix qui y était destiné, et le remercier modestement d'une dorure nouvelle dont on voulait rajeunir son petit appartement. On a vu combien il fut piqué de son refus trop obstiné de se trouver à un bal de Marly le jour des Rois. Véritablement ce fut la faute d'un novice. Il devait ce respect, tranchons le mot, cette charitable condescendance, au roi son grand-père, de ne l'irriter pas par cet étrange contraste; mais au fond et en soi action bien grande qui l'exposait à toutes les suites du dégoût de soi qu'il donnait au roi, et aux propos d'une cour dont ce roi était l'idole, et qui tournait en ridicule une telle singularité.

Monseigneur ne lui était pas une épine moins aiguë, tout livré à la matière et à autrui, dont la politique, je dis longtemps avant les complots de Flandres, redoutait déjà ce jeune prince, n'en apercevait que l'écorce et sa rudesse, et s'en aliénait comme d'un censeur. Mme la duchesse de Bourgogne, alarmée d'un époux si austère, n'oubliait rien pour lui adoucir les moeurs. Ses charmes, dont il était pénétré, la politique et les importunités effrénées de jeunes dames de sa suite, déguisées en cent formes diverses, l'appât des plaisirs et des parties auxquels il n'était rien moins qu'insensible, tout était déployé chaque jour. Suivaient dans l'intérieur des cabinets les remontrances de la dévote fée et les traits piquants du roi, l'aliénation de Monseigneur grossièrement marquée, les préférences malignes de sa cour intérieure, et les siennes trop naturelles pour M. le duc de Berry, que son aîné, traité là en étranger qui pèse, voyait chéri et attiré avec applaudissement. Il faut une âme bien forte pour soutenir de telles épreuves, et tous les jours, sans en être ébranlé; il faut être puissamment soutenu de la main invisible quand tout appui se refuse au dehors, et qu'un prince de ce rang se voit livré aux dégoûts des siens devant qui tout fléchit, et presque au mépris d'une cour qui n'était plus retenue, et qui avait une secrète frayeur de se trouver un jour sous ses lois. Cependant, rentré de plus en plus en lui-même par le scrupule de déplaire au roi, de rebuter Monseigneur, de donner aux autres de l'éloignement de la vertu, l'écorce rude et dure peu à peu s'adoucit, mais sans intéresser la solidité du tronc. Il comprit enfin ce que c'est que quitter Dieu pour Dieu, et que la pratique fidèle des devoirs propres de l'état où Dieu a mis est la piété solide qui lui est la plus agréable. Il se mit donc à s'appliquer presque uniquement aux choses qui pouvaient l'instruire au gouvernement; il se prêta plus au monde, il le fit même avec tant de grâce et un air si naturel, qu'on sentit bientôt sa raison de s'y être refusé, et sa peine à ne faire que s'y prêter, et le monde qui se plaît tant à être aimé commença à devenir réconciliable.

