CHAPITRE X.

1712

Renonciations exigées par les alliés en la meilleure et plus authentique et sûre forme pour empêcher à jamais la réunion sur la même tête des monarchies de France et d'Espagne. — Mesures sur ces formes, — Formes des renonciations traitées entre les ducs de Chevreuse, de Beauvilliers et moi, puis avec le duc de Noailles, qui s'offre à en faire un mémoire, et qui le fait faire, et enfin le donne pour sien. — Intérêt de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans à la solidité des Renonciations et de leurs formes, qui n'ont que moi pour conseil là-dessus. — Sentiments de M. le duc de Berry à l'égard du duc de Beauvilliers. — Aux instances du duc de Beauvilliers, je fais un mémoire sur les formes à donner aux renonciations; le voir parmi les Pièces. — Division de sentiment sur un point des formes entre le duc de Noailles et moi. — Sa conduite là-dessus. — Le duc de Noailles gagne à son avis le duc de Chevreuse. — Danger de sa manière de raisonner. — Le duc de Chevreuse nous propose d'en passer par l'avis du duc de Beauvilliers, qui nous assemble chez le duc de Chevreuse. — Le duc de Chevreuse, et moi après, exposons à la compagnie nos différentes raisons. — Le duc de Beauvilliers se déclare de mon avis et malmène fort le duc de Chevreuse, qui se rend, et le duc de Noailles aussi.

La paix se trouvait à peu près arrêtée entre la France et l'Angleterre qui se faisait fort d'y faire passer ses alliés. J'ai déjà averti plus d'une fois que je passais le détail de ce grand événement sous silence, parce qu'il se trouvera de main de maître dans les Pièces, depuis le voyage de Torcy à la Haye inclusivement, jusqu'à la signature de la paix à Utrecht. Torcy lui-même en a fait toute la relation qu'il m'a communiquée, et c'en est la copie fidèle qu'on verra dans les Pièces. Je n'ai donc à ajouter à ce morceau si curieux de l'histoire de nos jours que ce qui n'a pu être dans cette importante relation, parce que, ne faisant pas partie de la négociation, Torcy n'a pas été en état de l'écrire quoique ayant un rapport direct à l'affaire de la paix, qu'il n'a pas ignorée, comme on le verra [30]. Nos malheurs domestiques et redoublés firent naître une difficulté qui accrocha la paix déjà réglée à Londres, et qui la retarda beaucoup. La reine Anne et son conseil furent arrêtés par la considération du droit du roi d'Espagne de succéder à la couronne de France, si l'auguste et précieux filet qui seul l'en excluait venait à se rompre, et de ce qu'il n'était pas possible à l'Angleterre, ni à aucune autre des puissances en guerre, de consentir à voir sur une même tête les deux premières couronnes de l'Europe. La difficulté fut donc proposée; le roi n'était pas en état de ne s'y pas rendre; il fallut donc travailler à la lever d'une manière si solide que le cas ne pût jamais arriver, et que toutes les puissances pussent être là-dessus en entière sûreté. Elles étaient justement alarmées de l'exemple récent du succès des renonciations du roi, si solennellement faites par le traité des Pyrénées et par celui de son mariage conclu en même temps par les deux premiers ministres de France et d'Espagne, assemblés en personne et qui les avaient signées en public après vingt-quatre conférences tenues ensemble aux frontières des deux royaumes, dans l'île des Faisans, sur la rivière de Bidassoa, jurées ensuite par les deux rois en personne, en présence l'un de l'autre et en public, à leur entrevue dans la même île, en accomplissant le mariage.

Le testament de Philippe V ne leur était pas une réponse. On n'avait pas oublié les écrits que le roi fit publier, quatre ou cinq ans après la paix des Pyrénées, lorsqu'à la mort du roi d'Espagne il se saisit d'une grande partie des Pays-Bas espagnols et de la Franche-Comté, sous prétexte des droits de la reine; et le traité de partage, auquel l'empereur, seul de toute l'Europe, avait refusé de consentir, était une autre raison bien forte pour faire tout craindre là-dessus. Une troisième n'était pas oubliée: les mêmes renonciations avaient été faites par le traité du mariage de Louis XIII, et néanmoins peu de temps après que Philippe V fut arrivé en Espagne, il y fit reconnaître et rétablir, au préjudice de ces mêmes renonciations, le droit à la couronne d'Espagne de M. le duc d'Orléans, tiré par lui de la reine sa grand'mère, épouse de Louis XIII. En effet, c'en était trop pour ne pas engager toute l'Europe à prendre ses précautions, et à s'assurer d'une manière solide. Mais c'était là où consistait l'embarras; les traités, les renonciations, les serments, parurent une faible ressource après ces exemples. On chercha donc quelque chose de plus fort; on ne le put trouver dans la chose même parce qu'il n'y en a point de plus sacrées parmi les hommes que celles-là auxquelles on ne croyait pas pouvoir se fier; il fallut donc se tourner du côté des formes pour suppléer par la plus grande solennité qu'on y pourrait donner.