Il réussit fort au gré des troupes en sa première campagne en Flandre avec le maréchal de Boufflers. Il ne plut pas moins à la seconde, où il prit Brisach avec le maréchal de Tallard; il s'y montra partout fort librement, et fort au delà de ce que voulait Marsin, qui lui avait été donné pour son mentor. Il fallut lui cacher le projet de Landau pour le faire revenir à la cour, qui n'éclata qu'ensuite. Les tristes conjonctures des années suivantes ne permirent pas de le renvoyer à la tête des armées. À la fin on y crut sa présence nécessaire pour les ranimer, et y rétablir la discipline perdue. Ce fut en 1708. On a vu l'horoscope que la connaissance des intérêts et des intrigues m'en fit faire au duc de Beauvilliers dans les jardins de Marly, avant que la déclaration fût publique, et on a vu l'incroyable succès, et par quels rapides degrés de mensonges, d'art, de hardiesse démesurée d'une impudence à trahir le roi, l'État, la vérité jusqu'alors inouïe, une infernale cabale, la mieux organisée qui fût jamais, effaça ce prince dans le royaume dont il devait porter la couronne, et dans sa maison paternelle, jusqu'à rendre odieux et dangereux d'y dire un mot en sa faveur. Cette monstrueuse anecdote a été si bien expliquée en son lieu que je ne fais que la rappeler ici. Une épreuve si étrangement nouvelle et cruelle était bien dure à un prince qui voyait tout réuni contre lui, et qui n'avait pour soi que la vérité suffoquée par tous les prestiges des magiciens de Pharaon; il la sentit dans tout son poids, dans toute son étendue, dans toutes ses pointes. Il la soutint aussi avec toute la patience, la fermeté, et surtout avec toute la charité d'un élu qui ne voit que Dieu en tout, qui s'humilie sous sa main, qui se purifie dans le creuset que cette divine main lui présente, qui lui rend grâces de tout, qui porte la magnanimité jusqu'à ne vouloir dire ou faire que très-précisément ce qu'il se doit, à l'État, à la vérité, et qui est tellement en garde contre l'humanité qu'il demeure bien en deçà des bornes les plus justes et les plus saintes.

Tant de vertu trouva enfin sa récompense dès ce monde, et avec d'autant plus de pureté, que le prince, bien loin d'y contribuer, se tint encore fort en arrière. J'ai assez expliqué tout ce qui regarde cette précieuse révolution, [pour] que je me contente ici de la montrer, et que les ministres et la cour aux pieds de ce prince devenu le dépositaire du cœur du roi, de son autorité dans les affaires et dans les grâces, et de ses soins pour le détail du gouvernement. Ce fut alors qu'il redoubla plus que jamais d'application aux choses du gouvernement, et à s'instruire de tout ce qui pouvait l'en rendre plus capable. Il bannit tout amusement de sciences pour partager son cabinet entre la prière qu'il abrégea, et l'instruction qu'il multiplia; et le dehors entre son assiduité auprès du roi, ses soins pour Mme de Maintenon, la bienséance et son goût pour son épouse, et l'attention à tenir une cour, et à s'y rendre accessible et aimable. Plus le roi l'éleva, plus il affecta de se tenir soumis en sa main, plus il lui montra de considération et de confiance, plus il y sut répondre par le sentiment, la sagesse, les connaissances, surtout par une modération éloignée de tout désir et de toute complaisance en soi-même, beaucoup moins de la plus légère présomption. Son secret et celui des autres fut toujours impénétrable chez lui.

Sa confiance en son confesseur n'allait pas jusqu'aux affaires; j'en ai rapporté deux exemples mémorables sur deux très-importantes aux jésuites qu'ils attirèrent devant le roi, contre lesquels il fut de toutes ses forces. On ne sait si celle qu'il aurait prise en M. de Cambrai aurait été plus étendue; on n'en peut juger que par celle qu'il avait en M. de Chevreuse, et plus en M. de Beauvilliers qu'en qui que ce fût. On peut dire de ces deux beaux-frères qu'ils n'étaient qu'un coeur et qu'une âme, et que M. de Cambrai en était la vie et le mouvement; leur abandon pour lui était sans bornes, leur commerce secret était continuel. Il était sans cesse consulté sur grandes et sur petites choses, publiques, politiques, domestiques; leur conscience de plus était entre ses mains; le prince ne l'ignorait pas; et je me suis toujours persuadé, sans néanmoins aucune notion autre que présomption, que le prince même le consultait par eux, et que c'était par eux que s'entretenait cette amitié, cette estime, cette confiance pour lui si haute et si connue. Il pouvait donc compter, et il comptait sûrement aussi parler et entendre tous les trois, quand il parlait ou écoutait l'un d'eux. Sa confiance néanmoins avait des degrés entre les deux beaux-frères; s'il l'avait avec abandon pour quelqu'un, c'était certainement pour le duc de Beauvilliers. Toutefois il y avait des choses où ce duc n'entamait pas son sentiment, par exemple beaucoup de celles de la cour de Rome, d'autres qui regardaient le cardinal de Noailles, quelques autres de goût et d'affections; c'est ce que j'ai vu de mes yeux et ouï de mes oreilles.

Je ne tenais à lui que par M. de Beauvilliers, et je ne crois pas faire un acte d'humilité de dire qu'en tous sens et en tous genres, j'étais sans aucune proportion avec lui. Néanmoins il a souvent concerté avec moi pour faire ou sonder, ou parler, ou inspirer, approcher, écarter de ce prince par moi, pris ses mesures sur ce que je lui disais; et plus d'une fois, lui rendant compte de mes tête-à-tête avec le prince, il m'a fait répéter de surprise des choses qu'il m'avouait sur lesquelles il ne s'était jamais tant ouvert avec lui, et d'autres qu'il ne lui avait jamais dites. Il est vrai que celles-là ont été rares, mais elles ont été, et elles ont été plus d'une fois. Ce n'est pas assurément que ce prince eût en moi plus de confiance. J'en serais si honteux, et pour lui et pour moi, que, s'il avait été capable d'une si lourde faute, je me garderais bien de la laisser sentir; mais je m'étends sur ce détail qui n'a pu être aperçu que de moi, pour rendre témoignage à cette vérité: que la confiance la plus entière de ce prince, et la plus fondée sur tout ce qui la peut établir et la rendre toujours durable, n'alla jamais jusqu'à l'abandon, et à une transformation qui devient trop souvent le plus grand malheur des rois, des cours, des peuples et des États même.

Le discernement de ce prince n'était donc point asservi, mais comme l'abeille il recueillait la plus parfaite substance des plus belles et des meilleures fleurs. Il tâchait à connaître les hommes, à tirer d'eux les instructions et les lumières qu'il en pouvait espérer. Il conférait quelquefois, mais rarement avec quelques-uns, mais à la passade, sur des matières particulières; plus rarement en secret sur des éclaircissements qu'il jugeait nécessaires, mais sans retour et sans habitude. Je n'ai point su, et cela ne m'aurait pas échappé, qu'il travaillât habituellement avec personne qu'avec les ministres, et le duc de Chevreuse l'était, et avec les prélats dont j'ai parlé sur l'affaire du cardinal de Noailles. Hors ce nombre, j'étais le seul qui eusse ses derrières libres et fréquents, soit de sa part ou de la mienne. Là, il découvrait son âme et pour le présent et pour l'avenir avec confiance, et toutefois avec sagesse, avec retenue, avec discrétion. Il se laissait aller sur les plans qu'il croyait nécessaires, il se livrait sur les choses générales, il se retenait sur les particulières, et plus encore sur les particuliers; mais, comme il voulait sur cela même tirer de moi tout ce qui pouvait lui servir, je lui donnais adroitement lieu à des échappées, et souvent avec succès, par la confiance qu'il avait prise en moi de plus en plus, et que je devais toute au duc de Beauvilliers, et en sous-ordre au duc de Chevreuse, à qui je ne rendais pas le même compte qu'à son beau-frère, mais à qui je ne laissais pas de m'ouvrir fort souvent comme lui à moi.

Un volume ne décrirait pas suffisamment ces divers tête-à-tête entre ce prince et moi. Quel amour du bien! quel dépouillement de soi-même! quelles recherches! quels fruits! quelle pureté d'objet, oserai-je le dire, quel reflet de la Divinité dans cette âme candide, simple, forte, qui, autant qu'il leur est donné ici-bas, en avait conservé l'image! On y sentait briller les traits d'une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d'un disciple lumineux, qui était né pour le commandement. Là, s'éclipsaient les scrupules qui le dominaient en public. Il voulait savoir à qui il avait et à qui il aurait affaire; il mettait au jeu le premier pour profiter d'un tête-à-tête sans fard et sans intérêt. Mais que le tête-à-tête avait de vaste, et que les charmes qui s'y trouvaient étaient agités par la variété où le prince s'espaçait et par art, et par entraînement de curiosité, et par la soif de savoir! De l'un à l'autre il promenait son homme sur tant de matières, sur tant de choses, de gens et de faits, que qui n'aurait pas eu à la main de quoi le satisfaire en serait sorti bien mal content de soi, et ne l'aurait pas laissé satisfait. La préparation était également imprévue et impossible. C'était dans ces impromptus que le prince cherchait à puiser des vérités qui ne pouvaient ainsi rien emprunter d'ailleurs, et à éprouver, sur des connaissances ainsi variées, quel fond il pouvait faire en ce genre sur le choix qu'il avait fait.