On fut longtemps là-dessus, et, bien que le roi offrît tout ce qu'on lui pourrait demander pour rassurer l'Europe contre le danger de voir jamais les deux couronnes sur la même tête, il ne voulait rien accorder en effet, non pour réserver aux siens une porte de derrière, mais par l'entêtement de son autorité, à laquelle il croyait que toute forme donnait atteinte, puisqu'on en désirait pour appuyer cette même autorité et y ajouter une solidité entière. Il était blessé là-dessus dans sa partie la plus sensible, absolu sans réplique comme il s'était rendu, et ayant éteint et absorbé jusqu'aux dernières traces, jusqu'aux idées, jusqu'au souvenir de toute autre autorité, de tout autre pouvoir en France qu'émané de lui seul. Les Anglais, peu accoutumés chez eux à de pareilles maximes, et qui voulaient leur sûreté et celle de leurs alliés à qui, quand ils l'auraient voulu, ils n'auraient pas persuadé de passer légèrement ce grand article, insistèrent, et proposèrent les états généraux du royaume pour y déclarer et y faire accepter les renonciations. Ils disaient avec raison qu'il ne suffisait pas à la vérité de la chose, ni par conséquent à la sûreté de l'Europe, que le roi d'Espagne renonçât au royaume de France, si le royaume de France ne renonçait aussi à lui et à sa postérité en acceptant et ratifiant sa renonciation; que cette formalité était nécessaire pour rompre en même temps le double lien qui attachait la branche d'Espagne à la France, comme la France l'était aussi à la branche d'Espagne.

Les Anglais, accoutumés à leurs parlements qui sont en effet leurs états généraux, croyaient aux nôtres la même autorité. Ils en ignoraient la nature, et la mesurant à celle des leurs, ils en voulaient appuyer et consolider les renonciations par une autorité, dans leur idée, légale, la plus grande qui pût être réclamée, et qui appuyât le plus solidement l'autorité du roi. Lui montrer se défier de la faiblesse de la sienne, il est inexprimable l'effet de ce doute dans l'âme d'un prince presque déifié à ses propres yeux, et dans l'usage intérieur et constant du plus illimité despotisme. Lui faire apercevoir qu'on croyait trouver dans ses sujets une autorité confîrmative de la sienne, c'était un attentat au premier chef le plus sensible, qu'une couronne ne pouvait courir. On fit entendre aux Anglais la faiblesse et l'inutilité du secours d'autorité qu'ils demandaient. On leur expliqua la nature et l'impuissance de nos états généraux, et ils comprirent enfin combien leur concours serait vain quand même il serait accordé.

On leur disait vrai, mais on se gardait bien en même temps de leur enseigner où résidait par nature, par droit, et par exemple, ce qu'ils cherchaient sans pouvoir le trouver, ou peut-être sans le vouloir, à cause de Philippe de Valois et de la loi salique. Quoi qu'il en soit, on fut longtemps à battre l'eau: la France à dire qu'un traité des renonciations, une déclaration du roi expresse et confirmative enregistrée au parlement, suffisait; les Anglais à répliquer par l'événement des renonciations, traités, contrats de mariage de Louis XIII et de Louis XIV; et cependant la paix, toute convenue avec les Anglais, et fort au-dessus de nos espérances, demeurait accrochée. Les renonciations étaient consenties en France et en Espagne, où il n'y avait point de difficulté pour la forme, comme il sera expliqué en son lieu; mais tout était arrêté sur celles de France. C'est ce qui fit dépêcher de Londres Bolingbroke à Fontainebleau, dont tout le personnel, voyage, jusqu'à la réception et les moindres particularités, sont si bien expliquées dans les Pièces, que je m'abstiendrai d'en rien dire ici.