De cette façon, son homme, qui avait compté ordinairement sur une matière à traiter avec lui, et en avoir pour un quart d'heure, pour une demi-heure, y passait deux heures et plus, suivant que le temps en laissait plus ou moins de liberté au prince. Il se ramenait toujours à la matière qu'il avait destinée de traiter en principal; mais à travers les parenthèses qu'il présentait, et qu'il maniait en maître, et dont quelques-unes étaient assez souvent son principal objet. Là, nul verbiage, nul compliment, nulles louanges, nulles chevilles, aucune préface, aucun conte, pas la plus légère plaisanterie; tout objet, tout dessein, tout serré, substantiel, au fait, au but, rien sans raison, sans cause, rien par amusement et par plaisir; c'était là que la charité générale l'emportait sur la charité particulière, et que ce qui était sur le compte de chacun se discutait exactement; c'était là que les plans, les arrangements, les changements, les choix se formaient, se mûrissaient, se découvraient, souvent tout mâchés, sans le paraître, avec le duc de Beauvilliers, quelquefois avec lui et le duc de Chevreuse, qui néanmoins étaient tous deux ensemble très-rarement avec lui. Quelquefois encore il y avait de la réserve pour tous les deux ou pour l'un ou l'autre, quoique rare pour M. de Beauvilliers; mais en tout et partout un inviolable secret dans toute sa profondeur.

Avec tant et de si grandes parties, ce prince si admirable ne laissait pas de laisser voir un recoin d'homme, c'est-à-dire quelques défauts, et quelquefois même peu décents; et c'est ce que, avec tant de solide et de grand, on avait peine à comprendre, parce qu'on ne voulait pas se souvenir qu'il n'avait été que vice et que défaut, ni réfléchir sur le prodigieux changement, et ce qu'il avait dû coûter, qui en avait fait un prince déjà si proche de toute perfection qu'on s'étonnait, en le voyant de près, qu'il ne l'eût pas encore atteinte jusqu'à son comble. J'ai touché ailleurs quelques-uns de ces légers défauts, qui, malgré son âge, étaient encore des enfances, qui se corrigeaient assez tous les jours pour faire sainement augurer que bientôt elles disparaîtroient toutes. Un plus important, et que la réflexion et l'expérience auraient sûrement guéri, c'est qu'il était quelquefois des personnes, mais rarement, pour qui l'estime et l'amitié de goût, même assez familière, ne marchaient pas de compagnie. Ses scrupules, ses malaises, ses petitesses de dévotion diminuaient tous les jours, et tous les jours il croissait en quelque chose; surtout il était bien guéri de l'opinion de préférer pour les choix la piété à tout autre talent, c'est-à-dire de faire un ministre, un ambassadeur, un général plus par rapport à sa piété qu'à sa capacité et à son expérience; il l'était encore sur le crédit à donner à la piété, persuadé qu'il était enfin que de fort honnêtes gens, et propres à beaucoup de choses, le peuvent être sans dévotion, et doivent cependant être mis en œuvre, et du danger encore de faire des hypocrites.