Dès la naissance de la difficulté, elle avait été traitée entre les ducs de Chevreuse, de Beauvilliers et moi. Le duc d'Humières y fut admis quelque temps après en quatrième, et le duc de Noailles, qui les cultivait avec grand soin depuis que je l'avais raccommodé avec eux, avait si bien fait qu'ils voulurent bien qu'il entrât en cinquième dans cette grande affaire. II se piquait de lecture, de bibliothèque, de commerce de gens instruits à fond dans notre histoire, et de l'être fort lui-même; et pour en dire la vérité, il était quelquefois difficile de n'être pas souvent ébloui de son esprit, de son débit et de sa vaste superficie. Mais dans ces cinq personnes il n'y avait que M. de Chevreuse de véritablement instruit. M. de Beauvilliers ne s'était jamais adonné à fond à cette étude, et il y avait longues années qu'il n'avait pas même le temps de lire par le nombre de ses fonctions. M. d'Humières s'en piquait encore moins; et M. de Noailles, qui écorchait la superficie de tout, n'avait jamais pu rien approfondir en aucun genre. Je n'aurai pas la hardiesse ni la fatuité de me nommer; je me soumets très-sincèrement au jugement qu'on voudra porter en examinant ce qui s'en trouvera dans les Pièces. Toutefois nous tombâmes aisément d'accord sur ce que je représentai, qui fut approuvé et appuyé par le duc de Chevreuse. Mais il fallut après entrer dans le détail, et ce fut un travail qui ne convenait pas au peu de loisir du duc de Chevreuse qui, comme on l'a vu, ministre en effet sans le paraître, était tout occupé des affaires d'État. M. de Beauvilliers en son genre, et M. d'Humières au sien, s'en pouvaient encore moins charger. Je me trouvai les reins trop faibles; tellement que le duc de Noailles s'offrit de lui-même de faire un mémoire qui embrassât toute la matière, et qui expliquât toute la forme, par preuves et par raisons, de consolider les renonciations au gré des Anglais d'une manière ferme, stable et légale, et il promit aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, en notre présence, qu'il serait fait, et en état de le donner à eux et à nous avant le départ de la cour pour Fontainebleau, pour l'examiner et le lire après entre nous cinq ensemble.

Ce fut dans cet intervalle que le duc de Charost fut admis en sixième par MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, et ce fut le dernier qu'on y reçut. Il y avait encore du temps jusqu'au voyage. De fois à autre je demandais au duc de Noailles des nouvelles de son travail, les autres lui en parlaient aussi; il nous assurait toujours qu'il avançait et qu'il tiendrait parole. Restait pourtant la plus grande difficulté: c'était d'amener le roi à consentir à ces formes; et MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, dont ce devait être l'ouvrage particulier par leur familiarité et surtout par leur caractère de ses ministres, en étaient fort en peine. Mais, persuadés qu'il n'y en avait point d'autres qui pussent opérer validité et sûreté, que celles-là étaient les seules, qu'elles ne seraient même employées que par l'expresse volonté du roi, ils se flattèrent qu'il pourrait se laisser persuader que par là son autorité serait à couvert, et que, pressé à l'excès comme il l'était de la nécessité de la paix et de la fermeté des Anglais à ne passer pas outre sans être pleinement satisfaits sur la stabilité légale des renonciations, il pourrait à la fin se résoudre, en faveur d'un si grand bien que ses forces épuisées ne lui permettaient plus de différer, et à des conditions si disproportionnées de toutes les précédentes, dont les offres étaient encore si présentes à son esprit.

Dans cet état de choses, j'étais en presse avec M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans. Celui-ci me croyait instruit des formes nécessaires pour la validité des renonciations, et il en avait aisément persuadé l'autre. L'un, isolé et fui depuis le paquet des poisons, n'avait que moi à qui parler et à qui consulter. Indépendamment de l'état où M. du Maine et Mme de Maintenon l'avaient réduit avec la cour et le monde, il n'avait personne avec qui traiter une matière si délicate; et M. le duc de Berry timide à l'excès, sous le joug dur et jaloux du roi, avait encore moins à qui parler là-dessus. Il n'avait pas pour M. de Beauvilliers l'ouverture et la confiance de son incomparable frère. Il avait toujours présente une éducation qui lui avait paru dure par son peu de goût pour l'étude; par la sévérité avec laquelle il était contenu dans le respect pour son aîné, avec lequel, sans préjudice de la plus tendre et de la plus réciproque amitié, il était enclin à s'échapper; et par le sérieux d'un gouverneur toujours en garde, et qui, dans la crainte de ce qui pouvait arriver un jour, était particulièrement occupé de le tenir bas, pour qu'il s'accoutumât à se tenir dans les bornes de la dépendance à l'égard d'un frère destiné à devenir son roi. Il ne voyait pas en même temps tout ce que le gouverneur faisait auprès de ce frère pour entretenir l'égalité entre eux, lui faire sentir celle que la nature y avait mise jusqu'à ce que l'aînesse eût à user de son droit, et alors même la bienséance, la douceur, la solidité de repos et de sûreté à vivre avec son cadet en père, en frère, en ami tout à la fois. Il n'y avait pas assez longtemps que M. le duc de Berry était sorti d'entre ses mains pour voir cette conduite telle qu'elle était, et telle qu'elle devait être considérée. Meudon, par où il avait commencé à respirer quelque air de liberté, n'était pas une cour propre à lui donner là-dessus des idées raisonnables; aussi peu les jeunes dames de la cour de sa délicieuse belle-sœur avec qui il avait passé ses moments les plus libres; et Mme la duchesse de Berry, telle qu'on a pu la voir en quelques endroits de ces Mémoires, n'était bonne qu'à l'écarter de plus en plus du duc de Beauvilliers. Dans cette situation de ces deux princes, j'étais le seul qu'ils pussent et voulussent consulter.