Comme il avait le sentiment fort vif, il le passait aux autres, et ne les en aimait et n'estimait pas moins. Jamais homme si amoureux de l'ordre ni qui le connût mieux, ni si désireux de le rétablir en tout, d'ôter la confusion, et de mettre gens et choses en leurs places. Instruit au dernier point de tout ce qui doit régler cet ordre par maximes, par justice et par raison, et attentif, avant qu'il fût le maître, de rendre à l'âge, au mérite, à la naissance, au rang, la distinction propre à chacune de ces choses, et de la marquer en toutes occasions. Ses desseins allongeraient trop ces Mémoires. Les expliquer serait un ouvrage à part, mais un ouvrage à faire mourir de regrets. Sans entrer dans mille détails sur le comment, sur les personnes, je ne puis toutefois m'en refuser ici quelque chose en gros. L'anéantissement de la noblesse lui était odieux, et son égalité entre elle insupportable. Cette dernière nouveauté qui ne cédait qu'aux dignités, et qui confondait le noble avec le gentilhomme, et ceux-ci avec les seigneurs, lui paraissait de la dernière injustice, et ce défaut de gradation une cause prochaine [de ruine] et destructive d'un royaume tout militaire. Il se souvenait qu'il n'avait dû son salut dans ses plus grands périls sous Philippe de Valois, sous Charles V, sous Charles VII, sous Louis XII, sous François Ier, sous ses petits-fils, sous Henri IV, qu'à cette noblesse, qui se connaissoit et se tenait dans les bornes de ses différences réciproques, qui avait la volonté et le moyen de marcher au secours de l'État, par bandes et par provinces, sans embarras et sans confusion, parce qu'aucun n'était sorti de son état, et ne faisait difficulté d'obéir à plus grand que soi. Il voyait au contraire ce secours éteint par les contraires; pas un qui n'en soit venu à prétendre l'égalité à tout autre, par conséquent plus rien d'organisé, plus de commandement et plus d'obéissance.

Quant aux moyens, il était touché, jusqu'au plus profond du cœur, de la ruine de la noblesse, des voies prises et toujours continuées pour l'y réduire et l'y tenir, de l'abâtardissement que la misère et le mélange du sang par les continuelles mésalliances nécessaires pour avoir du pain, avaient établi dans les courages et pour valeur, et pour vertu, et pour sentiments. Il était indigné de voir cette noblesse française si célèbre, si illustre, devenue un peuple presque de la même sorte que le peuple même, et seulement distinguée de lui en ce que le peuple a la liberté de tout travail, de tout négoce, des armes même, au lieu que la noblesse est devenue un autre peuple qui n'a d'autre choix qu'une mortelle et ruineuse oisiveté, qui par son inutilité à tout la rend à charge et méprisée, ou d'aller à la guerre se faire tuer, à travers les insultes des commis des secrétaires d'État, et des secrétaires des intendants, sans que les plus grands de toute cette noblesse par leur naissance, et par les dignités qui, sans les sortir de son ordre, les met au-dessus d'elle, puissent éviter ce même sort d'inutilité, ni les dégoûts des maîtres de la plume lorsqu'ils servent dans les armées. Surtout il ne pouvait se contenir contre l'injure faite aux armes, par lesquelles cette monarchie s'est fondée et maintenue, qu'un officier vétéran, souvent couvert de blessures, même lieutenant général des armées, retiré chez soi avec estime, réputation, pensions même, y soit réellement mis à la taille avec tous les autres paysans de sa paroisse, s'il n'est pas noble, par eux et comme eux, et comme je l'ai vu arriver à d'anciens capitaines chevaliers de Saint-Louis et à pension, sans remède pour les en exempter, tandis que les exemptions sont sans nombre pour les plus vils emplois de la petite robe et de la finance, même après les avoir vendus, et quelquefois héréditaires.