La confiance de M. le duc d'Orléans en moi, communiquée par lui à M. le duc de Berry, était aidée de la commodité à son égard de ma position, par la place que le roi avait forcé Mme de Saint-Simon de prendre auprès de Mme la duchesse de Berry. Tous deux avaient le plus grand intérêt à ne pas renoncer à la couronne d'Espagne d'une manière solide et sans retour par les lois du pays, sans que toutes les précautions fussent également prises pour leur assurer la couronne de France par une renonciation aussi solide et aussi sans retour du roi d'Espagne et de sa postérité; et c'était là sur quoi ils me consultaient. J'avais temporisé avec eux aisément, sous prétexte de la difficulté de la matière qu'il fallait approfondir, discuter, étudier à fond; mais à la fin ils me pressèrent, pressés eux-mêmes par les nouvelles d'Angleterre.

J'avais eu occasion trop souvent, dans des temps d'oisiveté et de loisir, de causer et de raisonner d'histoire avec M. le duc d'Orléans, pour qu'il me pût croire absolument neuf sur ces matières. Il ne le laissa pas ignorer à M. le duc de Berry, et tous deux se mirent à me presser vivement. Je ne laissai pas de tergiverser encore; mais lorsque je vis que nous étions d'accord, les cinq que j'ai nommés, sur la forme à proposer, et qu'il ne s'agissait plus que du mémoire dont le duc de Noailles s'était chargé, je ne crus pas devoir amuser plus longtemps deux princes si fort intéressés, qui prenaient en moi toute confiance là-dessus, et qui n'avaient personne autre en qui la pouvoir prendre. J'expliquai donc ce que je pensais là-dessus à M. le duc d'Orléans, qui était fort instruit lui-même de notre histoire; et la discussion de cette importante matière dura plusieurs conversations longues entre lui et moi. Je voyais peu M. le duc de Berry et comme point en particulier, et comme il était peu instruit il aurait fallu plus de temps avec lui. Je ne voulus rien qui pût être remarqué; ainsi M. le duc d'Orléans, bien persuadé de la solidité unique de ce que je lui proposai, se chargea d'en informer M. le duc de Berry, qu'il persuada parce qu'il l'était lui-même. Je ne voulus point que M. le duc de Berry m'en parlât, parce que ce n'aurait pu être qu'en particulier, ni Mme la duchesse de Berry par la même raison, et, comme je l'ai dit ailleurs, que je ne voyais plus que très-rarement, et un moment en public. M. le duc d'Orléons et Mme de Saint-Simon étaient des canaux qui y suppléaient aisément, et par qui je sus aussi combien ils étaient contents, et persuadés qu'il n'y avait aucun autre moyen solide que celui que j'avais proposé à M. le duc d'Orléans.

Ces choses en étaient là aux approches du voyage de Fontainebleau, et M. le duc de Noailles n'avait pas encore achevé son mémoire. Il s'excusa sur l'importance de la matière et le nombre de choses qu'il fallait examiner, puis choisir et ranger; mais il nous assura toujours qu'il serait en état de nous montrer le mémoire dans les premiers jours que le roi serait à Fontainebleau, où nous allions tous en même temps que lui, à deux ou trois jours près. Les détails se prolongèrent, et nous découvrîmes qu'il avait des gens obscurs cachés tout au haut de son logement dans la galerie de Diane qui donne sur le jardin, qu'il faisait travailler, dont il refondait continuellement l'ouvrage, qui par là ne finissait jamais. La découverte ne lui fut point cachée, il ne put si bien la dissimuler que la chose ne demeurât comme avouée, dont il demeura fort embarrassé.

M. de Beauvilliers, extrêmement pressé par les instances des Anglais, ne voulut plus s'attendre au duc de Noailles. Il me pria de faire le mémoire. Je m'en défendis par beaucoup de raisons, et en effet, je n'avais apporté à Fontainebleau que peu de livres, et aucun qui pût me servir à un travail auquel je n'avais aucun lieu de m'attendre. J'eus beau dire et alléguer les meilleures excuses, il fallut céder à l'autorité qu'il avait sur moi. Je me mis donc à travailler dans un lieu où je n'avais aucun secours, et où je n'avais pas la liberté de le faire. Il fallait être assidu aux heures de cour que j'avais accoutumé de prendre, manger en compagnie; et Fontainebleau était le lieu du monde où on se rassemblait, et où on s'invitait le plus à dîner et à souper. J'avais encore à faire face au monde et à mes sociétés ordinaires, parce qu'il ne fallait pas laisser soupçonner que je fusse occupé à rien de sérieux. Mon travail était donc fort interrompu, qui est la chose du monde la plus nuisible à bien faire, surtout en telles matières. J'avais souvent recours aux nuits.