Ce prince ne pouvait s'accoutumer qu'on ne pût parvenir à gouverner l'État en tout ou en partie, si on n'avait été maître des requêtes, et que ce fût entre les mains de la jeunesse de cette magistrature que toutes les provinces fussent remises pour les gouverner en tout genre, et seuls, chacun la sienne à sa pleine et entière discrétion, avec un pouvoir infiniment plus grand, et une autorité plus libre et plus entière, sans nulle comparaison, que les gouverneurs de ces provinces en avaient jamais eue, qu'on avait pourtant voulu si bien abattre qu'il ne leur en était resté que le nom et les appointements uniques, et il ne trouvait pas moins scandaleux que le commandement de quelques provinces fût joint et quelquefois attaché à la place du chef du parlement de la même province, en absence du gouverneur et du lieutenant général en titre, laquelle était nécessairement continuelle, avec le même pouvoir sur les troupes qu'eux. Je ne répéterai point ce qu'il pensait sur le pouvoir et sur l'élévation des secrétaires d'État, des autres ministres, et la forme de leur gouvernement. On l'a vu il n'y a pas longtemps, comme sur le dixième on a vu ce qu'il pensait et sentait sur la finance et les financiers. Le nombre immense de gens employés a lever et à percevoir les impositions ordinaires et extraordinaires, et la manière de les lever; la multitude énorme d'offices et d'officiers de justice de toute espèce; celle des procès, des chicanes, des frais; l'iniquité de la prolongation des affaires, les ruines et les cruautés qui s'y commettent, étaient des objets d'une impatience qui lui inspirait presque celle d'être en pouvoir d'y remédier.

La comparaison qu'il faisait des pays d'états [15] avec les autres lui avait donné la pensée de partager le royaume en parties, autant qu'il se pourrait, égales pour la richesse, de faire administrer chacune par ses états, de les simplifier tous extrêmement pour en bannir la cohue et le désordre, et d'un extrait aussi fort simplifié de tous ces états des provinces en former quelquefois des états généraux du royaume. Je n'ose achever un grand mot, un mot d'un prince pénétré : « qu'un roi est fait pour les sujets, et non les sujets pour lui, » comme il ne se contraignait pas de le dire en public, et jusque dans le salon de Marly, un mot enfin de père de la patrie, mais un mot qui hors de son règne, que Dieu n'a pas permis, serait le plus affreux blasphème. Pour en revenir aux états généraux, ce n'était pas qu'il leur crût aucune sorte de pouvoir. Il était trop instruit pour ignorer que ce corps, tout auguste que sa représentation le rende, n'est qu'un corps de plaignants, de remontrants, et quand il plaît au roi de le lui permettre, un corps de proposants. Mais ce prince, qui se serait plu dans le sein de sa nation rassemblée, croyait trouver des avantages infinis d'y être informé des maux et des remèdes par des députés qui connaîtroient les premiers par expérience, et de consulter les derniers avec ceux sur qui ils devaient porter. Mais dans ces états il n'en voulait connaître que trois, et laissait fermement dans le troisième celui qui si nouvellement a paru vouloir s'en tirer.

À l'égard des rangs, des dignités et des charges, on a vu que les rangs étrangers, ou prétendus tels, n'étaient pas dans son goût et dans ses maximes, et ce qui en était pour la règle des rangs. Il n'était pas plus favorable aux dignités étrangères. Son dessein aussi n'était pas de multiplier les premières dignités du royaume. Il voulait néanmoins favoriser la première noblesse par des distinctions. Il sentait combien elles étaient impossibles et irritantes par naissance entre les vrais seigneurs, et il était choqué qu'il n'y eût ni distinction ni récompense à leur donner, que les premières et le comble de toutes. Il pensait donc, à l'exemple, mais non sur le modèle de l'Angleterre, à des dignités moindres en tout que celles de ducs: les unes héréditaires et de divers degrés, avec leurs rangs et leurs distinctions propres; les autres à vie sur le modèle, en leur manière, des ducs non vérifiés ou à brevet. Le militaire en aurait eu aussi, dans le même dessein et par la même raison, au-dessous des maréchaux de France. L'ordre de Saint-Louis aurait été beaucoup moins commun, et celui de Saint-Michel tiré de la boue où on l'a jeté, et remis en honneur pour rendre plus réservé celui de l'ordre du Saint-Esprit. Pour les charges, il ne comprenait pas comment le roi avait eu pour ses ministres la complaisance de laisser tomber les premières après les grandes de sa cour dans l'abjection où de l'une à l'autre toutes sont tombées. Le Dauphin aurait pris plaisir d'y être servi et environné par de véritables seigneurs, et il aurait illustré d'autres charges moindres, et ajouté quelques-unes de nouveau pour des personnes de qualité moins distinguées. Ce tout ensemble, qui eût décoré sa cour et l'État, lui aurait fourni beaucoup plus de récompenses. Mais il n'aimait pas les perpétuelles, que la même charge, le même gouvernement devînt comme patrimoine par l'habitude de passer toujours de père en fils. Son projet de libérer peu à peu toutes les charges de cour et de guerre, pour en ôter à toujours la vénalité, n'était pas favorable aux brevets de retenue ni aux survivances, qui ne laissaient rien aux jeunes gens à prétendre ni à désirer.

Quant à la guerre, il ne pouvait goûter l'ordre du tableau [16] que Louvois a introduit pour son autorité particulière, pour confondre qualité, mérite et néant, et pour rendre peuple tout ce qui sert. Ce prince regardait cette invention comme la destruction de l'émulation, par conséquent du désir de s'appliquer, d'apprendre, et de faire, comme la cause de ces immenses promotions qui font des officiers généraux sans nombre, qu'on ne peut pour la plupart employer ni récompenser, et parmi lesquels on en trouve si peu qui aient de la capacité et du talent, ce qui remonte enfin jusqu'à ceux qu'il faut bien faire maréchaux de France, et entre ces derniers jusqu'aux généraux des armées, et dont l'État éprouve les funestes suites, surtout depuis le commencement de ce siècle, parce que ceux qui ont précédé cet établissement n'étaient déjà plus ou hors d'état de servir.

Cette grande et sainte maxime: que les rois sont faits pour leurs peuples et non les peuples pour les rois ni aux rois, était si avant imprimée en son âme qu'elle lui avait rendu le luxe et la guerre odieuse. C'est ce qui le faisait quelquefois expliquer trop vivement sur la dernière, emporté par une vérité trop dure pour les oreilles du monde, qui a fait quelquefois dire sinistrement qu'il n'aimait pas la guerre. Sa justice était munie de ce bandeau impénétrable qui en fait toute la sûreté. Il se donnait la peine d'étudier les affaires qui se présentaient à juger devant le roi aux conseils de finance et des dépêches; et, si elles étaient grandes, il y travaillait avec les gens du métier, dont il puisait des connaissances, sans se rendre esclave de leurs opinions. Il communiait au moins tous les quinze jours avec un recueillement et un abaissement qui frappait, toujours en collier de l'ordre et en rabat et manteau court. Il voyait son confesseur jésuite une ou deux fois la semaine, et quelquefois fort longtemps, ce qu'il abrégea beaucoup dans la suite, quoiqu'il approchât plus souvent de la communion.

Sa conversation était aimable, tant qu'il pouvait solide, et par goût; toujours mesurée à ceux avec qui il parlait. Il se délassait volontiers à la promenade: c'était là où ces [qualités] paraissaient le plus. S'il s'y trouvait quelqu'un avec qui il pût parler de sciences, c'était son plaisir, mais plaisir modeste, et seulement pour s'amuser et s'instruire en dissertant quelque peu, et en écoutant davantage. Mais ce qu'il y cherchait le plus c'était l'utile, des gens à faire parler sur la guerre et les places, sur la marine et le commerce, sur les pays et les cours étrangères, quelquefois sur des faits particuliers mais publics., et sur des points d'histoire ou des guerres passées depuis longtemps. Ces promenades, qui l'instruisaient beaucoup, lui conciliaient les esprits, les cœurs, l'admiration, les plus grandes espérances. Il avait mis à la place des spectacles, qu'il s'était retranchés depuis fort longtemps, un petit jeu où les plus médiocres bourses pouvaient atteindre, pour pouvoir varier et partager l'honneur de jouer avec lui, et se rendre cependant visible à tout le monde. Il fut toujours sensible au plaisir de la table et de la chasse. Il se laissait aller à la dernière avec moins de scrupule, mais il craignait son faible pour l'autre, et il y était d'excellente compagnie quand il s'y laissait aller.