Je ne sais pourquoi alors j'étais épié plus qu'à l'ordinaire, quoique je le fusse toujours. Mme de Saint-Simon ne put venir à Fontainebleau cette année, à cause des suites d'une rougeole. Nous nous écrivions tous les jours; et quoique nous ne nous mandassions jamais que des riens par la poste, nous ne reçûmes pas une seule lettre, moi d'elle, elle de moi, par la poste que très-visiblement décachetée. C'est ce qui me fit tenir encore plus soigneusement sur mes gardes pour éviter de paraître retiré, et ce qui rendit mon travail plus coupé et plus difficile. M. de Beauvilliers logeait dans la galerie de Diane, vis-à-vis du duc de Noailles, et ces deux logements leur appartenaient de tous temps. J'étais à l'autre bout du château, au-dessus d'une partie de l'appartement de la reine mère, et j'avais des fenêtres qui donnaient sur la cour du Cheval-Blanc, et de l'autre côté sur la cour des Fontaines. Tous les soirs M. de Beauvilliers traversait tout cet espace seul, sans laquais, ni flambeau, ni personne avec lui, montait mon degré assez court à tâtons, et pendant le souper du roi me faisait lui lire ce que j'avais écrit depuis la veille. Il était environ une heure avec moi, et s'en retournait seul comme il était venu. Le duc de Noailles, seul de nous cinq, ignorait que je travaillasse; et le duc de Beauvilliers fut le seul qui vit ce que je faisais avant que ce fût achevé. Il en fut content, et il le dit aux trois autres. Cependant le duc de Noailles faisait suer ses inconnus dans son grenier: et il en sortit enfin un assez court mémoire, comme le mien était tout près de s'achever.

Je ne ferai point ici d'analyse de l'un ni de l'autre; mais je dirai d'autant plus franchement que celui du duc de Noailles était, à la diction près, fort médiocre, pour en parler modestement, et qu'il n'y avait de lui que la seule diction. Le sien et le mien convenaient pour le principal et l'essentiel. Le mien se trouve dans les Pièces. Je l'avais intitulé: Mémoire succinct sur les formes, etc. L'abondance de la matière et la nécessité des preuves m'emportèrent tellement que, de succinct que je comptais qu'il serait, je fis un gros ouvrage. La longueur dont en serait même l'extrait m'empêche d'en rien insérer ici, mais il faut le voir dans les Pièces, pour entendre la dispute dont je vais parler et dont l'explication serait ici trop longue. Ainsi je suppose que je la vais raconter à qui a lu le Mémoire, prétendu succinct, sur les formes, etc., qui est dans les Pièces.

Le duc de Noailles et moi, raisonnant sur la matière, nous aperçûmes bientôt tous deux qu'il y avait un point sur lequel nous n'étions pas d'accord. J'estimais qu'on ne pouvait employer que les ducs-pairs, et même vérifiés, et aussi les officiers de la couronne. Le duc de Noailles croyait, ou voulait croire, qu'il y fallait joindre les gouverneurs de province et les chevaliers de l'ordre, en faveur de la noblesse, auprès de laquelle je n'ai que trop reconnu depuis qu'il s'en voulait dès lors faire un mérite.

Nous disputâmes. Je lui objectai l'impuissance, par lui-même avouée, des états généraux, par conséquent celle de la noblesse, qui n'en est que le second des trois ordres qui les forment, encore plus d'un extrait aussi peu nombreux de ce second ordre. Je lui représentai que les ducs et les officiers de la couronne étaient eux-mêmes de ce même second ordre, quoique, par leurs fiefs et leurs offices, nécessairement capables de ce qui passait le pouvoir des états généraux, qui n'avaient que celui de porter au roi les représentations et les supplications des provinces qui les députaient, et les remèdes aux besoins et aux maux que les provinces les avaient chargés de présenter au roi pour être examinés. Je lui fis remarquer le peu de poids personnel que ceux qu'il voulait admettre, quand bien même ils seraient admissibles, ajouteraient, non qu'ils dussent être exclus, s'ils pouvaient ne le pas être, mais qui, n'étant pas de nature admissible, ne laissaient rien à regretter, et qu'il se trompait grandement, s'il croyait flatter la noblesse par l'admission qu'il prétendait, puisqu'elle ne le pourrait être qu'autant qu'elle serait elle-même admise, non en la personne de ceux qui le seraient comme nés par leur état de gouverneurs de province et de chevaliers de l'ordre, mais seulement en celles de ceux qu'il lui serait permis à elle-même de choisir et de députer. J'ajoutai que le premier des trois ordres, qui était le clergé, voudrait dès lors ne se pas contenter des pairs ecclésiastiques, puisque la noblesse ne se contenterait pas des ducs et des officiers de la couronne, quoique de son même ordre; que, par une suite nécessaire le tiers ordre, surtout les parlements, auraient la même prétention, avec d'autant plus d'apparence qu'à la différence des deux premiers ordres il ne s'y trouvait de leur personne d'admis que le seul chancelier, qui même n'en était comme plus par son office de la couronne; que cela retomberait donc dans les états généraux, c'est-à-dire dans ce qui n'avait nulle autorité, et dans ce qui se trouvait impraticable. À ces raisons nulle réponse de M. de Noailles que la convenance d'honorer les gouverneurs de province et les chevaliers de l'ordre; et moi de répondre qu'il ne s'agissait, en chose de cette qualité, ni de convenance, ni de complaisance, mais de la stabilité immuable par sa légalité d'un acte à faire pour assurer le repos du royaume, l'état des princes de la maison royale sur la succession à la couronne, la foi des puissances avec qui la paix ne se pouvait conclure qu'en assurant pour toujours la tranquillité de l'Europe; ce qui ne se pouvait qu'en se restreignant, pour la loi à faire, à ceux qui en avaient le pouvoir, et en se gardant de la rendre nulle en y admettant comme législateurs ceux qui n'avaient rien qui les pût rendre tels.

Beaucoup d'esprit, de discours et de paroles éloquentes servirent à M. de Noailles à la place de réponses et de raisons. Il convint qu'on s'en pouvait tenir à mon avis; et néanmoins il voulut, deux jours après, m'en reparler encore. Voyant qu'il ne réussissait pas en raisons, il prit le parti de tenter l'autorité. Il alla parler au duc de Chevreuse sans m'en dire mot. Il espéra de le gagner par son bien-dire, et que, l'ayant pour lui, le duc de Beauvilliers serait emporté, après quoi la chose demeurerait décidée. En effet, il persuada M. de Chevreuse, qui, avec tout son savoir, n'avait pas présentes des choses depuis si longtemps oubliées, parce qu'on n'avait pas eu besoin d'y avoir recours. M. de Chevreuse m'en parla; et ce fut ce qui m'apprit que M. de Noailles l'avait informé de notre dispute, dont pourtant il n'avait osé lui demander de me faire un secret.

M. de Chevreuse, avec tout le savoir, toutes les lumières, toute la candeur que peut avoir un homme, était sujet à raisonner de travers. Son esprit, toujours géomètre, l'égarait par règle, dès qu'il partait d'un principe faux; et comme il avait une facilité extrême et beaucoup de grâce naturelle à s'exprimer, il éblouissait et emportait, lors même qu'il s'égarait le plus, après s'être ébloui lui-même, et persuadé qu'il avait raison. C'est ce qui lui arriva dans la conduite particulière de ses affaires domestiques, qu'il crut sans cesse augmenter, puis raccommoder, et qu'il détruisit géométriquement par règles, par démonstrations, qui le menèrent à une ruine tellement radicale qu'il serait mort de faim sans le gouvernement de Guyenne, et Mme de Chevreuse après lui, à qui il ne resta rien que les trente mille livres de pension que le roi mit pour elle sur les appointements de ce gouvernement. En autres affaires on l'a vu, en leur lieu, être pour M. de Luxembourg, pour d'Antin, pour les prétentions les plus chimériques, se bercer soi-même de l'ancienneté de Chevreuse, du cardinal de Lorraine, et de sa succession à la dignité de Chaulnes, et cela à force de faux raisonnements entés l'un sur l'autre, toujours à la manière des géomètres, et de la meilleure foi du monde. C'est donc ce qui lui arriva sur cette affaire. Nous disputâmes, nous ne nous persuadâmes point; il fut néanmoins question de nous fixer tous à l'une ou à l'autre opinion, pour marcher après en conséquence. Le duc de Noailles n'insista plus avec moi, comptant sur M. de Beauvilliers par avoir gagné M. de Chevreuse. De mon côté je ne recherchai pas une dispute inutile, mais je crus devoir rendre compte aux trois autres de cette division d'avis. Quelque grande que fût la liaison des ducs de Charost et d'Humières avec le duc de Noailles, depuis l'alliance du premier par le mariage de sa fille unique avec le duc de Grammont, et de Charost depuis surtout qu'il était capitaine des gardes, je n'eus pas de peine à les avoir de mon côté. Le duc de Noailles se consola aisément de n'avoir pas persuadé deux hommes qu'il ne regardait pas comme pouvant emporter la balance; et il avait raison de croire que nous nous rendrions tous trois à l'autorité, si le duc de Beauvilliers, comme il n'en doutait pas, était emporté par le duc de Chevreuse. Ce dernier me proposa donc que la chose fût discutée en sa présence, et que, de quelque côté qu'il se rangeât, tous y acquiesçassent. J'y consentis avec plaisir, et je répondis pour MM. de Charost et d'Humières. Le duc de Noailles, qui comptait l'emporter par là, accepta pareillement. J'avais déjà parlé à M. de Beauvilliers de cette dispute, mais légèrement; M. de Chevreuse aussi. M. de Beauvilliers, qui alors se trouvait fort occupé des affaires, ne voulait point perdre inutilement son temps, et nous avait dit à l'un et à l'autre qu'il fallait nous assembler, et là décider et convenir sur les raisons de part et d'autre; et ç'avait été là-dessus que M. de Chevreuse nous avait proposé séparément, au duc de Noailles et à moi, d'en passer par l'avis dont serait M. de Beauvilliers. Le duc de Noailles me parla après de cette proposition de M. de Chevreuse. Lui et moi nous la fîmes aux ducs de Charost et d'Humières, qui en convinrent aisément. L'affaire pressait, et les Anglais voulaient savoir à quoi s'en tenir. Ainsi M. de Beauvilliers, comme le plus occupé, ne tarda pas à nous donner l'après-dînée qu'il se prévoyait la plus libre, et voulut que nous nous assemblassions dans la petite chambre de l'appartement du duc de Chevreuse, qui était de plain-pied à la cour des Fontaines, du côté le plus proche de la chapelle, sous une partie de l'appartement de la reine mère. Nous arrivâmes tous presque en même temps.