Il connaissoit le roi parfaitement, il le respectait, et sur la fin il l'aimait en fils, et lui faisait une cour attentive de sujet, mais qui sentait quel il était. Il cultivait Mme de Maintenon avec les égards que leur situation demandait. Tant que Monseigneur vécut, il lui rendait tout ce qu'il devait avec soin. On y sentait la contrainte, encore plus avec Mlle Choin, et le malaise avec tout cet intérieur de Meudon. On en a tant expliqué les causes qu'on n'y reviendra pas ici. Le prince admirait, autant pour le moins que tout le monde, que Monseigneur, qui, tout matériel qu'il était, avait beaucoup de gloire, n'avait jamais pu s'accoutumer à Mme de Maintenon, ne la voyait que par bienséance, et le moins encore qu'il pouvait, et toutefois avait aussi en Mlle Choin sa Maintenon autant que le roi avait la sienne, et ne lui asservissait pas moins ses enfants que le roi les siens à Mme de Maintenon. Il aimait les princes ses frères avec tendresse, et son épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pénétra ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction rien de bas, rien de petit, rien d'indécent. On voyait un homme hors de soi, qui s'extorquait une surface unie, et qui y succombait. Les jours en furent tôt abrégés. Il fut le même dans sa maladie. Il ne crut point en relever, il en raisonnait avec ses médecins; dans cette opinion, il ne cacha pas sur quoi elle était fondée; on l'a dit il n'y a pas longtemps, et tout ce qu'il sentit depuis le premier jour jusqu'au dernier l'y confirma de plus en plus. Quelle épouvantable conviction de la fin de son épouse et de la sienne! mais, grand Dieu! quel spectacle vous donnâtes en lui, et que n'est-il permis encore d'en révéler des parties également secrètes, et si sublimes qu'il n'y a que vous qui les puissiez donner et en connaître tout le prix! quelle imitation de Jésus-Christ sur la croix! on ne dit pas seulement à l'égard de la mort et des souffrances, elle s'éleva bien au-dessus. Quelles tendres, mais tranquilles vues! quel surcroît de détachement! quels vifs élans d'actions de grâces d'être préservé du sceptre et du compte qu'il faut en rendre ! quelle soumission, et combien parfaite! quel ardent amour de Dieu! quel perçant regard sur son néant et ses péchés! quelle magnifique idée de l'infinie miséricorde! quelle religieuse et humble crainte! quelle tempérée confiance! quelle sage paix! quelles lectures! quelles prières continuelles! quel ardent désir des derniers sacrements! quel profond recueillement! quelle invincible patience! quelle douceur, quelle constante bonté pour tout ce qui l'approchait! quelle charité pure, qui le pressait d'aller à Dieu! La France tomba enfin sous ce dernier châtiment; Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritait pas. La terre n'en était pas digne, il était mûr déjà pour la bienheureuse éternité.

Suite
[14]
La chaleur.
[15]
On appelait pays d'états dans l'ancienne monarchie, ceux qui jouissaient du privilège d'avoir des assemblées provinciales, comme le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne, la Provence, l'Artois, le Hainaut, le Cambrésis (pays de Cambrai), le comté de Pau ou de Béarn, le Bigorre, le comté de Foix, le pays de Gex, la Bresse, le Bugey, le Valromey, le Marsan, le Nebouzan, les Quatre-Vallées (dans l'Armagnac), le pays de Labour, etc. Les états de Dauphiné, supprimés sous Louis XIII, ne furent rétablis que peu de temps avant la Révolution. Les pays d'états votaient l'impôt qu'ils devaient payer et en faisaient eux-mêmes la répartition.
[16]
Voy., sur l'ordre du tableau, t. VII, p. 387, note.