M. de Beauvilliers ne voulut pas qu'on dît un mot de ce qui nous assemblait que tous ne fussent arrivés. Alors il pria la compagnie d'entrer en matière. C'était à qui voulait inclure à ouvrir pour en proposer les raisons, et à qui voulait exclure à les réfuter, qui par conséquent ne pouvaient parler qu'après les autres. Ainsi, après un petit mot en gros de ce qui nous assemblait, M. de Beauvilliers regarda les ducs de Chevreuse et de Noailles, et les pria d'exposer ce qu'ils avaient à dire. Il y eut entre eux un court combat de civilité à qui prendrait la parole. M. de Chevreuse la voulait laisser à M. de Noailles, de qui venait l'avis qu'il avait embrassé. M. de Noailles, par déférence à l'âge et à l'ancienneté, aux lumières, et encore plus à l'effet qu'il en attendait sur le duc de Beauvilliers, voulut absolument lui laisser la parole. M. de Chevreuse la prit donc; et, pour ne pas allonger ce récit, je dirai tout court que je ne vis jamais soutenir une mauvaise cause avec tant de grâce, d'esprit, d'éloquence et d'élégance; et, si tout manquait dans les raisons, la perfection du débit, et de tout le secours que peut donner l'esprit et le savoir, y fut entière.

Entre nous trois de même avis, je dirai franchement que ce fut à moi à répondre; j'étais l'ancien, j'avais fait le mémoire, c'était mon avis qui était devenu celui des deux autres. Je pris donc la parole à mon tour, et je commençai par l'embarras et la honte où j'étais de me voir forcé à soutenir une opinion contraire à celle du duc de Chevreuse, à qui j'épargnai d'autant moins les louanges, les déférences et les respects, que j'étais mieux résolu à ne le pas épargner sur les raisons. Je dis aussi un petit mot léger de politesse à M. de Noailles, après quoi j'entrai en matière. Je la possédais assez pour me posséder moi-même. Le ton, les expressions, tout fut mesuré et modeste; mais les raisons, les réponses, les réfutations furent décochées avec la dernière force, et par-ci par-là respects et compliments courts à M. de Chevreuse, et rien au duc de Noailles. Je n'oubliai pas, entre autres raisons, de leur faire remarquer que les gouverneurs de province et les chevaliers de l'ordre, desquels le roi se faisait accompagner en son lit de justice, n'y étaient placés que sur le banc des baillis, c'est-à-dire derrière les conseillers du parlement, du côté des fenêtres; qu'ils y étaient sans voix, même consultative, c'est-à-dire absolument sans parole; et qu'ils y demeuraient toujours découverts. Ce contraste avec les simples conseillers du parlement de place et de voix fut exposé avec étendue ainsi que celui d'un simple lit de justice, où il ne s'agit que d'enregistrement d'édits et de déclarations du roi tout au plus, et bien rarement encore de quelque interprétation ou de légère législation sur des points de droit ou de coutume qui se prennent en divers sens dans les divers tribunaux, avec une législation de l'importance de celle-ci, qui ne regardait rien moins que la succession à la couronne, et un ordre à y établir inconnu depuis tant de siècles, contraire à la pratique de tant de siècles constante et continuelle, et qui, au préjudice de toutes les lois des États et des familles particulières, excluait de la couronne toute une branche aînée et bien reconnue telle, en faveur des cadettes.

Quoique je me restreignisse le plus qu'il me fût possible, l'importance de la matière, et plus encore la nécessité de démêler, de rendre palpables et de répondre aux sophismes, aux inductions et aux entortillements où le duc de Chevreuse excellait, et qu'il savait masquer d'une apparence de simplicité et de justesse par la netteté, la facilité et la grâce naturelles de son élocution, me rendirent plus long que je n'aurais voulu. Le silence fut entier pendant nos deux discours, et l'application des assistants extrême. M. de Beauvilliers surtout n'en perdit pas un mot. Quand j'eus fini, M. de Noailles voulut dire quelque chose: ce ne fut rien qui méritât réponse. M. de Chevreuse reprit la parole, mais en légère répétition de ce qu'il avait déjà dit. M. de Beauvilliers ne le laissa pas aller loin, il l'interrompit, lui dit qu'on avait déjà entendu ce qu'il répétait, et lui demanda s'il avait quelque chose de nouveau à dire. M. de Chevreuse convint qu'il n'avait point de raisons nouvelles. M. de Noailles, sans attendre de question, témoigna par un geste de salut qu'il n'en avait pas non plus.

Le duc de Beauvilliers regarda les ducs de Charost et d'Humières, comme pour leur demander leur avis, qui dirent en deux mots qu'ils étaient du mien plus que jamais. Alors je vis un prodige qui me combla d'embarras, et qui, en effet, me couvrit de confusion. M. de Beauvilliers reprit en très-peu de mots le précis de la chose et de la diversité des deux avis; puis tout d'un coup cet homme si mesuré, si sage, si modeste, si accoutumé à n'être qu'un en sentiment et en tout avec le duc de Chevreuse, et à lui déférer, se changea en un autre homme. Il rougit, et parut avoir peine à se contenir. Il dit qu'il ne comprenait pas comment on pouvait penser comme M. de Chevreuse sur ce qui nous divisait, en expliqua les raisons courtement, mais sans rien oublier d'essentiel, dévoila les sophismes avec une justesse, une précision extrême; et de là (et c'est le prodige, et où la honte m'accabla) il tomba sur M. de Chevreuse comme un faucon, et le traita comme un régent fait un jeune écolier qui apporte un thème plein des plus gros solécismes et les lui fait tous remarquer en le réprimandant. Je ne m'étendrai pas davantage sur un discours si animé et dans lequel rien ne fut oublié. La conclusion fut à mon avis. M. de Chevreuse, petit comme l'écolier devant son maître, embarrassé, confus, mais sans altération, acquiesça tout court. M. de Noailles, étourdi à ne savoir où il en était, demeura muet.

En se levant, M. de Beauvilliers nous regarda tous pour confirmer le jugement, en disant : « Messieurs, voilà donc que tout est convenu entre nous, et qu'il passe à l'avis de M. de Saint-Simon, » d'un air plus approchant de son air ordinaire. MM. de Chevreuse et de Noailles répondirent qu'ils s'y rendaient; et ce mot ne fut pas plus tôt dit que je sortis sans dire mot à personne, et gagnai ma chambre dans le dernier étonnement, non de ce que mon avis avait prévalu, mais de la manière dont la chose s'était passée. Peu de temps après que je fus dans ma chambre, les ducs de Charost et d'Humières y vinrent pleins du même étonnement, et assez aises de la longue et forte boutade. Pour moi, à l'occasion de qui elle s'était faite, j'en étais peiné au dernier point. Le duc de Noailles, à qui M de Beauvilliers ne s'était jamais adressé en tout son discours, mais lui avait laissé voir auparavant que ce mémoire donné comme de lui, et qu'il avait fait tant faire et refaire, lui paraissait pitoyable, fut outré d'avoir été si fortement battu en la personne de M de Chevreuse, ce qu'avec tout son art il ne put nous bien cacher. Pour M. de Chevreuse, que j'évitai un jour ou deux, il n'y parut jamais, et il demeura toujours le même avec M. de Beauvilliers et avec moi, avec une douceur, une simplicité, une vérité, un naturel vraiment respectables.

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Voy. les Mémoires de Torcy, qui font partie de toutes collections de Mémoires relatifs à l'histoire de France.